b. Au XIX° siècle: Aspects politiques

  • Victor HUGO, l'homme de Notre-Dame...     L'actualité dramatique concernant notre cathédrale sise à Paris a mis en avant Victor HUGO, immense écrivain, républicain convaincu qui a contribué par son roman, partout traduit et lu dans ...
    Publié à 9 juin 2021, 01:54 par Jean-Pierre Rissoan
  • les médias et l’opinion publique : l’affaire Dreyfus     Dans l’agréable livre d’ Eugen Weber, Fin de siècle, on peut lire ces lignes qui tiennent lieu de problématique : ""Sans l'Aurore et Zola, Dreyfus serait peut-être resté ...
    Publié à 26 janv. 2015, 15:10 par Jean-Pierre Rissoan
  • LA REPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914, 1ère partie I. LA RÉPUBLIQUE "FRAGILE" 1879-1899 A. La République "Opportuniste" 1. les efforts de consolidation 2. la crise "boulangiste" B. Une vie politique hésitante (1889-1898) 1. De nouveaux acteurs ...
    Publié à 18 févr. 2019, 08:03 par Jean-Pierre Rissoan
  • LA REPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914 (2ème partie) LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914le plan   I. LA REPUBLIQUE "FRAGILE" 1879-1899 (1ère partie) lien : LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914, 1ère partie A. La République "Opportuniste" 1 ...
    Publié à 5 nov. 2017, 10:30 par Jean-Pierre Rissoan
  • Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)     La crise boulangiste relève de cette ambiance « fin de siècle » que décrit si bien Eugen Weber dans son livre ainsi intitulé. Elle appartient donc parfaitement au nouveau programme de Terminale ...
    Publié à 7 déc. 2015, 06:33 par Jean-Pierre Rissoan
  • Les médias et l’opinion publique sous la Révolution et ensuite…     Avant l’apparition du cinéma et de la radio, les médias de masse (mass-media est l’origine anglaise) étaient représentés par le livre, la presse écrite, les affiches et ...
    Publié à 18 janv. 2017, 15:46 par Jean-Pierre Rissoan
  • La II° république (1848-1851)     La II° république est née d'une révolution insurrectionnelle, fin février 1848, qui marque l'entrée de la classe ouvrière dans la vie politique. Cependant le France reste très rurale ...
    Publié à 30 janv. 2019, 05:27 par Jean-Pierre Rissoan
Affichage des messages 1 - 7 de 7 Afficher plus »

Victor HUGO, l'homme de Notre-Dame...

publié le 17 avr. 2019, 03:31 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 9 juin 2021, 01:54 ]



    L'actualité dramatique concernant notre cathédrale sise à Paris a mis en avant Victor HUGO, immense écrivain, républicain convaincu qui a contribué par son roman, partout traduit et lu dans le monde, à faire de Notre-Dame de Paris le bâtiment aux 15 millions de visiteurs annuels. Visiteurs qui dépensent autant d'argent qui n'est pas reversé aux Bâtiments historiques puisque l'on sait, maintenant, que N.D. elle-même était mal entretenue [1]. HONTE. Le journal L'Humanité - menacé de disparition et qui a besoin de votre argent - publie sous la plume prestigieuse de Maurice ULRICH un article dans lequel le journaliste nous évoque le génie vivant à Guernesey, île anglaise, où il vivait en exil dans une maison qui vient d'être restaurée et ouverte au public. HUGO, républicain farouche, qui lutta contre le coup d’État de 1851, refusa toujours de faire allégeance à "Napoléon-le-petit" - il est l'auteur de cette appellation qui ne quitte pas Napoléon III - et resta 19 ans en exil dont 15 à Guernesey. Je publie cet article avec un court extrait du roman où Hugo entreprend de décrire la façade de l'une de nos plus belles cathédrales gothiques. On lira par ailleurs le récit de son retour 4 septembre 1870 : la chute ; 5 septembre : le retour...
        J.-P. R.
[1] lire -par exemple- cet article du NYT daté d'il y a 2 ans: https://www.nytimes.com/2017/09/28/world/europe/paris-notre-dame-renovation.html

"Dante a peint les damnés, j’ai peint les hommes"

    Hauteville House, la maison d’exil de Victor Hugo à Guernesey, est de nouveau ouverte au public après sa restauration. Ici, l’auteur de Notre-Dame de Paris a écrit ses plus grands chefs-d’œuvre.



Dans cette demeure, Victor Hugo croyait converser avec Shakespeare, Voltaire, Rousseau, Jeanne d’Arc, Machiavel ou même Mahomet. SWNS/ABACA


    «J ’habite dans cet immense rêve de l’océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer et, devant tous ces prodigieux spectacles et toute cette énorme pensée vivante où je m’abîme, je finis par ne plus être qu’une espèce de témoin de Dieu… » Victor Hugo écrit debout, au dernier étage de Hauteville House, la maison qu’il a achetée dans l’île anglaise de Guernesey. Il est face à la mer, dans une pièce vitrée sur trois côtés. Il a 54 ans et cela fait déjà quatre ans qu’il est banni de France par Napoléon III. Il a stigmatisé son coup d’État de 1851, pendant lequel il a lui-même pris part aux combats, dans un pamphlet vengeur : « Napoléon le Petit ». Exilé d’abord en Belgique avant de s’installer dans l’île de Jersey, puis donc à Guernesey, à partir de la fin de 1855. Il y restera quinze ans.

Victor Hugo est capable d’aller aux abîmes

    La grande maison, propriété désormais de la Ville de Paris et restaurée par cette dernière avec un important mécénat, à hauteur de 3,5 millions d’euros, de la Fondation Pinault, est désormais rouverte au public. Deux cents artisans y ont contribué pour chacune des pièces. Le style est baroque, souvent surchargé. Hugo, qui a commencé à faire tourner les tables à Jersey et croyait converser avec Shakespeare, Voltaire, Rousseau, Jeanne d’Arc, Machiavel ou même Mahomet, entend des coups sourds la nuit. La maison est-elle hantée ? Elle l’est aujourd’hui par son souvenir. Il a choisi les meubles, toute la décoration, osant les rencontres les plus hasardeuses comme celle, pour une cheminée, de grands candélabres vénitiens avec des statuettes plus proches des nains de jardin que de la statuaire antique. Il a réalisé lui-même, dessin et peinture, des paravents et des panneaux d’inspiration japonisante.

    Parler de bon goût serait osé. Hugo est capable d’aller aux abîmes, d’imaginer comme dans les Travailleurs de la mer, qu’il a écrits ici, le combat d’un homme contre une pieuvre géante, de décrire les gueux de la Cour des miracles, de monter sur les barricades avec Gavroche et d’écrire aussi bien dans les Contemplations, en cette année 1856, l’un des poèmes les plus beaux, les plus simples et les plus bouleversants de la langue française : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai… », en mémoire de sa fille Léopoldine, morte noyée quatre ans plus tôt avec son mari. « Et lorsque j’arriverai, je mettrai sur ta tombe un bouquet de houx vert et de bruyère en fleurs. »

    Hugo a planté un chêne dans le jardin de Hauteville House. Il lui faut des racines : « L’exil ne m’a pas seulement détaché de la France, il m’a presque détaché de la terre et il y a des instants où je me sens comme mort. » Cela ne l’empêche pas de nager, souvent, même par gros temps, de marcher, beaucoup. Il n’est pas seul. Il y a son épouse, la mère de ses enfants, Adèle, mais ils n’ont plus de vrais rapports et elle part souvent. Il y a Juliette, Juliette Drouet, la jeune actrice qu’il a rencontrée en 1833 et dont il a été amoureux fou, avant d’autres. Elle l’a sauvé lors du coup d’État. Elle ne vit que pour lui, presque recluse quand bien même elle a son franc-parler. Mais elle l’admire. Elle s’est installée dans une petite maison toute proche qu’elle appellera, comme pour l’embellir d’amour, Hauteville Féerie, mais le désir, pour lui, n’est plus là. Et puis, il y a les domestiques, parfois très jeunes. Il les regarde, il les mate dans leurs travaux et peut en jouir. Il va les rejoindre la nuit, presque toutes les nuits. Il donne un franc ou deux, pour voir et caresser des seins, des cuisses, pour des étreintes. Les hugolâtres veulent sans doute y voir la marque quotidienne de son extraordinaire vitalité, le réveil de Booz endormi dans la Légende des siècles :

    « Booz ne savait point qu’une femme était là,/Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle./Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ./Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala. »

    De nos jours on peut voir la chose autrement, quand bien même il semble s’interroger. Lui cèdent-elles par gentillesse, complaisance ou par soumission ? Il est le maître, il paye, il a de l’argent.

    Pas tant que ça, au début. Il est académicien, pair de France, mais ses plus grandes œuvres, ses immenses succès populaires sont encore à venir. Chaque jour, il est devant son écritoire. C’est un tâcheron, dont l’imagination semble inépuisable, qui ne peut poser la plume. Et il tonne depuis l’île contre le régime. Il intervient pour la grâce de condamnés à mort ou à la déportation, il soutient Garibaldi. C’est « un homme de la liberté ; un homme de l’humanité ». Il souffre aussi. Pas tant de l’exil, non, « âpre mais libre », mais des infortunes de ses enfants, du décès de nouveau-nés et surtout de la passion désespérée et tragique de sa fille Adèle pour le lieutenant britannique Albert Pinson. Elle va être gagnée par la folie… Il écrit, toujours. « Dante a fait l’enfer de dessous, j’ai tâché de faire l’enfer de dessus. Il a peint les damnés, j’ai peint les hommes. »

    Son exil prend fin avec la défaite de l’empereur à Sedan, face à la Prusse. Pendant la Commune de Paris, il tend à renvoyer dos à dos les deux camps, communards et Versaillais, mais quand viennent les massacres de la semaine sanglante, il crie :

    « Oh, je suis avec vous, j’ai cette sombre joie/(…) Quand je pense qu’on a tué des femmes grosses, Qu’on a vu le matin des mains sortir des fosses… »

    Quelques jours plus tard, il lui est de nouveau ordonné de quitter la France : « J’écoute en moi la conscience ! »

    Maurice Ulrich


VictorHugo Notre-DamedeParis, livre3, chapitre I, 1831

    

Et d’abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d’un homme et d’un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est sœur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste ; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : variété, éternité.

    Et ce que nous disons ici de la façade, il faut le dire de l’église entière ; et ce que nous disons de l’église cathédrale de Paris, il faut le dire de toutes les églises de la chrétienté au moyen âge. Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné. Mesurer l’orteil du pied, c’est mesurer le géant.

    L'incendie

    Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église, Ce qu’ils voyaient était extraordinaire.

    Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps dur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

N.B. La photo de Notre-Dame (retirée faute de place mais visible sur la page "bienvenue") est extraite du manuel édité par FLAMMARION, "caractéristiques des styles", 1ère édition 1944, auteur Robert DUCHER, acheté à Azay-le-Rideau, le 1er août 1973.

les médias et l’opinion publique : l’affaire Dreyfus

publié le 26 avr. 2013, 01:27 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 26 janv. 2015, 15:10 ]

    Dans l’agréable livre d’ Eugen Weber, Fin de siècle, on peut lire ces lignes qui tiennent lieu de problématique :

""Sans l'Aurore et Zola, Dreyfus serait peut-être resté au bagne", estime Jean-Denis Bredin dans le dernier d'une longue série de livres sur l'Affaire. "Mais sans Drumont et la Libre Parole, y serait-il allé ?". Bredin nous rappelle le rôle capital que jouait désormais la presse, tant dans la société que dans la politique de la fin du siècle. Les périodiques, et même les quotidiens, étaient naguère l'apanage d'une petite élite cultivée. A mesure que se développaient les journaux à grand tirage et que se multipliaient leurs lecteurs, l'opinion devenait toujours plus publique et plus perméable aux impressions que transmettaient puissamment l'imprimerie et l'image".

 

A. Le rôle de La Libre Parole

    D’abord quelques mots sur l’Affaire en 1894 pour comprendre de quoi il s’agit puis j’évoquerai le rôle de la Presse dans son déclenchement.

1. Le procès de 1894

    Le Conseil de guerre qui doit juger le capitaine Alfred Dreyfus se tient le 19 décembre 1894. Première décision d'importance : il se tiendra à huis clos. Malgré toutes les précautions cependant, "l'affaire s'engage assez mal" fait savoir le commandant Picquart – qui assiste au procès malgré le huis clos - à son ministre de la Guerre, Mercier. Après tout, comme le souligne l'avocat de Dreyfus, tout repose sur une seule pièce, le célèbre bordereau trouvé dans la corbeille à papier de l'ambassade d'Allemagne[1], pièce déniée par Dreyfus et dont l'authenticité est contestée par des experts en écriture. Aussi, en plein débat, le commandant Henry, courageux au combat mais à l'âme servile[2], organise une première agression. Il affirme au Conseil qu'une "personne honorable" lui a signalé la présence, dans le Service de renseignement, d'un traître. Et, se tournant théâtralement vers Dreyfus, "le traître le voici, je le sais, je le jure!"; le nom de cette personne honorable ? "Il y a des secrets dans la tête d'un officier que son képi doit ignorer". Dénonciation anonyme, donc. Mais Dreyfus est lavé de tout soupçon par l'expert en écriture Gobert et Me Demange, son avocat, montre qu'il n'a aucun mobile, que le dossier est vide. Bref, "l'acquittement me paraît certain" pense Picquart.

    La presse nationaliste et antisémite s'en mêle. Avec La libre Parole, Mercier est sur la sellette. Pour lui, comme l'écrit justement J.-D. Bredin, "la culpabilité de Dreyfus est devenue son affaire personnelle". Tous les moyens seront bons. Tous. Y compris le dossier secret. C'est-à-dire ? Pendant les délibérations du jury militaire, se produit un évènement d'une portée incommensurable pour l'Affaire. Le commandant du Paty de Clam, autre serviteur, fait remettre au président du Conseil de guerre, une enveloppe scellée. Seul, en tant que membre du gouvernement, le général-ministre Mercier est au courant de cette initiative qu'il a lui-même instiguée. La défense de Dreyfus ignore tout. Violation évidente et flagrante du Droit, y compris du code militaire. Dans la lettre scellée figure la pièce "canaille de D." qui a marqué l'esprit des juges [3]. Donc l'affaire est vite jugée. Condamnation, dégradation, déportation à vie, travaux forcés en Guyane, à l'Ile-du-Diable, la bien nommée.

    La défense, malgré tout, se pourvoit devant le Conseil de révision. Comme la Cour de cassation, celui-ci ne peut connaître que des vices de forme. Or, il n'y avait pas la moindre trace au dossier de la communication secrète de documents par Mercier au jury. Vice de forme majeur ! Quoi qu'il en soit, "il y aurait cent vices de forme que je conclurais au rejet du pourvoi. Pas de révision. Jamais." déclare le commandant Romain, commissaire du gouvernement au Conseil de révision. L'affaire est terminée.Croit-on.

 

2. La première campagne de l’Affaire.

    Le général Mercier était, au départ, plutôt suspect à la droite : c'était un général qui n'allait pas à la messe, un général républicain. Parce qu'il avait, le 1er août 1894, ordonné la libération anticipée d'une partie du contingent, la presse réactionnaire s'était déchaînée contre lui. On l'accusait d'avoir protégé l’espion Triponé pour plaire à son ami le général de Galliffet. « Barboteur, renifleur, idiot », le décrivait l’Intransigeant. «Explique-toi Mercier, afin que nous sachions enfin jusqu'où peut aller l'imbécillité humaine». Dans l'Autorité du 2 juin, Cassagnac l'attaquait violemment «Mercier aurait dû être chassé de son banc, et il l'aurait été si la Chambre était peuplée de patriotes». Drumont, poursuivant dans la Libre Parole sa campagne contre la présence des officiers juifs dans l'Armée, s'en prenait directement Mercier. «Le ministère de la Guerre qui devrait être le sanctuaire du patriotisme est une caverne, un cloaque... Il y a toujours quelque chose qui pue la dedans». La Croix aussi injuriait le ministre de la Guerre, soupçonné de couvrir et d'abriter les juifs et les espions. A l'automne 1894, le général Mercier a de bonnes raisons de redouter la rentrée parlementaire. Peut-on rester ministre de la Guerre et être honni par la droite ? Bel exemple de tirs d’artillerie groupés.

    Cela permet à Jean-Denis Bredin d’écrire : "que le général Mercier ait voulu plaire à La Libre Parole explique en partie le procès de Dreyfus et la communication des pièces secrètes".

 

B. La presse, "artillerie de la pensée"

 

    Des travaux ont permis de cerner l’importance de la presse écrite -dont c’est, rappelons-le, l’âge d’or- en cette fin de siècle[4].

    "Par la multiplicité de ses titres, gage de pluralisme et son implantation provinciale et parisienne, la presse est l'unique vecteur de l'information politique. Quelques chiffres en témoignent : à Paris, en 1891, on compte 161 journaux politiques (128 républicains et 33 conservateurs), 87 d'entre eux sont quotidiens ! Pour la France entière, les chiffres sont : 1479 journaux politiques dont 1012 républicains et 467 conservateurs. Les autres pays font pâle figure en comparaison : Londres (beaucoup plus peuplé que Paris) n'a que 105 journaux politiques, Berlin 18, Vienne 7, Saint Petersburg 5, New York 371. Tout au long de l'Affaire, la presse sera l'outil fondamental de mobilisation de l'opinion et d'extension de la cause" [5].

    Grâce aux progrès de la technique, lien Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)la diffusion peut atteindre des chiffres très élevés à mettre en regard au nombre de votants lors des élections législatives : 7 millions (chiffres cités par C. Charle). "Janine Ponty, dans son étude sur "la Presse quotidienne et l'Affaire Dreyfus", évalue à environ 4 millions et demi le tirage total en France de la Presse quotidienne à la fin du XIX° siècle, dont 2 millions et demi pour les quatre grands journaux dits d'information (le Petit Journal, le Petit Parisien, le Journal, le Matin), un million pour les organes d'opinion édités à Paris (ce sont ceux qui "font campagne" pendant l'Affaire), et moins d'un million pour la presse de province".

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Age_du_papier.jpg

    En 1898 et 1899, c'est-à-dire dans les années secouées par l'Affaire, la Libre Parole tire à 100.000 exemplaires, le Figaro journal du centre, à 40.000 exemplaires, L’Aurore, journal républicain de gauche, à 25.000 exemplaires. Les gros tirages sont ceux de la presse catholique - à elle seule la Croix tire à 170.000 exemplaires - et surtout de la grande presse d'information qui ne fait à l'Affaire qu'une place réduite : le Petit Journal prétend tirer à plus d'un million d'exemplaires, le Petit Parisien à plus de 700.000, le Journal 450.000. Cette masse de manœuvre, cette puissance de frappe n’est pas au service des Dreyfusards. "Comme l'a montré J. Ponty, le déséquilibre entre les deux camps a persisté en dépit de la montée en puissance du dreyfusisme. En janvier-février 1898, on compte 7 quotidiens dreyfusards, dont 6 parisiens et ils n'éditent que 3,7% du total des exemplaires ; fin 1898, ils sont 8 avec 8% du tirage global. Un an plus tard, on parvient à 17 titres (11 dans la capitale, 6 en province) pour 10 à 15% des ventes. Le gouvernement qui n'a pas d'autre moyen d'évaluer le rapport des forces n'est donc guère incité, pour ne pas heurter la majorité apparente du lectorat, à trop suivre les révisionnistes en dépit de l'évidence des faits qui plaident en leur faveur"[6].

 

C. La presse, actrice de l’Affaire.

Patrice Boussel a utilement dressé l'inventaire des principales interventions de la presse qui firent et défirent l'Affaire :

- La campagne menée par la Libre Parole en 1892 contre les Juifs dans l'Armée ; en octobre et novembre 1894. La campagne de la Libre parole a hélas débuté bien tôt avec la publication par Drumont de son livre la France juive en 1886. Les droits d’auteur faramineux permirent la sortie du journal la Libre Parole et cette campagne de "purification ethnique" de l’Armée qui explique pour partie les a priori de l'état-major contre Dreyfus quand on découvrit le bordereau.

- Les articles parus dans la Libre Parole puis dans le Soir, annonçant l’arrestation du capitaine Dreyfus ; j’ai évoqué cela en début de texte.

- La campagne conduite contre le "traître" à la veille du procès de 1894 ;

- l'article de l'Éclair du 15 septembre 1896 révélant la production durant le délibéré des juges militaires d'une pièce secrète "dans laquelle Dreyfus était nommé" ; C’est un mensonge car le nom de Dreyfus ne figure pas dans le dossier secret. La première fois que son nom figurera dans un document relatif à l’Affaire sera lorsque Henry aura commis son faux criminel. Le faux est conçu et fabriqué après la découverte par le colonel Picquart de l’existence d’ Esterhazy, de son écriture et de la similitude celle-ci avec l’écriture du bordereau. Picquart refuse de laisser Dreyfus au bagne alors que le vrai coupable est à Paris. l'Éclair, journal antisémite, fut informé par l’état-major (sans doute Du Paty de Clam). Cet article est à double tranchant : il montre que des documents ont été utilisés par le jury du conseil de guerre sans que Dreyfus et son avocat, Me Demange, en aient été informés. Vice de forme majeur qui à lui seul eût dû annuler le procès.

- la publication du texte du bordereau par le Matin le 10 novembre 1896 ; l’objectif est de montrer au public la matérialité des faits reprochés à Dreyfus. le Matin, soi-disant journal d’information(s) est en réalité de droite et antidreyfusard. Là encore, on ne voit pas qui d’autre que l’état-major a pu fournir la pièce au journal.

- les articles "Vidi" et "Dixi" ; Ils sont publiés en novembre 1897. Mathieu Dreyfus a découvert que l’auteur du bordereau est Esterhazy. C’est indubitable. En accord avec Mathieu, le sénateur Scheurer-Kestner, Me Demange et Me Leblois, un rédacteur du Figaro, E. Arène, publie un article où il dit tout mais sans citer le nom d’Esterhazy et qu’il signe Vidi. Les acolytes Henry et Du Paty de Clam ont tout compris et prennent langue avec Esterhazy pour lui dire de riposter, ce qu’il fait dans la Libre Parole, en signant Dixi : tout est la faute de Picquart, un faussaire, un traître…  

- la publication par le Figaro du 17 novembre 1897 de la lettre de Mathieu Dreyfus dénonçant Esterhazy ; la polémique Vidi vs Dixi rendait la situation intenable et Mathieu Dreyfus est obligé de "bruler ses vaisseaux" : il ne peut plus reculer.

Monsieur le Ministre,

La seule base de l'accusation dirigée en 1894 contre mon malheureux frère est une lettre missive non signée, non datée, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance militaire étrangère.

J’ai l'honneur de vous faire part que l'auteur de cette pièce est M le comte Walsin-Esterhazy, commandant d'infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires au printemps dernier. L’écriture du commandant Esterhazy est identique à elle de cette pièce. Il vous sera très facile de vous procurer de l'écriture de cet officier. Je suis prêt, d'ailleurs, à vous indiquer où vous pourriez trouver des lettres de lui d'une authenticité incontestable et d'une date antérieure à l'arrestation de mon frère.

Je ne puis pas douter, Monsieur le Ministre que connaissant l'auteur de la trahison pour laquelle mon frère a été condamné vous ne fassiez prompte justice.

- les grands articles de Zola dans le Figaro et le fameux J'accuse qu'il publia dans l’Aurore le 13 janvier 1898 ; J’y reviendrai. Les "grands articles" marquent l’entrée en scène de notre grand écrivain national [7]. Mais ils heurtent de plus en plus les lecteurs du Figaro qui cesse sa collaboration avec Zola. C’est pourquoi ce dernier écrit son grand texte dans l’Aurore.

- la publication par la Libre Parole à partir de décembre 1898 de la souscription en faveur de la veuve du colonel Henry ; cette souscription donne une idée de l’état mental du Français moyen durant l’affaire. La liste et les commentaires des souscripteurs sont, en effet,  significatifs.

- Deux anciens combattants de1870 et cinq revanchards qui haïssent le youtre. 2,60 Francs.

- Deux employés 2 francs en haine des Juifs.

- Un commerçant antisémite de Boulogne-sur-Mer qui espère voir tous les youpins passer à la casserole, ainsi que l'immonde Reinach, le gendre et le neveu du voleur de Panama dont je suis une des victimes. (...). 5 F.

- Un commerçant rouennais en haine des Juifs. 1 F.

- Un petit commerçant ruiné par les Juifs. 1 F.

- Deux commerçants du quai Jemmapes qui exècrent les Juifs. 4 F.

- Alors, messieurs les généraux, un brave s.v.p. 0,50 F.

- À quand le coup de balai ? 1 F.

- À quand le sabre vengeur ? Au drapeau ! À bas les Juifs ! Famille A.G., Marseille. (...) 5 F.

- Un curé de campagne qui fait les vœux les plus ardents pour l'extermination des deux ennemis de la France : le Juif et le Franc-maçon. 5 F.

- Vive le Christ ! Vive la France ! Vive l'Armée! Un curé de petit village bien antisémite. 1 F.

- Un curé du diocèse de Bayeux. À bas les républicains de tout acabit : Youpins, Huguenots, Francs-maçons et tous les enjuivés comme eux ! 1 F.

- Un petit curé poitevin qui chanterait avec joie le Requiem du dernier des Youpins. 1 F.

- Trois curés, Français de France (Mauriennais), qui voudraient appliquer leurs dix doigts sur la figure immonde du Juif Reinach. 3 F.

    Bourget dira à l'un des "jeunes gens d'aujourd'hui"[8] : "dans ce temps de consciences troublées et de doctrines contradictoires, attache-toi comme à la planche de salut à cette parole du Christ : il faut juger l'arbre par ses fruits". Et bien voilà les fruits qu'a donnés l'arbre de l’Église du Syllabus et de l'Eglise-qui-ne-peut-pas-se-tromper. Autre enseignement : ce document exprime "le faible degré de censure des passions politiques" comme l’écrit C. Charle. Il faudra attendre les drames du XX° siècle pour fixer des limites aux insultes.

- autre intervention décisive de la presse, autre immixtion : la publication organisée par Mathieu Dreyfus dans le Figaro de l'enquête de la Chambre criminelle... Le 27 octobre 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation commence l'examen de la demande en révision. Elle se rend compte de tout, des faux, du dossier secret, etc… Mais cette publication est une atteinte au principe du secret de l’instruction commise par Mathieu qui trouva un subterfuge pour brouiller les pistes et empêcher de savoir qui est à l’origine de cette fuite. La publication montre que la révision du procès de 1894 est inévitable, mieux que l’acquittement est assuré. Hélas, le procès de Rennes (conseil de guerre) condamnera une seconde fois Dreyfus mais avec les circonstances atténuantes. Ce qui est d’une stupidité élevée. Comment peut-on trahir son pays en communiquant des informations militaires à l’Allemagne et le faire avec des circonstances atténuantes ?

    "On en finirait pas" écrit J.D. Bredin "d'énumérer les grands "papiers" qui intervinrent dans le déroulement de l'Affaire, pour aider à envoyer Dreyfus au bagne ou à l'en tirer, et la multitude des articles dans lesquels Rochefort, Drumont, Barrès, Clemenceau, Jaurès, Lemaître, Brunetière, Lucien Herr, Zola firent appel à l'opinion, car les journalistes de l'Affaire furent le plus souvent des écrivains, ou des hommes politiques engagés qui trouvaient dans les journaux le meilleur véhicule de leur audience".

 

D. J’accuse … !

    A l'ouverture du procès Esterhazy, les huissiers laissaient passer "un flot de militaires". C'était du délire. De Pellieux, contre tout respect de la procédure, intervient sans cesse. Esterhazy, dont tout le comportement passé et présent, autorise toutes les insultes, est porté en triomphe après son acquittement.

    C'en est trop pour les hommes d'honneur. Zola sera leur porte-parole. Il écrit "J'accuse… !", ce "grand moment de la conscience humaine" (Anatole France).

 

1. "Le plus grand acte révolutionnaire du siècle" (J. Guesde)

    Zola met en cause le principe même du tribunal militaire qui ne peut, par essence, contredire les décisions antérieures de sa hiérarchie.

"Comment a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre déferait ce qu'un conseil de guerre avait fait ? Lorsque le ministre de la Guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l'autorité de la chose jugée, vous voulez qu'un conseil de guerre lui donne un formel démenti ? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. (…). "Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un conseil de guerre, il est donc coupable ; et nous, Conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer innocent ; or nous savons que reconnaître la culpabilité d'Esterhazy, ce serait proclamer l'innocence de Dreyfus". Rien ne pouvait les faire sortir de là. Le chef suprême avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire le contraire. (…)".

    Zola poursuit en pointant sur les dangers induits par la militarisation des esprits :

"On nous parle de l'honneur de l'armée, on veut que nous l'aimions, la respections. Ah ! Certes, oui, l'armée qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le peuple, et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non !".

    Il dénonce le rôle de la presse démagogue et antirépublicaine :

"C'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie jusqu'à la aire délirer" (…). J'accuse les bureaux de la Guerre d'avoir mené dans - la presse, particulièrement dans l'Eclair (cf. supra) et dans l'Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute".

    Et il porte l’estocade qui fera matière à procès par le ministre de la Guerre :

"J’accuse enfin le premier Conseil de guerre d'avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil d'avoir couvert cette illégalité par ordre en commettant, à son tour, le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable".

 

    En quoi, ce texte historique, qui relance totalement l’affaire que l’on eût pu croire décisivement enterrée après l’acquittement du coupable Esterhazy, en quoi est-ce un texte révolutionnaire ? C’est d’abord un texte d’une personnalité hors norme, un acte individuel. Notons cependant que Zola est entouré d’amis et de conseils, "l’idée nait de la matière», sans cet entourage, ces/ses conservations, échanges, correspondances… Zola n’aurait rien entrepris. Mais surtout c’est un acte révolutionnaire parce que Zola, sans employer ces mots bien sûr, fait appel au peuple, aux masses. Il leur demande de prendre en mains l’affaire. Zola avait envisagé d’écrire une brochure puis se rabat sur le journal pour donner une réplique immédiate au scandale de l’acquittement Esterhazy (11 janvier) et pour toucher le plus de monde possible. L’Aurore du 13 janvier 1898 est tirée à 300.000 exemplaires ! "La lettre est répandue dans les rues (de Paris) grâce au déploiement inhabituel de plusieurs centaines de « crieurs » de journaux" (Bredin). Tous les autres journaux sont obligés de parler du J’accuse… ! Au lendemain de la publication de l’article fameux, pendant plusieurs semaines, le journal tira à près de 150.000 exemplaires au lieu de 25.000 habituellement.

    Ainsi que l’écrit excellemment C. Charle "on passe d’une logique de petit groupe à une logique collective". Quelques semaines plus tard, la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen est créée. L’affaire Dreyfus devient une cause morale et un devoir républicain. Les meetings, les pétitions deviendront le mode d’action privilégié des Républicains.

 

2. L’éclat du procès Zola

    L'écho est tel que le gouvernement ne peut pas faire comme si de rien n'était. Pour lui, le danger est qu'un procès risque de tout faire remonter à la surface, y compris le dossier Dreyfus que le procès Esterhazy a su contourner. On choisit un angle d'attaque : Zola sera poursuivi pour avoir accusé le Conseil de guerre -qui vient d'acquitter Esterhazy- d'avoir agi "par ordre" et d'avoir "commis le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable". A contrario, la défense de Zola et l'écrivain lui-même, veulent saisir l'occasion de montrer l'innocence de Dreyfus et la culpabilité d'Esterhazy.

    C'est à ce procès d'assises que fut prononcée la phrase –et combien de fois ! – "la question ne sera pas posée !". L'avocat général l'a dit, immédiatement, le débat sera limité : "on n'a pas le droit de mettre indirectement en question la chose jugée". La justice est en liberté surveillée. Le général De Pellieux devient livide lorsqu'il entend les experts de l’École des chartes dire que "le bordereau et les lettres d'Esterhazy sont de la même écriture, de la même main". Alors, de Pellieux commet "la" gaffe. "On a eu au ministère la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus ! et cette preuve je l'ai vue". Il veut parler du faux Henry, mais de Pellieux ignorait que c'était un faux. Pour la défense de Zola, la contre-attaque est immédiate : "que cette pièce soit contradictoirement discutée…, tant qu'elle n'aura pas été publiquement connue, elle ne comptera pas…". Voilà le dossier secret appelé à ne plus l'être… Il faut faire intervenir De Boisdeffre, une nouvelle fois.

    De Boisdeffre joue à fond sur l'argument d'autorité. Il jette tout le poids de l'Armée sur un des plateaux de la balance de la justice. Il confirme l'authenticité des preuves de De Pellieux, mais assène-t-il "je n'ai pas un mot de plus à dire; je n'en ai pas le droit; je le répète, messieurs les jurés, je n'en ai pas le droit". Raison d’État. Puis, il sort le grand jeu, destiné à faire pression sur le jury d'assises : "Et maintenant, Messieurs, permettez-moi, en terminant, de dire une chose : Vous êtes le jury, vous êtes la Nation. Si la Nation n'a pas confiance dans les chefs de son Armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la défense nationale, ils sont prêts à laisser à d'autres cette lourde tâche. Vous n'avez qu'à parler. Je ne dirai pas un mot de plus". Maître Labori, sous les huées des militaires présents, demande la communication de la pièce du dossier. Le président du tribunal s'allonge : "c'est de la dernière inconvenance !"…On ne dit rien après la déposition de Mr le chef d' État-major-général !

    Ainsi l'armée française de 1898 se donne un pouvoir discrétionnaire. Si elle le décide, une preuve peut ne pas être montrée à la défense, il faut lui faire confiance, la croire sur parole. C'est la fin des droits de la défense, autrement dit la fin de la justice, l’État de droit est mort. D'ailleurs, la Westminster Gazette [9] avec quelque exagération mais non sans fondement écrit : "la IIIe République n'existe plus..., le coup d’État du général de Boisdeffre ne diffère du coup d’État de Napoléon III que par le degré de brutalité dans les circonstances accessoires". Clemenceau s'exclamera : "Menaces de guerre prochaine, boucherie annoncée, démission de l’état-major toute prête, il n'en faut pas davantage pour amener douze citoyens tremblants à incliner la loi devant le sabre" (cité par Bredin). Autour du Palais, la haine animale des antidreyfusards était telle que Clemenceau eut ce mot : "si Zola avait été acquitté, pas un de nous ne serait sorti vivant".

    C'est bien cela qui fait la gravité de l'Affaire Dreyfus : la République fut réellement menacée. Après la menace De Boisdeffre, Jaurès, bouleversé, déclare "jamais la République n'a couru un pareil danger". Déjà, après "J'accuse", il s'était écrié à la Chambre, après les injonctions des De Mun : "Je vous dis que vous êtes en train de livrer la République aux généraux". La presse démocratique s'émeut. "Levons-nous pour défendre le droit, pour sauvegarder les conquêtes de l'esprit national, pour barrer la route au despotisme militaire dont nous sommes menacés" écrit La Lumière[10]. "Nous grouperons les citoyens qui entendent que la République française ne soit pas livrée aux prêtres et aux généraux"[11] lit-on dans le Siècle alors que L’Aurore proclame : "nous sommes fiers d'avoir lutté (avec Zola) contre l'illégalité des jugements militaires, contre les abominables manœuvres de l'état-major, contre l'insolence du sabre"[12]. Le réflexe de défense républicaine commence à jouer : "C'est le boulangisme qui recommence. Soit. (…). Ces officiers, envahissant l'enceinte même de la Loi, audacieux, l'insulte à la bouche, froissant d'un poing impatient la poignée de leur sabre, dictant ses arrêts à la justice, labourant à coups d'éperons le Code, c'est le coup d'État qui se prépare, c'est la dictature militaire qui s'apprête. Nous connaissons cela. (...). Mais qu'ils le sachent : il leur faudra nous bâillonner pour nous réduire au silence (...). C'est la France que nous défendons contre eux ; la France que les 18 Brumaire conduisent à Waterloo, et que les 2 Décembre traînent à Sedan"[13].

 

    Mais l’affaire est à un tournant ; d’une part, la « gaffe » de De Pellieux va amener le gouvernement Cavaignac à étudier, pièce par pièce, le dossier entier de l’affaire, y compris le dossier secret. On découvrira que le document portant la mention du nom de Dreyfus est un faux fabriqué par Henry qui avouera. D’autre part, la menace sur la République - que Zola a bien vue et dénoncée en parlant du « sabre » - provoque le rassemblement de tous les Républicains. La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera.

biblio : voir à la fin de LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914 (2ème partie) + les références en note ci-dessous.
                lire aussi la critique du (et voir le) film de Tavernier qui se situe durant "l'Affaire" : Le juge et l’assassin, Tavernier, 1976

[1] Trouvé par "Auguste", nom de code de la femme de ménage, en réalité agent secret, qui y faisait le ménage. Écrit en français, ce document fournissait des informations militaires en provenance de l’État-major militaire français. Les doutes se portent sur le capitaine A. Dreyfus, stagiaire à l’État-major et, surtout, juif, ce qui en faisait le coupable idéal. 

[2] "C'est un soudard prétentieux qui pose pour la galerie" : avis autorisé du préfet de police Lépine, également présent au huis-clos.

[3] En réalité ce document datait de 1892 ou 1893. Cette "canaille de D..." était un nommé Dubois, employé à la cartographie, par le canal duquel, pour dix francs pièce, les attachés militaires se procuraient les plans directeurs. Pour que la pièce paraisse venir de Dreyfus on y avait inscrit la date d'entrée mars 1894 qui constituait un faux. Me Maurice GARÇON, page 318.

[4] Par exemple Janine PONTY, "La presse quotidienne et l’affaire Dreyfus, 1898-1899", Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXI, avril-juin 1974.

[5] CHARLE Christophe. Naissance d'une cause. La mobilisation de l'opinion publique pendant l'affaire Dreyfus. In: Politix. Vol. 4, N°16. Quatrième trimestre 1991. pp. 65-71. doi : 10.3406/polix.1991.1479. url :http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1991_num_4_16_1479

[6] CHARLE Christophe, article cité.

[7] On peut en prendre connaissance dans l’anthologie établie par Philippe Oriol, 156 pages, prix très accessible.

[8] AGATHON, "Les jeunes gens d'aujourd'hui", librairie PLON, 9° édition, Paris, 1913, 290 pages.

[9] L'Affaire a eu un énorme retentissement international. Le procès fut couvert par des journaux du monde entier. La France n'en sortit pas grandie : c'est le résultat du travail des Nationalistes.

[10] Paul Brulat, "appel aux écrivains", La Lumière, n° du 7 février 1898.

[11] Yves Guyot, "Zola condamné", Le Siècle du 24 février 1898.

[12] Déclaration collective publiée dans le numéro du 24 février 1898 de L’Aurore.

[13] Lucien Victor-Meunier, "vive la République !", Le Rappel, 25 février 1898. Toutes ces citations sont extraites de l'anthologie présentée par P. ORIOL (chez LIBRIO, distribué par Flammarion, 1998, titre "J'Accuse...!".

LA REPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914, 1ère partie

publié le 23 avr. 2013, 08:48 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 18 févr. 2019, 08:03 ]


I. LA RÉPUBLIQUE "FRAGILE" 1879-1899

A. La République "Opportuniste"

1. les efforts de consolidation

2. la crise "boulangiste"

B. Une vie politique hésitante (1889-1898)

1. De nouveaux acteurs

2. La république conservatrice : un nouveau "centrisme"

II. LA RÉPUBLIQUE INSTALLÉE : 1899-1914 (2ème partie) lien LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914 (2ème partie)

A. "L' Affaire" :

1. La crise dreyfusarde

2. La riposte : la république "radicale"

B. Les grands problèmes de 1905 à 1914

1. Une vie politique agitée

2. La France en 1914

 

 

 

    1879-1914, c’est la période de la "République bourgeoise". La France reste un pays très rural avec une aristocratie terrienne, les « chefs de terre », encore très présente à la chambre des députés mais, évidemment, le capitalisme industriel et bancaire démolit progressivement cette économie à prédominance agricole et la bourgeoisie est une classe en essor. (Le triomphe de la bourgeoisie au XIX° siècle et la différenciation sociale). Le personnel politique en est l’émanation. "Dans leur immense majorité, les (320) ministres de la III° république (de 1871 à 1914, JPR) figurent parmi les 2% de Français les plus riches" alors que les "parvenus sont beaucoup moins nombreux qu’on ne l’imaginait" [1]. Issus d’une dynastie bourgeoise ou bien nouveaux-riches, cela explique l’acharnement des ministres de la République à défendre l’ordre social face aux "Rouges". C’est, hélas, la République-qui-fusille. Mais ne voyons pas que le revers de la médaille, l’avers est constitué par des lois fondamentales qui achèvent de détruire l’ancien régime et qui, en cette seconde décennie du XXI° siècle, appartiennent toujours à notre droit positif en ayant intégré le "bloc de constitutionnalité".

    Encore fragile au début, la République, non sans difficultés (crises et scandales) finit peu à peu par s'imposer. On peut distinguer deux périodes : la république "fragile" (1879-1898) et la République "installée" (1898-1914), la césure se faisant avec la victoire des Républicains aux élections générales de 1898, en pleine affaire Dreyfus.  

1ère partie

LA RÉPUBLIQUE "FRAGILE" 1879-1899

 

    1879 - 1899, cela correspond, d’une part, à la démission du Maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, président monarchiste de la République, et à l’élection de Jules Grévy, républicain dès1848, et, d’autre part, (1899) à l’investiture d’un gouvernement républicain de combat présidé par Waldeck-Rousseau. Durant cette période, vingt-sept gouvernements vont se succéder (non compris celui de Waldeck-Rousseau), leur durée moyenne est de neuf mois. L’enquête d’Estèbe, déjà citée, démontre un grand changement dans le personnel politique en 1879 : auparavant, nous avions, avec Mac-Mahon, la "République des ducs", avec la victoire des républicains, la bourgeoise accède aux affaires.

 

A. La République "Opportuniste"

    Le mot vient d’une réflexion de Gambetta qui déclara qu’il fallait proclamer l’amnistie pour les condamnés de la Commune de Paris au moment "opportun". On distingua alors les opportunistes et les radicaux au sein du camp républicain. Le mot ne prit sa forte nuance péjorative qu’après les scandales divers et variés dont ces républicains, très proches des milieux d’affaire, émaillèrent leurs carrières.

 

    1. Les efforts de consolidation

    Si les monarchistes restent puissants comme le montreront les élections générales de 1885 (où ils dépassèrent les 40% des suffrages exprimés), en 1879, toutes les institutions de la République sont aux mains des républicains : Chambre des députés, Sénat, présidence de la république (Jules Grévy), présidence du Conseil des ministres.

    Gambetta et Ferry - entre autres- s'attachent, alors, à consolider la République :

              -      le 6 juillet 1880, le 14 juillet est proclamé "fête nationale" (il remplace le 15 août, fête de l’assomption de la vierge Marie).

-          liberté de réunion publique, loi du 30 juin 1881

-          liberté de la presse, loi du 29 juillet 1881

-          liberté d’accès au savoir avec les lois scolaires (cf. infra)

-          liberté pour les associations professionnelles, loi du 21 mars 1884 relative à la création de syndicats professionnels 1884 : grande loi républicaine, la loi sur l'organisation syndicale.

-          liberté municipale avec élection des maires (et non plus nomination) Paris reste une exception.

-          anticléricalisme : rétablissement du divorce, suppression du repos obligatoire du dimanche (à ce sujet, relevons que cette mesure si elle gêne la messe du dimanche est une aubaine pour les patrons, mais les Opportunistes sont ambivalents).

L'œuvre scolaire tient une place particulière : il s'agit de lutter contre les congrégations enseignantes catholiques particulièrement nombreuses depuis la loi Falloux de 1850. Les lois scolaires votées de 1880 à 1882, laïcisent l'enseignement public. L'enseignement primaire devient obligatoire, gratuit et laïc.

Freycinet met au point un vaste programme de travaux publics comme la création d'une école dans chaque hameau en plus de celle du bourg - si le hameau est situé à plus de 3 km du centre du village - et la diffusion des moyens de transport (voie ferrée, voie fluviale) qui doivent supprimer les isolats et faire pénétrer l'esprit républicain dans des régions encore soumise aux influences conservatrices. (Lien : XIX° siècle, le train : son impact économique et géographique)[2].

L’école laïque est la clé de voûte de la République comme en témoigne ce document qui est une affiche annonçant l’inauguration d’une école communale avec des festivités qui dureront trois jours ! L’évènement a lieu à Pont-de-Beauvoisin dans l’Isère mais la ville jumelle qui porte le même nom, séparée par la rivière du Guiers et qui se trouve donc en Savoie est associée.


En effet, dès le samedi soir, on a droit à une retraite aux flambeaux précédée de salves d’artillerie. Nouvelles salves d’artillerie le dimanche matin, avant l’inévitable vin d’honneur et la réception de tous les notables. Après l’inauguration du groupe scolaire, grand banquet. Le soir, c’est-à-dire après midi, grand défilé de vingt-trois fanfares ! Puis l’ensemble des huit cents musiciens exécutera le "morceau d’ensemble". Puis les fanfares se répartiront sur les différentes places des deux villes jumelles pour donner chacune un concert. A la nuit tombée, éblouissement général par le feu d’artifice alors que des fêtes vénitiennes auront eu lieu sur la rivière. Au bal champêtre, seul les cavaliers paient 1 franc d’entrée. Le lundi, le programme est simple : continuation de la fête. On devine... La république opportuniste fait dans le social : il y aura une "distribution exceptionnelle de secours" aux Indigents.

Tout ça pour une petite école primaire ! Dans un chef-lieu de canton du nord-Isère … La République savait être grandiose. Il est vrai que, par là-bas, les traditionalistes - hostiles à l’obligation scolaire et à l’école sans Dieu - étaient très implantés et la République est ici en terre de mission... .

 

        2. La crise "boulangiste"

    La crise économique qui dure depuis 1873 (phase B du Kondratiev) connaît un pic avec une crise Juglar en 1882 (sur les cycles Juglar, voir détails sur ce site La crise de 1929). Le chômage s’étend. La crise devient sociale puis politique. En 1884, les républicains opportunistes et les radicaux se séparent sur la question coloniale. Ces derniers prétendent que la colonisation à la Ferry fait le jeu de l’Allemagne contre laquelle tout devrait être fait pour préparer la revanche. La chambre de 1885 est ingouvernable : les Opportunistes n’ont pas la majorité absolue ; pour gouverner face à 200 députés conservateurs, il leur faut l’alliance des Radicaux. En mai 1886, il faut quatorze jours pour former un nouveau gouvernement. L’instabilité gouvernementale développe un courant antiparlementaire. Cette crise se transforme en crise du régime. C'est alors qu'émerge une personnalité populaire : le général Boulanger, ministre de la Guerre, tôt surnommé le « général Revanche ». Sa formidable popularité Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889) correspond chronologiquement au scandale des décorations (Le trafic des décorations… qui met en cause Jules Grévy lui-même qui est obligé de démissionner. Boulanger, malhonnête lui-même, fait campagne pour « une république honnête ».

    Le parti boulangiste a pour slogan/mot d'ordre "dissolution, révision, constituante". Ce qui ne signifie rien mais qui permet à ce parti hétéroclite de rassembler tous les mécontents -des royalistes aux ex-socialistes- et de remporter de grands succès électoraux. Ses amis le poussent à faire un coup d’État et à marcher sur l’Élysée. Menacé d'être traduit devant la haute cour de justice, il fuit en Belgique. Son parti s'effondre et les élections générales de 1889 sont un triomphe pour les républicains. L'exposition universelle de 1889 est un succès éclatant pour le centenaire de la Révolution, succès également pour l’immortelle tour Eiffel. Boulanger meurt ridiculisé, il se suicide sur la tombe de sa maîtresse.

    Cette crise a montré que les Français étaient près à se livrer à un chef démagogue, que la presse pouvait manipuler l’opinion, que le chômage pouvait amener ses victimes à accepter tout et n’importe quoi, y compris à basculer dans le camp des ennemis de la République et même dans l’antisémitisme et la xénophobie (anti-italienne notamment). La ligue des Patriotes de Déroulède, fidèle ami et soutien de Boulanger, annonce le futur des partis fascistes.

 

B. Une vie politique hésitante (1889-1898)

 

        1. De nouveaux acteurs

    L'essor du syndicalisme favorisé par la loi de 1884 se marque par la naissance de la C.G.T. (congrès de Limoges, 1895)1895, Limoges : Naissance de la CGT. Des luttes sociales puissantes (pour le 1er mai par exemple) sont parfois sanglantes car les républicains modérés sont hostiles aux idées socialistes : exemple de la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891. C’est la "République-qui-fusille". Les syndicats obtiennent toutefois le vote d'une loi sur les accidents du travail.

    Le socialisme est également en plein essor avec par exemple, le Parti ouvrier français, le P.O.F., qui se réfère au marxisme, avec Jules Guesde. En 1893, avec 50 députés dont Jaurès, le courant socialiste devient pour la première fois une force parlementaire.

    L'anarchisme politique commet de nombreux attentats entre 1892 et 1893 (Vaillant en 93 qui jette une bombe dans l’hémicycle du Palais Bourbon, Caserio, à Lyon, le 24 juin 1894, qui tue le président de la République, S. Carnot).

 

        2. La république conservatrice : un nouveau "centrisme"

    Cette situation amène une recomposition des forces politiques.

    D'abord, après le discours du cardinal Lavigerie, en 1890, les catholiques sont appelés à se rallier à la République. On a alors des catholiques royalistes appelés les conservateurs, et des catholiques républicains : la droite constitutionnelle. C’est une évolution importante (cf. l’abbé Lemire, député du Nord la Flandre, traditionalisme et vote LePen). C’est, en quelque sorte, un petit pas à gauche de certains catholiques.

    Les républicains quant à eux se scindent également. Certains, les plus radicaux, se rapprochent des socialistes (ce sera le courant radical-socialiste) ; d'autres, au contraire, parmi les plus modérés [3], font un pas vers la droite en pratiquant une politique de modération religieuse, une politique de lutte sociale contre les syndicats et les socialistes. Et une politique favorable à la libre entreprise et au protectionnisme qui est, comme disait J. Jaurès, "le socialisme des riches". C'est alors la triomphe des "affaires" (propagande officielle pour la souscription aux emprunts russes), dans tous les sens du terme y compris les affaires scandaleuses comme le scandale de Panama qui aggrava l'antisémitisme. Curieusement, ces républicains fort modérés prendront l’appellation de "Républicains progressistes".

    Panama : le scandale culmina de 1891 à 1893 mais cet épisode ne fut qu'un des aboutissements d'une histoire qui s'étala sur près de trente ans entre 1876 et 1904. Le scandale apparut à l'époque sous deux formes : d'abord la faillite, en 1889, de la compagnie concessionnaire des travaux du canal interocéanique, qui lésa gravement des milliers d'épargnants modestes, ensuite le scandale parlementaire : des députés et même un ministre, qui eut l'innocence d'avouer, furent accusés d'avoir été soudoyés par la Compagnie du canal de Panama - qui, en grosses difficultés, avait besoin d’un nouvel emprunt de 720 millions - afin de voter en sa faveur une disposition exceptionnelle, l'autorisation d'émettre des obligations à lots [4]. Mais la corruption eut lieu également au niveau de la diffusion de l’emprunt auprès des épargnants français : la Compagnie et le syndicat des banques émettrices de l’emprunt soudoyèrent « des hommes d’influence, des élus, des journalistes » pour qu’ils convainquent « leurs lecteurs, leurs électeurs ou leurs obligés d’acheter du Panama » (J.-P. Rioux). Le syndicat des banques prit à cette occasion des commissions tout à fait scandaleuses -c’est-à-dire malhonnêtes- de 5,67% nets au lieu de 1,5 à 2% habituellement. Les protagonistes de cette entreprise (Compagnie et syndicat des banques) étaient presque tous juifs (Lévy-Crémieux, Jacques de Reinach, Cornelius Herz, Arton…), c’est cette occurrence qui déclencha une nouvelle flambée d’antisémitisme. Au demeurant, le 3 septembre 1892, le scandale fut ouvert au public, si j’ose dire, par La libre Parole, du sinistre Drumont, auteur en 1886, d’un livre tiré à des centaines de milliers d’exemplaires, La France juive, dont les droits d’auteur lui permirent de sortir ce journal antisémite. Dans ce climat antisémite, on voit poindre la question d’un condamné, en Guyane, qui serait un espion au profit de l’Allemagne. Il s’appelle Dreyfus. Il est juif.

Fin de la 1ère partie.

A suivre. Lien. LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914 (2ème partie)



[1] D’après une étude réalisée par Jean Estèbe qui a passé « au scanner » la biographie des 320 ministres qui ont siégé dans les gouvernements de la République de 1871 à 1914. Titre de l’ouvrage « Les ministres de la République, 1871-1914 », Presses de la FNSP, 1982, 256 pages. Cf. revue L’HISTOIRE, n°59, 1983.

[2] Lire aussi la carte de la région lyonnaise où figurent, en 1930, des voies ferrées parfaitement improbables aujourd’hui. Lien : exportation de vins du Beaujolais sur Paris (XVIII° siècle)

[3] Mais les plus fins analystes dirent rapidement : « Républicains modérés ? mouais… modérément républicains ! ».

[4] Une obligation à lots est une valeur mobilière qui ajoute à un intérêt fixe versé à tous les détenteurs d’obligations, un intérêt exceptionnel versé aux détenteurs qui ont été tirés à la loterie. Le tirage au sort a lieu chaque année. Ce système était en contradiction avec une loi de 1836, l’émission de l’emprunt obligataire à lots par la Compagnie de Panama nécessitait donc une dérogation de la part de la Chambre et c’est là qu’il y eut corruption. Plus d’une centaine de députés ayant "touché" un chèque : ce sont les "chéquards".

LA REPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914 (2ème partie)

publié le 23 avr. 2013, 08:47 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 5 nov. 2017, 10:30 ]

LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914

le plan

 

I. LA REPUBLIQUE "FRAGILE" 1879-1899 (1ère partie) lien : LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE : 1879-1914, 1ère partie

A. La République "Opportuniste"

1. les efforts de consolidation

2. la crise "boulangiste"

B. Une vie politique hésitante (1889-1898)

1. De nouveaux acteurs

2. La république conservatrice : un nouveau "centrisme"

II. LA RÉPUBLIQUE INSTALLÉE : 1899-1914

A. "L' Affaire" :

1. La crise antidreyfusarde

2. La riposte : la république "radicale"

B. Les grands problèmes de 1905 à 1914

1. Une vie politique agitée

2. La France en 1914

 

2ème partie :

 

LA RÉPUBLIQUE INSTALLÉE : 1899-1914

 

    Après l'affaire Dreyfus et ses menaces dictatoriales, les Radicaux se rassemblent, en 1899, pour une politique de défense et d'action républicaines. Après 1905, les problèmes sociaux deviennent les plus importants puis les problèmes militaires et financiers passent au premier plan. Par rapport à la période précédente, on observe une stabilité bien plus grande : le ministère Waldeck-Rousseau dure presque trois ans (juin 99 - juin 1902), celui de Combes -qui lui succède- dure deux ans et huit mois (1902-1905), le ministère Clemenceau dure aussi presque trois ans (oct. 1906 - juillet 1909).

  

A. "L'AFFAIRE" :

    A nouveau, avec l'affaire Dreyfus, la République est menacée.les médias et l’opinion publique : l’affaire Dreyfus

 

        1. La crise antidreyfusarde

    C'est, au départ, une banale affaire d'espionnage mais elle se complique d’une criminelle iniquité judiciaire. Un officier français, noble d’origine hongroise, Esterhazy, vendait aux Allemands des renseignements militaires contre de l’argent. Un de ses papiers, le célèbre bordereau, écrit à la main, fut retrouvé dans la corbeille à papier de l’ambassade par la femme de ménage qui était en réalité un agent du Service de renseignements. Le ministre de la Guerre, Mercier, après enquête de l’État-major, fait arrêter le capitaine Dreyfus au prétexte que son écriture est celle du bordereau et qu’il est juif alsacien (la famille Dreyfus a des usines à Mulhouse). En fait, le dossier est vide, et Mercier fait alors passer au jury du Conseil de guerre des « documents secrets » dont ni Dreyfus, ni son avocat n’ont connaissance. Tout part de là (1894). Un officier du Service, Picquart, découvre, toujours grâce à la femme de ménage, un document adressé à Esterhazy mais non transmis. Après enquête, Picquart découvre que c’est bien Esterhazy qui a écrit le bordereau. L’état-major refuse de reconnaître son erreur. C’est la guerre au ministère de la Guerre entre Picquart et tous les autres [1]. L’officier Henry fabrique un faux document qui montre la culpabilité de Dreyfus. Esterhazy passe en Conseil de guerre mais l’état-major, parfaitement convaincu que c’est lui le coupable, le fait acquitter !

    L'affaire prend un tour politique avec le célèbre "j'accuse" de Zola (1898) qui déchaîne les passions et divise tous les groupes politiques. Les Dreyfusards sont en général les intellectuels (l'expression apparaît à cette occasion) soutenus par les antimilitaristes, pour les Droits de l’Homme, avec création d'une ligue qui existe toujours. Pour la vérité et la justice !

    Les antidreyfusards se recrutent dans l'armée, le clergé catholique, les nationalistes, les antisémites, pour la patrie et l'honneur de l'armée ! Pour la raison d’État. L’Action Française est créée à cette occasion.

    En été 1898, le colonel Henry avoue avoir commis le faux en écriture pour démontrer la culpabilité de Dreyfus et se suicide. La révision du procès, pourtant inévitable, déchaîne les antidreyfusards.

    Le jour des obsèques du président Félix FAURE, Déroulède demande à l'armée de marcher sur l’Élysée (23 février 1899), jugé il est acquitté. Après la décision de la Cour de cassation d'annuler le procès Dreyfus de 1894 et d'en faire un second (à Rennes, en 1899), c'est la "journée des Muscadins", le 4 juin 1899, au grand steeple-chase d'Auteuil, le Président  Loubet est frappé à coup de canne par un nationaliste : le baron Christiani.

 

        2. La riposte : la république "radicale"

    Ce qui fait la gravité de l’Affaire, c’est que la France a été à ce moment exposée au risque d’un coup d’État militaire. C’est le Chef d’état-major qui, au procès Zola, refuse de discuter des documents secrets en exigeant qu’on croie l’Armée sur parole. Il avance la menace d’une démission générale de l’état-major si « la France -le jury d’assises- n’a pas confiance dans son armée » : la justice est à la discrétion de l’Armée ; c’est Déroulède qui tente son coup d’ État, c’est le général Mercier qui déclare à la Cour de cassation : « je ne crois pas que la Cour ait à s’occuper de cette question » ! C’est l’attentat de Christiani ; C’est la balle de revolver qui a failli coûter la vie à Maître Labori, avocat de Dreyfus au procès de Rennes, ce sont plusieurs dizaines de conseils généraux qui envoient des motions de soutien à l’armée. Etc., etc…

    Le radical Waldeck Rousseau dirige alors un ministère de défense républicaine.

    Dans les 24 heures qui suivent sa désignation, Waldeck-Rousseau remplace le préfet de police (de Paris), relève de leur fonction le procureur de la République et le procureur général ; plusieurs généraux sont mutés. Dès juin 99, les chefs nationalistes (Déroulède [2], Guérin) sont traduits devant la haute cour de justice (le Sénat) et condamnés. En janvier 1900, douze religieux de la "congrégation des pères Augustins de l’Assomption", factieux et fanatiques antidreyfusards, sont condamnés par le tribunal correctionnel de la Seine pour constitution d’association non autorisée.

    Dreyfus est gracié mais ce n'est pas suffisant. Il faudra attendre 1906 pour qu'il soit réhabilité et réintégré dans l'armée.

    La loi de 1901 sur les associations privées est très libérale mais les congrégations religieuses toutes antidreyfusardes et activistes sont dissoutes et ne pourront se former qu'après le vote d'une loi et nul ne pourra enseigner s'il n'est pas membre d'une congrégation autorisée. C’est en application de cette loi que divers radicaux, francs-maçons, républicains socialisants créent le parti républicain radical et radical-socialiste, en 1901, c’est le plus vieux parti de France [3]. Fidélité à 1789, valorisation de la propriété privée et laïcité sont les fondamentaux de ce parti.

    Des mesures de "gauche" sont prises en faveur du Travail : création d'un corps d'inspecteurs du travail, d'un Conseil Supérieur du travail, journée réduite à 10h. Il s’agit, autant que faire se peut, de ramener à la République la classe ouvrière.

    Les élections de 1902 marquent un nette poussée à gauche et c'est un radical : Combes, qui entreprend un lutte anticléricale3 juillet 1905, le projet de loi relatif à la séparation de l'Église et de l'État est adopté. Le travail de Jean Estèbe cité plus haut démontre que ces élections ont apporté une "démocratisation du recrutement ministériel avec une chute brutale des enfants des catégories supérieures et un renforcement parallèle des « parvenus sociaux »"[4].

    Cette politique aboutit à la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État. L’ Église catholique n'est plus une institution officielle. 3 juillet 1905, le projet de loi relatif à la séparation de l'Église et de l'État est adopté C’est politique radicale n’a rien à voir avec la révolution sociale : à preuve, le ministre des Finances n’est autre que Rouvier, un affairiste compromis dans le Panama mais qui rassure les milieux… d’affaires.

 

 B. LES GRANDS PROBLÈMES DE 1905 A 1914

 

        1. Une vie politique agitée

    Après le long ministère de Clemenceau de 1906 à 1909, caractérisé par une violente répression des grèves ouvrières et de celles des employés, se succèdent 10 ministères de 1909 à 1914, soit une moyenne de deux par an. L’année 1905 est marquée, au plan international, par la première crise marocaine. C’est une année charnière à partir de laquelle l’hystérie nationaliste, guerrière et anti-allemande va progressivement atteindre les sommets d’autant qu’en 1911, éclate la seconde crise marocaine (Agadir). L’année 1906 voit le triomphe électoral des radicaux, toutes tendances confondues, qui peuvent gouverner à la chambre sans l’appoint des voix socialistes. Mais dès avant 1914, André Siegfried nous avertissait : « (…) les mots les plus rouges en arrivent à ne plus rien signifier du tout ou même à signifier le contraire de leur sens originel et logique ». Après avoir traité du cas de l’épithète « progressiste », Siegfried nous dit de « radical » qu’il « s’embourgeoise à partir de 1906,…, et l’on s’étonne à peine d’entendre parler, dans la conversation, de radicaux ‘modérés’ ou de radicaux ‘conservateurs’ ». Il pense évidemment à Clemenceau (Introduction au « tableau politique de la France de l’Ouest », page XVI). .

    Les problèmes sociaux :

    Dans l'agriculture, crise vinicole de 1907, avec la célèbre mutinerie des "braves soldats du 17°" régiment d’infanterie qui refusent de tirer sur leurs pères et frères vignerons (Agde).

    Dans l'industrie : grèves avec répression sanglante par Clemenceau qui se montre ennemi féroce des ouvriers et des syndicalistes, grèves relancées par le congrès de la CGT à Amiens en 1906 mais qui aboutissent à des résultats : création d'un ministère du travail, rétablissement du repos du dimanche, retraites ouvrières pour certaines catégories (Prévoyance sociale). Clemenceau a mené une véritable guerre sociale à la CGT anarcho-syndicaliste et son nom reste entaché des meurtres de grévistes de Draveil-Villeneuve-St-Georges (1908).

    Dans la fonction publique : les grèves sont interdites, les fonctionnaires sont réquisitionnés, le droit syndical n'est pas obtenu.

     C'est pourquoi il est curieux de voir, aujourd'hui, des hommes politiques soi-disant "de gauche" se réclamer de Clemenceau lequel a eu le soutien et l'admiration de l'extrême-droite (il est vrai après la guerre de 14-18).

    Les problèmes budgétaires :

    Ils sont liés à l'évolution de la situation militaire et à la course aux armements. Le service national devenu totalement universel et réduit à 2 ans en 1905 est prolongé à 3 ans par les radicaux et les modérés malgré la vive opposition de Jaurès et des socialistes (1913).

    Le financement devait se faire par un nouvel impôt proposé par les chefs du parti radical : l'impôt sur le revenu. Les réticences sont nombreuses même à gauche : "Nous entendons que ce nouvel impôt soit préparé avec beaucoup de prudence. Qu'il ne comporte ni vexation, ni inquisition, ne trouble pas le secret des fortunes et n'entrave pas la marche des affaires", Pichery, député radical de Romorantin (mais nous avons vu plus haut ce que Siegfried pense de l'épithète "radical"). Au total,  c'est un refus des députés et les impôts indirects sont augmentés.

    L'impôt sur le revenu sera voté en 1914 et appliqué ultérieurement.

 

        2. La France en 1914

    Politiquement : la France est une démocratie grâce aux républicains et notamment aux radicaux. Économiquement, la France est prospère mais surtout grâce à sa finance davantage qu'à son industrie mais la 2° R.I. est dynamique (aviation, automobile, aluminium, cinéma, etc…). Socialement, le problème ouvrier demeure (pas d'assurance-chômage pour tous, ni de retraite, ni de congés, ni de conventions collectives) mais le pouvoir d'achat a augmenté. Au plan de la civilisation, Paris est la capitale mondiale des arts et des lettres. Le plus gros problème est celui de la démographie : la France est vieille, elle n'a que 39 millions d'habitants alors que l'Allemagne a bondi à 67 !

    Malgré tout, grâce à l'école publique, à la démocratie locale et parlementaire, grâce à l'homogénéisation du peuple français avec les transports, le service militaire universel, la langue nationale, la république a cimenté l'union du peuple de France qui devient attaché à la patrie et à la République.

    Malheureusement, la France en 1914 est travaillée par l’idéologie nationaliste et guerrière avec des Léon Daudet qui publie des journaux comme L’ Avant-guerre (1913), ce qui est un crime contre la paix. On assiste à des revirements étonnants et nombreux sont les Dreyfusards de naguère qui deviennent de chauds partisans de la course aux armements et de la Revanche. Seul, le parti socialiste, unifié en 1905 (S.F.I.O.), peut tenter derrière Jaurès de « mener la guerre à la guerre ». Mais, il est divisé et d’ailleurs, la grève de la CGT en 1912 est un échec qui annonce le désastre de 1914. L'année 1912 : La grève de la CGT en 1912 Si la droite nationaliste est belliciste - la guerre est dans la nature de l’homme dit-elle - le parti républicain radical et radical et radical-socialiste l’est également et tout autant. Dès 1870, Clemenceau souhaitait la revanche contre l’Allemagne. Parti du capitalisme, ce n’est pas le parti radical qui allait faire obstacle à la couse aux armements, elle-même liée à la compétition impérialiste (dont les affaires marocaines sont une belle illustration)[5]. L’année 1912 : il y a cent ans déjà…AGADIR et la haine anti-allemande

    Au total, si la République a duré si longtemps, c’est qu’en définitive elle satisfaisait aux exigences de la force montante du moment : le capitalisme industriel et bancaire. Colonialiste avec les Opportunistes, belliciste avec les Radicaux, la République bourgeoise - conservatrice aurait dit Adolphe Thiers - a donné satisfaction.

·           *     *

    *

 

Biblio : je me permets de renvoyer aux trois chapitres de mon livre qui traitent de cette période : chapitres XI, XII et XIII. Disponibles sur ce site. -onglet "Traditionalisme & Révolution".

Jean-Denis BREDIN, "L'Affaire", Julliard éditeur, Paris, 1983, 768 pages.

Eugen WEBER, "L’Action française", Stock éditeur, Paris, 1964, 652 pages.

Eugen WEBER, "Fin de siècle, la France à la fin du XIX° siècle", Fayard, Paris, 1986, 358 pages.

Zeev STERNHELL, "La droite révolutionnaire", 1885-1914, les origines françaises du fascisme, Seuil, Paris, 1978, 448 pages.

Georges SOREL, "La révolution dreyfusienne", réédition de la deuxième édition de 1910, Éditions du Trident, Paris, 1988,76 pages. 

Georges SOREL, "Réflexions sur la violence", 10° édition, Librairie Marcel Rivière et Cie, paris, 1946.

Philippe ORIOL, "J'accuse ! Émile Zola et l'affaire Dreyfus, une anthologie", coll. Le Monde/Librio, Paris, 2001, 160 pages. (Indispensable aux lycéens).

BOUJU & DUBOIS, "La III° république", coll. Que sais-je ? n°520.

 

PS. Pour la crise boulangiste, la biblio se trouve à la fin de l’article Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)


[1] « Envoyez-le se faire tuer en Afrique » ! dit un des supérieurs de Picquart lequel sera effectivement envoyé en mission en Tunisie saharienne.

[2] Arrêté avec ses acolytes avant qu’il ne procède à sa seconde tentative de coup d’État.

[3] Il existe toujours : c’est le parti radical qui a son siège Rue de Valois. Sa fidélité à la propriété l’a progressivement emmené à droite, il a soutenu J. Chirac et N. Sarkozy… les Radicaux les plus à gauche l’ont quitté et ont crée le mouvement des Radicaux de Gauche, aujourd’hui, parti radical de gauche, allié-satellite du P.S., il a un groupe à l’assemblée.

[4] Revue L’Histoire, n°59, septembre 1983. C’est ce que la droite (comme A. Dansette) et l’extrême-droite (comme Alfred Sorel) ont appelé « la révolution dreyfusienne ». En fait, avec Waldeck-Rousseau, grand avocat d’affaires, le risque révolutionnaire est bien mince. Et le parti radical est un farouche défenseur de la propriété privée. De surcroît, tous les « radicaux » n’adhèrent pas à ce parti et gardèrent leur liberté de vote à la Chambre.

[5] Notons cependant qu’un homme comme Caillaux -radical- échappe à cette analyse.

Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)

publié le 12 avr. 2013, 08:09 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 7 déc. 2015, 06:33 ]

    La crise boulangiste relève de cette ambiance « fin de siècle » que décrit si bien Eugen Weber dans son livre ainsi intitulé. Elle appartient donc parfaitement au nouveau programme de Terminale(s) d’autant plus que la presse écrite atteint dès avant l’éclatement de la dite-crise son apogée. Zeev Sternhell écrit : "Les vingt dernières années du XIXe siècle constituent en réalité les premières années du XXe siècle : avec le boulangisme et l’affaire Dreyfus éclate la première grande crise de la démocratie et de l’ordre libéral. C’est alors que se forge une grande coalition des révoltés, à la fois contre le libéralisme bourgeois, démocratique et souvent conservateur de la IIIe République, et contre le marxisme " http://www.humanite.fr/politique/zeev-sternhell-les-hommes-sont-capables-de-se-cons-547156
  
C’est la première fois que la presse écrite joue un rôle si important dans une crise politique. Il y a à cela deux explications : une technique et une légale. L’explication technique tient en la mise au point de la "rotative" (1872), disons pour simplifier, et la raison légale se ramène essentiellement à la célèbre loi de 1881. Ces deux dernières décennies du XIX° siècle plus la période qui précède la guerre de 1914 sont vraiment l’âge d’or de la presse écrite et cela justifie l’inclusion de la crise boulangiste (1886-1890) dans la question au programme.
    NB. Pour se mettre "dans le bain" de la problématique du sujet, je recommande vivement de lire l’article précédent : Les médias et l’opinion publique sous la Révolution et ensuite…

 

Vers l’âge d’or de la presse écrite


rotative Marinoni 1883

a) les aspects techniques

"Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les « nouvelles » commencèrent à prendre une importance sans précédent avec l'apparition d'une espèce inédite de journal cherchant à attirer le grand public par des articles vivants, piquants, savoureux, poignants, bouleversants, captivants et généralement sensationnels. Né en 1863, alors qu'aucun quotidien français ne tirait à plus de cinquante mille exemplaires, le Petit Journal, qui coûtait cinq centimes tandis que les autres feuilles se vendaient deux à quatre fois plus cher, découvrît rapidement qu'un bon scandale ou un beau meurtre permettait de multiplier les ventes". (Eugen Weber).

Les progrès du Petit Journal avaient été rendus possibles grâce aux presses rotatives qu’Hippolyte Marinoni (1823-1904) mit au point pour lui dès 1867. En imprimerie, le terme de « rotative » apparaît au XIX° siècle, âge d'or de la presse écrite. "Rotative" désigne non pas une presse typographique mais l’offset [1] qui sert à imprimer en continu, au moyen de cylindres, en noir ou en couleur (quadrichromie), et en utilisant du papier en rouleau. L'intérêt du procédé réside dans sa capacité à réaliser une impression de masse. Le papier en bobine apparut en 1866. En 1872, Marinoni fournit au journal La Liberté la première rotative de la presse française, puis il en installe cinq au Petit Journal. En 1882, Marinoni prend le contrôle du journal : "ajoutant à ses qualités d'inventeur et de mécanicien celles d'un véritable patron de presse", il fait du Petit Journal un journal de référence (du point de vue technique, d’un point de vue moral c’est autre chose). En fait, il ouvre la voie à la presse à grand tirage accessible à tous (tableau ci-dessous).


Le scandale des décorations qui oblige le président Jules Grévy - non coupable - à démissionner permit au Petit Journal de dépasser le million d’exemplaires vendus !

Pressentant l'importance de la couleur, Marinoni fabrique en 1889 une presse rotative à impression polychrome, débitant à l'heure 20.000 exemplaires, ce qui permet d'imprimer en six couleurs le supplément illustré de fin de semaine dont la une et la dernière page sont en couleurs.

 

b) la loi de 1881

    On ne peut faire plus sobre et court que son article I : "L'imprimerie et la librairie sont libres". Fin de citation. Cette loi du 29 juillet est l’une des toutes premières des grandes lois républicaines. Elle est votée alors que les Républicains ont triomphé de leurs adversaires conservateurs (royalistes légitimistes, orléanistes et bonapartistes) et disposent de tous les postes de la République : majorité à la chambre des députés, au sénat, donc un président de la République vraiment républicain (Jules Grévy) ce qui n’était pas le cas avec Mac Mahon, royaliste légitimiste, et, enfin, présidence du Conseil des ministres.

    "Ce fut en particulier la loi de 1881", écrit Eugen Weber, "en établissant la liberté de la presse, qui changea l'aspect des rues en France et fit de l'affiche illustrée un spectacle banal puis une production essentielle. Les placards ne tardèrent pas à "pulluler" dans les villages et les bourgades, et cette "folie murale", (…), deviendrait "l'art de notre temps" par excellence" [2]. Weber consacre une belle page à l’affiche murale, il faudrait parler aussi des brochures : ainsi en août 1886, après l’immense succès de la revue du 14 juillet où tout le monde ne vit que Boulanger, une brochure se vendit dans les rues de Paris à cent mille exemplaires. J’en reproduis ci-dessous la page de couverture. Cela fit scandale parce qu’elle était ridiculement hagiographique et que Boulanger était ministre de la République ! Boulanger intervint auprès de l’imprimeur pour qu’il cesse cette publication. Mais, nous dit l’historien Dansette, un de ses collaborateurs suivit la lettre du ministre pour dire à l’imprimeur de ne pas en tenir compte. Au total, ce dernier put en vendre 25.000 exemplaires supplémentaires, 3 à 4 fois plus cher… "La campagne parisienne -celle de janvier 1889, JPR- pulvérise les records : chaque jour, plus de 100.000 affiches sont placardées, L'Intransigeant offre un portrait de Boulanger à chaque lecteur, et les camelots de Dillon sillonnent la capitale en distribuant tracts et chansons. II semble que la duchesse d'Uzès ait versé environ 500.000 F pour cette seule campagne. "On a américanisé Paris" constate le journal Le Temps" [3].

 

Pourquoi parle-t-on de "crise boulangiste"

    Le lecteur trouvera sur ce site l’intégralité du chapitre de mon livre consacré à cette crise sous le titre « La Gueuse », chapitre XI.

    Pour la première fois depuis des lustres, presque vingt ans, la population applaudit un militaire à cheval alors que l’on est sous le régime de la République. Il y eut Napoléon III, avant lui Louis-Philippe 1er, encore avant Napoléon 1er mais depuis la chute de l’empire plus rien. Or cet homme est un général, et qui plus est ministre de la guerre, soit chef des armées. On entend des "Vive Boulanger !" lors des cérémonies officielles, c’est séditieux : cela rappelle, aux plus anciens, les "Vive Napoléon !" lorsque le Prince Louis-Napoléon défilait en tant que président de la République et chacun sait comment cela s’est terminé : par le coup d’Etat du 2 décembre 1851. Et, de fait, les rumeurs de coup d’Etat remplissent les colonnes de journaux alors-même que Boulanger est au ministère de la guerre. C’est que Boulanger a une popularité extraordinaire. Inouïe. Et Boulanger est maître-es-publicité comme pourrait dire le correspondant du Times à Paris. Il a su exploiter un incident à la frontière franco-allemande et faire apparaître une décision de Bismarck à ce sujet comme une reculade. A cette date -1886- le souvenir de 1870 est toujours cuisant. Et si le général Boulanger était l’homme qui allait nous apporter la REVANCHE ? En tout cas sa popularité explose lors de la revue militaire du 14 juillet 1886, à Longchamp, où il éclipse tout le monde. Le chansonnier Paulus entonne dans un café-concert une chanson «En revenant de la revue» qui va devenir l’hymne du boulangisme :     http://www.youtube.com/watch?v=uZ_KJQ2kjw0    .Noter que ces chansons sont à considérer comme des médias, car elles sont imprimées et vendues comme des textes, et elles transmettent un message.

    A quatre moments névralgiques on a craint (si l'on est vrai républicain) ou espéré (dans le cas contraire) un coup d’État.

    D’abord, lors de la crise de deux semaines durant laquelle la France fut sans gouvernement –le "trou d'air"- entre le ministère Goblet (qui chute le 17 mai 1886) et le ministère Rouvier (investi le 30 mai). Cela aurait été une occasion possible de prise du pouvoir par Boulanger qui, pendant qu'on tergiverse, reste en fonction au ministère de la guerre pour expédier les affaires courantes comme on dit. Durant le ministère Goblet, l'idée que Boulanger pût démissionner avait déjà soulevé des rumeurs de coup d’État.

    Puis, il y eut la "journée" du 8 juillet 1887 où Boulanger - qui a été éjecté du gouvernement par les républicains opportunistes qui le trouvaient gênant - doit rejoindre son poste de général de corps d’armée (c’est une promotion, il n’était que général de division) à Clermont-Ferrand (c’est une mise au placard à cette date). On l’éloigne. Mais la presse favorable avait indiqué le jour et l’heure exacte du départ du train. C’est la foule des grands jours. Incontrôlable. Se couche sur les voies. Qui empêche le départ du train. A l’Élysée ! à l’Élysée ! entend-on. C’était possible.

    Ensuite, le 19 avril 1888, Boulanger, qui n’est plus dans l’armée d’active, se rend au Palais Bourbon pour y prendre son siège de député. En effet, il vient de remporter des élections triomphales ! Un vrai plébiscite [4]. Là encore, s’il fait un signe, il peut emmener avec lui la foule immense qui l’attendait dans la chambre des députés et se faire proclamer chef d’un gouvernement provisoire. Qui aurait résisté ?

    Enfin, autre grand moment. Le 27 janvier 1889. Élections raz-de-marée à Paris. En ce dimanche, Paris connaît la chaude ambiance des soirées électorales. Une élection partielle doit remplacer un député de la capitale. Boulanger est seul face au candidat républicain et un candidat désigné par les socialistes. Le dépouillement s'effectue lentement. Boulanger et ses amis vont manger au restaurant. La foule s'agglutine peu à peu autour de l'endroit où le brav' général reconstitue ses forces. Les premiers résultats arrivent. La tendance est bonne. Puis les résultats sont vraiment bons. Très bons. La foule est de plus en plus épaisse. On chante. On crie. On se bouscule. Il est plébiscité. 57% dès le premier tour de scrutin dans ce fief républicain et rouge. "A l’Élysée"… "A l’Élysée !"…C'était possible. Il n'y avait aucun cordon de police.

    Ce sont là quatre temps forts. Mais la crise fut ininterrompue. Entre articles de journaux, réponse, réponse à la réponse, duels, brochures, chansons, affiches, discours, commentaires des discours : tous les jours il se passait quelque chose. L’ambiance est électrique. Lorsque éclate le scandale des décorations, "tout Paris était en effervescence, préparait l'insurrection et menaçait de prendre les armes. A la fin de novembre 1887, les boulevards étaient livrés aux manifestants ; on renversait les voitures, les vieux communards essayèrent de marcher sur l'Hôtel de Ville et il fallut les disperser rue de Rivoli ; les nouveaux révolutionnaires tenaient des réunions à l'Hôtel de Ville même; les clubs patriotiques et gymniques de Déroulède se préparaient au combat ; tandis qu'on observait les casernes dans la crainte (ou l'espoir) de voir l'armée intervenir"[5]. Une ambiance éminemment favorable aux manigances de Boulanger.

    Tout cela se termina en queue de poisson. Boulanger était un pleutre qui, par ailleurs, mais était-ce le moment ? tomba follement amoureux… Boulanger fut mis en déroute par le ministre de l'Intérieur Constans qui trouva des arguments pour organiser (août 1889) un procès en Haute Cour de justice (le Sénat) et qui trouva un procureur (Quesnay de Beaurepaire) pour constituer un dossier quasiment vide (car Boulanger n'organisa ni complot ni attentat contre la sûreté de l’État). Constans fit lancer la rumeur que la police allait procéder à l’arrestation de Boulanger. Immédiatement, celui-ci partit pour Bruxelles. Le brav'général devint rapidement le "général La Frousse". Condamné à la déportation à vie, Boulanger resta à l'étranger. Il fut absent de France pour les élections générales de 1889 (septembre-octobre) qui devaient être l’aboutissement de son parcours et sa consécration et qui furent un échec pour son parti (lui-même n'étant plus éligible). Mais un triomphe pour la III° république et sa tour Eiffel. Finalement, il mourut en se suicidant sur la tombe de sa maîtresse, le 30 septembre 1891, à Bruxelles. Selon le mot vipérin de Clemenceau, "il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant". 

    Il ne faut cependant pas sous-estimer cette affaire qui met au grand jour des tendances profondes : culte du chef, irrationnel, rôle de la ligue des Patriotes et de son service d’ordre para-militaire, antisémitisme (en fin de période), mensonge et démagogie (Boulanger flatte le peuple et reçoit l’argent des royalistes), trahison de "socialistes" qui passent au culte du sauveur suprême…etc. Bref, dans la préhistoire du fascisme en France, il y aurait un chapitre à consacrer à la crise boulangiste.

 

Boulanger et la presse

    Boulanger était intelligent. Il avait visité les États-Unis d’Amérique : en 1883, il représentait la France au centenaire de 1783. Il était avec son compère Dillon, collègue de promotion à Saint-Cyr. Tous les deux admirèrent les méthodes américaines de publicité et de campagne électorale. C’était déjà confettis et cotillons. Dillon quitta l’armée pour l’industrie et fit fortune dans l’industrie des câbles sous-marins pour la télégraphie. Il sera le principal bailleur de fonds de son copain. Au ministère de la guerre, Georges Boulanger créa -c’est hautement significatif- un bureau de presse. Il fut le premier à entretenir des rapports réguliers avec les journalistes, à les tenir informer de ses déplacements, etc…              

    Lorsqu’Eugen Weber écrit "C'est Sadi Carnot (1887-1894) qui avait commencé à inviter la presse aux manifestations publiques et lors de ses tournées présidentielles dans le pays. Avant lui, les journalistes se débrouillaient tout seuls ; désormais, ils bénéficièrent de facilités spéciales : transport, nourriture, hébergement. Plus ils obtenaient d'avantages, plus ils en voulaient. Un fléau, pestait le chef de cabinet de Loubet! ", il se trompe. L’initiateur est Boulanger.

    Le document ci-dessus montre que les paparazzis existaient déjà à son époque. Il est extrait du journal plutôt hostile La Patrie du 19 septembre 1886, alors que l’armée a procédé à des manœuvres dont l’objet est apparemment de…promouvoir l’image du Général. 

    Adrien Dansette, historien traditionaliste, auteur d’un bon livre sur le Boulangisme, publie un excellent tableau qui montre le positionnement et l’évolution de quelques grands journaux par rapport à la personnalité très contestée de Boulanger et par rapport à sa politique à géométrie variable.

 

Journaux

Orientation

Fév. 1886

début du ministère

Mai 87

Chute de Goblet

Mai 88

Le général plébiscitaire

Janvier 89

Élection à Paris

La République française

Opportuniste

Pour

Contre

Contre

Contre

La Justice

Radical

Pour

Pour

Contre

Contre

L’Intransigeant

Rochefort

Pour

Pour

Pour

Pour

Le Pays

Impérialiste

Contre

Contre

Pour

Pour

Le Figaro

Conservateur

Contre

Contre

Contre

Bienveillant

Le Gaulois

Royaliste

Contre

Contre

Pour

Pour

Le Soleil

Orléaniste

Contre

Contre

Réservé

Pour

Moniteur universel

Orléaniste

Contre

Contre

Contre

Réservé

 

    NB. Dansette place l’Intransigeant comme journal « Radical-socialiste », cette étiquette n’a de sens qu’après les années 1901. Ce journal est dirigé par Rochefort qui bâtit sa réputation sur son opposition à Napoléon III, "La France compte 36 millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement" lance-t-il lors de la publication du premier numéro de La Lanterne en mai 68, mai 1868… Il fut communard ce qui le plaça à l’extrême-gauche. En fait, sa prise de position relève davantage de son patriotisme -les Communards refusaient la défaite et poursuivaient le combat contre les Prussiens - patriotisme qui évoluera vers le nationalisme. Il est boulangiste car, pour lui, l’heure de la Revanche a sonné ou doit sonner. Ses arguments font davantage appel à la passion qu’au rationnel. On relèvera qu’il reste toujours favorable à Boulanger lequel passe allégrement de gauche à droite. Rochefort terminera antidreyfusard et antisémite.

    En 1886, Boulanger apparaît comme l’homme de Clemenceau et des républicains radicaux au ministère de la guerre. L’opposition Gauche/Droite, Républicains/Royalistes [6] est parfaitement logique. En 1887, la République française se détache de Boulanger. Jules Grévy, président de la république, avait rapidement décelé les dangers potentiels que représentait Boulanger. Il l'appelait "fauteur de troubles", "perturbateur", "général démagogue". Après l'élection partielle, à Paris, du 23 mai 1887, où Boulanger quoique non candidat obtint 38.000 voix, le journaliste Joseph Reinach, favorable au gouvernement républicain, lance l'alarme, dans "La République française" du 24 mai 1887, "Eh bien! Oui, il existe une question Boulanger. S'il est un principe de gouvernement qui a été posé avec force par la Révolution française, c'est celui de la suprématie du pouvoir civil. Oui ou non, sommes-nous sous la République française, ou je ne sais quelle république hispano-américaine ?". Les républicains ont eu très tôt ce pressentiment : "jamais le parti républicain n'acceptera un général président du conseil ou président de la république". Les opportunistes [7] plus précocement que les radicaux, puisque Boulanger est sorti des rangs de ces derniers. Jules Ferry dénonce ceux qui "veulent substituer l'impulsion des foules irresponsables à l'action libre et réfléchie des pouvoirs publics et se ruent derrière le char d'un Saint-Arnaud de café-concert"[8]. C'est la manifestation de la gare de Lyon, le 8 juillet 1887 -"émeute césarienne" écrit Joseph Reinach- qui mit la puce à l'oreille des radicaux les plus lucides. La foule parisienne s'oppose au départ du général, allant jusqu'à se coucher sur les rails. Clemenceau dénonce ces scènes qui sont "la négation de la doctrine républicaine. Les républicains ont pour premier devoir de ne jamais exalter à ce point un individu. C'est à l'idée, à l'idée seule, qu'ils doivent rendre hommage". Le journal La Justice retire son soutien au général démagogue.

    Puis, Boulanger a des entrevues secrètes avec le duc d’Orléans, chef du parti royaliste. Le financement par la duchesse d’Uzès devient …monnaie courante. "Je mets à la disposition du comte de Paris pour être placés sur la carte Boulanger trois millions". On se croirait au casino. Trois millions de francs représentent une vraie fortune à l'époque. Boulanger affirme à Mackau, chef du parti monarchiste en France, en décembre 1887 : "Vous allez en Angleterre [9]. Dites au prince qu'il peut avoir confiance en moi, que rien n'est changé depuis onze mois dans mes intentions". Évidemment, Boulanger dissimulera en permanence l'origine de l'argent aux supporters de son entourage qui ont la fibre républicaine. Duplicité essentielle au personnage. Mais, aux ordres, la presse conservatrice évolue et se met progressivement à soutenir Boulanger. Lors de l’élection partielle de janvier 1889, Boulanger s’oppose à un républicain opportuniste, mais il y a un troisième candidat, un socialiste dont on apprendra par la suite qu’il était stipendié par les boulangistes afin de diviser et d’affaiblir le camp républicain.

Le soutien à Boulanger : Paris et province.

    Voici comment la presse parisienne s’est partagée sur la question du maintien ou du renvoi de Boulanger du ministère de la guerre après la censure du gouvernement Goblet par la chambre des députés (mai 1887).

POUR le maintien du général : Le Petit Journal, la Lanterne, l'Intransigeant, le Petit Parisien, la Revanche, le Cri du peuple, la France, Paris; l’Événement, le XIXe Siècle, le Voltaire, la Souveraineté, le Pays, le Gil Blas, l'Action, le Rappel, le Soir, le Mot d'Ordre, l'Écho de Paris, le Réveil-Matin, la Nation.

CONTRE : Le Figaro, les Débats, la République française, la Petite République française, l'Autorité, le Temps, la Paix, le Soleil, le National, le Radical, l'Univers, le Monde, le Petit Caporal, la Gazette de France, le Français, la Patrie, la Défense, l'Observateur, le Moniteur universel, le Petit Moniteur, la Petite Presse et le Gaulois.

NEUTRES OU INCERTAINS : Le Matin, La liberté, le Siècle, le Télégraphe, la Justice.

    Mais le boulangisme est un phénomène d’ampleur national et la presse de province a aussi son avis sur la question. Le Petit Provençal de Marseille, la Petite France de Tours, le Journal d’Amiens, le Petit Républicain de Toulouse, le Journal du département de l'Indre (Châteauroux), la Constitution (Auxerre), la Tribune de l’Aisne (Saint-Quentin), le Progrès de l'Oise (Vervins), l'Avenir (Rennes), la France du Nord (Boulogne-sur-Mer), le Patriote (Saint-Brieuc), l'Eclaireur du littoral (Nice), l'Avenir (Grenoble), le Phare du littoral Nice), le Progrès de la Loire-inférieure (Nantes), le Courrier de Lyon, le Républicain  de l'Ouest (Niort), la Touraine (Tours), le Courrier de l'Aisne (Laon), l’Union républicaine (Fontainebleau), le Rappel de l'Aude (Carcassonne), l'Avenir de la Dordogne (Périgueux), l'Eclaireur des Pyrénées-Orientales, le Midi (Nîmes), le Réveil du Dauphiné (Grenoble) le Courrier de Saumur, l'Indépendant de la Charente-Inférieure (Saintes), 1a Démocratie du Cher (Bourges), Lyon républicain, le Patriote du Centre (Nevers), la République des Hautes-Pyrénées (Tarbes), l’Union-libérale (Tours), le Réveil de l’Ain (Bourg), la Dépêche de Brest, L’Union de la Haute-Marne (Chaumont), l'Avenir de l'Est (Reims), le Petit Phare (Nantes), l'Union républicaine (Albi), le Libéral de Seine-et-Oise (Versailles), déclarent tous indispensable le maintien du général au ministère.

 

L’hostilité au régime parlementaire.

    Cet aspect fondamental du boulangisme apparaît nettement sur cette "une" de couverture du journal La Bombe du 14 juillet 1889.

    Parmi les éléments de manipulation des foules figure la confusion des idées. Le slogan des boulangistes est "Dissolution, révision, constituante", auberge espagnole où chacun amène ses espérances. L'appel à une nouvelle assemblée constituante est évidemment une référence à la grande Révolution, omniprésente en ces années où la victoire des Républicains est toute fraîche, encore contestée par les conservateurs, et où s'annonce le centenaire de 1789. Mais Boulanger est-il révolutionnaire ? Il est de ces démagogues qui émoustillent la foule en colère en lui parlant de la prise de la Bastille. La Bastille, en 1889, c'est le Parlement ! Ainsi, le journal boulangiste La Bombe (sic) dans son numéro du 14 juillet 1889, montre le brav'général guidant ses troupes à l'assaut d'un château-fort, à l'image de Bonaparte au pont d'Arcole, tenant en main droite le drapeau tricolore et l'index de la main gauche pointé en direction du château. Aux créneaux sont inscrits les mots "bastille parlementaire", et derrière, on voit des députés apeurés parmi lesquels on reconnaît Jules Ferry avec ses favoris. Un canon, gravé des mots "suffrage universel", tire un boulet et en arrière-plan, le soleil se lève, annonçant la victoire aux élections générales de novembre prochain.

    Ainsi veut-on faire croire que les députés sont les nouveaux privilégiés, qu'il faut les renverser comme les grands aïeuls culbutèrent l'Aristocratie…


    Révolution contre un des principaux acquis de la Révolution : la démocratie représentative ! Installer à sa place le pouvoir personnel ! Mais on attaque une bastille, n'est-ce pas le principal ? Combien de fois, bernera-t-on les gens en empruntant le vocabulaire révolutionnaire pour leur faire croire à un ressourcement alors que c'est tout le contraire… Révolution nationale en 1940, Comité de salut public en 1958…(discours de Marine LePen, aujourd’hui)...  Manipulations. Boulanger et les siens appellent à "une république honnête" alors qu'il est lui-même malhonnête, dissimulant à ses électeurs ouvriers l'origine royaliste de son argent.

    Tous les moyens étaient bons : "foulards, épingles, paniers, pipes, liqueurs, savons à l'effigie du général sont ainsi distribués par des colporteurs, dans toute la France. A Paris, sur les boulevards, on peut acheter pour 10 centimes une biographie illustrée du général. La vérité sur le général Boulanger, Le Petit Boulanger, Boulanger sauveur de la France, C'est lui que nous voulons, sont les brochures concurrentes. Plus de 600 portraits, photographies, lithographies, gravures du général sont à la disposition du public. 370 chansons lui sont consacrées" nous dit Jean Garrigues qui porte ce jugement : "c'est vraiment le début de la personnalisation, voire de la "starisation" dans la vie politique française" [10].

    Lourd héritage.

Biblio :

Adrien DANSETTE, "Le boulangisme, 1886-1890", librairie Académique Perrin, Paris, 2° édition, 1938.

Jean GARRIGUES, "Le boulangisme", collection Que-Sais-Je ? P.U.F., Paris, 1992, 128 pages.

Jacques NERE, "Le boulangisme et la presse", A. Colin, Paris, 1964, 240 pages.

Eugen WEBER, "Fin de siècle, la France à la fin du XIX° siècle", Fayard, Paris, 1986, 358 pages.

Jean-Pierre RISSOAN, Traditionalisme et Révolution, chapitre XI, « la Gueuse », disponible sur ce site. 

Plus difficile d’accès (voyez la date de parution) :

UN CURIEUX, "le dossier du général Boulanger", nombreuses gravures, fac-similé de caricatures en noir et en couleur, A la librairie illustrée, Paris, juin 1887, 456 pages.


[1] L'offset (de l'anglais to set off, reporter) est un procédé d'impression qui est en fait une amélioration de son ancêtre, la lithographie, par le remplacement de la pierre lithographique par une plaque cintrable, adaptée à un cylindre, et l'ajout d'un blanchet entre le cylindre porte-plaque et le papier. (Wiki). Lire aussi l’article « presse typographique ».

[2] E. WEBER, "Fin de siècle".

[3] J. GARRIGUES, Le Boulangisme, Que sais-je ?

[4] A cette date, on votait au scrutin de liste. Si un siège de député venait à se libérer, on procédait à son renouvellement dans tout le département. De surcroît, le droit électoral de l’époque permettait les candidatures multiples : si un renouvellement avait lieu dans trois départements le même dimanche, Boulanger -ou un autre- pouvait se présenter dans les trois départements. Après la crise boulangiste, on supprima ces deux dispositions : mise en place du scrutin d’arrondissement (comme aujourd’hui) et suppression des candidatures multiples.

[5] Eugen WEBER.

[6] Par « impérialistes » il faut comprendre : favorables à un retour à l’empire bonapartiste.

[7] A ce moment, le mot "opportuniste" n'a pas la connotation fortement péjorative qu'il a aujourd'hui. Les opportunistes sont les républicains qui pensent qu'il faut réaliser les réformes au moment "opportun". Ils se distinguent des républicains "radicaux" qui veulent faire aboutir au plus vite tous les objectifs de la Révolution de 1789.

[8] Sur le rôle de Saint-Arnaud dans le coup d’État de Louis-Napoléon, voir le chapitre "Le spectre rouge" dans mon livre, sur ce site. La référence au "café-concert" rappelle les succès de la chanson En revenant de la revue entonnée par Paulus à l'Alcazar d'été, après le défilé des troupes, le 14 juillet 1886, défilé militaire organisé pour la première fois sous la III° république par Boulanger, ministre de la guerre, et à partir duquel l’armée remplace la peuple.

[9] La loi de juin 1886 avait privé les chefs des familles ayant régné sur la France du droit d'y résider.

[10] J. GARRIGUES, Que sais-je ?

Les médias et l’opinion publique sous la Révolution et ensuite…

publié le 12 avr. 2013, 07:40 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 18 janv. 2017, 15:46 ]

    Avant l’apparition du cinéma et de la radio, les médias de masse (mass-media est l’origine anglaise) étaient représentés par le livre, la presse écrite, les affiches et la bande dessinée. On n’a pas attendu la fin du XIX° siècle pour en saisir l’efficacité. Rivarol, journaliste d’extrême-droite sous le Révolution qualifia la presse d’"artillerie de la pensée"… C’était un homme politique, royaliste et contre-révolutionnaire, qui a tout de suite vu le parti que l’on pouvait en tirer.

    C’est pourtant la Révolution qui va lui en donner les moyens. L’article XI de la DDHC dit clairement : "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi". Et de fait, les Français - surtout les Parisiens - vont s’emparer sans délai de cette nouvelle liberté. Il est vrai que la demande de lecture et d‘informations était grande. Mais la liberté de la presse a des ennemis puissants comme l’Église catholique pour qui seules comptent le Verbe de la Bible et la parole du curé. Ce sera donc une liberté surveillée. Plus tard, le pape Grégoire XVI  condamnera formellement cette liberté. "C’est la peste !"  écrira-t-il dans son encyclique Mirari Vos du 15 août 1832. Les racines chrétiennes de la France, il a fallu les arracher pour construire la France des droits de l'homme et du citoyen.

 

Avant la Révolution

    La cause déterminante fut la crise financière. Mais cette crise elle-même ne prit une telle gravité et un tel développement que parce qu'il existait en France à cette époque un état d'esprit révolutionnaire. Cet état d'esprit s'était formé progressivement, pendant le règne de Louis XV, surtout grâce aux écrits des philosophes. Le changement de règne en 1774 n'avait pas apaisé l’effervescence des esprits.

    La mort de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau en 1778 n’a pas affaibli leur influence : le Contrat social était même beaucoup plus lu en 1789 qu'il ne l'avait été au moment de sa publication, en 1762. De la diversité des théories contenues dans les ouvrages des philosophes une doctrine révolutionnaire s'était dégagée, en contradiction absolue avec les principes sur lesquels reposait le régime établi, celui du roi-très-chrétien. Malgré l'immense diffusion des écrits de Voltaire et leur popularité, ce sont les idées de Jean-Jacques Rousseau qui ont constitué le fondement de la doctrine révolutionnaire. Nul écrivain n'a marqué si profondément de son empreinte les générations qui ont fait la Révolution. Il leur a inspiré non seulement des idées, mais la foi en ces idées, et comme une religion nouvelle dont l’Émile et le Contrat social ont été l'Évangile.

    Rôle du livre

    Telle petite bourgeoise comme Mlle Philipon, celle qui sera Mme Roland, passe la nuit à lire et à relire Jean-Jacques en pleurant d'émotion : "Je l'ai lu trop tard écrit-elle, et bien m'en a pris : il m'eût rendu folle je n'aurais voulu lire que lui.". Si l'on croit un publiciste contemporain, Mallet du Pan, "dans les classes moyennes inférieures, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que Voltaire. C'est lui seul qui a inoculé chez les Français la doctrine de la souveraineté du peuple et de ses conséquences les plus extrêmes. J'ai entendu Marat en 1788 lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques aux applaudissements d'un auditoire enthousiaste".

    Des idées de Rousseau, deux surtout enthousiasmèrent ses lecteurs : la souveraineté du peuple et l’égalité des droits. Elles devinrent des dogmes auxquels ils s'attachèrent avec d'autant plus de ferveur que la plupart d’entre eux souffraient du régime des privilèges et de l'arbitraire. De là, il convient de souligner le rôle du contenu dans l’importance de l’économie du livre.

    Les premiers journaux.

    Les grands mots de liberté et d'égalité tournaient toutes les têtes, depuis la jeune noblesse jusqu'à la plèbe misérable. Dans les grandes villes, et surtout à Paris, le peuple entier lisait et discutait des affaires publiques. Les boutiques de libraires étaient assiégées. La vogue des journaux était telle que des écrivains de talent, Rivarol, Linguet, Brissot, se spécialisaient dans le journalisme.

    "Jamais, disait Arthur Young arrivant à Paris, je n'ai vu un mouvement de publicité semblable, même à Londres". Le baron Friedrich Heinrich Storch (1766-1835), alors étudiant et effectuant son tour d’Europe, constate que "Tout le monde lit à Paris... On lit en voiture, à la promenade, au théâtre dans les entr'actes, au café, au bain. Dans les boutiques, femmes, enfants, ouvriers, apprentis lisent ; le dimanche, les gens qui s'assoient à la porte de leurs maisons lisent ; les laquais lisent derrière les voitures ; les cochers lisent sur leurs sièges ; les soldats lisent au poste et les commissionnaires à leur station".

Un peu partout se formaient des sociétés de lecture, véritables clubs où on lisait les nouvelles et papiers publics.

    Tout cela témoigne d’une situation bouillonnante et les médias de l’époque : livres, journaux, affiches, sont déjà un vecteur indispensable de la pensée, non seulement des élites mais du peuple au sens banal du terme. L’enthousiasme du savant Storch est à tempérer. Pour la période 1786-1790, enquête portant sur 78 départements, 47% des hommes et 27% des femmes savent lire et écrire. Ce pourcentage est cependant nettement supérieur à Paris.


Sous la Révolution

Le graphique ci-contre montre "l’explosion" du nombre de journaux publiés. 1790 est la plus féconde, compte tenu que 1789 ne compte que pour un semestre, calendrier révolutionnaire oblige ! L’évolution du nombre est fonction de la vie politique, après le 10 août 1792, les royalistes ne peuvent plus faire n’importe quoi.  : dictature révolutionnaire de l’an II, mesures antiroyalistes de l’an IV. A partie de l’an VIII (1800) c’est le bonapartisme : il n’y a plus de liberté de la presse. Napoléon Bonaparte ne tolère plus qu’un seul journal par département et le rédacteur-en-chef en est... le préfet.







La gravure ci-dessous montre l’extraordinaire engouement que suscite la liberté de la presse.


    Au arrière-plan, les imprimeurs travaillent à la chaîne, depuis la recherche des caractères pour composer la page jusqu’à la presse - machine-pressoir qui a donné son nom à « la presse » - en passant par les gros tampons-encreurs.

    Au premier plan, les militants s’arrachent pour aller distribuer la bonne parole révolutionnaire. L’homme à terre est un royaliste qui voulait vendre le « ça va mal ! ». On peut lire Le père Duchesne, L’ami de la patrie, L’ami des lois, Le clairvoyant, etc…

    Mais il n’y a pas que les révolutionnaires… La révolution voit naître une espèce toute nouvelle et promise à un grand avenir : le journaliste d’extrême-droite. Cette espèce a de beaux spécimen : Rivarol, Mallet du Pan, l’abbé Royou, et beaucoup d’autres plus obscurs mais non moins violents. A ces partisans de l’Ancien régime, la situation révolutionnaire fournit du grain à moudre pour se gausser de l’état d’apparente anarchie où se trouve le pays. Au départ, ils veulent mener un débat d’idées mais peu à peu les attaques ad hominem deviennent la caractéristique de leurs "papiers". Ainsi, Marat, devient sous leurs plumes, un homme "violent, excité, sanguinaire, laid, débraillé, sordide", un "cynique dégoûtant vivant publiquement avec ces misérables filles qu'on rencontre dans les rues les plus sales, et qu'un honnête homme ne voudrait pas toucher du bout de son soulier". Tous finissent, à des degrés divers, nous dit J.-P. Bertaud [1], par ridiculiser leurs adversaires, se gaussant de leurs tares, de leurs malheurs conjugaux, vrais ou supposés, et des avatars de leur vie publique.

 

Le rôle de l’affiche.

    Dans les campagnes, le rôle de l’affiche est très important -et donc le rôle social du colporteur qui va de village en village - car le nombre d’illettrés est parfois très élevé.Le document suivant montre que l’affiche peur être le vecteur de la propagande politique selon le pouvoir en place. C’est le cas où l’opinion des gens est fabriquée par le commanditaire du média et non par le fabricant du média.



Commentaire de E. Ducoudray (Paris I) :

    "Ces trois gravures de propagande, dans la manière de Greuze, sont identiques mais véhiculent des messages différents. Elles montrent bien le souci des autorités révolutionnaires d'informer et de former à la fois l'opinion publique jusqu'au fond des campagnes. Elles soulignent les étapes du cheminement tumultueux de la Révolution française au cours de sept années jusqu'à la veille du coup d'État de Brumaire.

    Le texte d'accompagnement de la première des trois gravures précise que la scène illustre le «récit d'un invalide, chez un fermier de haute Normandie en leur (sic) montrant une image représentant le portrait du roi». A l'extrême droite, le colporteur dispose encore de plusieurs exemplaires du portrait qu'il ira diffuser dans d'autres fermes.

    C'est le même colporteur qui, dans l'image suivante, diffuse le décret sur l'existence de l'Être suprême. Au mur, l'Égalité et la République montagnarde avec sa pique et le bonnet phrygien, bonnet que tient aussi le deuxième présentateur. Le paysage, entrevu par la porte ouverte, s'est "enrichi" d'un arbre de la Liberté surmonté également d'un bonnet phrygien.

    La dernière image glorifie le général Bonaparte et la paix rétablie avec l'Empire autrichien par le traité de Leoben (17 avril 1797). Son portrait accroché au mur voisine encore avec une République dont les attributs ont changé et qui tient une corne d'abondance et un rameau d'olivier, que tient aussi dans sa main le deuxième présentateur. L'arbre de la Liberté perd également son bonnet phrygien remplacé par un drapeau".

    Je rajoute que l’annonce dans les campagnes n’est pas faite avec le portrait de Robespierre. Celui-ci n’a pas été l’objet d’un quelconque culte de la personnalité. En revanche, ce culte commence avec Bonaparte, général victorieux. Le bonnet phrygien rappelait trop la période des sans-culottes associés au Jacobins lors de la crise de "l’année terrible", comme disait Victor Hugo, c’est-à-dire 1793-94.


La révolution de 1830

    Cette révolution fait partie de notre patrimoine. On a dit qu’elle fut "faite pour et par la Presse". C’est exagéré, les deux mille morts civils qu’elle a provoqués n’étaient pas tous journalistes. Mais que veut-on dire par cette expression qui a tout de même un part de vérité ? 

    Le régime de la Restauration est totalement rétrograde avec un roi Charles X qui est un traditionaliste qui ne rêve que de revenir à l’Ancien Régime. Après des élections - pourtant censitaires, c’est-à-dire ne concernant que les riches - défavorables, Charles X qui préfère "aller à cheval plutôt qu’en charrette" - allusion à la charrette qui emmena son frère Louis XVI à l’échafaud - prend l’offensive et publie quatre ordonnances - c’est-à-dire des décisions arrêtées sans vote du Parlement - dont la première suspend la liberté de la presse et rétablit la demande d’autorisation préalable à la publication d’un journal.

    Les ordonnances parurent dans la matinée du lundi 26 juillet au Moniteur[2], à la stupeur générale. Les journalistes atteints directement par l’ordonnance sur la presse se réunirent aussitôt au bureau du National[3] et arrêtèrent les termes d'une protestation que Thiers rédigea et qu’ils signèrent individuellement. - "Il faut des têtes en bas de ces papiers-là, avait dit Thiers, voici la mienne".

"Le régime légal est interrompu, disait ce manifeste, celui de la force est commencé. Dans la situation où nous sommes placés, l’obéissance cesse d'être un devoir. Les citoyens appelés les premiers à obéir sont les écrivains des journaux ; ils doivent donner les premiers l'exemple de la résistance à l'autorité qui s'est dépouillée du caractère de la loi... Nous lui résistons pour ce qui nous concerne ; c'est à la France à juger jusqu'où doit s’étendre sa propre résistance".

Le texte ne manque pas de noblesse d’âme et de courage JPR.


    A la nouvelle des ordonnances,  des attroupements se formèrent au Palais-Royal, à la Bourse, surtout le soir, à la sortie des ateliers. Le lendemain matin, 27 juillet, les journaux de l'opposition parurent sans avoir sollicité l'autorisation. Des placards furent affichés, distribués, commentés dans les quartiers populaires par les jeunes gens des sociétés secrètes et ouvriers imprimeurs que la fermeture des ateliers rendait libres. Les députés présents à Paris, au nombre d'une trentaine, réunis dans l'après-midi chez Casimir Périer, décidaient d'élever, eux aussi, une protestation.

    Comme au 14 juillet ou au 10 août 1792, la population parisienne se souleva en faveur des libertés politiques menacées. Paris était toujours la ville aux rues étroites, il suffisait d'une voiture renversée, de quelques arbres, de pavés arrachés pour faire une barricade. Les boulevards, quelques places comme celle de la Bastille ou la place Vendôme, les quais permettaient seuls des manœuvres et des déploiements de troupes. D'ailleurs Charles X et Polignac n'avaient prévu aucune mesure de précaution : "il suffira d'un bonnet à poils sur les tours de Notre-Dame pour tout faire rentrer dans l'ordre", disait le roi, fin connaisseur de la mentalité du peuple parisien.

    Se déroulent alors les Trois glorieuses : 27, 28, 29 juillet 1830.

    Dans la journée du 30, un mouvement républicain se développa. Le peuple vainqueur ne voulait plus rien connaître des Bourbons. "Il est trop tard", répondirent les insurgés à Charles X qui venait d’annuler les ordonnances, "il a glissé dans le sang, il y est tombé, qu'il y reste". Il y avait là de quoi épouvanter les parlementaires, bourgeois royalistes et, pour libéraux qu’ils fussent, amis de l'ordre. Ils furent heureux de pouvoir se rallier a une proposition inopinée. Le 30 juillet au matin, les murs se trouvèrent couverts d'un manifeste qui lançait la candidature au trône du duc d'Orléans. Il émanait du petit groupe du National avait été rédigé par Thiers, approuvé par Laffitte.

"Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d'affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l'Europe. Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution, Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous. Le duc d'Orléans était à Jemappes. Le duc d'Orléans est un roi-citoyen. Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores. Le duc d'Orléans peut seul les porter encore. Nous n'en voulons point d'autres. Le duc d'Orléans ne se prononce pas. Il attend notre vœu. Proclamons ce vœu et il acceptera la Charte comme nous l'avons toujours entendue et voulue. C'est du peuple français qu'il tien sa couronne".

    A. Thiers a le premier compris ce qu’était le matraquage publicitaire.

    Le duc d'Orléans accepta le 31 au matin devant les députés et Pairs du royaume. Il se présenta ensuite à l’Hôtel de Ville, embrassant au balcon le marquis de La Fayette et fut acclamé. Les républicains étaient joués et leur victoire, acquise sur les barricades, était escamotée par les orléanistes.

    On voit bien que la presse est au cœur du mouvement révolutionnaire de 1830 : agression de Charles X, insoumission des gens du National, insoumission des autres journaux le lendemain, rôle central du journaliste Thiers -appelé à un grand avenir -, rôle du manifeste affiché sur les murs de Paris…Mais tout cela eût été ans effet si le peuple et les ouvriers étaient restés sagement chez eux.


Ce tableau, moult fois reproduit, est devenu un signe, un message immédiatement lisible.

 voir aussi : Lyon : La révolte des canuts crée le premier journal ouvrier

La fin des notables, le suffrage universel, les médias au cœur du système.

    Boissy d'Anglas justifiait ainsi le suffrage censitaire : "Nous devons être gouvernés par les meilleurs ; les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Or, à bien peu d'exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l'aisance qu'elle donne, l'éducation qui les a rendus propres à discuter, avec sagacité et justesse, les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de la patrie... Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est l'état de nature". Même son de cloche chez Dupont de Nemours à la même date : "Il est évident que les propriétaires sans le consentement desquels personne ne pourrait ni loger ni manger dans le pays en sont les citoyens par excellence. Ils sont souverains par la grâce de Dieu, de la nature, de leur travail, de leurs avances, des travaux et des avances de leurs ancêtres"[4]. Condorcet s’interroge : "il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir de lumières, ni exercer sa raison" ?

    Pour tous les notables, le suffrage censitaire ne fait donc aucun doute. Seulement, voilà, les Français ont fait l’expérience du suffrage universel, de l’égalité, de la…révolution ! (3° partie) LA CONSTITUTION DE 1793 DITE DE L’AN I. En 1848, une nouvelle révolution impose le suffrage universel masculin. La droite royaliste, la droite des notables va tout faire pour revenir au suffrage restreint, faisant voter la loi des 3 ans de résidence alors que la plupart des ouvriers sont obligés de se déplacer pour trouver du travail. Un homme politique inattendu va comprendre que le monde des notables est fini, que le peuple a pris sa place en politique : Louis-Napoléon.

    Ce dernier, on le sait, fut le premier homme politique conservateur à comprendre que l’ère des notables était dépassée, qu’il fallait gouverner avec les "masses" en lâchant quelques réformes en pâture pour garder l’essentiel : le pouvoir. Que tout change pour que rien ne change. Louis-Napoléon Bonaparte qui écrivait dans son Extinction du paupérisme (1844): "Aujourd'hui, le règne des castes est fini, on ne peut gouverner qu'avec les masses". Nul doute qu'il pense d'abord aux masses paysannes au sein desquelles il va réactiver le mythe de l'Empereur, mais il pense également aux ouvriers comme l'indique le titre de son petit ouvrage.

    Avant d'être connu et reconnu, Louis-Napoléon s'imprégnait des théories du socialiste utopique Saint-Simon. Il lisait également Proudhon. Comme Saint-Simon, il prône l'intervention de l’État, hérésie en ces temps libéraux, et lui fixe une mission sociale. Deux éléments qui expliquent le cri de détresse du bourgeois Guizot qui s'écrie, apprenant la victoire de Louis-Napoléon à la présidentielle de 1848, "c'est la victoire définitive du socialisme". Exagération angoissée. Mais Guizot confond social et socialisme. Durant la campagne électorale, Louis-Napoléon se fit le héraut des propriétaires contre les "rouges" mais, habilement, il parle aussi de diminution des impôts populaires, d'impulsion de l'économie fournisseuse d'emplois, de prévoyance de la vieillesse. Après son élection, à Lyon, le 16 août 1850, il inaugure une "caisse de secours mutuel et de retraite" et, malgré l'opposition de l'assemblée législative à majorité royaliste –qu'il ne se fait pas faute de dénoncer- il obtient le vote d'une loi instituant une caisse nationale de retraite pour la vieillesse, où l'adhésion est non obligatoire mais volontaire.

Sous l'Empire

    Napoléon III reste en contact avec Proudhon et le ralliement des Saint-simoniens est massif. Il mène une politique productiviste dirions-nous aujourd'hui, d'aides à l'industrie, d'aménagements et de grands travaux urbains ou ruraux, il imite les Anglais et leur politique du "pain pas cher" avec le traité de libre-échange visant à faire baisser les prix, "accroître par la vie bon marché, le bien-être de ceux qui travaillent" (A. Plessis). Outre une politique démagogique d'assistance et de paternalisme, Napoléon III impulse la création des sociétés de secours mutuel. Ce sont des sociétés de prévention volontaire dont celles qui sont "approuvées" par le préfet reçoivent un local gratuit et le versement par l’État d'une allocation. En 1870, on comptait 6.000 caisses et près d'un million d'adhérents dont des "ouvriers mais aussi des cheminots, des instituteurs, des employés de préfecture" (A. Plessis). Outre diverses autres mesures, on sait que l'Empire fit voter la loi de 1864 qui réforme le droit de coalition, qui légalise la grève sous réserve qu'elle ne porte pas atteinte à la liberté du travail. Ce qui donne toute latitude aux préfets, on le devine. Nonobstant, pour certains c'est une conquête obtenue par la lutte, pour d'autres c'est une bonne grâce de l'Empereur.

    On sait que cette démarche ouvriériste n'eut pas tous les résultats escomptés. Au plébiscite de 1870, Paris et Lyon votent massivement "non". Ce sont des fiefs de l'Association Internationale des Travailleurs fondée, entre autres, par K. Marx. Mais tous les ouvriers ne sont pas parisiens ou lyonnais. À l'échelle du pays, le "oui", s'il baisse, reste au niveau élevé de 82,4%. Dans les campagnes, le vote à droite reste largement majoritaire, y compris chez les "ouvriers des champs". Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner si, au début de la III° république, le parti bonapartiste reste influent chez les ouvriers et si certains sont tentés, ultérieurement, par le vote boulangiste.

    Ainsi, à l'ère de la République triomphante, les esprits des populations restent habités d'idées bien vieilles. Mais l'héritage est lourd.

 

Tout cela pour dire quoi ?

    Avec le suffrage universel, le peuple est arithmétiquement majoritaire. Il faut le faire voter pour les notables. Napoléon III l’a bien compris et est l’inventeur du populisme moderne. Le populisme est une politique qui consiste à faire voter le peuple en faveur des classes possédantes et lui tenant un discours flatteur, en lui faisant des promesses et, éventuellement en en tenant quelques unes. On sait depuis La Boétie comment les rois réussissent à se tenir en place alors que leur tyrannie aurait dû depuis longtemps les faire basculer cul par-dessus tête : la religion est évidemment un bon moyen de domination, l’opium du peuple est bel et bien une réalité. Même si la religion n’est pas que cela. A l’époque qui nous intéresse maintenant, la fin du 19° siècle, la presse est un média idéal pour manipuler l’opinion et la faire voter dans le « bon sens ». Son rôle est manifeste durant la crise boulangiste.

Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)



[1] J.-P. BERTAUD, "La presse de droite dans l'opposition, l'ami du roi contre l'ami du peuple", L'HISTOIRE, n°37, septembre 1981, compte-rendu de lecture de l’ouvrage de Jeremy D. Popkin, "the Righ-Wing press in France, 1792-1800 ", the University of Carolina Press, Chapel Hill, 1980.

[2] Journal officiel du gouvernement.

[3] Journal d’opposition à Charles X, créé par Adolphe Thiers, financé par le banquier Laffitte.

[4] Textes cités par G. LEFEBVRE, dans son livre "Les Thermidoriens".



 

La II° république (1848-1851)

publié le 22 juil. 2012, 13:47 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 30 janv. 2019, 05:27 ]

    La II° république est née d'une révolution insurrectionnelle, fin février 1848, qui marque l'entrée de la classe ouvrière dans la vie politique. Cependant le France reste très rurale et le suffrage universel mis en place par la république envoie une majorité de royalistes au Parlement et L.-N. Bonaparte à la présidence de la république. Ces contradictions en font un régime de courte durée.

 

1. LE TEMPS DU SOCIALISME ROMANTIQUE

 

    Cette période dure de février à juin 1848.

    Le gouvernement provisoire mis en place par l'insurrection de février comprend des hommes comme Lamartine, Arago, Louis Blanc et Albert. L'ambiance politique est très idéaliste (c’est l’époque des arbres de la Liberté bénis par le curé du village).

    Le gouvernement accorde le suffrage universel - vieille revendication républicaine -, abolit l'esclavage (rôle de Schoelcher), affirme le droit au travail. C'est ainsi qu'est créée la commission du Luxembourg[1] qui doit trancher les conflits du travail entre patrons et ouvriers, et qui crée les Ateliers Nationaux. La devise officielle du nouveau régime devient Liberté, Égalité, Fraternité.

    Les élections générales pour l' A.N.C. (assemblée nationale constituante) ont lieu précocement -en avril-, le peuple n’a pas eu le temps d’apprécier les bienfaits de la République et donnent une majorité bourgeoise modérée. L'une de ses premières décisions est la fermeture des Ateliers Nationaux (c’étaient des entreprises subventionnées par l’État, indépendamment du travail et des résultats obtenus, alors que les impôts rentrent mal). Cette fermeture provoque la terrible insurrection de juin 1848 où 4.000 ouvriers sont massacrés, 11.000 arrestations effectuées dont 4.000 déportations en Algérie. C’est une des pages les plus tragiques de notre histoire.

    La peur des "rouges", des "partageux", unit tous ceux qui avaient quelque richesse à défendre (bourgeoisie, paysans propriétaires) et créa un "parti de l'ordre", prêt à soutenir n'importe quel gouvernement fort, qui maintiendrait l'ordre social. La République voit se poser la question ouvrière.

N.B. le « parti de l’ordre » n’est pas un parti organisé avec des militants, un chef, etc…Il s’agit de l’ensemble des possédants qui ont peur, peur du désordre, peur de perdre leur patrimoine et qui sont prêts à tout pour le sauvegarder. L’Église catholique est évidemment un des piliers de ce "parti" (sauf le courant représenté par Lamennais).

 

2. UNE RÉPUBLIQUE SANS RÉPUBLICAINS

La constitution de 4 novembre 1848

    Elle met en place définitivement le suffrage universel.

    Elle met en place deux organes : l'assemblée législative et la présidence de la République. Élus tous deux au suffrage universel direct masculin. Le président n'est pas immédiatement rééligible = c'est un futur cas de conflit avec l'Assemblée.

    Le point faible de cette constitution est que le Président et l'Assemblée sont sans moyen d'action l'un sur l'autre. Que se passera-t-il en cas de conflit entre les deux pouvoirs ?

Le triomphe du "parti de l'ordre"

    Le 10 décembre 1848, est élu Louis-Napoléon Bonaparte (qui se fait appeler "prince" puisqu’il est le neveu de l’Empereur) à la présidence de la République. En 1849, les électeurs envoient une majorité de députés royalistes à l'Assemblée législative.

    Cette majorité vote la loi FALLOUX (mars 1850) c’est la soi-disant liberté de l'enseignement, en réalité le libéralisme pour l’école privée catholique. La même majorité restreint le Suffrage Universel dans une optique anti-ouvrière (il faut loger au même domicile depuis trois ans pour pouvoir voter, or, à cette époque, les demandeurs d’emplois se déplaçaient fréquemment. Cf. Lantier dans Germinal) et, de plus, elle limite la liberté de la presse.

Le coup d'État de L.-N. Bonaparte

    Le conflit éclate entre le Prince-président et l'Assemblée au sujet de la révision constitutionnelle. L.-N. Bonaparte veut se faire réélire mais la constitution l’en empêche (cf. supra). Soutenu par les milieux d'affaires et l'Armée, L.-N. Bonaparte réalise son coup d’État le 2 décembre 1851 [2]. Il dissout l'Assemblée (c'est anticonstitutionnel), arrête les chefs républicains, mais - habilement-  rétablit le suffrage universel dans son intégralité. Il convoque le peuple à un plébiscite. 2 décembre 1851 : 160°anniversaire du coup d'Etat.

    Les républicains ont résisté avec quelques barricades dispersées par l'Armée. Certains s'exilent comme V. Hugo. 32 départements sont en état de siège (conseils de guerre en lieu et place des tribunaux réguliers). 15.000 condamnés dont 10.000 déportés à Cayenne et en Algérie 2 décembre 1851, Les Insurgés de la République démocratique et sociale

    Le référendum - plébiscite eut lieu les 21 et 22 décembre 1851 sur la question suivante : "le peuple français veut le maintien de l'autorité de L.-N. Bonaparte et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour établir une constitution sur les bases proposées dans la proclamation" du 2 décembre. 7.436.000 oui, 650.000 non. Ainsi qu’on le voit, le peuple abdique sa souveraineté au profit d’un individu nommément désigné : c’est le plébiscite, qui n’a rien à voir avec un referendum.

 

    Les républicains vont tirer une leçon importante de l'expérience de 1848. Ils constatent que le suffrage universel n'est pas la panacée. La panacée ce sera le suffrage universel plus la conscience éduquée, autrement dit l'instruction du peuple. Ce sera la République selon Jules Ferry. Mais, en réalité, la question ouvrière ne sera pas résolue par le suffrage universel même avec une école publique laïque, gratuite et obligatoire.

 

Lecture complémentaire : chapitre IX de mon livre « le spectre rouge » disponible sur ce site.



[1] Parce qu’elle siège au palais du Luxembourg (Paris).

[2] Jour anniversaire du sacre de Napoléon 1er (1804) et de la victoire d’Austerlitz (1805) : L.-N. B. joue à fond la carte du souvenir impérial largement bonifié.

1-7 sur 7