Les médias et l’opinion publique sous la Révolution et ensuite…

publié le 12 avr. 2013, 07:40 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 18 janv. 2017, 15:46 ]

    Avant l’apparition du cinéma et de la radio, les médias de masse (mass-media est l’origine anglaise) étaient représentés par le livre, la presse écrite, les affiches et la bande dessinée. On n’a pas attendu la fin du XIX° siècle pour en saisir l’efficacité. Rivarol, journaliste d’extrême-droite sous le Révolution qualifia la presse d’"artillerie de la pensée"… C’était un homme politique, royaliste et contre-révolutionnaire, qui a tout de suite vu le parti que l’on pouvait en tirer.

    C’est pourtant la Révolution qui va lui en donner les moyens. L’article XI de la DDHC dit clairement : "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi". Et de fait, les Français - surtout les Parisiens - vont s’emparer sans délai de cette nouvelle liberté. Il est vrai que la demande de lecture et d‘informations était grande. Mais la liberté de la presse a des ennemis puissants comme l’Église catholique pour qui seules comptent le Verbe de la Bible et la parole du curé. Ce sera donc une liberté surveillée. Plus tard, le pape Grégoire XVI  condamnera formellement cette liberté. "C’est la peste !"  écrira-t-il dans son encyclique Mirari Vos du 15 août 1832. Les racines chrétiennes de la France, il a fallu les arracher pour construire la France des droits de l'homme et du citoyen.

 

Avant la Révolution

    La cause déterminante fut la crise financière. Mais cette crise elle-même ne prit une telle gravité et un tel développement que parce qu'il existait en France à cette époque un état d'esprit révolutionnaire. Cet état d'esprit s'était formé progressivement, pendant le règne de Louis XV, surtout grâce aux écrits des philosophes. Le changement de règne en 1774 n'avait pas apaisé l’effervescence des esprits.

    La mort de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau en 1778 n’a pas affaibli leur influence : le Contrat social était même beaucoup plus lu en 1789 qu'il ne l'avait été au moment de sa publication, en 1762. De la diversité des théories contenues dans les ouvrages des philosophes une doctrine révolutionnaire s'était dégagée, en contradiction absolue avec les principes sur lesquels reposait le régime établi, celui du roi-très-chrétien. Malgré l'immense diffusion des écrits de Voltaire et leur popularité, ce sont les idées de Jean-Jacques Rousseau qui ont constitué le fondement de la doctrine révolutionnaire. Nul écrivain n'a marqué si profondément de son empreinte les générations qui ont fait la Révolution. Il leur a inspiré non seulement des idées, mais la foi en ces idées, et comme une religion nouvelle dont l’Émile et le Contrat social ont été l'Évangile.

    Rôle du livre

    Telle petite bourgeoise comme Mlle Philipon, celle qui sera Mme Roland, passe la nuit à lire et à relire Jean-Jacques en pleurant d'émotion : "Je l'ai lu trop tard écrit-elle, et bien m'en a pris : il m'eût rendu folle je n'aurais voulu lire que lui.". Si l'on croit un publiciste contemporain, Mallet du Pan, "dans les classes moyennes inférieures, Rousseau a eu cent fois plus de lecteurs que Voltaire. C'est lui seul qui a inoculé chez les Français la doctrine de la souveraineté du peuple et de ses conséquences les plus extrêmes. J'ai entendu Marat en 1788 lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques aux applaudissements d'un auditoire enthousiaste".

    Des idées de Rousseau, deux surtout enthousiasmèrent ses lecteurs : la souveraineté du peuple et l’égalité des droits. Elles devinrent des dogmes auxquels ils s'attachèrent avec d'autant plus de ferveur que la plupart d’entre eux souffraient du régime des privilèges et de l'arbitraire. De là, il convient de souligner le rôle du contenu dans l’importance de l’économie du livre.

    Les premiers journaux.

    Les grands mots de liberté et d'égalité tournaient toutes les têtes, depuis la jeune noblesse jusqu'à la plèbe misérable. Dans les grandes villes, et surtout à Paris, le peuple entier lisait et discutait des affaires publiques. Les boutiques de libraires étaient assiégées. La vogue des journaux était telle que des écrivains de talent, Rivarol, Linguet, Brissot, se spécialisaient dans le journalisme.

    "Jamais, disait Arthur Young arrivant à Paris, je n'ai vu un mouvement de publicité semblable, même à Londres". Le baron Friedrich Heinrich Storch (1766-1835), alors étudiant et effectuant son tour d’Europe, constate que "Tout le monde lit à Paris... On lit en voiture, à la promenade, au théâtre dans les entr'actes, au café, au bain. Dans les boutiques, femmes, enfants, ouvriers, apprentis lisent ; le dimanche, les gens qui s'assoient à la porte de leurs maisons lisent ; les laquais lisent derrière les voitures ; les cochers lisent sur leurs sièges ; les soldats lisent au poste et les commissionnaires à leur station".

Un peu partout se formaient des sociétés de lecture, véritables clubs où on lisait les nouvelles et papiers publics.

    Tout cela témoigne d’une situation bouillonnante et les médias de l’époque : livres, journaux, affiches, sont déjà un vecteur indispensable de la pensée, non seulement des élites mais du peuple au sens banal du terme. L’enthousiasme du savant Storch est à tempérer. Pour la période 1786-1790, enquête portant sur 78 départements, 47% des hommes et 27% des femmes savent lire et écrire. Ce pourcentage est cependant nettement supérieur à Paris.


Sous la Révolution

Le graphique ci-contre montre "l’explosion" du nombre de journaux publiés. 1790 est la plus féconde, compte tenu que 1789 ne compte que pour un semestre, calendrier révolutionnaire oblige ! L’évolution du nombre est fonction de la vie politique, après le 10 août 1792, les royalistes ne peuvent plus faire n’importe quoi.  : dictature révolutionnaire de l’an II, mesures antiroyalistes de l’an IV. A partie de l’an VIII (1800) c’est le bonapartisme : il n’y a plus de liberté de la presse. Napoléon Bonaparte ne tolère plus qu’un seul journal par département et le rédacteur-en-chef en est... le préfet.







La gravure ci-dessous montre l’extraordinaire engouement que suscite la liberté de la presse.


    Au arrière-plan, les imprimeurs travaillent à la chaîne, depuis la recherche des caractères pour composer la page jusqu’à la presse - machine-pressoir qui a donné son nom à « la presse » - en passant par les gros tampons-encreurs.

    Au premier plan, les militants s’arrachent pour aller distribuer la bonne parole révolutionnaire. L’homme à terre est un royaliste qui voulait vendre le « ça va mal ! ». On peut lire Le père Duchesne, L’ami de la patrie, L’ami des lois, Le clairvoyant, etc…

    Mais il n’y a pas que les révolutionnaires… La révolution voit naître une espèce toute nouvelle et promise à un grand avenir : le journaliste d’extrême-droite. Cette espèce a de beaux spécimen : Rivarol, Mallet du Pan, l’abbé Royou, et beaucoup d’autres plus obscurs mais non moins violents. A ces partisans de l’Ancien régime, la situation révolutionnaire fournit du grain à moudre pour se gausser de l’état d’apparente anarchie où se trouve le pays. Au départ, ils veulent mener un débat d’idées mais peu à peu les attaques ad hominem deviennent la caractéristique de leurs "papiers". Ainsi, Marat, devient sous leurs plumes, un homme "violent, excité, sanguinaire, laid, débraillé, sordide", un "cynique dégoûtant vivant publiquement avec ces misérables filles qu'on rencontre dans les rues les plus sales, et qu'un honnête homme ne voudrait pas toucher du bout de son soulier". Tous finissent, à des degrés divers, nous dit J.-P. Bertaud [1], par ridiculiser leurs adversaires, se gaussant de leurs tares, de leurs malheurs conjugaux, vrais ou supposés, et des avatars de leur vie publique.

 

Le rôle de l’affiche.

    Dans les campagnes, le rôle de l’affiche est très important -et donc le rôle social du colporteur qui va de village en village - car le nombre d’illettrés est parfois très élevé.Le document suivant montre que l’affiche peur être le vecteur de la propagande politique selon le pouvoir en place. C’est le cas où l’opinion des gens est fabriquée par le commanditaire du média et non par le fabricant du média.



Commentaire de E. Ducoudray (Paris I) :

    "Ces trois gravures de propagande, dans la manière de Greuze, sont identiques mais véhiculent des messages différents. Elles montrent bien le souci des autorités révolutionnaires d'informer et de former à la fois l'opinion publique jusqu'au fond des campagnes. Elles soulignent les étapes du cheminement tumultueux de la Révolution française au cours de sept années jusqu'à la veille du coup d'État de Brumaire.

    Le texte d'accompagnement de la première des trois gravures précise que la scène illustre le «récit d'un invalide, chez un fermier de haute Normandie en leur (sic) montrant une image représentant le portrait du roi». A l'extrême droite, le colporteur dispose encore de plusieurs exemplaires du portrait qu'il ira diffuser dans d'autres fermes.

    C'est le même colporteur qui, dans l'image suivante, diffuse le décret sur l'existence de l'Être suprême. Au mur, l'Égalité et la République montagnarde avec sa pique et le bonnet phrygien, bonnet que tient aussi le deuxième présentateur. Le paysage, entrevu par la porte ouverte, s'est "enrichi" d'un arbre de la Liberté surmonté également d'un bonnet phrygien.

    La dernière image glorifie le général Bonaparte et la paix rétablie avec l'Empire autrichien par le traité de Leoben (17 avril 1797). Son portrait accroché au mur voisine encore avec une République dont les attributs ont changé et qui tient une corne d'abondance et un rameau d'olivier, que tient aussi dans sa main le deuxième présentateur. L'arbre de la Liberté perd également son bonnet phrygien remplacé par un drapeau".

    Je rajoute que l’annonce dans les campagnes n’est pas faite avec le portrait de Robespierre. Celui-ci n’a pas été l’objet d’un quelconque culte de la personnalité. En revanche, ce culte commence avec Bonaparte, général victorieux. Le bonnet phrygien rappelait trop la période des sans-culottes associés au Jacobins lors de la crise de "l’année terrible", comme disait Victor Hugo, c’est-à-dire 1793-94.


La révolution de 1830

    Cette révolution fait partie de notre patrimoine. On a dit qu’elle fut "faite pour et par la Presse". C’est exagéré, les deux mille morts civils qu’elle a provoqués n’étaient pas tous journalistes. Mais que veut-on dire par cette expression qui a tout de même un part de vérité ? 

    Le régime de la Restauration est totalement rétrograde avec un roi Charles X qui est un traditionaliste qui ne rêve que de revenir à l’Ancien Régime. Après des élections - pourtant censitaires, c’est-à-dire ne concernant que les riches - défavorables, Charles X qui préfère "aller à cheval plutôt qu’en charrette" - allusion à la charrette qui emmena son frère Louis XVI à l’échafaud - prend l’offensive et publie quatre ordonnances - c’est-à-dire des décisions arrêtées sans vote du Parlement - dont la première suspend la liberté de la presse et rétablit la demande d’autorisation préalable à la publication d’un journal.

    Les ordonnances parurent dans la matinée du lundi 26 juillet au Moniteur[2], à la stupeur générale. Les journalistes atteints directement par l’ordonnance sur la presse se réunirent aussitôt au bureau du National[3] et arrêtèrent les termes d'une protestation que Thiers rédigea et qu’ils signèrent individuellement. - "Il faut des têtes en bas de ces papiers-là, avait dit Thiers, voici la mienne".

"Le régime légal est interrompu, disait ce manifeste, celui de la force est commencé. Dans la situation où nous sommes placés, l’obéissance cesse d'être un devoir. Les citoyens appelés les premiers à obéir sont les écrivains des journaux ; ils doivent donner les premiers l'exemple de la résistance à l'autorité qui s'est dépouillée du caractère de la loi... Nous lui résistons pour ce qui nous concerne ; c'est à la France à juger jusqu'où doit s’étendre sa propre résistance".

Le texte ne manque pas de noblesse d’âme et de courage JPR.


    A la nouvelle des ordonnances,  des attroupements se formèrent au Palais-Royal, à la Bourse, surtout le soir, à la sortie des ateliers. Le lendemain matin, 27 juillet, les journaux de l'opposition parurent sans avoir sollicité l'autorisation. Des placards furent affichés, distribués, commentés dans les quartiers populaires par les jeunes gens des sociétés secrètes et ouvriers imprimeurs que la fermeture des ateliers rendait libres. Les députés présents à Paris, au nombre d'une trentaine, réunis dans l'après-midi chez Casimir Périer, décidaient d'élever, eux aussi, une protestation.

    Comme au 14 juillet ou au 10 août 1792, la population parisienne se souleva en faveur des libertés politiques menacées. Paris était toujours la ville aux rues étroites, il suffisait d'une voiture renversée, de quelques arbres, de pavés arrachés pour faire une barricade. Les boulevards, quelques places comme celle de la Bastille ou la place Vendôme, les quais permettaient seuls des manœuvres et des déploiements de troupes. D'ailleurs Charles X et Polignac n'avaient prévu aucune mesure de précaution : "il suffira d'un bonnet à poils sur les tours de Notre-Dame pour tout faire rentrer dans l'ordre", disait le roi, fin connaisseur de la mentalité du peuple parisien.

    Se déroulent alors les Trois glorieuses : 27, 28, 29 juillet 1830.

    Dans la journée du 30, un mouvement républicain se développa. Le peuple vainqueur ne voulait plus rien connaître des Bourbons. "Il est trop tard", répondirent les insurgés à Charles X qui venait d’annuler les ordonnances, "il a glissé dans le sang, il y est tombé, qu'il y reste". Il y avait là de quoi épouvanter les parlementaires, bourgeois royalistes et, pour libéraux qu’ils fussent, amis de l'ordre. Ils furent heureux de pouvoir se rallier a une proposition inopinée. Le 30 juillet au matin, les murs se trouvèrent couverts d'un manifeste qui lançait la candidature au trône du duc d'Orléans. Il émanait du petit groupe du National avait été rédigé par Thiers, approuvé par Laffitte.

"Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d'affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l'Europe. Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution, Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous. Le duc d'Orléans était à Jemappes. Le duc d'Orléans est un roi-citoyen. Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores. Le duc d'Orléans peut seul les porter encore. Nous n'en voulons point d'autres. Le duc d'Orléans ne se prononce pas. Il attend notre vœu. Proclamons ce vœu et il acceptera la Charte comme nous l'avons toujours entendue et voulue. C'est du peuple français qu'il tien sa couronne".

    A. Thiers a le premier compris ce qu’était le matraquage publicitaire.

    Le duc d'Orléans accepta le 31 au matin devant les députés et Pairs du royaume. Il se présenta ensuite à l’Hôtel de Ville, embrassant au balcon le marquis de La Fayette et fut acclamé. Les républicains étaient joués et leur victoire, acquise sur les barricades, était escamotée par les orléanistes.

    On voit bien que la presse est au cœur du mouvement révolutionnaire de 1830 : agression de Charles X, insoumission des gens du National, insoumission des autres journaux le lendemain, rôle central du journaliste Thiers -appelé à un grand avenir -, rôle du manifeste affiché sur les murs de Paris…Mais tout cela eût été ans effet si le peuple et les ouvriers étaient restés sagement chez eux.


Ce tableau, moult fois reproduit, est devenu un signe, un message immédiatement lisible.

 voir aussi : Lyon : La révolte des canuts crée le premier journal ouvrier

La fin des notables, le suffrage universel, les médias au cœur du système.

    Boissy d'Anglas justifiait ainsi le suffrage censitaire : "Nous devons être gouvernés par les meilleurs ; les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Or, à bien peu d'exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l'aisance qu'elle donne, l'éducation qui les a rendus propres à discuter, avec sagacité et justesse, les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de la patrie... Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est l'état de nature". Même son de cloche chez Dupont de Nemours à la même date : "Il est évident que les propriétaires sans le consentement desquels personne ne pourrait ni loger ni manger dans le pays en sont les citoyens par excellence. Ils sont souverains par la grâce de Dieu, de la nature, de leur travail, de leurs avances, des travaux et des avances de leurs ancêtres"[4]. Condorcet s’interroge : "il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir de lumières, ni exercer sa raison" ?

    Pour tous les notables, le suffrage censitaire ne fait donc aucun doute. Seulement, voilà, les Français ont fait l’expérience du suffrage universel, de l’égalité, de la…révolution ! (3° partie) LA CONSTITUTION DE 1793 DITE DE L’AN I. En 1848, une nouvelle révolution impose le suffrage universel masculin. La droite royaliste, la droite des notables va tout faire pour revenir au suffrage restreint, faisant voter la loi des 3 ans de résidence alors que la plupart des ouvriers sont obligés de se déplacer pour trouver du travail. Un homme politique inattendu va comprendre que le monde des notables est fini, que le peuple a pris sa place en politique : Louis-Napoléon.

    Ce dernier, on le sait, fut le premier homme politique conservateur à comprendre que l’ère des notables était dépassée, qu’il fallait gouverner avec les "masses" en lâchant quelques réformes en pâture pour garder l’essentiel : le pouvoir. Que tout change pour que rien ne change. Louis-Napoléon Bonaparte qui écrivait dans son Extinction du paupérisme (1844): "Aujourd'hui, le règne des castes est fini, on ne peut gouverner qu'avec les masses". Nul doute qu'il pense d'abord aux masses paysannes au sein desquelles il va réactiver le mythe de l'Empereur, mais il pense également aux ouvriers comme l'indique le titre de son petit ouvrage.

    Avant d'être connu et reconnu, Louis-Napoléon s'imprégnait des théories du socialiste utopique Saint-Simon. Il lisait également Proudhon. Comme Saint-Simon, il prône l'intervention de l’État, hérésie en ces temps libéraux, et lui fixe une mission sociale. Deux éléments qui expliquent le cri de détresse du bourgeois Guizot qui s'écrie, apprenant la victoire de Louis-Napoléon à la présidentielle de 1848, "c'est la victoire définitive du socialisme". Exagération angoissée. Mais Guizot confond social et socialisme. Durant la campagne électorale, Louis-Napoléon se fit le héraut des propriétaires contre les "rouges" mais, habilement, il parle aussi de diminution des impôts populaires, d'impulsion de l'économie fournisseuse d'emplois, de prévoyance de la vieillesse. Après son élection, à Lyon, le 16 août 1850, il inaugure une "caisse de secours mutuel et de retraite" et, malgré l'opposition de l'assemblée législative à majorité royaliste –qu'il ne se fait pas faute de dénoncer- il obtient le vote d'une loi instituant une caisse nationale de retraite pour la vieillesse, où l'adhésion est non obligatoire mais volontaire.

Sous l'Empire

    Napoléon III reste en contact avec Proudhon et le ralliement des Saint-simoniens est massif. Il mène une politique productiviste dirions-nous aujourd'hui, d'aides à l'industrie, d'aménagements et de grands travaux urbains ou ruraux, il imite les Anglais et leur politique du "pain pas cher" avec le traité de libre-échange visant à faire baisser les prix, "accroître par la vie bon marché, le bien-être de ceux qui travaillent" (A. Plessis). Outre une politique démagogique d'assistance et de paternalisme, Napoléon III impulse la création des sociétés de secours mutuel. Ce sont des sociétés de prévention volontaire dont celles qui sont "approuvées" par le préfet reçoivent un local gratuit et le versement par l’État d'une allocation. En 1870, on comptait 6.000 caisses et près d'un million d'adhérents dont des "ouvriers mais aussi des cheminots, des instituteurs, des employés de préfecture" (A. Plessis). Outre diverses autres mesures, on sait que l'Empire fit voter la loi de 1864 qui réforme le droit de coalition, qui légalise la grève sous réserve qu'elle ne porte pas atteinte à la liberté du travail. Ce qui donne toute latitude aux préfets, on le devine. Nonobstant, pour certains c'est une conquête obtenue par la lutte, pour d'autres c'est une bonne grâce de l'Empereur.

    On sait que cette démarche ouvriériste n'eut pas tous les résultats escomptés. Au plébiscite de 1870, Paris et Lyon votent massivement "non". Ce sont des fiefs de l'Association Internationale des Travailleurs fondée, entre autres, par K. Marx. Mais tous les ouvriers ne sont pas parisiens ou lyonnais. À l'échelle du pays, le "oui", s'il baisse, reste au niveau élevé de 82,4%. Dans les campagnes, le vote à droite reste largement majoritaire, y compris chez les "ouvriers des champs". Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner si, au début de la III° république, le parti bonapartiste reste influent chez les ouvriers et si certains sont tentés, ultérieurement, par le vote boulangiste.

    Ainsi, à l'ère de la République triomphante, les esprits des populations restent habités d'idées bien vieilles. Mais l'héritage est lourd.

 

Tout cela pour dire quoi ?

    Avec le suffrage universel, le peuple est arithmétiquement majoritaire. Il faut le faire voter pour les notables. Napoléon III l’a bien compris et est l’inventeur du populisme moderne. Le populisme est une politique qui consiste à faire voter le peuple en faveur des classes possédantes et lui tenant un discours flatteur, en lui faisant des promesses et, éventuellement en en tenant quelques unes. On sait depuis La Boétie comment les rois réussissent à se tenir en place alors que leur tyrannie aurait dû depuis longtemps les faire basculer cul par-dessus tête : la religion est évidemment un bon moyen de domination, l’opium du peuple est bel et bien une réalité. Même si la religion n’est pas que cela. A l’époque qui nous intéresse maintenant, la fin du 19° siècle, la presse est un média idéal pour manipuler l’opinion et la faire voter dans le « bon sens ». Son rôle est manifeste durant la crise boulangiste.

Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)



[1] J.-P. BERTAUD, "La presse de droite dans l'opposition, l'ami du roi contre l'ami du peuple", L'HISTOIRE, n°37, septembre 1981, compte-rendu de lecture de l’ouvrage de Jeremy D. Popkin, "the Righ-Wing press in France, 1792-1800 ", the University of Carolina Press, Chapel Hill, 1980.

[2] Journal officiel du gouvernement.

[3] Journal d’opposition à Charles X, créé par Adolphe Thiers, financé par le banquier Laffitte.

[4] Textes cités par G. LEFEBVRE, dans son livre "Les Thermidoriens".



 

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