3. Le "premier XIX° siécle"

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Napoléon BONAPARTE, son rôle dans l’histoire de la France contemporaine

publié le 5 mai 2021, 03:30 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 9 mai 2021, 10:39 ]



En cette période de commémoration – à ne pas confondre avec « célébration » - je voudrais insister sur le rôle primordial du bonapartisme dans l’histoire contemporaine de notre pays. Il serait vain de nier les aspects positifs de Bonaparte dans la consolidation des acquis de la Révolution dont il fut un acteur comme militant jacobin, montagnard, comme militaire reprenant la ville et le port de Toulon aux ennemis anglais (1793), etc…. Mais son rôle dans la vie politique française est bien plus important et grave. Il est important d’étudier la tradition bonapartiste qui va parcourir l'histoire de la France contemporaine. On sait l'éternelle discussion entre historiens qui consiste à savoir si Napoléon est un continuateur de la Révolution ou un restaurateur de l'absolutisme monarchique. Laissons ce débat, et interrogeons-nous pour savoir si Napoléon a sa place dans l'histoire de l'extrême-droite en France ? Je pense pouvoir le dire, même si, pour son époque, je le rappelle, il a joué un rôle progressiste : il a été celui qui a prolongé le travail des assemblées révolutionnaires en ouvrant la porte à la domination de la bourgeoisie au XIX° siècle, parachevant la destruction de la domination de l'aristocratie. Soit. Mais il laisse une empreinte définitive et grave qui sera prise en héritage par les extrémistes de droite et cela sur deux plans. D'une part, son accession au pouvoir se fait par la force militaire et l'armée est un des fondements de son pouvoir. D'autre part, il use et abuse du plébiscite qui donne un côté populiste à son gouvernement alors que le plébiscite est tout le contraire de la démocratie.

Outre ces deux aspects fondamentaux, la dictature d'essence militaire et le plébiscite démagogique, je dois également distinguer comme "porteurs d'avenir", le refus du système des partis et l'instrumentalisation de la religion.

 

L'usage de la force armée.

Le 18 brumaire (9 novembre 1799) est la date de mise à mort du Directoire[i]. Mais le Conseil des Cinq-Cents refuse la révision constitutionnelle et faillit tout faire échouer. Heureusement pour les putschistes, Lucien Bonaparte avait été élu président des Cinq-Cents. Il fait appel à la force brutale, à Murat - "foutez-moi tout ce monde-là dehors" dit ce dernier délicatement à ses soldats en parlant des députés investis de la représentation nationale - et ce n'est que par l'intervention d'un peloton de grenadiers que Bonaparte obtint satisfaction. Les députés sont expulsés, les Anciens et quelques députés ralliés votent la suppression du Directoire, et son remplacement par trois consuls.

Au travail le 7 décembre, les commissions arrêtèrent le projet le 13 : c'était le première fois qu'une constitution française était rédigée/adoptée par un petit comité et non par une assemblée élue, délibérant collectivement et librement. On retrouvera cette situation en 1940 et 1958.

Le recours à la violence des armes, rendu inévitable par l'échec de la procédure parlementaire, imprime une tache indélébile sur le nouveau régime. Choisi par les Révisionnistes (on appelait ainsi ceux qui voulaient réviser la constitution du Directoire, Sieyès au premier plan) pour ses victoires - déjà décisives et réputées avant 1799 - Napoléon Bonaparte est condamné à une fuite en avant et il le sait : "mon pouvoir tient à ma gloire et ma gloire aux victoires que j'ai remportées. Ma puissance tomberait si je ne lui donnais pour base encore de la gloire et des victoires nouvelles. La conquête m'a fait ce que je suis, la conquête seule peut me maintenir".

Dans un article tout en nuances, J.-P. Bertaud montre bien le rôle central de l'armée dans le régime bonapartiste. Il cite Georges Lefebvre : "quoi qu'en aient dit et lui-même et ses apologistes, le pouvoir de Bonaparte, de par son origine, fut une dictature militaire, donc absolue". En apportant toutefois un bémol : ce ne fut pas une dictature telle qu'on put en voir au XX° siècle en Amérique latine ou en Afrique, "l'Empire ne fut pas la prébende des militaires", mais par son origine, l'archétype que l'armée livra et l'esprit dont elle était animée (l'armée d'un homme et non plus de la nation) et que Napoléon souhaita pour la cité (songeons, entre autres à la militarisation des lycées, l'ordre de la légion d'honneur,…), la dictature napoléonienne est une variante de la dictature militaire, conclut l'historien[ii]. Cette indifférence à l'égard de l’État de droit, s'exprime également quant au droit des gens, c'est-à-dire le droit international. Bonaparte fait arrêter, c'est enlever qu'il faut dire, le duc d'Enghien en Allemagne, en violation manifeste du droit.

L’usage du plébiscite.

Révolutionnaire – il fut montagnard – Bonaparte a le souci de se faire légitimer par le peuple, mais il va dévier totalement le sens du principe référendaire. 

Dans la discussion avec Sieyès, il avait demandé et obtenu que la constitution soit "offerte de suite à l'acceptation du peuple français" c'est-à-dire à un vote. La constitution de l'an VIII fut promulguée le 15 décembre 1799 et soumise à référendum. Les opérations de consultation populaire se déroulèrent dans chaque commune, par inscription sur des registres et non par vote à bulletin secret comme en 1793 ou 1795 et se terminèrent le 28 février 1800. Mais la constitution que Sieyès avait voulu "courte et obscure" fut mise en application dès le 25 décembre 1799 c'est-à-dire sans attendre les résultats du scrutin. On a peine à le croire. Ce plébiscite est la marque distinctive du régime napoléonien : ce n'est pas, comme le référendum de 1793, une expression de la démocratie directe mais la ratification d'un fait accompli. Les résultats furent massifs en faveur de Bonaparte : 3.011.007 oui et 1.562 non, ce qui implique tout de même 3 à 4 millions d'électeurs qui se sont abstenus nous dit jacques Godechot[iii]. Ce succès amena Napoléon à user et abuser du procédé.

Le plébiscite de 1802 - les opérations durent de mai à fin juillet - est carrément nominatif "Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ?". Le plébiscite de 1804 également : "le peuple français veut-il l'hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte ?". La République n'est plus. La vie politique est la "chose de Napoléon Bonaparte" ce n'est plus l'affaire de tous. Mais, dira-t-on, Napoléon Bonaparte reprend à son compte la tradition démocratique du suffrage universel. Dans les apparences seulement car le peuple est invité, en réalité, à aliéner sa souveraineté, il donne cette souveraineté à un homme, dont le nom est inscrit dans la soi-disant constitution. Il n'y a pas plus pervers que le plébiscite nominatif.

Dans Le Mémorial de Sainte-Hélène, on peut lire l'anecdote suivante. En 1805, revenant de son couronnement en Italie, Napoléon, se mêlant à la foule, accosta une bonne vieille à qui il demanda ce que signifiait le défilé attendu. Elle lui répondit que c'était l'Empereur qui allait passer. Sur quoi, il lui dit : "Mais ma bonne, autrefois, nous avions le tyran Capet. À présent vous avez le tyran Napoléon : que diable avez- vous gagné à tout cela ?" Elle lui répondit : "Après tout il y a une grande différence. Nous avons choisi celui-ci, nous avions l'autre par hasard. L'un était le roi des nobles, l'autre est celui du peuple ; c'est le nôtre". Ainsi, le plébiscite donne l'illusion d'avoir choisi le dictateur. En fait, le peuple est nu. Mais je l’ai dit dans d'autres lignes, la monarchie absolue est un des traits caractéristiques de l'histoire de France. Le peuple de France, une grande partie en tout cas, se reconnaît dans un chef, unique, représentatif, "le père" dirait quelque psychologue Heureusement, la tradition jacobine et sans-culotte est totalement différente. Avec la Montagne, sous l'impulsion de Robespierre, c'est le peuple qui prend en mains ses destinées (La Révolution partagée : le siège de Lille ( 25 septembre - 8 octobre 1792)). Il y a une osmose parfaite entre les dirigeants, au rôle irremplaçable en temps de guerre civile et étrangère, et le peuple en armes qui, sur le terrain, prend les décisions qui s'imposent. Avec Bonaparte, il est clair qu'il en va tout autrement. Par le plébiscite on feint de donner la parole au peuple et celui-ci se sent le souverain. Alors qu'il y a abandon de souveraineté, délégation de pouvoir, aliénation complète. Une tradition est créée, quoiqu'il est soit.

Et c'est une tradition qui donnera du grain à moudre aux factieux de la droite extrême. Non seulement le neveu imitera l'oncle en 1851, mais les suppôts de Boulanger et Déroulède appelleront au coup d’État. Lors de la crise boulangiste, les bonapartistes "plébiscitaires" "se précipitaient avec une entière sincérité à la suite de Boulanger. "C'est le seul qui puisse tout chambarder" disait le prince Napoléon"[iv]. Les républicains de 1888 ont eux un réflexe anti-plébiscitaire. "Nous savons que le plébiscite a de tous temps conduit les hommes au pouvoir personnel, que nous devons considérer comme le plus dangereux des pouvoirs" peut-on lire dans une brochure républicaine éditée en 1888[v]. Lors de sa misérable tentative de coup d’État, en 1899, Déroulède déclarera avoir voulu "entraîner les troupes dans un mouvement insurrectionnel et renverser la république parlementaire pour y substituer la république plébiscitaire". Coup d’État, plébiscite, l'armée… l'héritage napoléonien est bien là.

La manifestation à caractère fasciste du 6 février 1934, met en scène des plébiscitaires avec Taittinger, qui rêve d'une "constitution républicaine d'Empire français" avec élection présidentielle au suffrage universel et François Coty, qui "ne manque pas de se déclarer en toutes circonstance "invariablement républicain bonapartiste plébiscitaire""[vi].

En 1935, Gustave Hervé, ultra de l’extrême-droite, dans ses célèbres appels "C’est Pétain qu’il nous faut !", fait l’apologie du plébiscite : "dans les vastes agglomérations humaines que sont les grandes nations modernes, il faut que les républicains patriotes, si rouges qu'ils soient, aient le courage de reconnaître que la souveraineté nationale ne peut être déléguée sans danger mortel pour la nation à des factions de politiciens, qu'elle n'est supportable qu'à la condition de s'incarner en un Chef national désigné par la voix du plébiscite, à qui le peuple souverain délègue tous ses pouvoirs"[vii]. "À qui le peuple souverain délègue tous ses pouvoirs"… Cet admirateur déclaré de Mussolini, Hitler et Pétain a tout compris. Le plébiscite est l’aliénation par le peuple de sa souveraineté. Se souvenant qu’il fut, autrefois, professeur d’histoire, Hervé convient "oui, nous le savons, le plébiscite sent en France le bonapartisme", mais il a une explication bien à lui : c’est "la faute aux républicains qui se sont laissé souffler cette idée essentiellement républicaine par la famille Bonaparte". Quand on scrute un peu l’histoire de l’extrême-droite, il faut s’attendre à tout lire.

Hors même ces crises majeures, toute période un peu "difficile" de l'histoire de la France contemporaine verra se propager des rumeurs de coup d’État militaire… Le dernier en date sera celui de 1961, à Alger[viii]. Pour ne rien dire sur le texte des généraux publié le 21 avril 2021…

 

Ni droite ni gauche, déjà…

"Gouverner par un parti" disait Napoléon "c'est se mettre tôt ou tard dans sa dépendance, on ne m'y prendra pas. Je suis national… J'aime les honnêtes gens de toutes les couleurs".

Disons d'abord qu'il y a là une reprise de l'idéologie monarchiste qui faisait volontiers du roi "le père de tous ses sujets", supercherie qui a toujours bien fonctionné quand on sait que le roi était le premier des aristocrates et l'ami des bourgeois, surtout les plus fortunés. Mais Napoléon ouvre la voie au discours éternel d'une droite contemporaine qui prétend gouverner "au-dessus des partis". Cela annonce le slogan de Jean-Marie le Pen : "ni gauche, ni droite; Français !". Auparavant, moult hommes politiques auront repris cette antienne. Pensons à la célèbre révolution nationale de Pétain. Avant encore, à l'aube du XX° siècle, tout un courant d'idées posa les bases de l'idéologie fasciste en France, bien décortiqué par Zeev Sternhell qui intitule son étude à partir d'une citation : "Ni droite, ni gauche". Enfin, cette conception politique ouvre la voie à l'idée de parti unique. Comme il n'y a qu'une seule France, un seul parti est concevable qui rassemble toutes les bonnes volontés ! Ceux qui refusent ne peuvent être que suspects. D'ailleurs, en 1805, très en colère contre des journalistes qui s'étaient un peu éloignés de la ligne à suivre, Napoléon écrit à Fouché, son ministre de l'intérieur : "le temps de la Révolution est fini et il n'y a plus en France qu'un seul parti, je ne souffrirai jamais que mes (sic) journaux disent ni fassent rien contre mes intérêts". En foi de quoi, il n'y eut plus qu'un seul journal par département, rédigé par le préfet, etc…Rarement une conception aussi "totalitaire" et un tel mépris des idées, rarement une surveillance aussi efficace furent exercés sur les journaux et sur les journalistes[ix].

Il est possible et même indispensable que dans certaines circonstances, l'ensemble des patriotes puissent se retrouver derrière des luttes et des mots d'ordre identiques, où l'intérêt national ne se divise pas. Je pense à la Résistance notamment durant laquelle, précisément, fut créé le Front National qu'il ne faut surtout pas confondre avec celui d'aujourd'hui. Mais généralement, les conflits d'intérêts entre classes sociales - qui sont choses normales et légitimes - ont à être débattus et tranchés au Parlement où les divers partis politiques expriment ces idéologies. Marat, on l'a vu Marat, l’ami du peuple…, est l'un des premiers à avoir vu ces conflits entre riches et pauvres même si ce langage trop carré n'exprime pas toutes les nuances nécessaires. Le discours unanimiste, en revanche, est toujours fallacieux et cache une politique faite en faveur des classes dominantes. Dans ce domaine également, Napoléon apporte une pierre à l'édifice du vocabulaire et du comportement politiques contemporains.

 

La religion comme opium

Il faut dire que la religion l'avait précédé et l'a beaucoup aidé. Les clercs constatent l'existence de riches et de pauvres mais, d'une part, ils demandent aux riches d'aider les autres et aux pauvres de se préparer à une vie meilleure dans l'au-delà, et, d'autre part, l'ordre social est providentiel c'est-à-dire ordre de Dieu.

Napoléon se sert de la religion. Ses propos à son égard ne laissent aucun doute. "Une société sans religion est une société sans boussole. Il n'y a que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable" et il ajoute "une société ne peut exister sans l'inégalité des fortunes" (disant cela, il se montre totalement imprégné de pensée traditionaliste) "et l'inégalité des fortunes ne peut exister sans religion. Quand un homme meurt de faim à côté d'un autre qui regorge, il lui est impossible d'accéder à cette différence s'il n'y a pas là une autorité qui lui dise : Dieu le veut ainsi, il faut qu'il y ait des pauvres et des riches, mais ensuite et pendant l'éternité le partage se fera autrement"[x]. Cynisme total et absolu qui est repris presque directement de chez Voltaire mais peut être aussi de l'Assemblée du Clergé de 1770. La bourgeoisie voltairienne n'est rien d'autre que ces bourgeois athées ou incrédules (type Fouché, terroriste coupable) qui sont favorables à une religion opium du peuple. L’Église paye Napoléon de retour et cela donne ce chef-d'œuvre nauséabond qu'est le catéchisme à l'usage de toutes les Églises de l'Empire français (1808) : "les chrétiens doivent à Napoléon : l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation de l'Empire et de son trône... parce que Dieu l'a établi notre souverain. Honorer et servir notre Empereur est donc honorer et servir Dieu même. Il est devenu l'oint du Seigneur par la consécration qu'il a reçue du Souverain Pontife. Question : Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers notre Empereur ? - Selon l'apôtre saint Paul, ils résisteraient à l'ordre établi de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle".

Comment des catholiques ont-ils pu écrire des choses pareilles ? Et comment des prélats ont-ils pu donner leur aval à une telle tromperie ? Car Bonaparte était entièrement dans l'indifférentisme religieux. "Il n'attachait aucune importance à la dimension spirituelle du Sacre", nous dit J. Tulard, sacre auquel il convie le pape. Ce sacre est l'occasion de montrer l'exploitation éhontée, à fin de propagande, que fait Bonaparte d'un événement. Tous les supports pour sa propagande : "la pierre, le bronze, la toile et l'écrit pour perpétuer l'événement"[xi]. Et tout est manipulation. Des affiches furent collées partout en France pour montrer l'attentat de la rue Saint Nicaise, attribué aux Jacobins alors que les royalistes en étaient les auteurs. A propos de la "toile" comme support, le célébrissime tableau de David, "Le premier consul franchissant les Alpes au Grand Saint-Bernard" montre le héros maîtrisant un cheval fougueux alors qu'il était, comme les croisés entrant à Jérusalem, sur un… mulet ! Ce n'est pas le plus grave. Mais tout le reste est à l'avenant. 

 

On peut faire de la tradition napoléonienne le bilan suivant : accès au pouvoir par la force armée, plébiscite démagogique avec son corollaire le culte de la personnalité, velléités de politique nationale débouchant fatalement sur le totalitarisme, instrumentalisation de la religion catholique, manipulation de l'opinion publique. Du grain à moudre pour les ultraconservateurs du XIX° siècle. D'ailleurs, à son époque déjà, le vicomte de Bonald n'avait que des yeux doux pour le "général", homme fort, homme de pouvoir, donc divin…Tout pouvoir est légitime, dit l'Apôtre.

Au total, on l'aura compris si l'on se souvient de la problématique hétéronomie/ autonomie, avec le bonapartisme on est dans l'hétéronomie pure et parfaite. Le chef décide de tout. Il est donc délicat de placer Napoléon sur l'échiquier politique. Révolutionnaire, il l'est par rapport à l'Ancien Régime. En Bavière et en Rhénanie, par exemple, il "exporte" les principes de 1789 et démolit les structures féodales. Mais, il se positionne également par rapport à la question sociale que les Jacobins et les Sans-Culottes ont soulevée. Et là, il est l'homme de la bourgeoisie et du patrimoine. "J'ai rétabli la propriété et la religion" dit-il à Sainte-Hélène en 1818, amorçant le bilan de son épopée. Et de quelle manière, par la dictature. "La voilà, en effet, la formule-clé, dit l'historien Henri Guillemin, c'est à ce grand acte qu'il doit une gratitude adorante"[xii]. Tous les fidèles du veau d'or, se retrouveront dans ses méthodes, lorsqu'ils croiront leurs fortunes menacées. Alors fascisme ? Anachronisme irrecevable. Mais apport d'éléments ayant permis ultérieurement la mise en place des prémisses du fascisme, sûrement.

 

 



[i] "Directoire" parce que le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs. Le pouvoir législatif était confié à deux assemblées : le conseil des Anciens (sénat) et le conseil des Cinq-Cents (députés).

[ii] Jean-Paul BERTAUD, "Napoléon, l'armée et la dictature",  revue L'HISTOIRE, n°30, 1981, pp. 46-54.

[iii] Jacques GODECHOT, "Les constitutions de la France depuis 1789 ", Garnier-Flammarion, Paris, 1970.

[iv] A. DANSETTE, "Le boulangisme", page 185-186.

[v] Cité par H. JUIN, pp. 39-40.

[vi] L. BONNEVAY, "Les journées sanglantes de février 1934", pp. 24-25.

[vii] G. HERVE, page 17.

[viii] Il y eut le "complot" du général Malet, en 1812, lorsque Napoléon Ier guerroyait en Russie. Sous Mac Mahon (1873-1879), Paris bruissait de la rumeur d'un coup d'Etat en faveur des légitimistes. Lyautey y songea lorsqu'il pensait que le Cartel des gauches (1924-1926) allait "perdre" le Maroc…

[ix] P. ALBERT, "La presse après Thermidor", in Histoire littéraire de la France, tome IV, vol. 1, page 72.

[x] Propos cités par Roederer, ministre de Napoléon, dans ses Mémoires. Malet & Isaac, page 236.

[xi] J. TULARD, "Le sacre de l'empereur Napoléon, histoire et légende", Editions de la Réunion des musées nationaux/Fayard, Paris, 2004.

[xii] Le Monde, 4 décembre 2004.

1791 - 1884 : Le libéralisme dans le domaine économique et social.

publié le 2 oct. 2015, 08:40 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 16 oct. 2016, 07:10 ]


    Voici deux documents (en bleu) que j’ai réunis pour établir comme une sorte de correspondance entre un préfet et son ministre.

    Dans le premier, le préfet du Nord informe le ministre de l’intérieur - gardien de l’ordre, chef de la police - de l’irruption d’une tentative de coalition, c’est-à-dire d’une réunion de concertation entre les ouvriers pour décider ou non d’une grève suite à la décision du patron de baisser le prix de chaque pièce produite par chacun des ouvriers. Dans cette usine textile, les salaires sont fixés "aux pièces". Ce qui s’appelle -comme chez les Canuts lyonnais- le prix de la façon. C’est dans la région de Lille et de Roubaix que les enquêtes ordonnées par le gouvernement ont révélé la misère la plus grande.

    Sans attendre, le préfet a fait donner la police qui a arrêté les "3 meneurs"… L’ordre règne à Roubaix !

    Le droit de coalition est interdit depuis le vote de la loi Le Chapelier, 1791, un des grands acquis de la Révolution bourgeoise. La réponse du préfet vaut son pesant d’or.

    NB. les mots en gras sont surlignés par moi, JPR.

 

    Le préfet du Nord : Vallon

    à

    Monsieur le Ministre.

 

    J’ai l’honneur d’informer votre excellence qu’une tentative de coalition a eu lieu, samedi, dans les ateliers de M. Ternynck, fabricant à Roubaix.

    M. Ternynck avait fait afficher qu’à partir du 7, il y aurait diminution du prix des façons. Quelques ouvriers ne voulurent pas accepter cette réduction et cherchèrent à entrainer leurs camarades dans leur résolution de refuser tout travail. Déjà même un certain nombre d’entre eus avaient quitté leurs métiers lorsque, sur les observations qui leur ont été faites par l’autorité, ils sont rentrés dans le devoir. Trois ouvriers signalés comme les promoteurs du désordre viennent d’être arrêtés. Hier, le travail avait repris dans les ateliers de M. Ternynck.

    Je suis avec respect, Monsieur le Ministre, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur.

     Cette signature, parfaitement obséquieuse, reprise mot pour mot à l'Ancien régime, montre que l’esprit républicain n’est pas établi dans l’administration. Il est vrai que la République n’a pas été établie depuis le coup d’État de Brumaire en décembre 1799. Puis la République est rétablie mais les vrais républicains ont été massacrés lors des journées de juin1848. C'est le retour à l'empire après le coup d’État de décembre 1851. Le préfet est donc très à l’aise pour utiliser la force au service de ce patron. 

Circulaire du ministre aux préfets.

    Paris, 2 février 1849

    Monsieur le Préfet.

    Depuis quelques mois, et par suite du ralentissement des principales industries, des coalitions d'ouvriers et des grèves se produisent fréquemment ; comme de pareils incidents réagissent d'une manière fâcheuse sur les intérêts privés et sur la tranquillité publique, je crois nécessaire de vous rappeler les principes que l'administration doit prendre pour règle en pareille occurrence.

    L'autorité ne doit jamais s'immiscer dans les questions de salaire. Le prix de la main-d’œuvre hausse dans les temps où l'industrie est active, parce qu'alors il y a une grande demande de bras ; il baisse quand l'industrie se ralentit, parce que le travail est plus offert que demandé. Le niveau est donné par les circonstances. Faites comprendre aux ouvriers ces vérités élémentaires. Il faut parler d'abord le langage de la raison et de la sympathie, pour être ensuite plus fort en leur parlant le langage sévère de la loi.

    Ce n'est pas que la société, dans la personne de ceux qui la représentent, doive se montrer indifférente à des conflits qui touchent de si près à l'existence des familles, à la propriété de l'industrie, au maintien de l'ordre ; mais n'agissez que par voie de conseil. Que tous soient bien convaincus de votre profonde sollicitude pour les intérêts en souffrance, et de votre détermination constante de maintenir la liberté des transactions et du travail.

    Si des désordres éclatent, votre premier devoir sera de les réprimer; pour que le droit réciproque de l'ouvrier et du fabricant soit librement débattu, il faut que nul ne puisse être contraint de fléchir sous la pression de la menace (1).

    Le ministre de l'Intérieur, Léon Faucher, 2 février 1849.

 

    Il n’y a pas de texte plus clair (hors les textes des théoriciens, bien sûr) pour montrer à quel point le travail des ouvriers n’est qu’une marchandise comme les autres. Marx avait vu juste. La baisse des salaires est une évidence quand il n’y a pas assez de travail et trop d’ouvriers. C'est la loi de l'offre et de la demande, la main invisible du marché... Le Ministre ne se pose pas la question de l’évidente malnutrition des ouvriers, femmes et enfants, à cette date de 1849, où l’économie connaît une crise terrible depuis 1847.

    Notons le ton doctoral et infantilisant (vérités élémentaires, sollicitude...) , et si les prolétaires ne comprennent pas ces évidences, on frappe.

    Le ministre utilise un argument toujours repris de nos jours : la coalition des ouvriers, leur grève sont une atteinte à la liberté des patrons, les négociations ne sont pas "libres" si elles se déroulent en période de grève. En revanche, le tête à tête entre le patron et le prolo est parfaitement libre, chacun a des chances égales à l’autre… "le droit réciproque de l'ouvrier et du fabricant soit librement débattu". Sans syndicat, ni grève, on ne voit pas comment le patronat "fléchirait sous la pression de la menace".

    Le gouvernement, loin de défendre l’intérêt général, est au service de la bourgeoisie possédante (cf. les intérêts privés).

    Il y aura la loi de 1864 - Napoléon III-  autorisant la grève mais, par ses articles 414, 415 et 416 remaniés du Code pénal, elle renforça le délit d'organisation illicite.

    La loi de 1884 marque la vraie disparition de la loi Le Chapelier. 1884 : grande loi républicaine, la loi sur l'organisation syndicale.

 A SUIVRE DONC...

 (1) pensons à la loi travail dite El Kromri selon laquelle on aura des conventions d’entreprises discutées librement sans syndicats, lesquelles conventions seront supérieures en droit à la loi. Retour au XIX° siècle.

 


    

2 décembre 1851, Les Insurgés de la République démocratique et sociale

publié le 14 oct. 2013, 00:18 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 5 avr. 2020, 08:58 ]

    "À l’initiative de la municipalité des Mées (Alpes-de-Haute-Provence) et de son maire Gérard Paul (PCF), les associations et la population ont commémoré le centième anniversaire de l’érection du monument dédié, en 1913, aux républicains qui se levèrent en décembre 1851 contre le coup d’État du président Louis-Napoléon".

    Je publie cet article de l’Humanité des débats, 11-13 octobre 2013, hommage à ces ancêtres illustres quoique souvent anonymes, qui s’opposèrent au coup d’État de L.-N. Bonaparte. Courage politique dont il faudra peut-être s’inspirer face à la marée brune qui monte, qui monte…cet article complète heureusement l’article que j'avais écrit ici-même et dont voici le lien : 2 décembre 1851 : 160°anniversaire du coup d’État.

         Voir également le tableau  d'Ernest Pichio, représentant le député Alphonse Baudin sur la barricade du faubourg Saint-Antoine. "Vous allez-voir comme on meurt pour 25 francs"... (même lien).

J.-P. R.

 

LES INSURGES DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE ET SOCIALE

 

par René MERLE, historien[1], cofondateur de l’Association 1851.

 

    À l’annonce du coup d’État du 2 décembre 1851 qui mit fin à la 2ème République, drapeaux rouges et tricolores en tête, les républicains des villes et villages des Basses-Alpes accouraient par milliers dans les jours qui suivirent vers la préfecture, Digne, afin que, selon leur belle formule, "le peuple reprenne ses droits". Le pouvoir républicain rétabli, l’armée improvisée des "Insurgés" repoussait, aux Mées, les soldats du coup d’État marchant sur Digne. Il restait à attendre les nouvelles de France. Hélas, Paris terrorisé par la mitraille ne bougea guère, pas plus que les grandes villes, solidement tenues par la troupe. Et dans bien des départements, le basculement de l’appareil d’État du côté du coup de force rencontra l’acceptation résignée du plus grand nombre. Mais dans une trentaine de départements, à l’appel des sociétés secrètes démocrates-socialistes, se levèrent les Insurgés. Bien des monuments en dessinent aujourd’hui la géographie, de la Nièvre au Var, de l’Yonne à l’Hérault, du Jura au Lot-et-Garonne, de l’Allier à la Drôme. Il n’est pas question de dresser le tableau de l’insurrection. La visite du site de l’Association 1851, qui depuis 1997 œuvre activement à honorer et promouvoir le souvenir des Insurgés, y pourvoira amplement.

    Quatre années d’une République gérée par les droites unies dans le "Parti de l’ordre" avaient été traumatisantes. Ces courageux se levaient pour défendre le droit violenté, mais aussi pour qu’advienne une autre République, "la bonne", celle qu’ils appelaient "la République démocratique et sociale". Dans une France très largement rurale, l’insurrection fut majoritairement le fait de paysans, et aussi d’artisans, de boutiquiers qui vivaient en symbiose avec cette paysannerie. Certes, le jeune mouvement ouvrier, malgré les terribles répressions "républicaines" de 1848 -Rouen, Marseille, Paris- et 1849 -Lyon-, persistait dans son exigence de justice sociale (droit au travail, salaires décents, protection maladie et vieillesse). Mais pour l’essentiel, "la République démocratique et sociale" s’inscrivait dans le droit fil des espérances des sans-culottes de 1792-1793, qui mariaient individualisme paysan-artisan et solidarité du groupe social : une République libérée de l’oppression des "gros", des financiers, des usuriers rapaces ; une République égalitaire de petits propriétaires, paysans, artisans, commerçants, vivant honnêtement de leur travail, sans être accablés par l’impôt, sans être soumis à la tutelle cléricale. Cette République, ils voulaient la fonder sur la scolarisation et l’éducation de tous, la garantir par la morale de la vie collective, l’affermir par la conscience civique de chacun… Belle utopie, dont les Républiques ultérieures ne seront qu’en partie la réalisation. En quoi cette célébration peut-elle être opérante dans une France actuelle si profondément différente de la France de 1851 ?

    Au plan des valeurs, d’abord, parce que, dans ce glacial décembre, ce sont des humbles, des "petits", qui se levèrent contre le pouvoir personnel, contre la réaction et, pour beaucoup, le payèrent de leur vie et de leurs libertés. Leur exemple conforte la confiance placée dans le mouvement populaire pour défendre la République démocratique et pour la marier avec la République sociale.

    Aujourd’hui, la conscience citoyenne paraît s’étioler d’autant plus que le mirage consumériste voisine avec une pauvreté grandissante, et, selon le think tank Terra Nova (qui a l’oreille de la plupart des dirigeants du PS), le "petit peuple" des ouvriers, des précaires, des modestes salariés du tertiaire serait passé du côté de l’idéologie ultra-droitière. Le souvenir des Insurgés nous rappelle au contraire que dans toutes les phases décisives de défense de la démocratie, c’est du plus profond de ce "petit peuple" que se levèrent les combattants. Mais au plan du programme, la France d’aujourd’hui peut-elle se reconnaître dans cette aspiration "sans-culotte" égalitariste à l’initiative et à la propriété productive individuelles ? Sans doute oui, en ce qui subsiste de couches sociales concernées, que le Front national essaie de draguer justement en affirmant faire de ces aspirations une priorité. La masse des salariés peut se reconnaître dans cette levée en masse pour défendre un avenir de démocratie, de morale collective, de justice et d’égalité, parce que c’est justement de cet avenir qu’elle a besoin, pour elle, et encore plus pour ses enfants. Au plan de l’action, enfin, c’est seulement dans les départements où les démocrates s’étaient structurés et préparés au combat que l’insurrection a eu lieu. La force de l’insurrection tint à cet enracinement local, communal, "horizontal" du courant "démocrate-socialiste". Sa faiblesse a tenu à l’absence d’une vraie structuration "verticale", d’une direction nationale. Double leçon qui n’est sans doute pas inutile aujourd’hui.

 

Qu’est-ce que L’Association 1851 ?

    L’Association 1851, pour la mémoire des résistances républicaines, a été créée par des Bas-Alpins et des Varois pour honorer le 150e anniversaire du soulèvement des républicains contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Après 2001, le sujet était loin d’être épuisé. Cette association, sans limites géographiques, poursuit dans la documentation et la recherche historiques. Une intercommunication existe entre étudiants, historiens, établissements scolaires, passionnés d’histoire, descendants d’insurgés, associations et collectivités. Pour le centenaire de la "fontaine de la République", aux Mées, l’association, présidée par Colette Chauvin, a permis la tenue de conférences sur "l’ensemble des monuments commémoratifs de 1851", par Frédéric Négrel, et sur "1851, aux sources de l’esprit de résistance", par Jean-Marie Guillon. Le 5 octobre, à Istres, dans le cadre de "Marseille 2013", Raymond Huard a traité des "apports des recherches de l’association dans la culture de la région". Toutes les publications de l’association sont référencées sur www.1851.fr

 



[1] Dernier ouvrage paru : l’Insurrection varoise 
contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, Marseille, Gaussen, 2013.

Révolution dans la Nièvre : Claude Tillier (1801-1843) par Roger MARTIN

publié le 27 juin 2013, 02:39 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 20 août 2016, 05:48 ]

     

    Je publie cette courte biographie de Claude Tillier, rédigée par l’écrivain Roger Martin, et qui relève d’une série publiée par le journal L’Humanité durant cet été 2012. L’ensemble des biographies a donné lieu à un numéro hors-série intitulé « Des journalistes et des combats » qui montrent des géants de cette profession aux côtés desquels les nains d’aujourd’hui font honte.

    Pourquoi extraire Claude Tillier de cette liste ? parce qu’il est un de ces personnages historiques que je recherche assidument et qui sont le tissu de notre histoire nationale. La France a une tradition révolutionnaire, on le dit et on le répète -chez les journalistes non serviles - mais comment se perpétue cette tradition ? L’histoire est une affaire d’hommes, je veux dire que ce sont les hommes en chair et en os qui l’élaborent, la construisent, la font. Comment s’est perpétuée notre Grande Révolution de 1789 ? né en 1801, Claude Tillier  a eu des parents qui ont fait la révolution, ils sont nés à la fin du règne de Louis XV. Au moment  de Waterloo, Claude a 14 ans et est donc témoin de tout, la Révolution, l’Empire, c’est tout frais dans sa tête. Le pire des hasards fait qu’il tire le mauvais numéro et effectue cinq ans de service militaire dans l’armée blanche de Louis XVIII, celle qui, en 1823, part en Espagne, détruire la révolution libérale espagnole ! Peut-être a-t-il entendu le révolutionnaire espagnol qui hurla aux soldats du roi de France franchissant la frontière comme les Allemands en 1940 : "que venez-vous faire ? C'est pour remettre un despote sur le trône que le tyran de France vous envoie combattre la liberté ? ". Paroles insupportables pour Tillier fils de la Révolution. Toute sa vie civile ultérieure sera consacrée à la lutte. Lutte contre l’ignorance : instituteur, non seulement il fait son boulot pour les fils de flotteurs (cf. le texte) mais il fait des heures supplémentaires pour les illettrés. Lutte contre les bourgeois louis-philippards, lutte pour les idées des Lumières du XVIII° siècle. Il fréquente les ouvriers flotteurs qui feront la révolution de 1848 dans la Nièvre. Pas avec Tillier, mort trop jeune d’une angine de poitrine. Mais -et c’est là où je voulais en venir- ce sont des hommes comme Tillier qui ont assuré le relai, qui ont passé le témoin, le témoin de la Révolution. L’esprit de 1789 était vivant en 1848 grâce à lui. Partout ailleurs, en France, il y eut des Tillier. L’esprit de 1848 sera présent en 1871 et ainsi de suite. L’esprit de la Révolution française ne s’éteindra pas.

    J.-P. R.


CLAUDE TILLIER, LE « FLOTTEUR PAMPHLÉTAIRE »

 

    par Roger Martin

        Écrivain

 

    «Quiconque n'a pas lu Mon oncle Benjamin ne peut être de mes amis» l’hommage de Georges Brassens, l'admiration de Jules Renard, Romain Rolland ou Roland Dorgelès ne peuvent cependant cacher que Claude Tillier est resté aux yeux de la postérité comme l’homme d’un seul livre.

    Mon oncle Benjamin, publié en 1842 en feuilletons dans l'Association, s'il est un roman picaresque qui doit beaucoup à l'esprit du XVIIIe, à Voltaire, Diderot ou Lesage, est aussi un véritable brûlot contre la religion, la monarchie et la justice [1]. Comment s'en étonner? Après tout, Claude Tillier fut aussi un journaliste d'opposition à une époque où ce statut ne réservait guère que menaces, procès, condamnations !

    Claude Tillier est né le 21 germinal an IV, le 10 avril 1801, à Clamecy [2], dans une menue bourgeoisie d'artisans, de boutiquiers et d'hommes de loi besogneux. Un milieu fortement républicain où l'on exalte volontiers les vertus de la Grande Révolution. Il a douze ans lorsqu'il entre comme boursier au lycée impérial de Bourges, treize lorsqu'il piétine la cocarde blanche et participe à la révolte contre le rétablissement des Bourbons. A dix-neuf, bachelier ès lettres, nourri d'une culture humaniste solide, il ne trouve à exercer que la profession de maître d'études à Soissons puis à Paris. «De tous les valets, le plus malheureux, c'est le maître d'études», écrira-t-il plus tard. Le service militaire le rattrape [3]. Cinq longues années, la participation à la guerre d'Espagne qu'il abomine, beaucoup de temps perdu, un grade de sergent, cassé en 1826. Il évoquera plus tard « les premiers ennemis à combattre dans la vie d'un soldat: l'ennui et le dégoût ». De retour à Clamecy, le voilà maître d'école de 1830 à 1832. On le destituera bien vite de cette fonction. N'a-t-il pas célébré les victimes des Trois Glorieuses et publié dans un journal éphémère, L'indépendant, une démystification virulente de la révolution de Juillet ? Il ouvre alors une école privée. De 1833 à 184l, il livrera un combat épuisant tant ses méthodes et ses activités extrascolaires lui ont valu d'ennemis. En mai 1843, le sous-préfet de Clamecy conclut ainsi un rapport confidentiel au préfet : « En des temps de troubles, le sieur Tillier serait un individu dangereux ».

    C'est que celui qui se considère comme un « prolétaire de la classe des gens instruits » est devenu entre-temps le pilier de l'Association, journal de l'opposition républicaine de la Nièvre dont les fondateurs n'ont rien de révolutionnaires. Avoués, docteurs en médecine, élus, à l'instar du député Manuel, maires et conseillers municipaux, ils avouent être « intéressés à la tranquillité publique avant tout ». En somme, des républicains modérés incarnant les revendications d'une bourgeoisie éclairée aspirant à gouverner. A l'Association, Claude Tillier va vite gêner. Bourreau de travail, désintéressé, pauvre, cet admirateur de Robespierre est devenu l'âme du journal. Lettres ouvertes, pamphlets, critiques littéraires, il s'occupe de tout. Avec une fougue progressiste qui finit par lui nuire. On lui reproche les « doctrines républicaines et communistes que l'Association sert trop souvent ». La répression s’abat - retrait en 1841 du bénéfice des insertions judiciaires - qui étrangle financièrement l'éditeur, l'achevant par une condamnation de 3000 francs d'amende. Les actionnaires, inquiets de l'évolution du journal, en profitent pour déserter. Qu'importe, Tillier, secondé par son frère, Alexandre, poursuit la lutte et durcit le ton. Il est usé par le travail et la maladie, son frère meurt. En avril 1843, l'Association cesse de paraître.

    Les ennemis de Tillier, et certains de ses faux amis, exultent. Le juge de paix Paillet, le président du tribunal de commerce de Nevers, Jean-Baptiste Avril, monseigneur Dufêtre, qui fit brûler 2000 livres lors d'une mission, sans compter Dupin aîné, homme clé de la monarchie de Juillet, puis procureur général de la Cour de cassation sous le gouvernement provisoire, enfin sénateur de Napoléon III, que Victor Hugo étrillera à plusieurs reprises. On croit Tillier abattu: il déclare en juillet 1843 à la préfecture la parution de 24 pamphlets. Le 12 octobre 1844, cependant, il meurt, rongé par la maladie. Ses pamphlets, tirés de 400 à 500 exemplaires et dont «les rentrées se sont bien opérées», selon la préfecture, ont secoué la Nièvre tout entière avant d'être repris dans d'autres départements. II y a attaqué à boulets rouges les jésuites, la hiérarchie de l’Église, les dotations nobiliaires, abordé des questions politiques, économiques, littéraires, artistiques. Surtout, il s'est fait le héraut d'une couche sociale systématiquement ignorée, les ouvriers flotteurs, authentiques représentants du petit peuple de Clamecy. Ces flotteurs, qui, au risque de leur vie acheminent les trains du bois coupé en Morvan jusqu'à Paris, revendiquent, se rebellent et seront l'âme de la révolution de 48 puis de la résistance au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. Tillier exalte leur rôle révolutionnaire et leur conscience de classe. Dès 1841, sous le pseudonyme du Flotteur Brèchedent, il écrit dans sa chronique de Clamecy : «La vaste confrérie de Saint-Nicolas ne ferait plus qu'une seule famille parmi laquelle le travail serait mis en commun, comme le salaire au bout de l’année. Le plus faible aurait travaillé autant que le plus fort, et le plus maladroit aurait reçu autant que le plus habile... » On ne peut s'empêcher de songer à Marx qui écrira vingt-six ans plus tard dans le Capital : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».

    Les pamphlets de Claude Tillier, ses deux romans, ses articles mériteraient assurément d’être réédités. Outre leur qualité littéraire, le lecteur serait surpris de constater la lucidité et le modernisme de la pensée et des théories de cet écrivain-journaliste dont la vie fut un combat.

    ROGER MARTIN.



[1] JPR : En 1969, Édouard Molinaro réalise une adaptation cinématographique de Mon oncle Benjamin avec Jacques Brel dans le rôle principal, Claude Jade et Bernard Blier. D’après l’article de Wikipaedia qui apporte de nombreuses précisions de détail et des citations.

[2] Sous-préfecture de la Nièvre, Yonne- canal du Nivernais.

[3] C’était l’époque du tirage au sort…

le traditionalisme, Joseph de Maistre, Patrice de Maistre…

publié le 26 juin 2013, 12:41 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 8 août 2017, 01:59 ]

20/07/2011  

    Je viens d’apprendre que Patrice de Maistre était un descendant de l’illustre Joseph de Maistre. Ce n’est pas d’une importance excessive…Mais avant d’écrire quelques considérations, voyons qui était Joseph, son aïeul des années de la Révolution et de l’Empire[1].

    Le comte Joseph de Maistre fut d'abord magistrat à Chambéry. Il est homme du XVIII° par sa sensibilité au martinésisme puis au martinisme. Il tente un syncrétisme entre catholicisme et illuminisme. Ce que Ledré, catholique ultra de 1960, partisan -sans oser le dire- de la thèse barruellienne sur le complot maçonnique, n'a de cesse de lui reprocher. Ledré écrit : "Maistre a même cru que la maçonnerie pourrait aider les religions à se rassembler autour du catholicisme"[2].

    L'originalité de la biographie de Maistre, en effet, est qu'il fut franc-maçon. Ce que C. Ledré, en 1960, ne lui pardonne toujours pas. Mais qu'est-ce qu'un franc-maçon avant la Révolution ? Certainement pas un partisan de l'égalité. "L'égalité ne signifie absolument rien. Elle n'était que dans les mots. Il est même bien remarquable, que dans les tableaux, les titres n'étaient jamais omis, car dans toute les loges, on disait : Frère marquis ou comte un tel !". C'est J. de Maistre, lui-même qui s'exprime de la sorte[3]. Le comte, voyant arriver, en 1786, des loges maçonniques avec artistes et praticiens –c'est-à-dire des travailleurs manuels– manque de s'étrangler : "si on livre cette institution aux classes trop peu relevées de la société, il arrivera infailliblement qu'elle finira par tomber dans les classes infimes (…) toute vulgarisation mène à l'avilissement"[4]. Idée boulainvillérienne du mélange abâtardissant. Gérard Gayot tord le cou à la chimère qui veut que l'idéal maçonnique égalitaire de la "fraternité universelle" a préparé le terrain à la Révolution française. Ces propos maistriens abondent son argumentation. Franc-maçon, Maistre était aussi confrère des pénitents noirs et membre de la Congrégation de Notre-Dame de l'Assomption. Voilà de quoi rassurer.

    Maistre reçoit la Révolution française en 1792 avec l'entrée des troupes révolutionnaires en Savoie, alors dépendante de Turin. Mais dès 1789, il s'en préoccupe. "Jamais je n'ai varié sur cette révolution et dès le premier moment, j'ai dit qu'elle était détestable et qu'elle nous menait à notre perte"[5] écrit-il en 1793. En fait, les choses ne sont pas si simples car ainsi que l'écrit L. Trénard, Maistre est un anobli récent, encore proche de ses origines bourgeoises, et il espère, d'abord, une conciliation politique entre la noblesse et la bourgeoisie, un renouveau par les élites. Les journées d'octobre 1789, à l'issue desquelles le peuple de Paris ramène le roi de Versailles aux Tuileries le choquent, mais ces "excès" sont un signe divin, il attend dès lors une régénération politique de ce "sermon terrible que la Providence prêche aux Rois"[6]. En 1796, en tout cas, la religion de Maistre est faite, finies les complaisances qui ont mené aux malheurs, le salut réside dans la soumission à Dieu, dans l'obéissance à l’Église de Rome, et dans le service de l’État. L'idéologue du traditionalisme est sur pieds. Nous en reparlerons.

*

Nous avons vu, un peu, à l'œuvre Joseph De Maistre aux débuts de la Révolution et sa vive condamnation d'icelle dans ses écrits de 1796. Tout est dit, ou presque, de la pensée maistrienne dans ces propos : "ce qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l'histoire, c'est qu'elle est mauvaise radicalement ; aucun élément de bien n'y soulage l'œil de l'observateur: c'est le plus haut degré de corruption connu ; c'est la pure impureté".

Joseph de Maistre est le théoricien de la guerre rédemptrice. Nous l’avons vu dire "vive le bourreau" ! Le voici qui crie vive la guerre ! "la Terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort"[7]… c'est-à-dire le jugement dernier et la vie éternelle. Et pourquoi cela ? toujours à cause du péché originel ! Et la guerre n'est qu'un instrument de la Providence. "La guerre est donc divine en elle-même, puisque c'est une loi du monde". De Maistre s'essaie alors dans un effet littéraire, une anaphore : la guerre est divine par…, la guerre est divine parce que…il répète exactement sept fois "la guerre est divine" pour autant de paragraphes…le Comte, furieux des victoires des armées révolutionnaires –sataniques– rappellent que "des légions d'athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes"[8]. On se rassure comme on peut… Et le guerrier est nécessairement un "héros". Il n'est pas une "femmelette" (sic, p21). "Saisi tout d'un coup d'une fureur divine (souligné par Maistre) il fait avec enthousiasme ce qu'il a en horreur. N'avez-vous jamais remarqué que, sur le champ de bataille, l'homme ne désobéit jamais[9] ? (p31). Le sang qui ruisselle de toutes parts ne fait que l'animer à répandre le sien et celui des autres : il s'enflamme par degrés, et il en viendra jusqu'à l'enthousiasme du carnage" (souligné par Maistre, p22). Le fou de guerre. Comment s'étonner, dès lors, que ce maître-penseur influencera les militaristes d'avant 1914, tel ce stupide Déroulède qui cria "vive la tombe"…ou comme ce Psichari qui "partira à la guerre comme à la croisade" après avoir reconnu sa dette envers Joseph de Maistre, comment s'étonner qu'il influencera les fascistes du XX° siècle ? Un Mussolini pourra dire "la guerre seule porte au maximum de tension toutes les énergies humaines…" On se souvient que Bossuet (que Maistre, en bon disciple, devait connaître par cœur) disait "que la mortification est un essai, un apprentissage, un commencement de la mort" et, dans l'oraison funèbre du Prince de Condé, retraçant les exploits du Prince à Rocroi, Bossuait constatait : "on ne voit plus que carnage, le sang enivre le soldat…". Mais qu'est-ce que la vie ici-bas ? Il est vrai que le corps est poussière et retourne en poussière… Ce ne sont pas les catholiques traditionalistes qui sont à l'origine du courant pacifiste !

*

Je ne pense pas que l’on retrouve tout cela chez Patrice de Maistre, il n’existe pas de chromosomes qui transmettent les idées contre-révolutionnaires. Mais enfin, l’esprit de famille cela existe et le passage de témoin, de génération en génération, s’effectue paisiblement dans l’intimité familiale et la pratique sociale des aînés…Son rattachement à l’Ancien régime ne semble toutefois pas faire de doute puisque - lorsqu’il lui remit la Légion d’honneur le 23 janvier 2008 - Eric Woerth (sic) le présenta comme incarnant la « synthèse si souhaitable pour notre pays entre l'Ancien Régime et la Révolution ».

« Patrice de Maistre vient, bien malgré lui, de réussir à se faire un prénom. Directeur des fonds gérant la faramineuse fortune de Liliane Bettencourt après avoir été longtemps chargé d'auditer les comptes de L'Oréal au cabinet Deloitte, et patron de ses ‘bonnes œuvres’ à la Fondation Bettencourt-Schueller, (…),Patrice de Maistre apparaît comme un as de la spéculation financière et de l'évasion fiscale, mais surtout comme un pilier du gratin du gotha. Membre du très sélect Jockey Club et de l'Automobile Club de France, il fréquente du beau monde : après un premier mariage avec la fille d'un industriel français exploitant forestier au Gabon, il épouse en secondes noces Anne Dewavrin, héritière d'une grande famille du textile du Nord et première femme de Bernard Arnault, le patron de LVMH ; il joue au golf avec Lindsay Owen-Jones, le PDG de L'Oréal qui, en 2003, l'introduira auprès de Liliane Bettencourt ; il chasse avec Robert Peugeot, PDG de la holding familiale qui détient les actifs familiaux de PSA. Comme le démontrent les enregistrements pirates ainsi que les premières auditions par la brigade financière, Patrice de Maistre n'hésite pas à verser son écot à l' UMP. « Je pense que c’est bien, c’est pas cher et ils apprécient », argumente-t-il ainsi au côté de Liliane Bettencourt afin d'encourager ses dons ». Voici ce qu’on peut lire dans l’Humanité du 19 juillet 2010[10].

Les faits récents ont obligé les médias[11] à rappeler les liens que le président-fondateur de L’Oréal entretenait avec Eugène Deloncle et le Comité secret d’action révolutionnaire (CASR) autrement dit la Cagoule… (Chapitre XVI de mon livre). Sans doute, les dirigeants de cette entreprise devaient-ils se sentir très à l’aise durant le régime de Vichy qui fut tout à la fois une tentative de restauration traditionaliste et le premier régime donnant tout pouvoir aux grandes entreprises capitalistes (chapitre XVII). Quant à André Bettencourt, il illustre parfaitement les liens existant entre la politique et l’argent avec son étiquette d’Indépendant & paysans puis de républicains indépendants (chapitre XVIII).

Voici avec Patrice de Maistre, un personnage qui rassemble ces éléments divers, qui incarne ce dont Sarkozy est le nom, comme dirait A. Badiou : le passé traditionaliste de la France mis au goût du jour du capitalisme financier[12].

Bon sang ne peut mentir ? En tout cas, Patrice n’a retenu qu’une partie des mots de Joseph : "c'est le plus haut degré de corruption connu ; c'est la pure impureté".



[1] Ce qui suit est extrait de « Traditionalisme & Révolution », volume 1, chapitres V et VII.

[2] C. LEDRE, ouvrage cité, page 55.

[3] Cité par Gérard GAYOT, page 23. Article remarquable dont la lecture remet bien les choses en place…"la franc-maçonnerie a-t-elle inventé la Révolution française?" dans L'HISTOIRE, dossier "Les francs-maçons", n° 49, année 1982

[4] L. TRENARD, page 215. "L'histoire de la Savoie, d'après des travaux récents", L'Information historique, Editions J.-B. Baillière, n° 4, pp. 167-174 et n°5, pp. 212-221, année 1977.

[5] Cité par Louis TRENARD, page 215.

[6] Idem, page 216.

[7] De MAISTRE, 7° entretien, volume II, page 32. Dans les lignes suivantes, les chiffres entre parenthèses indiquent la page du même volume d'où sont extraites les citations.

[8]"Fulminantes" (page 27, vol. II) est ici employé dans le sens que lui donne le droit canon. Fulminer c'est lancer une condamnation, un anathème, une excommunication.

[9] Sauf – par exemple - à la bataille de Leipzig (1813) où les régiments du Wurtemberg engagés le matin aux côtés de Napoléon étaient l'après-midi du côté de leurs frères allemands. Réaction patriotique dont De Maistre pouvait avoir eu connaissance mais évidemment le sentiment national le dérange. Le patriotisme est une valeur née avec la période révolutionnaire.

[10] Article signé de Thomas LEMAHIEU.

[11] Cf. Le Monde, article fort bien documenté de Nicole Vulser,  publié le 08 Juillet 2010.

[12] Voir l’article « la réforme intellectuelle et morale ».

Le Mexique et les affaires de Napoléon III

publié le 26 juin 2013, 12:14 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 17 juin 2020, 06:53 ]

06/02/2011  

    On ne parle plus guère aujourd’hui dans nos établissements scolaires de la mirobolante expédition mexicaine engagée par Napoléon III. Rien moins que 38.000 hommes traversèrent l’Atlantique. Que diable étaient-ils allés faire dans cette galère ?

    La raison officielle était d’installer un saint empire mexicain catholique face aux Etats-Unis protestants et envahissants[1] et, à l’époque, empêtrés dans leur épouvantable guerre civile. Le Mexique était alors en guerre civile permanente entre un parti conservateur catholique et traditionaliste et un parti libéral conduit par Benito Juarez. Napoléon III voulait établir définitivement le pouvoir des conservateurs et avait trouvé un prince européen, Maximilien de Habsbourg, d’accord pour devenir empereur du Mexique.

    Sous ces apparences trompeuses, se dissimule une raison bien plus triviale : le Mexique -alors sous la présidence conservatrice de Miramon - s’était endetté auprès d’européens et ces dettes ne furent plus ni reconnues ni honorées lorsque Juarez prit le pouvoir.

    C’est un certain Jecker qui s’entremit pour faire aboutir l’expédition. C’est lui et sa maison Jecker, Torre et Cie qui avaient émis pour 75 millions de francs de titres sur le marché mexicain accompagnés de 25% de « bons Jecker » soit un bénéfice prévu de 18,75 millions de francs. Non seulement Juarez mit à bas cet édifice mais Jecker fit faillite en Europe, n’ayant plus à son actif que ses créances sur le trésor mexicain. Encore fallait-il les recouvrir !

    C’est alors qu’il eut l’idée de génie de mettre dans le coup le plus grand escroc français de l’époque : le demi-frère de l’empereur : le duc de Morny. "J’avais pour associé M. le duc de Morny, qui s’était engagé, moyennant 30% des bénéfices de cette affaire, à la faire respecter et payer par le gouvernement mexicain " écrira plus tard Jecker.

    Morny est présenté par un contemporain de la manière suivante « Ce bâtard de la reine Hortense, ce roué sans scrupules, ce cynique sans foi ni loi, cet écumeur d'affaires, ce jouisseur insatiable, cet aventurier qui, pour accaparer quelques millions de plus, n'avait pas craint de précipiter son pays dans la plus coupable et la plus téméraire des aventures (i.e. le Mexique), semble avoir été pris d'un remords de conscience au moment de quitter cette vie, dont il avait fait une longue orgie. Il fit appeler l'archevêque de Paris et reçut de ses mains les sacrements de l'Église. Hypocrisie et profanation ! Ce débauché était mort en état de grâce »[1]. Ce n’est que l’aspect visible de l’iceberg. En termes politiques, il est l’un des principaux protagonistes du coup d’État du Prince-président (1851) et Victor Hugo disait de lui "c’est un tueur"…D’ailleurs, il était favorable à une intervention des cosaques russes[1] en France si par malheur -pour lui- les "Rouges" accédaient au pouvoir[1].

    Morny obtint gain de cause et l’expédition eut lieu.

    Les Libéraux mexicains -qui étaient alors dans le camp de la Révolution - accueillirent les soldats français arborant pourtant le drapeau bleu-blanc-rouge par des paroles cinglantes : "Français ! Vous avez quitté votre patrie, vos familles, vos enfants. Par malheur, beaucoup d'entre vous laisseront leurs cendres ici. Et pourquoi, pour qui ? Pour les réclamations injustes de vils agioteurs, qui ne sont pas même Français[1], et pour rétablir ce que vous avez renversé par votre immortelle Révolution de 89".

(Ouvrons une parenthèse : « immortelle Révolution de 89 » n’est-ce pas la preuve de l’extraordinaire portée de notre révolution ? bien pâles apparaissent les tentatives des révisionnistes d’aujourd’hui comme Jean-Clément Martin de la rabaisser).

    Quant aux Anglais -qui au départ étaient d’accord pour recouvrer des dettes auprès du gouvernement mexicain- virent rapidement ce que cachait l’entreprise française. L’affaire fut portée devant les Communes. "L'Angleterre, déclara Lord Montagu, emploie son influence pour donner du poids aux créances frauduleuses que Morny et peut-être des personnes de plus haut statut en France se sont procurées vis-à-vis du Trésor mexicain par l'intermédiaire de l'escroc suisse Jecker. (…) Nous nous sommes associés avec un homme qui a assassiné les libertés de son propre pays, et nous l'avons aidé à imposer un despotisme à des esprits libres. Et maintenant, nous ne pouvons nous débarrasser de notre complice, bien que nous le voyions voué à l'exécration des hommes et à la vengeance du Ciel"[1].

Et à demi-mot – diplomatie oblige – Lord Montagu évoque la silhouette de Napoléon III (qui peut être de plus haut statut que Morny ?). La France, finalement, se retrouva seule. Indigne et seule. 

Jean le laveur, ouvrier luthérien du Pays de Montbéliard, 1858.

publié le 26 juin 2013, 12:09 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 nov. 2017, 02:55 ]

   
    Pourquoi les ouvriers de l’Est de la France votent-ils si massivement pour le Front National aujourd’hui ? Je l’ai démontré dans ma série d’articles sur la Moselle et sur l’Alsace, mais il y a aussi le cas du Pays de Montbéliard. Très intéressant. J’ai évoqué le rôle décisif de la tradition religieuse luthérienne. Démontrer un lien religion-vote FN n’est cependant pas Expliquer. Je ne prétends pas le faire irrémédiablement. J’ai trouvé dans le livre de Jean-Paul Goux,
"Mémoires de l’Enclave", beaucoup d’arguments. Pour ceux que cela intéresse, la lecture de ce livre est obligatoire [1]. Voici une première pépite trouvée dans cet ouvrage. Il s’agit du portrait d’un ouvrier d’ Hérimoncourt, Peugeot, en 1858.

 

L’enquête in situ de Charles Robert, après le début du II° empire.

    "Publiées entre 1855 et 1930, les monographies de familles ouvrières de Le Play et de son École constituent un matériau exceptionnel sur les sociétés des cinq continents. Leur intérêt n’a pas échappé aux spécialistes des sciences sociales : historiens et sociologues, géographes et ethnologues, mais aussi aux érudits férus d’histoire locale". Ainsi s’exprime la revue Les études sociales [2]. J.-P. Goux présente ainsi le document qu’il va exploiter. Il s’agit d’une monographie de Charles Robert, publiées en 1858 par la Société internationale des études pratiques d’économie sociale, dirigée par Frédéric Le Play, dans le tome 22 de la série qui s’intitule Les ouvriers des deux mondes. Cette monographie est ainsi présentée par Charles Robert : "N°15. Décapeur d’outils en acier de la fabrique d’Hérimoncourt d’après les renseignements recueillis sur les lieux en août et septembre 1858 par Charles Robert, maître des requêtes au Conseil d’Etat". J.-P. Goux nous dit aussi "Elle (est) extraordinaire cette monographie parce qu'elle décrit les conditions de vie et de travail de l'ouvrier décapeur avec une rigoureuse précision, et en même temps parce qu’elle constitue une sorte d'application concrète des théories de Le Play. Si (Charles) Robert s'était intéressé à "la maison P*** d'Hérimoncourt" [3] c'était bien parce qu'il y voyait une confirmation des thèses paternalistes de Le Play. (…). Je possédais une sorte de récit de vie de l'ouvrier, (…)".

 

Peugeot en 1858

    En 1858, Jean le laveur ne travaille évidemment pas dans l’automobile. Mais l’histoire de la famille Peugeot ne date pas de l’invention du moteur à explosion ! Voici l’article de Wikipaedia écrit par un auteur peugeotiste hostile à la Révolution ce qui m’amènera à rectifier une de ses assertions :

    L'entreprise familiale Peugeot entre dans l'ère industrielle au début du XIXe siècle sous l'impulsion de Napoléon 1er qui avait besoin de vêtir les soldats de sa Grande Armée [4]. Ces meuniers d'origine deviennent alors des transformateurs de coton à Hérimoncourt dans le Pays de Montbéliard en Franche-Comté. En 1810, Jean-Frédéric et Jean-Pierre II Peugeot se lancent dans la sidérurgie et transforment le moulin du lieu-dit du Sous-Cratet en fonderie d'acier puis se lancent dans le laminage à froid pour fournir l'industrie horlogère en ressorts. En 1832, ils s'associent avec Jacques Maillard-Salins et fondent la société « Peugeot Frères Aînés et Jacques Maillard-Salins » pour fabriquer des lames de scie. En 1840, un moulin à café Peugeot voit le jour, le premier d'une longue série. En 1841, les fils de Jean-Frédéric s'associent à quatre Anglais originaires de Lancaster installés dans la région de Saint-Étienne, les frères Jackson, pour créer la branche « Peugeot aînés et Jackson frères ». À Pont-de-Roide, elle fabrique des ressorts, des scies à ruban, des outils, des buscs de corsets et des baleines de parapluies.

    En 1851, après la révolution de 1848 qui provoqua une grave crise économique (NB ceci est faux. Tous les historiens de l’économie date de 1847 l’éclatement de la crise économique et la révolution de 1848 en serait plutôt la conséquence, NDLR-lol) la firme dirigée par les fils de Jean-Pierre II, qui succèdent à leur père, devient les « Établissements Peugeot Frères » et élargit ses fabrications. Celles-ci comprennent des montures d'acier pour les crinolines, accessoires de mode lancés par l'impératrice Eugénie. Par la suite, Eugène et Armand Peugeot, les fils de Jules et Émile, prennent la tête de l'entreprise dont « les affaires marchent fort bien en cette époque prospère du Second Empire» (…).

    Par ailleurs, selon leurs laudateurs, Émile Peugeot puis sa fille Lucy, protestants -luthériens- et fervents pratiquants, sont des pionniers en matière sociale. Ils créent et financent diverses institutions de secours, une caisse de pensions pour les veuves, une assurance mutuelle sociale en 1853, etc…

Jean le laveur, l’ouvrier modèle

    Le texte qui suit est de J.P. Goux, mais je l’ai agencé à ma façon pour servir à ma démonstration.

    "Jean B***, dit Jean le laveur, était né dans le Pays (de Montbéliard), en 1786, (et) était fils d'ouvrier. Mais avant de travailler à Hérimoncourt, il avait fait les campagnes napoléoniennes. Il est appelé en 1808, incorporé dans un régiment de ligne qui fait partie du corps d'Armée de Davout et il entre, pieds nus, dans la capitale de l'Autriche. il participe à la bataille de Wagram (1809), parcourt la Moravie, la Hongrie, le Tyrol, la Saxe, passe dix-huit mois au bord de la Baltique, fait la campagne de Russie (1812). Sur le champ de bataille de la Moskova, un éclat d'obus brise son-fusil et lui arrache deux doigts de la main gauche. On l'envoie à Wilna (Vilnius, JPR), avant la Retraite de l'armée ; il revient en France en passant par Königsberg et Berlin, et en 1813, il est reformé. Jean le laveur vient de recevoir la Médaille de Sainte-Hélène. Comme il n'ose pas l'attacher sur une blouse et qu'il n'a pas d'autres vêtements d'été, il la porte, le dimanche, ma1gré la chaleur, sur un épais habit d'hiver.

    On croit lire du Flaubert : «Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude»[5].

    Jean le laveur avait donc soixante-douze ans en 1856, il travaillait à la journée dans l'usine de Terre-Blanche[6], décapant ou, disait-on aussi, lavant l'acier. Hiver comme été, de 5 heures du matin à 7 heures du soir, pendant douze heures de travail effectif, -il plongeait de longues et lourdes scies d'acier, dites passe-partout, dans un bain d'acide sulfurique étendu d'eau. Ce travail ne demandait ni habileté manuelle ni initiation mais il était pénible parce qu'on y respirait sans cesse les vapeurs suffocantes de l'acide et parce qu'il exigeait souvent de violents efforts. Ainsi, Jean le laveur voulut-il un jour - il avait soixante ans - retirer du bain avec une pince plusieurs scies particulièrement lourdes : l'effort qu'il fit provoqua une hernie. Gêné à l'idée de solliciter la caisse de secours pour obtenir le bandage que le médecin lui avait prescrit, Jean le laveur s'en fabriqua un lui-même.

    L'acide qu'il respirait douze heures par jour l'éclaboussait souvent : il se répandait sur ses jambes, y faisait de profondes brûlures lui atteignaient l'os et le mettaient à découvert. Jean le laveur cependant, même quand les brûlures se produisaient et le faisaient beaucoup souffrir, même lorsqu'il reçut dans l'œil une goutte d'acide, jamais ne s'arrêta de travailler.

    Jean le laveur et sa femme appartenaient à la communion protestante d'Augsbourg comme la quasi-totalité des habitants d'Hérimoncourt. Ils allaient au temple aussi souvent qu'ils pouvaient. Cependant, ils ne savaient ni lire ni écrire. En sorte que Jean ne pouvait pas comme son fils Georges, certains dimanches où le temps était mauvais, ou bien parfois le soir, lire à sa femme à haute voix le Nouveau Testament ou bien Les Mille et une Nuits qu'il avait lui-même achetés".

 

    PS. Pour ce qui me concerne –JPR- c’est ici que j’aurais placé la citation de Flaubert, «Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude»

 

    "Charles Robert distinguait quatre types d'individus parmi les ouvriers de «la maison P** d'Hérimoncourt». Ceux qui avaient des convictions évangéliques et dont la conduite était exemplaire : ils ne mettaient jamais les pieds au cabaret, avaient un comportement agréable et doux, fraternel et affectueux en famille comme à l'atelier, accomplissaient fidèlement leurs devoirs et pratiquaient l'obéissance. Le décapeur d'outils, dit Jean le laveur, appartenait à cette catégorie d'hommes «qui sont inappréciables pour les chefs d'industrie». II y avait ceux qui étaient assidus au travail, économes et sobres mais qui n'étaient sobres que par économie parce que l'amour du gain était leur seul mobile ; ils n'étaient pas tous irréprochables dans leur vie privée. Il y avait encore ceux qui avaient besoin d'être stimulés, qu'il fallait rappeler au devoir de temps à autre. Enfin, ceux qui s'adonnaient à leurs mauvais penchants, aimaient le cabaret, étaient des hommes de désordre à atelier comme en famille.

    Mais en général les rapports des ouvriers de « la maison P*** » avec leurs patrons étaient faits d'estime et de confiance réciproques : les ouvriers avaient tous en 1848, en 1851, en 1852, voté avec le parti de l'ordre, ils étaient tout à fait étrangers aux discussions politiques, ne lisaient pas de journaux, étaient incapables de se laisser entraîner aux désordres d'une émeute quelconque. Ces ouvriers de «la maison P***» présentaient en outre deux caractères remarquables : près de la moitié d'entre eux étaient propriétaires et tous se sentaient attachés à «la maison P***» par un lien moral puissant et stable. Les ouvriers et les patrons étaient enfants du pays, et l'on venait travailler dans les mêmes usines de génération en génération. Les chefs d'industrie considéraient ces ouvriers propriétaires comme les meilleurs qui soient afin d'agrandir leur petit domaine reçu par héritage, ils avaient l'esprit d'épargne et d'excellentes habitudes de dévouement, de régularité et d'économie. En cas de crise ou de chômage, les récoltes des champs, l'engraissement d'animaux domestiques constituaient pour les familles une précieuse ressource. Ainsi les chefs d'industrie n'avaient-ils pas à se plaindre que l'élévation du taux des salaires agisse de manière fâcheuse sur les ouvriers : l'augmentation de leurs ressources était toute pour l'épargne, à laquelle poussait l'amour de la terre.

    A côte de son travail à l'usine, Jean le laveur avait bien d'autres activités. Le soir en rentrant ou bien quelquefois le matin, en été, avant -d'aller à Terre-Blanche, il sciait les neuf stères de bois d'affouage nécessaires à la cuisine et au chauffage de l'année. Il entretenait la maison et le mobilier, il-raccommodait ses vêtements de travail, engraissait le porc qu'il saignait, dépeçait et préparait un peu avant Noël. Enfin, à peu près tous les quinze jours, le dimanche, il allait en Suisse et rapportait en contrebande café, sucre, chicorée et tabac.

    Pour sa femme, elle avait soixante-neuf ans. Elle s'occupait du ménage, préparait les repas, entretenait les vêtements et blanchissait le linge, portait à manger à son mari à 8 heures et à midi l'usine de Terre-Blanche. En outre, elle cultivait les huit ares du jardin attenant à la maison et les deux champs de huit ares chacun qu'ils louaient à l'année, situés à quelque distance de la maison. Ainsi elle piochait et retournait son jardin et ses champs deux à trois fois par an. Elle semait, arrachait les pommes de terre, récoltait les choux, les haricots, des légumes, des fruits, en sorte que la famille n'avait aucun légume à acheter au-dehors.

 

    Pour expliquer la remarquable fixité de cette main-d’œuvre, fixité tellement inappréciable pour les patrons, il fallait donc prendre en compte deux facteurs essentiels. L'union de la propriété foncière et du travail industriel ainsi que le patronage exercé par les chefs d'industrie sur les ouvriers qui se sentaient protégés par les diverses institutions créées pour assurer leur bien-être physique et moral : caisses de secours mutuel, caisse d'épargne, prêts sans intérêt, logements à bon marché, bibliothèque, instruction primaire gratuite. Lorsque le chef de famille ne possédait pas l'énergie et l'esprit de prévoyance qui étaient la garantie de son bien-être, l'initiative des chefs d'usine venait en effet y suppléer : le fils de Jean le laveur ne payant pas régulièrement à son père la pension alimentaire qu'il lui devait, le bureau de l'usine la préleva sur son salaire en la versant directement à son père tandis que le reste de son salaire ne lui était payé que sur justification de ses besoins. Tel ouvrier qui refusait d'épouser la fille qu'il avait rendue mère, fut immédiatement renvoyé. Pour l'ivrognerie et les cabarets qui troublaient la paix des ménages, anéantissaient l'autorité du père de famille, rendaient l'épargne impossible et faisaient perdre le goût du travail, les amendes s'efforçaient d'y remédier, ainsi que les pressions pour obtenir des autorités publiques qu'elles ferment ces dangereux établissements, tel celui qui s'installa un moment en face de l'usine de Terre-Blanche et dont les patrons obtinrent finalement du préfet qu'il soit fermé. Ou bien, pour éviter à leurs ouvriers la tentation de dépenser en route l'argent qu'ils allaient déposer à la Caisse d'épargne de Valentigney distante de sept kilomètres, «la maison P*** » fonda en 1850 une Caisse d'épargne à Hérimoncourt. Enfin, comme le directeur de l'usine avait remarqué que les ouvriers qui achetaient chez l'épicier étaient toujours obligés de demander de fortes avances - les trois épiciers et les deux marchands juifs d'Hérimoncourt s'enrichissant aux dépens de la population ouvrière -, il provoqua la formation, entre les ouvriers, d'une association pour l'acquisition à bon marche des articles d'épicerie et de mercerie.

 (…)

    De son séjour au bord de la Baltique durant les guerres de l’Empire, Jean le laveur, qu'on avait alors menacé de quatre jours de prison s'il n'utilisait pas les rations de tabac distribuées pour lutter contre le scorbut, de cette époque, il avait gardé l'habitude de chiquer. Avec la fête patronale, c'était bien sa seule distraction, car pour le vin, il n'en buvait pas. La fête patronale avait lieu à Hérimoncourt le 22 août. On nettoyait à fond la maison, on blanchissait les murs, on réparait les meubles abîmés, on faisait une grande lessive : on s'apprêtait à recevoir amis et parents. C'est ce jour-1à qu'on achetait aux marchands ambulants le mobilier ou les vêtements. On dansait sur la Place et dans les rues du village, on se retrouvait au cabaret pour boire et pour chanter, mais surtout on invitait la famille au repas.

    Aux inévitables légumes et pommes de terre, on ajoutait pour cette occasion le bœuf, le veau, les andouillettes, le vin (…).

    Fin de citation du texte de J.-P. Goux.

    Jean-Paul Goux poursuit ici en ethnologue l’exploitation de sa précieuse fiche sur Jean le laveur. Pour notre propos essentiellement politique, cela présente moins d’intérêt.

     Voilà donc le type de main-d’œuvre que recrute le patronat luthérien de l’Enclave de Montbéliard. On comprend qu’il s’en frotte les mains ! Mais - sauf peut-être pour ses campagnes dans la Grande Armée - on ne saurait admirer Jean le laveur. En acceptant ses mutilations "jusqu’à l’os" par l’acide sulfurique, cet ouvrier abandonne ses droits sur son propre corps. Or, les droits de l’homme sont inaliénables. Nous sommes ici dans l’aliénation la plus complète.

    A suivre. .Les élections de 1936 au Pays de Montbéliard.

    Pour la localisation de "l'Enclave" de Montbéliard qui, en 1789, appartient au comte de Wurtemberg, prince allemand, et est donc luthérienne, allez sur .4.Formation territoriale de la France (4ème partie). La France en 1789




[1] Éditions MAZARINE, Paris, 1986, 460 pages.

[3] Il s’agit, à l’évidence, de la maison Peugeot dont un établissement de production (Terre-Blanche) est bâti à Hérimoncourt.

[4] Jean-Pierre Peugeot - i.e. Jean-Pierre 1er - (1734-1814) fils de Jean-Jacques (1699-1741) meunier à Hérimoncourt, dirige une entreprise de teinturerie et de meunerie d'huile ou de céréales, avec la construction de plusieurs moulins, dans une région riche en cours d’eau. (Wiki, autre article : la famille Peugeot).

[5] « Une vieille servante », Gustave Flaubert, Madame Bovary, 2ème partie, chap.8. Catherine Leroux reçoit une distinction pour récompenser cinquante années de dur travail chez le même maître. (JPR d’après Wikipaedia).

[6] L'usine de Terre-Blanche, à Hérimoncourt, consacrée à la fabrication d’outillage à main en acier et à l’usinage des éléments en bois a été créée en 1833.

    

2 décembre 1851 : 160°anniversaire du coup d'Etat.

publié le 26 juin 2013, 12:07 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 30 janv. 2019, 05:14 ]

L'élection présidentielle pour élire un homme nouveau (le mandat n'était pas renouvelable et Louis-Napoléon Bonaparte n'arrivait pas à obtenir de la chambre des députés –royaliste- la réforme constitutionnelle lui permettant de se représenter) était prévue pour le deuxième dimanche du mois de mai 1852[1]. La situation politique était confuse. Le Prince-Président et les députés de la majorité monarchiste étaient en conflit permanent et, dans le pays, les forces républicaines avaient le vent en poupe. A tort ou à raison, en cette année 1851, tout le monde croyait ou feignait de croire que les "Rouges"[2] allaient l'emporter en mai 1852. "Le socialisme a fait des progrès effrayants ; dans plusieurs départements la liste rouge passera.... " écrit Morny, demi-frère de L.-N. Bonaparte. Cela suscitait une peur terrible chez les possédants. Une quinzaine d'années plus tard, un républicain témoignait : « qu'on se souvienne des effroyables terreurs imposées par l'approche de 1852. Le mot d'ordre était partout le même : le vote universel (donc ne tenant pas compte de la loi électorale du 31 mai) de gré ou de force pour 1852[3]. Le résultat fut inouï. A la fin de 1851, personne ne doutait que la masse des campagnes fût acquise au parti avancé». Dès 1851, l'activité des sociétés républicaines redoubla, en effet, et l'on constitua fiévreusement des dépôts d'armes. Un député écrivait à l'un de ses amis : « C'est en 1852 seulement que la lutte doit s'ouvrir. On devra alors marcher en corps sur le chef-lieu de département et y proclamer de nouveau la révolution triomphant de ses ennemis ». Que de naïveté dans ce "seulement"… Les républicains seront pris de vitesse par le comploteur Louis-Napoléon Bonaparte. Enseignement essentiel : en politique, il faut toujours prendre l’initiative.

Durant l'été 1851, quatre départements complètement agricoles, loin des grands centres, sont déclarés ingouvernables par le pouvoir et mis en état de siège[4]. Ce qui suscite des cris dans la presse napoléonienne : "les paysans passent au socialisme !". Romieu[5], Louis-Napoléon Bonaparte et ses acolytes doivent faire quelque chose. L'assemblée des députés en majorité royalistes s'oppose au Prince-Président ? Qu'à cela ne tienne : on va la dissoudre. La constitution l'interdit ? Soit… ce sera donc un coup d'État.

Dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851 [6], le groupe de Louis-Napoléon Bonaparte passe donc à l'acte. Il franchit le Rubicon (nom de code de l'opération) : on se prend pour César. Louis-Napoléon Bonaparte annonce la dissolution de la chambre des députés, ce qui est contraire à la constitution. Il proclame l'état de siège dans la 1ère division militaire (Paris), il annonce la tenue d'un plébiscite. Bien entendu, Louis-Napoléon Bonaparte s'était engagé à respecter la constitution. Mais, sous réserve d'un inventaire plus précis[7], c'est le prototype de l'homme politique contemporain capable de dire n'importe quoi, de mentir, avec un aplomb, une apparente sincérité qui médusent …

Les comparses

Louis-Napoléon Bonaparte s'est entouré de personnages, tous très peu recommandables. A son image, en quelque sorte. On constate "l'absence parmi les coopérateurs du coup d'État de tout personnage qui eût conquis, à cette époque, quelque autorité dans le pays, soit par son rôle politique soit par une carrière militaire ou civile, remplie avec distinction"[8]. Mais Victor Hugo dit encore mieux les choses :

"Maupas, Morny, Magnan, Saint-Arnaud, Bonaparte !

Courbons nos fronts ! Gomorrhe a triomphé de Sparte !

Cinq hommes ! Cinq bandits".

 

"Les officiers avec nous"

Il fallait avoir l'armée avec soi. Celle-ci fut préparée, "travaillée" au niveau des soldats et surtout au niveau des officiers. Comment demander à un officier de trahir ses serments de fidélité pour assumer la responsabilité d'un coup d'État ? Il faut viser juste car si l'on se trompe sur la cible, tout est éventé. Il faut tomber sur un officier suffisamment amoral. C'est nécessairement un homme "dont le maniement est délicat en raison des qualités mêmes (des défauts, faudrait-il dire, JPR) qui appellent sur lui l'intérêt"[9]. Il faut choisir un individu qui a une tare quelque part, un revanchard, un aigri, un insatisfait, évidemment un ambitieux car il faut lui proposer une promotion en échange. Le deal, ce sont les deux étoiles ou une étoile supplémentaire si l'officier est déjà général de brigade.

Fleury, "chargé" par le Prince-Président "d'apprécier les courages et d'évoquer les dévouements" comme l'écrit un laudateur du coup d'État, va draguer les états-majors en Algérie, il sonde pour trouver ceux qui "ont une égale horreur du parlementarisme et du socialisme"[10]. Il détecte un certain Espinasse, lieutenant-colonel, "qui a derrière lui trois échecs au concours de l’École d’État-major"[11]. Fleury raconte : "je fis luire à ses yeux toutes les chances d'avancement qui attendaient un officier tel que lui s'il se liait à la fortune de Louis Napoléon. (…). Son imagination s'enflammait". Ça marche. On le retrouvera ministre de l'Intérieur et de la Sûreté publique. Espinasse était distingué par Leroy de Saint-Arnaud pour qui les officiers étaient tous soit des "imbéciles" soit des "crapules". C'est tout dire, car Leroy de Saint-Arnaud est un modèle du genre. Du genre de la crapule, on va le voir.

Saint-Arnaud aura la responsabilité militaire du coup. "Quand vous verrez arriver Saint-Arnaud au ministère" avait prophétisé Lamoricière (député, un des "africains" de Louis-Philippe) "dites : voilà le coup d'État". Il s'appelle de son vrai nom Arnaud Leroy, mais il s'est donné lui-même, sous la Restauration, des armoiries avec le titre de Comte (son père était préfet de l'Empire). Convaincu de vol, sous Louis XVIII, il est chassé de la Garde. Jusqu'à trente ans, "il fait tous les métiers, a recours à tous les expédients, il vit des femmes et du jeu" raconte son biographe de 1941, Louis Bertrand. Il pince de la guitare, il est ténor dans un groupe lyrique, "sans fortune, il aime le luxe et la vie élégante. C'est pourquoi il est si pressé d'arriver". Comme il n'y a de la veine que pour la canaille, il se trouve sous les ordres de Bugeaud après avoir réintégré l'armée "par la petite porte". Bugeaud, à qui sera confiée la répression de la révolution du 25 février 1848, trouve Saint-Arnaud sympathique : "voilà un homme selon mon esprit et selon mon cœur". Et c'est le maréchal Bugeaud qui va l'emmener en Algérie. Saint-Arnaud sera un subordonné zélé : "la guerre ! Voilà la guerre ! Vive la gloire ! Le maréchal veut être impitoyable ? J'exécuterai ses ordres !". Un fou de guerre. Ne dit-il pas :"quand je vois l'ennemi (…) je m'exalte, je me monte, je deviens général. Et quand je suis victorieux j'éprouve une de ces joies célestes qu'on sent mais qu'on n'exprime pas"[12]. "L'enthousiasme du carnage" dont parlait le comte Joseph de Maistre…et le carnage, Saint-Arnaud, il connaît. "Je pille, je brûle, je dévaste, je coupe les arbres, je détruis les récoltes ; le pays entouré d'un horizon de flammes et de fumée me rappelle un petit Palatinat en miniature" écrit-il à sa femme. Palatinat : l'exemple de Louvois appartient à la culture des militaires d'extrême-droite… Il enfume les "brigands", cinq cents d'un coup dans "leurs cavernes. La terreur couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques"[13]. Fanatique… Le mot est bien choisi, mais la cible n'est pas la bonne, c'est celui qui le dit qui y est.

Lorsqu’arrive la révolution de février 1848, Saint-Arnaud est dégoûté. Il exècre la République, ayant "horreur instinctive de la canaille" selon ses propres mots. Il est prévenu contre L.-N. Bonaparte, qu'au départ il prend "pour une espèce de rouge"[14]. Pour se rallier un militaire aussi précieux, les bonapartistes vont décider en Kabylie pour 1851, année de préparation du coup d’État, une sorte d'expédition dont Saint-Arnaud aura la direction. Son succès permettra ainsi de faire passer auprès de l'opinion la promotion qu'on lui destine. Ce fut une expédition "parfaitement inutile" selon l'historien C. Rousset, cité par H. Guillemin, "au terme de laquelle l'affermissement de notre domination fut à peu près nul. Quand nous parûmes en 1853, dans la même contrée, nous ne trouvâmes ni vestiges, ni souvenirs de l'apparition de nos colonnes en 1851". Il n'empêche, conformément à sa mission Fleury prend contact avec lui et Saint-Arnaud marche dans la combine : "assurez le prince, dès aujourd'hui, qu'il peut compter sur moi ; qu'il me fasse général de division le plus vite possible et je réponds du reste". On ne perd pas le nord. Ces hauts faits d'armes valent à Saint-Arnaud cette sucrerie de la part de Louis-Napoléon Bonaparte : "Mon cher général, Les hommes de cœur se devinent, s'estiment réciproquement et s'aiment sans cependant s'être jamais vus. C'est ce qui m'arrive vis-à-vis de vous, car il y a longtemps que je suis avec intérêt votre brillante carrière et que j'éprouve pour vous les sentiments les plus amicaux. (…). Aussi suis-je heureux de pouvoir vous annoncer votre nomination comme général de division". Le 26 juillet 1851, Saint-Arnaud prend le commandement d'une division de l'armée de Paris. Son ascension n'est pourtant pas terminée.

C'était quelques mots sur Saint-Arnaud, "franc comme l'acier de son glaive" (Bélouino, historien bonapartiste, 1853), d'une "droiture inflexible" (Mayer, même date), dont on peut dire que "nul n'a porté si haut le culte de l'Honneur" (Louis Bertrand, Académie française, 1941)[15].

Quant à Morny, son intelligence, sa dureté (un "tueur" selon Victor Hugo) et ses liens familiaux (c'est le demi-frère du Prince-Président) expliquent qu'on lui ait attribué la responsabilité politique de l'opération. Son amoralité l'autorise à dire : "quand vous me verrez arriver au ministère, - c'est évidemment du ministère de l'intérieur dont il s'agit- vous pourrez dire "c'est maintenant". De fait, il y arrive dans la nuit du 1er au 2 décembre. Pour situer le personnage, on pourrait dire qu'il était très connu parmi les milieux financiers et particulièrement à la bourse où il spéculait sans arrêt. Mais, soyons juste, il n'était pas seul dans ce cas. Disons plutôt pour mieux le cerner, qu'au lendemain des élections de 1849, il écrivit ceci : "le socialisme a fait des progrès effrayants ; dans plusieurs départements la liste rouge passera.... Dans ce cas, il n'y aura plus qu'à plier bagage, à organiser la guerre civile et à prier MM. les Cosaques de nous aider[16]... Je pense que votre fierté nationale va se révolter ; mais, croyez-moi, si vous voyiez un socialiste de près, vous n'hésiteriez pas à lui préférer un Cosaque. Mon patriotisme s'arrête là". Quel cynisme impassible ! Plier bagage ! L'émigration du comte d'Artois, dès le 17 juillet 1789, a fait des émules… Et voilà encore une extrême-droite sans xénophobie, pour Morny l'arrivée des cosaques eût été une divine surprise avant la lettre.

Maupas aura la responsabilité de la police. C'était un membre du corps préfectoral sous la Monarchie de Juillet que la république née de la révolution de 1848 a révoqué. Mais le Prince-Président le réintègre dès 1849, et, de la préfecture de Toulouse, il passe à la préfecture de police de Paris. Louis-Napoléon Bonaparte en avait vite fait son confident, nous dit Jean Dautry, parce qu'il avait découvert en lui une absence totale de conscience morale ainsi qu'un désir effréné de parvenir. La préfecture de police ! Poste-clé, s'il en est pour un coup d'État. Maupas réussit à circonvenir plusieurs commissaires de police de la capitale et obtient d'eux l'arrestation parfaitement illégale de 78 personnalités dont 16 députés, au lever du lit, le 2 au matin cependant que le Colonel Espinasse et ses sbires se glissent au même petit matin par la grille du Palais-Bourbon qui s'ouvre pour les balayeurs et jardiniers et occupent la chambre des députés. Effronté comme son leader, Maupas, dans un texte publié le 2 décembre, va jusqu'à écrire "des factieux seuls pourraient vouloir mettre obstacle à la volonté du premier magistrat du pays". Des factieux ! Mais lui qu'est-il donc ? Il fait un coup d'État, commet un crime et appelle les autres "factieux". Le voleur qui crie "au voleur" ! le 4, face à la résistance des républicains, il annonce : "le stationnement des piétons sur la voie publique et la formation de groupes seront sans sommation dispersés par la force". Beaucoup plus tard, en 1885, il adhèrera au boulangisme. Toute une vie consacrée à se battre contre la République.

Magnan est militaire, officier général, commandant en chef de l'armée de Paris depuis le 15 juillet 1851. Il est également "mouillé" dans l'affaire de la conspiration de Boulogne contre le roi Louis-Philippe. Mais pour sauver sa peau, il témoigna contre Louis-Napoléon Bonaparte ! Le rat avait quitté le navire. Il y remonte à l'occasion d'une autre escale. Magnan avait donné des preuves de sa brutalité à Lyon, lors de la tentative révolutionnaire des 14 et 15 juin 1849, où, sur le plateau de la Croix-Rousse ("où j'ai appris la guerre des rues" dit-il lui-même), il accule les ouvriers et fait tirer "pendant six heures, six cents coups de canon". 150 canuts "Voraces" sont tués, 1500 mis en prison. Sa récompense fut sa promotion à Paris. Le 26 novembre 1851, il réunit 21 généraux de la 1ère région militaire à qui il laisse entendre l'imminence du coup. "Vous obéirez passivement à mes ordres. Toute votre vie vous avez pratiquez et compris le devoir militaire de cette façon-là"[17]…. L'armée de citoyens, c'est quelque chose. Lui-même, toujours pleutre, "n'agit que sous les ordres formels de son chef hiérarchique, le ministre de la guerre"[18].

Bilan du 2-décembre

Le coup d'État est une tache indélébile. Les Républicains n'auront de cesse de lutter jusqu'à la disparition de l'empire avec lequel aucune conciliation n'est possible. Songeons à Victor Hugo qui resta dix-neuf ans en exil [19]. Certains parlent aujourd’hui de "réhabiliter le second empire", ne voient-ils pas que ce serait là désavouer l'immense poète ? Gambetta, dans sa plaidoirie déjà évoquée, relève que les bonapartistes n'ont jamais osé célébrer leur prise du pouvoir : "iI y a d'ailleurs quelque chose qui juge nos adversaires : Écoutez ! Voilà dix-sept ans il parle en 1868- que vous êtes les maîtres absolus, discrétionnaires de la France - c'est votre mot. (…) ce qui vous juge le mieux, parce que c'est l'attestation de vos propres remords, c'est que vous n'avez jamais osé dire : "Nous célébrerons, nous mettrons au rang des solennités de la France le 2 décembre, comme un anniversaire national. Et cependant tous les régimes qui se sont succédé dans ce pays se sont honorés du jour qui les a vus naître. Ils ont fêté le 14 juillet, le 10 août; les journées de juillet 1830 ont été fêtées aussi, de même que le 24 février; il n'y a que deux anniversaires, le 18 Brumaire et le 2 Décembre qui n'ont jamais été mis au rang des solennités d'origine parce que vous savez que, si vous vouliez les y mettre, la conscience universelle les repousserait !". C'est au contraire une date souvenir pour les démocrates et les Républicains :"Eh bien! Cet anniversaire dont vous n'avez pas voulu, nous le revendiquons, nous le prenons pour nous. Nous le fêterons toujours, chaque année, jusqu'au jour où le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande expiation nationale, au nom de la Liberté, de l'Égalité, de la Fraternité". Gambetta, la voix de la République.

Il y eut des réactions patriotiques hostiles au coup d'État de décembre 51, elles sont dénoncées a posteriori par les laquais du régime : "La jacquerie venait de lever son drapeau. Des bandes d'assassins parcouraient les campagnes, marchaient sur les villes, envahissaient les maisons particulières, pillaient, brûlaient, tuaient, laissant partout l'horreur de crimes abominables qui nous reportaient aux plus mauvais jours de la barbarie. C'était du cannibalisme tel que les imaginations les plus hardies auraient pu à peine le supposer"[20]. Le coup d'État a évité le cannibalisme à la France ! Le sénateur de La Guéronnière fait du Romieu a posteriori… En réalité, les bonapartistes ont inventé l'homme au couteau entre les dents… Si l'on ajoute à cela leur haine du parlementarisme, on a bien les éléments de l'équation fasciste chère à Zeev Sternhell. Victor Hugo ne pouvait pas composer avec un régime pareil. Certes, il y eut la célèbre période de l'empire "libéral" (qui marque en réalité le retour des notables), il y eut des Duruy pour faire progresser l'enseignement. Gambetta n'eût pas pu prononcer sa plaidoirie sous un régime authentiquement fasciste. Et d'ailleurs nous ne prétendons pas mettre un signe d'égalité entre le bonapartisme et le fascisme. Mais si l'on part à la recherche des causes du fascisme du XX° siècle, de ses origines lointaines, on a bien là du grain à moudre.

     Ci-dessous, la barricade républicaine du 3 décembre 1851, où meurt Baudin, député, qui déclare à l'ouvrier qui refuse de se battre pour des députés qui gagnent 25 francs : "Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs". 


Tableau d'Ernest Pichio, représentant Alphonse Baudin sur la barricade du faubourg Saint-Antoine où il fut tué le 3 décembre 1851 (musée Carnavalet). (à l'attention particulière de certains Gilets Jaunes).

pour compléter chapitre 9 de mon livre,  VOLUME I

et aussi
2 décembre 1851, Les Insurgés de la République démocratique et sociale



[1] La première élection au S.U. du président de la République a eu lieu en 1848, le mandat était de 4 ans.

[2] Le parti de l'ordre appelait "rouge" tout ce qui était républicain. Généralisation abusive destinée à effrayer les propriétaires.

[3] L'assemblée – à majorité royaliste - avait voté la loi électorale du 31 mai 1850 qui imposait l'inscription au bureau de la commune depuis plus d'un an pour chaque électeur. Cette mesure éliminait, de facto, trois millions d'électeurs, ouvriers pour la plupart, obligés de déménager pour trouver du travail, à l'image de Lantier dans le Germinal d'Emile Zola.

[4] E. PENOT, "Paris en décembre 1851", page 50. Il s'agit du Cher, de la Nièvre, de la Drôme et de l'Ardèche. Toujours bastions de la Gauche et de la République.

[5] Romieu est un préfet, auteur d’une brochure (1851) extrêmement violente contre les « Rouges », brochure dans laquelle il est aisé de trouver les racines idéologiques du fascisme.

[6] On sait que le 2 décembre est le jour anniversaire du sacre de Napoléon Ier et de la victoire d’Austerlitz.

[7] Mirabeau, déjà, avait trahi ses amis politiques en complotant avec la cour et Louis XVI. C'était un homme au double langage. Parlant de Robespierre, il disait : "il ira loin, il croit tout ce qu'il dit". Croire à ce qu'on dit publiquement, Mirabeau ne savait pas ce que cela voulait dire. Néanmoins, il me semble que le mensonge élevé au niveau de la pratique politique d'Etat s'est généralisé avec les hommes du Second Empire. Quoique le Directoire avait également de beaux spécimens….

[8] E. PENOT, "Paris en décembre 1851", page 99.

[9] H. GUILLEMIN.

[10] Cité par J. DAUTRY, page 299. On notera, au passage, qu'on a là l'équation fasciste posée par Zeev Sternhell.

[11] H. GUILLEMIN, page 292. Toutes les citations suivantes sont extraites du chapitre IV de l'excellent ouvrage de cet auteur.

[12] Cité par Louis BERTRAND, page 143. Voilà le type de soldat que H. Taine oppose à la foule brutale.

[13] GUILLEMIN poursuit la description du comportement de ce que l'académicien pétainiste de 1941 appelle "un grand africain" : "Citons quelques extraits des lettres de Saint-Arnaud à sa femme pendant la campagne. 12 mai 1851: "De ma tente, je vois brûler les villages arabes. J'espère que la leçon sera bonne et leur profitera", 14 mai : « Quelle destruction sur notre passage ! [...] J'ai brûlé beaucoup de villages et tué pas mal de Kabyles ». 19 mai. « La cavalerie a rapporté trente têtes... Nous avons brûlé plus de quarante villages ; c'en un beau succès»; 17 juillet : "On a tué plus de cent Kabyles, le camp est plein d'armes et d'oreilles". Page 289.

[14] Réflexion intéressante qui montre la confusion des esprits à l'égard de L.-N. Bonaparte et explique pour partie le vote ouvrier en faveur de ce dernier.

[15] Saint-Arnaud aura, en effet, une notoriété qui dépasse son époque. Le 24 juillet 1887, Jules Ferry traitera le général Boulanger de "Saint-Arnaud de café-concert".

[16] Allusion à l'aide que les armées russes donnaient en cette année 1849 au gouvernement autrichien en lutte contre les Hongrois révoltés.

[17] Rapporté par le bonapartiste Belouino, cité par E. TENOT, "Paris en décembre 1851", page 96.

[18] Idem, page 98.

[19] Dans l'échelle des sacrifices – compte non tenu de ceux qui ont donné leur vie pour leur cause - je ne vois guère que Nelson Mandela au-dessus de notre écrivain national, avec Auguste Blanqui, si souvent incarcéré. Nelson Mandela qui est resté 27 ans en prison, refusant toutes les propositions de libération qui étaient assorties d’une mise en veilleuse de sa lutte contre l'apartheid.

[20] Cité par E. TENOT, avant-propos à la 2° édition de la "Province en décembre 1851", parue dans la 3° édition. C'est pour détruire cette légende que TENOT, républicain sincère et outré par ces mensonges, rédigea ses deux livres.


 


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