Jean le laveur, ouvrier luthérien du Pays de Montbéliard, 1858.

publié le 26 juin 2013, 12:09 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 nov. 2017, 02:55 ]
   
    Pourquoi les ouvriers de l’Est de la France votent-ils si massivement pour le Front National aujourd’hui ? Je l’ai démontré dans ma série d’articles sur la Moselle et sur l’Alsace, mais il y a aussi le cas du Pays de Montbéliard. Très intéressant. J’ai évoqué le rôle décisif de la tradition religieuse luthérienne. Démontrer un lien religion-vote FN n’est cependant pas Expliquer. Je ne prétends pas le faire irrémédiablement. J’ai trouvé dans le livre de Jean-Paul Goux,
"Mémoires de l’Enclave", beaucoup d’arguments. Pour ceux que cela intéresse, la lecture de ce livre est obligatoire [1]. Voici une première pépite trouvée dans cet ouvrage. Il s’agit du portrait d’un ouvrier d’ Hérimoncourt, Peugeot, en 1858.

 

L’enquête in situ de Charles Robert, après le début du II° empire.

    "Publiées entre 1855 et 1930, les monographies de familles ouvrières de Le Play et de son École constituent un matériau exceptionnel sur les sociétés des cinq continents. Leur intérêt n’a pas échappé aux spécialistes des sciences sociales : historiens et sociologues, géographes et ethnologues, mais aussi aux érudits férus d’histoire locale". Ainsi s’exprime la revue Les études sociales [2]. J.-P. Goux présente ainsi le document qu’il va exploiter. Il s’agit d’une monographie de Charles Robert, publiées en 1858 par la Société internationale des études pratiques d’économie sociale, dirigée par Frédéric Le Play, dans le tome 22 de la série qui s’intitule Les ouvriers des deux mondes. Cette monographie est ainsi présentée par Charles Robert : "N°15. Décapeur d’outils en acier de la fabrique d’Hérimoncourt d’après les renseignements recueillis sur les lieux en août et septembre 1858 par Charles Robert, maître des requêtes au Conseil d’Etat". J.-P. Goux nous dit aussi "Elle (est) extraordinaire cette monographie parce qu'elle décrit les conditions de vie et de travail de l'ouvrier décapeur avec une rigoureuse précision, et en même temps parce qu’elle constitue une sorte d'application concrète des théories de Le Play. Si (Charles) Robert s'était intéressé à "la maison P*** d'Hérimoncourt" [3] c'était bien parce qu'il y voyait une confirmation des thèses paternalistes de Le Play. (…). Je possédais une sorte de récit de vie de l'ouvrier, (…)".

 

Peugeot en 1858

    En 1858, Jean le laveur ne travaille évidemment pas dans l’automobile. Mais l’histoire de la famille Peugeot ne date pas de l’invention du moteur à explosion ! Voici l’article de Wikipaedia écrit par un auteur peugeotiste hostile à la Révolution ce qui m’amènera à rectifier une de ses assertions :

    L'entreprise familiale Peugeot entre dans l'ère industrielle au début du XIXe siècle sous l'impulsion de Napoléon 1er qui avait besoin de vêtir les soldats de sa Grande Armée [4]. Ces meuniers d'origine deviennent alors des transformateurs de coton à Hérimoncourt dans le Pays de Montbéliard en Franche-Comté. En 1810, Jean-Frédéric et Jean-Pierre II Peugeot se lancent dans la sidérurgie et transforment le moulin du lieu-dit du Sous-Cratet en fonderie d'acier puis se lancent dans le laminage à froid pour fournir l'industrie horlogère en ressorts. En 1832, ils s'associent avec Jacques Maillard-Salins et fondent la société « Peugeot Frères Aînés et Jacques Maillard-Salins » pour fabriquer des lames de scie. En 1840, un moulin à café Peugeot voit le jour, le premier d'une longue série. En 1841, les fils de Jean-Frédéric s'associent à quatre Anglais originaires de Lancaster installés dans la région de Saint-Étienne, les frères Jackson, pour créer la branche « Peugeot aînés et Jackson frères ». À Pont-de-Roide, elle fabrique des ressorts, des scies à ruban, des outils, des buscs de corsets et des baleines de parapluies.

    En 1851, après la révolution de 1848 qui provoqua une grave crise économique (NB ceci est faux. Tous les historiens de l’économie date de 1847 l’éclatement de la crise économique et la révolution de 1848 en serait plutôt la conséquence, NDLR-lol) la firme dirigée par les fils de Jean-Pierre II, qui succèdent à leur père, devient les « Établissements Peugeot Frères » et élargit ses fabrications. Celles-ci comprennent des montures d'acier pour les crinolines, accessoires de mode lancés par l'impératrice Eugénie. Par la suite, Eugène et Armand Peugeot, les fils de Jules et Émile, prennent la tête de l'entreprise dont « les affaires marchent fort bien en cette époque prospère du Second Empire» (…).

    Par ailleurs, selon leurs laudateurs, Émile Peugeot puis sa fille Lucy, protestants -luthériens- et fervents pratiquants, sont des pionniers en matière sociale. Ils créent et financent diverses institutions de secours, une caisse de pensions pour les veuves, une assurance mutuelle sociale en 1853, etc…

Jean le laveur, l’ouvrier modèle

    Le texte qui suit est de J.P. Goux, mais je l’ai agencé à ma façon pour servir à ma démonstration.

    "Jean B***, dit Jean le laveur, était né dans le Pays (de Montbéliard), en 1786, (et) était fils d'ouvrier. Mais avant de travailler à Hérimoncourt, il avait fait les campagnes napoléoniennes. Il est appelé en 1808, incorporé dans un régiment de ligne qui fait partie du corps d'Armée de Davout et il entre, pieds nus, dans la capitale de l'Autriche. il participe à la bataille de Wagram (1809), parcourt la Moravie, la Hongrie, le Tyrol, la Saxe, passe dix-huit mois au bord de la Baltique, fait la campagne de Russie (1812). Sur le champ de bataille de la Moskova, un éclat d'obus brise son-fusil et lui arrache deux doigts de la main gauche. On l'envoie à Wilna (Vilnius, JPR), avant la Retraite de l'armée ; il revient en France en passant par Königsberg et Berlin, et en 1813, il est reformé. Jean le laveur vient de recevoir la Médaille de Sainte-Hélène. Comme il n'ose pas l'attacher sur une blouse et qu'il n'a pas d'autres vêtements d'été, il la porte, le dimanche, ma1gré la chaleur, sur un épais habit d'hiver.

    On croit lire du Flaubert : «Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude»[5].

    Jean le laveur avait donc soixante-douze ans en 1856, il travaillait à la journée dans l'usine de Terre-Blanche[6], décapant ou, disait-on aussi, lavant l'acier. Hiver comme été, de 5 heures du matin à 7 heures du soir, pendant douze heures de travail effectif, -il plongeait de longues et lourdes scies d'acier, dites passe-partout, dans un bain d'acide sulfurique étendu d'eau. Ce travail ne demandait ni habileté manuelle ni initiation mais il était pénible parce qu'on y respirait sans cesse les vapeurs suffocantes de l'acide et parce qu'il exigeait souvent de violents efforts. Ainsi, Jean le laveur voulut-il un jour - il avait soixante ans - retirer du bain avec une pince plusieurs scies particulièrement lourdes : l'effort qu'il fit provoqua une hernie. Gêné à l'idée de solliciter la caisse de secours pour obtenir le bandage que le médecin lui avait prescrit, Jean le laveur s'en fabriqua un lui-même.

    L'acide qu'il respirait douze heures par jour l'éclaboussait souvent : il se répandait sur ses jambes, y faisait de profondes brûlures lui atteignaient l'os et le mettaient à découvert. Jean le laveur cependant, même quand les brûlures se produisaient et le faisaient beaucoup souffrir, même lorsqu'il reçut dans l'œil une goutte d'acide, jamais ne s'arrêta de travailler.

    Jean le laveur et sa femme appartenaient à la communion protestante d'Augsbourg comme la quasi-totalité des habitants d'Hérimoncourt. Ils allaient au temple aussi souvent qu'ils pouvaient. Cependant, ils ne savaient ni lire ni écrire. En sorte que Jean ne pouvait pas comme son fils Georges, certains dimanches où le temps était mauvais, ou bien parfois le soir, lire à sa femme à haute voix le Nouveau Testament ou bien Les Mille et une Nuits qu'il avait lui-même achetés".

 

    PS. Pour ce qui me concerne –JPR- c’est ici que j’aurais placé la citation de Flaubert, «Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude»

 

    "Charles Robert distinguait quatre types d'individus parmi les ouvriers de «la maison P** d'Hérimoncourt». Ceux qui avaient des convictions évangéliques et dont la conduite était exemplaire : ils ne mettaient jamais les pieds au cabaret, avaient un comportement agréable et doux, fraternel et affectueux en famille comme à l'atelier, accomplissaient fidèlement leurs devoirs et pratiquaient l'obéissance. Le décapeur d'outils, dit Jean le laveur, appartenait à cette catégorie d'hommes «qui sont inappréciables pour les chefs d'industrie». II y avait ceux qui étaient assidus au travail, économes et sobres mais qui n'étaient sobres que par économie parce que l'amour du gain était leur seul mobile ; ils n'étaient pas tous irréprochables dans leur vie privée. Il y avait encore ceux qui avaient besoin d'être stimulés, qu'il fallait rappeler au devoir de temps à autre. Enfin, ceux qui s'adonnaient à leurs mauvais penchants, aimaient le cabaret, étaient des hommes de désordre à atelier comme en famille.

    Mais en général les rapports des ouvriers de « la maison P*** » avec leurs patrons étaient faits d'estime et de confiance réciproques : les ouvriers avaient tous en 1848, en 1851, en 1852, voté avec le parti de l'ordre, ils étaient tout à fait étrangers aux discussions politiques, ne lisaient pas de journaux, étaient incapables de se laisser entraîner aux désordres d'une émeute quelconque. Ces ouvriers de «la maison P***» présentaient en outre deux caractères remarquables : près de la moitié d'entre eux étaient propriétaires et tous se sentaient attachés à «la maison P***» par un lien moral puissant et stable. Les ouvriers et les patrons étaient enfants du pays, et l'on venait travailler dans les mêmes usines de génération en génération. Les chefs d'industrie considéraient ces ouvriers propriétaires comme les meilleurs qui soient afin d'agrandir leur petit domaine reçu par héritage, ils avaient l'esprit d'épargne et d'excellentes habitudes de dévouement, de régularité et d'économie. En cas de crise ou de chômage, les récoltes des champs, l'engraissement d'animaux domestiques constituaient pour les familles une précieuse ressource. Ainsi les chefs d'industrie n'avaient-ils pas à se plaindre que l'élévation du taux des salaires agisse de manière fâcheuse sur les ouvriers : l'augmentation de leurs ressources était toute pour l'épargne, à laquelle poussait l'amour de la terre.

    A côte de son travail à l'usine, Jean le laveur avait bien d'autres activités. Le soir en rentrant ou bien quelquefois le matin, en été, avant -d'aller à Terre-Blanche, il sciait les neuf stères de bois d'affouage nécessaires à la cuisine et au chauffage de l'année. Il entretenait la maison et le mobilier, il-raccommodait ses vêtements de travail, engraissait le porc qu'il saignait, dépeçait et préparait un peu avant Noël. Enfin, à peu près tous les quinze jours, le dimanche, il allait en Suisse et rapportait en contrebande café, sucre, chicorée et tabac.

    Pour sa femme, elle avait soixante-neuf ans. Elle s'occupait du ménage, préparait les repas, entretenait les vêtements et blanchissait le linge, portait à manger à son mari à 8 heures et à midi l'usine de Terre-Blanche. En outre, elle cultivait les huit ares du jardin attenant à la maison et les deux champs de huit ares chacun qu'ils louaient à l'année, situés à quelque distance de la maison. Ainsi elle piochait et retournait son jardin et ses champs deux à trois fois par an. Elle semait, arrachait les pommes de terre, récoltait les choux, les haricots, des légumes, des fruits, en sorte que la famille n'avait aucun légume à acheter au-dehors.

 

    Pour expliquer la remarquable fixité de cette main-d’œuvre, fixité tellement inappréciable pour les patrons, il fallait donc prendre en compte deux facteurs essentiels. L'union de la propriété foncière et du travail industriel ainsi que le patronage exercé par les chefs d'industrie sur les ouvriers qui se sentaient protégés par les diverses institutions créées pour assurer leur bien-être physique et moral : caisses de secours mutuel, caisse d'épargne, prêts sans intérêt, logements à bon marché, bibliothèque, instruction primaire gratuite. Lorsque le chef de famille ne possédait pas l'énergie et l'esprit de prévoyance qui étaient la garantie de son bien-être, l'initiative des chefs d'usine venait en effet y suppléer : le fils de Jean le laveur ne payant pas régulièrement à son père la pension alimentaire qu'il lui devait, le bureau de l'usine la préleva sur son salaire en la versant directement à son père tandis que le reste de son salaire ne lui était payé que sur justification de ses besoins. Tel ouvrier qui refusait d'épouser la fille qu'il avait rendue mère, fut immédiatement renvoyé. Pour l'ivrognerie et les cabarets qui troublaient la paix des ménages, anéantissaient l'autorité du père de famille, rendaient l'épargne impossible et faisaient perdre le goût du travail, les amendes s'efforçaient d'y remédier, ainsi que les pressions pour obtenir des autorités publiques qu'elles ferment ces dangereux établissements, tel celui qui s'installa un moment en face de l'usine de Terre-Blanche et dont les patrons obtinrent finalement du préfet qu'il soit fermé. Ou bien, pour éviter à leurs ouvriers la tentation de dépenser en route l'argent qu'ils allaient déposer à la Caisse d'épargne de Valentigney distante de sept kilomètres, «la maison P*** » fonda en 1850 une Caisse d'épargne à Hérimoncourt. Enfin, comme le directeur de l'usine avait remarqué que les ouvriers qui achetaient chez l'épicier étaient toujours obligés de demander de fortes avances - les trois épiciers et les deux marchands juifs d'Hérimoncourt s'enrichissant aux dépens de la population ouvrière -, il provoqua la formation, entre les ouvriers, d'une association pour l'acquisition à bon marche des articles d'épicerie et de mercerie.

 (…)

    De son séjour au bord de la Baltique durant les guerres de l’Empire, Jean le laveur, qu'on avait alors menacé de quatre jours de prison s'il n'utilisait pas les rations de tabac distribuées pour lutter contre le scorbut, de cette époque, il avait gardé l'habitude de chiquer. Avec la fête patronale, c'était bien sa seule distraction, car pour le vin, il n'en buvait pas. La fête patronale avait lieu à Hérimoncourt le 22 août. On nettoyait à fond la maison, on blanchissait les murs, on réparait les meubles abîmés, on faisait une grande lessive : on s'apprêtait à recevoir amis et parents. C'est ce jour-1à qu'on achetait aux marchands ambulants le mobilier ou les vêtements. On dansait sur la Place et dans les rues du village, on se retrouvait au cabaret pour boire et pour chanter, mais surtout on invitait la famille au repas.

    Aux inévitables légumes et pommes de terre, on ajoutait pour cette occasion le bœuf, le veau, les andouillettes, le vin (…).

    Fin de citation du texte de J.-P. Goux.

    Jean-Paul Goux poursuit ici en ethnologue l’exploitation de sa précieuse fiche sur Jean le laveur. Pour notre propos essentiellement politique, cela présente moins d’intérêt.

     Voilà donc le type de main-d’œuvre que recrute le patronat luthérien de l’Enclave de Montbéliard. On comprend qu’il s’en frotte les mains ! Mais - sauf peut-être pour ses campagnes dans la Grande Armée - on ne saurait admirer Jean le laveur. En acceptant ses mutilations "jusqu’à l’os" par l’acide sulfurique, cet ouvrier abandonne ses droits sur son propre corps. Or, les droits de l’homme sont inaliénables. Nous sommes ici dans l’aliénation la plus complète.

    A suivre. .Les élections de 1936 au Pays de Montbéliard.

    Pour la localisation de "l'Enclave" de Montbéliard qui, en 1789, appartient au comte de Wurtemberg, prince allemand, et est donc luthérienne, allez sur .4.Formation territoriale de la France (4ème partie). La France en 1789




[1] Éditions MAZARINE, Paris, 1986, 460 pages.

[3] Il s’agit, à l’évidence, de la maison Peugeot dont un établissement de production (Terre-Blanche) est bâti à Hérimoncourt.

[4] Jean-Pierre Peugeot - i.e. Jean-Pierre 1er - (1734-1814) fils de Jean-Jacques (1699-1741) meunier à Hérimoncourt, dirige une entreprise de teinturerie et de meunerie d'huile ou de céréales, avec la construction de plusieurs moulins, dans une région riche en cours d’eau. (Wiki, autre article : la famille Peugeot).

[5] « Une vieille servante », Gustave Flaubert, Madame Bovary, 2ème partie, chap.8. Catherine Leroux reçoit une distinction pour récompenser cinquante années de dur travail chez le même maître. (JPR d’après Wikipaedia).

[6] L'usine de Terre-Blanche, à Hérimoncourt, consacrée à la fabrication d’outillage à main en acier et à l’usinage des éléments en bois a été créée en 1833.

    
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