cet article fait suite à.Jean le laveur, ouvrier luthérien du Pays de Montbéliard, 1858.
La tradition luthérienne des ouvriers du Pays de Montbéliard les rend sensibles aux thèses traditionalistes. Je cite toujours, à ce niveau la phrase du dirigeant social-démocrate allemand, F. Ebert, luthérien, "je hais la révolution comme le péché". En foi de quoi, il laissera les francs-tireurs massacrer les Spartakistes en janvier 1919. Dans son livre, « Mémoires de l’Enclave »[1], J.-P. Goux nous dit "en général les rapports des ouvriers de « la maison P*** » avec leurs patrons étaient faits d'estime et de confiance réciproques : les ouvriers avaient tous en 1848, en 1851, en 1852, voté avec le parti de l'ordre, ils étaient tout à fait étrangers aux discussions politiques, ne lisaient pas de journaux, étaient incapables de se laisser entraîner aux désordres d'une émeute quelconque". Le parti de l’ordre coalise tous ceux qui étaient hostiles à la révolution de février 1848 et qui votèrent pour Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 - approbation de son coup d’État - et en 1852 - approbation du retour à l’Empire -. Les Peugeot étaient d’ailleurs parfaitement en phase avec Napoléon III quant à la politique paternaliste qu’il fallait mener dans l’entreprise. Néanmoins, on ne saurait oublier de dire que la Réforme religieuse du XVI° siècle a été marquée du sceau de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ Etat-providence. A Strasbourg, par exemple, les biens du clergé catholique sont collectivisés et le capital obtenu sert à financer aussi bien l’éducation publique que la santé dans des établissements également publics. On peut dire que les États luthériens -voyez les pays scandinaves - ont été le berceau de la social-démocratie. Il s’en suit que le mouvement ouvrier - surtout sa branche réformiste - rencontre un écho chez les prolétaires et le parti socialiste SFIO était très influent dans le Pays de Montbéliard. Je donne les résultats des élections législatives dans l’Enclave pour les deux élections générales de 1928 et 1932, lors desquelles est élu le candidat socialiste qui se représentera en 1936.
* = Trois candidats qui se retirèrent pour le second tour.
Le succès socialiste de 1928 est d’autant plus méritoire que nous sommes alors en pleine prospérité, que l’industrie automobile connaît un "boum" spectaculaire. Mais à l’échelle du pays tout entier, la tendance est à l’euphorie et la droite triomphe. En 1932, belle réélection du candidat socialiste mais, là encore, la bourgeoise française n’est pas inquiétée par les « Rouges », c’est plutôt elle qui s’agite avec les Ligues factieuses. Le PCF, même s’il présente un candidat au Pays de Montbéliard, est en crise grave qu’illustrent ses maigres 800.000 voix au niveau national. Il en va tout autrement après les journées de février 34 et l’échec du gouvernement Doumergue. Le péril rouge est aux portes. La droite se mobilise.
1936 : François monte au front Le patronat automobile, progressif quant aux innovations technologiques, est particulièrement rétrograde en ce qui concerne le syndicalisme ouvrier révolutionnaire et le courant marxiste. Il fera tout pour créer des syndicats "jaunes" ou "renards". Politiquement, ainsi qu’on va le voir, il soutient aussi bien la royaliste Action française de Maurras que le fasciste P.P.F. (Parti populaire français) de Doriot. En 1936, François Peugeot se présente aux élections générales qui sont celles du "Front populaire", alliance politique du parti républicain radical et radical-socialiste, du parti socialiste S.F.I.O. et du parti communiste français (PCF). Il s’agit pour lui et son clan de s’opposer par tous les moyens - "mêmes légaux" - à ce Front populaire particulièrement détesté. La famille Peugeot s’était opposée par des moyens illégaux à la montée du mouvement révolutionnaire. Dans mon livre, accessible sur ce site, je fournis la citation suivante : « Les archives connues sont plus qu'éloquentes sur ce point du financement des partis par le patronat. Par exemple cette lettre adressée par M. Jordan, directeur général de Peugeot, à M. Fr. Lehideux, directeur de Renault, le 4 septembre 1936 : "Les industriels lyonnais ont créé (...) une société anonyme régulière qui, en concentrant tous les budgets de subventions de la région, aura de 8 à 10 millions à distribuer par an à toutes les organisations d'ordre, de l'Action française à Doriot, pour la seule ville de Lyon et région. Cette société a pour objet officiel une partie de la publicité commerciale courante, M. Jean-Pierre Peugeot [2] pense que cette formule serait à employer pour l'organisme nouveau différent des syndicats patronaux" [3] ». Cette candidature d’une personnalité éminente illustre les propos de François Goguel, de la Fondation nationale des sciences politiques, que je rappelle ici : "D’abord, le taux d’abstention -en 1936, JPR - baissa à 15%, le plus bas de la Troisième République. La crainte du Front Populaire conduisit d'autre part les modérés[4] à présenter des candidats dans un certain nombre de circonscriptions du Centre et du Midi où ils n'avaient pas pris part à la compétition électorale en 1932. C'est ce qui explique la progression du pourcentage des voix de droite dans plusieurs des départements où elles avaient été les moins nombreuses en 1932. (…). Mais les bastions de l'Ouest, de l'Est et du sud du Massif Central tiennent bon : dans plusieurs départements - Manche, Calvados, Sarthe, Mayenne, Finistère, Loire-Inférieure, Vienne, à l'Ouest ; Doubs, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Moselle, à l'Est ; Haute-Loire et Aveyron, dans le Massif Central - le pourcentage des suffrages de droite par rapport aux inscrits est même en progression sensible".
La famille Peugeot présente l’un des siens en lieu et place d’un vieux candidat, déjà battu lors des précédentes élections. François se présente avec l’étiquette Radical indépendant. On sait grâce à André Siegfried, collègue et ami de F. Goguel, que le mot « radical » ne veut plus rien dire depuis 1906. Luthérien, François Peugeot n’allait pas se frotter aux catholiques de la droite traditionaliste, sa famille a toujours été « républicaine » face à la menace de restauration monarchiste catholique. Les Peugeot sont républicains au sens où l’entendait Adolphe Thiers « la république sera conservatrice ou ne sera pas ». La république fut conservatrice avec les Peugeot qui n’hésitaient pas à faire appel aux gendarmes à cheval qui chargeaient sabre au clair et coupaient les oreilles de quelque manifestante (1905)[5]. Pour enlever toute illusion voici les propos tenus à la chambre des députés, lors de la dramatique séance du 6 février 1934, par Franklin-Bouillon, député Radical indépendant qui s’adresse à E. Daladier, radical-socialiste, président du conseil désigné[6] : "Le gouvernement aura la responsabilité du sang versé (…). Au lieu de vous efforcer d’unir, vous avez essayé de débaucher, vous avez manqué à votre parole d’honneur, trahi vos engagements. Vous êtes indigne d’être là où vous vous êtes traîné (…). Allez-vous-en ! Avant que le pays ne vous chasse, comme vous le méritez". Voilà le groupe qu’allait rejoindre François Peugeot ! Les ouvriers sont surveillés : il faut aller voter pour le patron ! La participation au scrutin qui fut de 77,9% des inscrits en 1932 monte à 86,6% en 1936. L’intimidation est forte : le candidat socialiste, député sortant, ne peut prendre la parole partout. Les voix de gauche reculent de 5162 unités, la droite progresse de 7001 voix. Grosso modo, on peut dire que François Peugeot a pris 5000 voix à la Gauche auxquelles se sont ajoutés les 2000 votants supplémentaires. Il est élu dès le 1er tour.
** = Candidat de droite élu dès le 1er tour. Pas de scrutin de ballotage.
Voilà comment votèrent les dociles ouvriers du Pays de Montbéliard, les successeurs des Jean le laveur, en 1936, contre un programme qui allait leur apporter les congés payés, les 40h, l’augmentation des salaires, les contrats collectifs de travail, liberté d’opinion et liberté d’adhérer à un syndicat professionnel. Tout
cela fut obtenu par la lutte et non pas octroyé par le patron compatissant. Néanmoins, le paternalisme de Peugeot avait souvent précédé l' Etat-providence dans ces réalisations.
François à la Chambre… Voici un extrait de sa fiche publiée sur le site de l’Assemblée nationale. "François Peugeot est né le 31 mai 1901 à Hérimoncourt, fief familial. Fils de Pierre Peugeot, François Peugeot, après avoir fait ses études secondaires à Montbéliard, puis à Paris, prépare le concours d'entrée à l'école des Hautes études commerciales, où il est reçu. Il entre ensuite dans les affaires familiales ; il y occupera des positions de plus en plus importantes. La carrière parlementaire de François Peugeot a été brève. Membre de la commission des douanes et des conventions commerciales, il présente de nombreux rapports sur des projets de loi tendant à approuver des accords commerciaux ou à modifier le régime douanier de divers produits aux Antilles et en Indochine. Il intervient peu personnellement dans les débats. En tant qu'industriel, le problème des conventions collectives l'intéresse au premier chef. En 1938, il présente un amendement au projet de loi sur les procédures de conciliation et d'arbitrage. Il prend part à la discussion du budget du Travail et demande à interpeller le gouvernement sur sa politique sociale. Au cours des deux années suivantes, il semble se désintéresser des travaux parlementaires (sic) ! Le 10 juillet 1940 au Congrès de Vichy, il vote les pouvoirs constituants demandés par le maréchal Pétain. François Peugeot est officier de la Légion d'honneur". Avant de lire ce que pensent les Peugeot de Pétain, voyons l’analyse qu’ils portent sur le syndicalisme révolutionnaire et sur la grève qui vient d’avoir lieu, en février 1937, à Sochaux, sur la question du rétablissement d'un délégué syndical de Carrosserie muté à la peinture malgré son état de santé, et sur le réembauchage d'ouvriers licenciés pour une grève d'une heure, une semaine plus tôt [7]. "Un parti politique a « noyauté » habilement en France les organisations syndicales. Chez nous, il a mis un soin particulier à travailler les industries Peugeot, à cause de leur importance et aussi parce qu'on en savait le personnel attaché à ses patrons. De là les désordres de l'été dernier, l'esprit d'indiscipline rendant la vie dure aux ouvriers paisibles et la tâche presque impossible aux agents de maîtrise, enfin pour couronner le tout, la récente grève de Sochaux. Autant de manœuvres par lesquelles des puissances occultes agissant de loin, transformant les syndicats en organisations de combat, enrégimentent et entraînent leurs troupes en vue de bouleverser nos institutions politiques et sociales. Est-ce vraiment cela que veulent les ouvriers de nos usines? Si oui, qu'ils réfléchissent bien, avant d'aller plus loin sur la voie dangereuse où on les pousse, et où ils risquent de perdre plus qu'ils ne peuvent gagner. Si non, qu'ils le disent. Et qu'ils le montrent en secouant le joug qu'on veut leur imposer, en restituant à leurs syndicats une activité strictement professionnelle, en usant de leur droit de vivre dans la paix et dans la liberté ainsi qu'il convient aux citoyens d'un pays trop riche d'expérience et d'honneur pour accepter de se mettre aux ordres de l'étranger". "Les leçons d’une grève, extraits de Le trait d’Union Peugeot, (journal patronal) mars 1937". Sont ainsi dénoncés par Peugeot-qui-ne-fait-pas-de-politique : le PCF, le Front populaire et « ses désordres », la III° internationale (puissances occultes), Moscou (ordres de l'étranger). Sont avoués : la soumission des ouvriers (personnel attaché à ses patrons), l’utilisation des agents de maîtrise comme supplétifs, le soutien aux syndicats jaunes, l’appel à la guerre contre la CGT.
Peugeot et Pétain Comme on pouvait s’y attendre François Peugeot a voté les pleins pouvoirs à Pétain, à Vichy en juin 1940. Mais toute sa famille n’a fait que se battre contre la république durant les années Trente. En mai 1941, le journal familial distribué aux collaborateurs, Le trait d’Union Peugeot, publie un article joliment intitulé TRAVAIL - FAMILLE - PATRIE ! La France a reçu du Maréchal Pétain, ce triple et admirable mot d’ordre : TRAVAIL - FAMILLE - PATRIE ! et nous souhaitons ardemment que chaque français le mette en pratique. Le Maréchal PÉTAIN a remis le travail en honneur, car il n'y a pas très longtemps on nous le présentait trop souvent sous la forme d'un esclavage. De nombreux politiciens et agitateurs de toutes sortes niaient la beauté du travail et prêchaient la formule du moindre effort. Ils faisaient en outre de merveilleuses promesses qu'ils auraient été bien incapables de tenir. Un auteur chrétien écrivait, il y a 1900 ans : "Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger"[8]. Citons encore ces mots du Maréchal, qui seront notre conclusion : "Le travail est le partage de l'homme sur la terre, il lui est impose par une nécessité inéluctable". Ainsi qu’on le voit, le gréviste, le manifestant, l’agitateur révolutionnaire est systématiquement -et même bibliquement - assimilé à un paresseux, un "fainéant". Et ce n’est pas Jean-Pierre Peugeot qui allait boycotter le maréchal. « M. Jean-Pierre Peugeot est reçu par le Maréchal Pétain », Le Trait d'Union Peugeot, juillet 1941, extraits: "Le patron a rencontré le Maréchal", telle est la nouvelle qui parvenait, il y a quelques jours aux bureaux du Trait d'Union. Nous avons interrogé M. Jean-Pierre Peugeot : - Quelle impression le Maréchal vous a-t-il fait personnellement ? - Une profonde impression. Malgré son grand âge il n'y a pas d'homme plus averti que lui des intérêts de la France. J'ai admiré sa façon pondérée et réfléchie d'envisager les choses. Il n'hésite pas à consulter beaucoup de Français de toutes conditions et à s'inspirer de leurs avis. Lorsqu'on parle de lui à son entourage, on constate qu'il est véritablement le chef et que c'est vraiment lui qui mène. Lorsqu'il nous dit de le suivre, j'ai la certitude que notre seul devoir est de faire aveuglément et sans discuter ce qu'il nous dit et de l'accompagner sans arrière-pensée sur le chemin où il nous conduit. Je suis certain que tous ceux qui voient personnellement le Maréchal aboutissent à la même conclusion". Jean-Pierre Peugeot est un bon luthérien. Il demande de ne pas utiliser sa raison, la grande prostituée disait Martin Luther, diese Hure ! Frédéric-Guillaume Ier - le célèbre Roi-sergent [9]- - était luthérien, imbu du droit divin des rois. Dans la lignée du Réformateur -« il faut obéir sans phrases » s’écriait Luther -, le roi pensait qu’il faut obéir sans raisonner : «nicht Raisonnieren ! ». Chez Peugeot, c’est aveuglément et sans discuter !
Jean-Paul Goux dans son livre foisonnant nous signale qu'à la
Libération, François Peugeot a été condamné à cinq ans d'indignité
nationale par le comité de Libération nationale d' Hérimoncourt parce
qu'il avait collaboré avec Vichy. Tous ces éléments politiques, ajoutés à la soumission ancestrale des ouvriers-paysans du Pays de Montbéliard, montrent les bases du vote populaire de droite dans l’Est de la France.
[1] Éditions MAZARINE, Paris, 1986, 460 pages. [2] En 1928, Jean-Pierre Peugeot (1896-1966), fils de Robert, prend la direction de Peugeot. Cousin germain de François. [3] Lettre reproduite par P. Fridenson, «Histoire des usines Renault», Seuil 1972, p. 322, citée par Yves-Claude Lequin, professeur d’université Lyon II, l’Humanité du 10 juin 1982. Lire le chapitre « La Cagoule, le retour..». [4] F. Goguel appelle « modérés » tout ce qui est à droite du parti Radical et Radical-socialiste. La droite traditionaliste est, pour Goguel, modérée. Il est lui-même modéré… [5] Triste anecdote narrée par J.P. Goux, page 404. Et il y en a d’autres… [6] Et qui sera investi mais démissionnera immédiatement par peur des émeutiers de la place de la Concorde, émeutiers amis de F. Peugeot et Bouillon. [7] Grève à laquelle Peugeot répliqua en faisant évacuer par la police l’usine occupée. Tous les documents cités sont extraits du livre de J.-P. Goux dont j’ai dit tout le bien que je pensais. [8] Paul, deuxième épitre aux Thessaloniciens, 3-10. (JPR). [9] Ce sobriquet dit bien quelle fut son activité principale. Né en 1688, il est roi en 1713 et meurt en 1740. |