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la Prusse prussienne avant 1914 : LE RUBAN BLANC de M. Haneke

publié le 14 juin 2019, 10:19 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 25 mars 2020, 12:48 ]

publié le 20 mai 2012 à 20:45 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 19 févr. 2019 à 16:18 ]

    Le Ruban blanc (Das weiße Band) est un film franco-germano-italo-autrichien de Michael Haneke sorti le 21 octobre 2009 en France. Le film a obtenu la Palme d'or lors du Festival de Cannes 2009. En cette quinzaine du festival, les chaînes télé nous gratifient de quelques chefs-d’œuvre.


    "Le blanc est la couleur de l’innocence" dit le pasteur. Le ruban blanc est un morceau de tissu dont on affuble un enfant qui a fauté jusqu’à ce qu’on juge qu’il s’est "purifié". C’est un signe d’ostracisme, comme une étoile jaune ou rose. C’est dans cet univers de persécution quotidienne que vivent les enfants de ce village de la Prusse luthérienne, en 1913. Ce village est une "communauté" dit le baron qui la dirige. C’est en effet une petite seigneurie comme il y en a des milliers d’autres dans cette "Vieille Prusse" où le souvenir de Frédéric II est vivace.

    Un plan-séquence dit magistralement l’organisation sociale de cette communauté. La demeure du baron est une haute bâtisse symétrique, l’axe passe par la porte d’entrée qui se trouve au sommet d’un escalier de pierre monumental. Le plan montre la masse des paysans rassemblés au bas de l’escalier et qui occupent toute la largeur de l’image, puis l’escalier monte en rétrécissant jusqu’à la porte devant laquelle se trouvent le pasteur, légèrement en retrait, le baron et son épouse. Au-dessus d’eux, la façade élevée. Le point central de l’image est la personne du baron. Tout concoure à mener les yeux du spectateur vers lui, vers le sommet de cette pyramide sociale. En 1913, les domestiques saluent sa seigneurie en effectuant une légère génuflexion et en disant "bonsoir, Mr le baron". De sa hauteur, le baron s’adresse à ses paysans -c’est la fin des moissons- en disant "Dieu s’est montré généreux avec nous". Théisme. Le pasteur y va de son psaume.

    D’autres métiers participent de la vie collective : précepteur et nurse pour les enfants du baron, le régisseur du domaine, le médecin et la sage-femme qui vit chez ce dernier, l’instituteur… La masse des paysans et tout ce petit monde vit sous la férule du pasteur qui se désigne lui-même comme "guide spirituel".


    C’est peu de dire que l’autorité est le maître-mot de l’éducation subie. Haneke insiste sur l’obéissance des enfants : scène chez le pasteur dont tous les enfants obéissent au doigt et à l’œil, scène chez le régisseur avec ses trois garçons qui se tiennent au garde-à-vous, scène chez le père d’Eva -la nurse que l’instituteur est venu demander en mariage- où tous les enfants totalement muets, se lèvent comme un seul homme quand le père l’exige. Ces séquences sont d’autant plus lourdes, pesantes qu’elles se déroulent sans musique. C’est le silence complet. D’ailleurs, il n’y a pas de compositeur signalé sur la fiche technique du film. Noter que la musique est présente mais elle est intégrée au scénario : au pays de Luther on « fait » de la musique. C’est le cas de la baronne qui tente d’interpréter Schubert avec le précepteur, c’est le cas de l’instituteur qui joue du piano pour consoler Eva qui vient d’être licenciée par le baron ; ou alors on chante au temple pour l’office. Mais par ailleurs, pas de musique de film. Avec un film en noir et blanc cela complète une austérité toute protestante. Faut-il penser à une ironie de Haneke quand il fait dire que "le blanc est la couleur de l’innocence" alors que tout le monde -ou presque- est vêtu de noir ?

    Les détenteurs de l’autorité infligent des interrogatoires épouvantables à ceux dont ils pensent qu’ils ont des choses à dire. Alors qu’ils n’ont peut être rien à dire. C’est d’abord le pasteur qui inflige à son fils Martin (admirable petit Leonard Proxauf, tout à la fois mignon et renfrogné) une persécution psychologique pour lui faire avouer qu’il se masturbe. Oh ! le mot n’est pas prononcé ! Dieu l’en garde ! Mais le pasteur parle des "tentations de ta jeune chair" et, en Prusse luthérienne de 1913, la masturbation ne rend pas sourd, non, c’est bien pire. "J’ai connu un garçon de ton âge qui, après six mois, ne dormait plus, n’avait plus de mémoire, eut le corps couvert d’abcès ce qui le conduisit à la mort ! ". Pauvre Martin, mais son pasteur de père lui déclare qu’il voit des symptômes : "tu es triste, tu déprimes, ton regard devient fuyant…". Avec un père pareil, tout enfant normalement constitué présenterait les mêmes symptômes, même sans masturbation. Et d’insister "je me fais du souci à cause de toi, et je pense que tu sais pourquoi, mais tu ne veux pas me le dire". Procès d’intention. Et l’Écriture vient assommer le jeune garçon : "la loi divine a érigé des barrières sacrées !". Martin dorénavant dormira avec les bras attachés, au dessus des couvertures bien entendu, par des sangles que ses frères fixeront avec interdiction pour eux de les défaire. Lorsque le feu brûle une immense grange toute proche, Martin veut alerter la maison, il demande à ses frères de le détacher, "mais on n’a pas le droit, Père l’a défendu !". Autre interrogatoire serré : celui que subit la petite Erna. Cette fillette avait fait part de pressentiments à l’instituteur concernant le petit Karli, handicapé mental, lequel est effectivement victime de sévices brutaux quelque temps plus tard mais on ne connaît pas le ou les coupable(s). La police enquête et Erna est violentée verbalement de façon odieuse compte tenu de son âge. Le policier prononce ces paroles que d’autres films mettront dans la bouche d’autres bourreaux, mais dans le même pays, "j’ai d’autres moyens pour te tirer les vers du nez"…L’instituteur de façon moins brutale mène aussi un interrogatoire sur Martin et Clara. Enfin, le baron demande à sa femme qui lui déclare qu’elle a rencontré un autre homme si elle a couché avec lui. La baronne dit que non. Le baron refuse de croire la baronne : tout le monde attend la réponse qu’il veut entendre mais n’écoute pas la réponse qui ne lui convient pas. Tout cela contribue à rendre l’atmosphère difficilement respirable.

   Le pasteur (prestation remarquable de B. Klausner plus vrai que nature, dogme incarné) est bien loin de connaitre la réussite dans l’éducation de ses nombreux enfants. Au début du film, Martin et Clara sont sanctionnés, ils porteront le ruban blanc, tous -punition collective- iront dormir sans manger, et Martin et Clara recevront dix coups de verge. "Je vais mal dormir à cause de vous" dit le pasteur. Martin fait une tentative de suicide : il marche sur le parapet d’un pont au-dessus d’un torrent creusé, marchant comme sur une poutre, l’agrès de gymnastique. L’intervention de l’instituteur le sauve. "J’ai voulu donner à Dieu l’occasion de me tuer. Il ne l’a pas fait". La croyance est incrustée, malgré les turpitudes, dans l’âme de l’enfant. Clara, après la levée de l’ostracisme du ruban, est surprise à mener le chahut dans la salle de classe quand y pénètrent le pasteur puis l’instituteur. Elle, une meneuse, alors qu’on lui a enlevé le ruban et qu’elle est fille du "guide spirituel". Le pasteur sermonne toute la classe -après la récitation du Pater noster foi en Dieu oblige- les sentences pleuvent et Clara s’évanouit. Sa vengeance ? Elle entrera dans le bureau vide de son père et tuera l’oiseau en cage que possède le pasteur. Celui-ci trouvera sur son bureau le cadavre de l’oiseau planté d’une paire de ciseaux. Le pasteur a un autre fils, d’âge maternel, peut-être cours préparatoire. Celui-ci a trouvé un oiseau blessé et ose frapper à la porte du bureau de son père. Celui-ci reste assis comme un P-DG qui reçoit un salarié qui vient demander une augmentation de salaire. Le petit garçon voudrait s’occuper de l’animal. "Tu seras son père et sa mère. As-tu conscience de tes responsabilité ?". Froideur maximum. Quelque temps plus tard et après le geste de Clara, le petit garçon amène son oiseau qui est guéri et l’offre à son père, "parce que je vous vois tellement triste" depuis la mort de l’autre oiseau. Quel père ne prendrait pas cet enfant dans ses bras pour le couvrir de baisers ? Le pasteur reste de marbre. Pas de musique. Ambiance de plomb.


    Interrogé sur une éventuelle recherche documentaire préparatoire à l’élaboration de son film, Le ruban blanc, en particulier sur l'éducation scolaire et religieuse avant 1914, Michael Haneke répondit :

"J’ai lu une trentaine d'ouvrages sur le sujet. C'est incroyable ce que j'ai pu trouver dans tous ces manuels d'éducation pour la jeunesse. Les conseils que j'y ai découverts pour élever correctement sa progéniture sont proprement sidérants. C'est dans l'un de ces livres que j'ai découvert l'anecdote sur le ruban blanc que l'on accroche au bras des enfants punis. Les méthodes d'éducation utilisées dans ces différentes sociétés, qui nous semblent aujourd'hui tellement cruelles, parfois même inimaginables, c'était la façon "normale" d'élever un enfant à l'époque. Cela m'a fait froid dans le dos"[1].


    Outre cet écrasement moral, la communauté est-elle traversée par des conflits de classes ? A l’image des autres seigneuries de la Vieille Prusse, le domaine est une exploitation agricole mais aussi une petite entreprise industrielle : il possède une scierie ce qui implique l’exploitation du bois. Il comporte un immense jardin dont la production de légumes doit être commercialisée ou alors doit satisfaire la consommation du petit village. Le film ne permet pas d’en dire plus, mais on sait que cette poly-activité a permis à la noblesse prussienne de tenir à peu près son rang face à la bourgeoisie alors qu’en France, elle ne pouvait pratiquer des activités qui l’auraient fait déroger.

    Les conflits entre fils de régisseurs et fils du "patron" sont fréquents. L’animosité est exacerbée dans le ruban blanc. Au bord de la rivière, les fils du régisseur, agacés par le fils du baron qui joue de la flûte en virtuose, le jettent carrément à l’eau. La répression du régisseur sur ces fils sera terrible : c’est le fouet du cocher. Mais plus grave, la mort d’une paysanne, la femme Felder. Le régisseur la place à la scierie, pour soi-disant lui éviter les pénibles travaux agricoles. Drame : dans la scierie, elle passe au travers d’un plancher pourri et meurt. Qui est responsable ? Le mari s’écrase, il a trop peur d’être chassé du domaine. Son fils aîné, un colosse, est révolté, il veut se venger. Son père le lui interdit et lui flanque une gifle. Principe d’autorité. Mais le fils a besoin d’une vengeance et va faucher tout un large jardin de choux, détruisant la récolte. Il sera publiquement dénoncé, au temple, devant toute la communauté par le baron lui-même ; l’office tient lieu, alors, d’assemblée politique. Mais en pays luthérien, le chef politique est aussi une autorité religieuse. Le baron appelle à la délation pour un autre forfait commis contre lui : on a retrouvé son fils Sigi, ligoté, face contre terre, culotte baissée, les fesses rouges de sang. "Les coupables sont dans cette assemblée". Il y aura effectivement des dénonciations, mais les religions se sont toujours bien accordées avec cette méthode. Ne s’agit-il pas d’aider à l’application de la loi de Dieu ? Quelque temps plus tard, on trouve le père Felder qui s’est suicidé par pendaison. 


    Je passe sur la personnalité du médecin incestueux, dégoûtant. La baronne est bien plus sympathique qui quitte ce village "plein de malveillance, de vengeances perverses". Lors de la dispute avec son mari, elle ose finalement quitter le salon sans l’autorisation de ce dernier et même, profitant de son départ, elle va se servir un verre de Porto. Début timide d’émancipation féminine. Mais cela ne concerne pas les autres classes. Sans parler des paysannes, les femmes du pasteur, du régisseur, du père d’Eva sont toutes effacées et vouées aux travaux domestiques et à l’obéissance.

    A la fin du film, l’instituteur réussit à faire une synthèse des évènements dramatiques qui ont perturbé la vie du village. Il raconte au pasteur que les "enfants" étaient à chaque fois immédiatement présents après chaque drame. Ne faudrait-il pas chercher de ce côté-ci les fautifs ? Il ne réalise pas que, si cela est avéré, c’est la démonstration de l’échec complet de l’éducation menée par le "guide spirituel". Celui-ci fulmine, il va presque se mettre en colère : "cessez de dire vos insanités… on vous jettera en prison… répugnant…aberrations…cerveau détraqué… je vais vous dénoncer à vos supérieurs hiérarchiques…je ne veux plus jamais vous voir ici".

    Le luthérianisme porte une lourde responsabilité dans les drames de l’histoire allemande contemporaine. Voici quelques extraits du livre de Strohl qui montrent ce que l’autoritarisme luthérien contenait en lui de dangereux :

"La discipline ecclésiastique devait être pratiquée avec sérieux. Si les exhortations des pasteurs et des anciens - nommés jusqu'aujourd'hui "censeurs" étaient restées sans effet, les indisciplinés devaient être censurés devant l'autel en présence de toute la communauté"... "A l'occasion du jubilé de la Réforme en l617, l'ordonnance ecclésiastique de 1576 fut élargie et complétée par des mesures policières. Tous les cas d'immoralité étaient sévèrement punis. L’assistance aux prêches était rendue aussi obligatoire pour les adultes que la fréquentation de l'école pour les enfants. Ceux qui ne manifesteraient pas assez de respect pour la Cène en allant au cabaret au sortir de l'église étaient menacés d'emprisonnement"[2]. Et encore "on était réadmis a la Cène (après une exclusion pour indiscipline) qu'après avoir reçu solennellement l'absolution devant l'autel en présence des délégués chargés de veiller à la discipline. Pour entretenir la vigilance, un service d'humiliation et de pénitence devait être organisé une fois par mois (...). Chacun devait s'imposer des règles de sobriété. Pour éviter tout abus, toutes les auberges devaient être fermées au moment du couvre-feu"'.

« Comme à Zurich, le début de la réforme cultuelle à Mulhouse fut suivi par une ordonnance disciplinaire destinée à réprimer tout genre de désordres indignes d’une cité chrétienne, l’abus du jeu et de la boisson, l’inconduite, les jurons, etc.… ».

Max Weber évoque quant à lui "la tendance autrefois assez courante, notamment dans de larges cercles d’ecclésiastiques luthériens, à mettre à profit leur sympathie de principe pour les mesures autoritaires, pour jouer les "polices de l’ombre" quand il s’agissait de dénoncer la grève comme un péché, les syndicats comme des promoteurs de la "convoitise""[3].

 

    Il est temps de conclure. Si Haneke avait réussi à placer un militaire dans son scénario, nous aurions eu un tableau complet d’une micro-société pré-fasciste avant la guerre de 1914. Mais il réalise un film et ne fait pas un documentaire d’histoire. La voix off qui guide le film nous invite cependant dès le départ à réfléchir à l’impact que les évènements que nous allons vivre ont pu avoir sur les décennies ultérieures. Comment cette communauté rurale luthérienne de la Vieille Prusse sera-t-elle impactée -comme on dit maintenant- par la guerre de 1914-1918 et ses désastres ? Si les grandes villes allemandes, Berlin, Munich…, les ports de la Mer du Nord et de la Baltique, Hambourg, Lübeck…seront les berceaux de la révolution allemande -mais eux sont ouverts sur le monde- , quid de ce petit village recroquevillé, introverti, chloroformé, où la violence est retournée contre soi - à l’exception de celle du fils Felder- tellement le pasteur et le baron tiennent ferme le couvercle pour l’empêcher de sauter. Cette soumission, cette discipline, cette inhabitude à la démocratie ouvrent grandes les portes au conservatisme et plus tard au nazisme. On imagine mal le pasteur de ce village tenir tête aux S.A.. La Vieille Prusse votera massivement pour le Parti national-populaire allemand (D.N.V.P.) puis pour le parti nazi.

    Entre 1933 et 1945, il y eut le « DC », le mouvement des Chrétiens allemands, Deutsche Christen, pro-nazis et il y eut des pasteurs qui portèrent l’uniforme. Jutta Neupert a réalisé un documentaire (2007), diffusé par ARTE, intitulé "Hommes d’ Église et croix gammée"[4]. Le libellé annonce que sont impliqués des catholiques et des protestants. Cependant, pour ce qui concerne la "montée" du nazisme en Allemagne, les régions catholiques ont été bien plus réservées à l’égard du parti d’Hitler que les régions luthériennes ou de tradition luthérienne qui sont passées du vote social-démocrate au vote nazi en un rien de temps.


    L’immense mérite du film d’ Haneke est de se placer à l’interface de la Grande Histoire et de la psychologie individuelle. Il y a le régime économique et social, les idéologies -qui sont le terrain de l’historien de métier- et il y a les individus avec leur personnalité, leur psychologie. Rares sont ceux qui tentent de montrer les interférences entre les deux domaines. Visconti l’a fait dans Les damnés[5]. Haneke, lui aussi, par ce portrait magistral d’une communauté pétrie de violence et de négations, va aux racines du mal.



[1] Interview donnée au FIGARO, du 21 octobre 2009.

[2] H. STROHL, "le protestantisme en Alsace".

[3] Max WEBER, L’éthique protestante…, Flammarion, page 107, note infrapaginale.

[4] Vendredi 6 avril 2007 à 23h30.

[5] D’autres aussi bien sûr, ce site est ouvert…

La fin des Habsbourg ? « Colonel Redl », film de István Szabó

publié le 14 juin 2019, 09:58 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 17 sept. 2020, 05:32 ]

publié le 21 nov. 2012 à 17:53 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 31 mai 2017 à 16:44 ]

DVD, allemand sous-titré français.

Grand prix du jury, Cannes 1985.

 

    C’est vraiment un excellent film pour saisir la réalité de l’empire austro-hongrois au tournant du XX° siècle. Évidemment, il est conseillé de lire les articles consacrés sur ce site à l’empire d’Autriche-Hongrie avant 1914, sinon on passe à côté de plein de choses.Autriche-Hongrie en 1914 (1ère partie) : description et construction historique

    C’est l‘histoire d’un petit gars de Lemberg (Galicie), Alfred Redl, d’extraction sociale très modeste, remarqué par son instituteur [1] qui le fait entrer à l’école militaire impériale de la province. On le trouve à la fin du film, à Vienne, au grand état-major, proche de l’archiduc prince-héritier François-Ferdinand, excusez du peu. L’armée autrichienne est un ascenseur social. Alfred va progressivement se découvrir deux passions : l’Empereur, son parrain, et Christophe, baron von Kubinyi. Car Alfred est homo et Christophe est beau comme un dieu. Ils ont été camarades de promotion à l’école militaire et ont effectué toutes "leurs classes" ensemble. Ils sont amis. Christophe l’a invité chez lui, très tôt, dans le château de ses parents où, noblesse oblige, on parle français. Et où  Katalin, sœur de Christophe, est tombée amoureuse d’Alfred. 


  Un premier thème parcourt le film c’est celui de la lutte des classes, disons des conflits de classes. Car Redl, quoique roturier n’est pas révolutionnaire, bien loin de là. Mais il va porter comme un fardeau ses origines qui lui seront jetées à la figure quand il le faudra. Le vieil officier qui l’a pris sous sa protection -en tout bien tout honneur- lui dit "tu t’imagines qu’un officier, de famille modeste et sans relations, passe inaperçu ?". En revanche, Christof von Kubinyi, de veille famille noble hongroise pourra faire n’importe quoi. Il s’est simplement donné la peine de naître, comme ne dit plus Le Figaro qui a oublié le sens de son titre. C’est que l’Empire est une construction féodale au départ, fondée sur l’aristocratie d’épée ou d’Église, ou la tradition reste cantonnée à ce qui est bon pour les grandes familles et l’Empereur. Ce dernier est la clé de voûte de tout l’édifice.


    Autre thème très fort : les rivalités et conflits de nationalités. Dès le début du film, lorsqu’ Alfred est invité chez le père de Christof, le débat est lancé : "L’Empire est si grand" dit le baron von Kubinyi "que je ne saurais dire à quel peuple tu appartiens...». Une joute verbale oppose Christof à un officier qui lui fait remarquer que Redl est né à Lemberg ! L’Extrême-Orient de l’Empire…

-          oui et toi en Poméranie réplique Kubinyi.

-          Parce que pour toi c’est pareil ?

-          exactement !

-          Tu es peut être cosmopolite ?

-          -non, je suis Hongrois et ami de Redl.

    L’armée conçoit son rôle de la manière suivante définie à Redl et Kubinyi par leur chef de service : "nous sommes en Galicie et pas sur les côtes de l’Adriatique. Il y a beaucoup de Polonais, de Juifs, de Tziganes, de voleurs et de prostituées. Il y a des contrebandiers…". Mais le comble est atteint lorsque l’Archiduc héritier fait le tri parmi les populations de l’Empire pour y extraire un coupable idéal dont la condamnation redonnerait du nerf à l’ensemble. IL s’adresse à Redl devenu chef des services secrets de Sa Majesté : "Ce qui importe, c’est la personnalité de l’accusé. Nous devons montrer que l’Armée est unie. Nous ne pouvons donc pas mettre en cause un Autrichien. Surtout pas un aristocrate. Nous ruinerions la réputation de nos officiers. Évitez d’accuser un Hongrois, nous formons une monarchie dualiste et il serait peu opportun d’irriter les Hongrois. N’accusez surtout pas un Tchèque ! Ils manifestent trop souvent, créent des scandales,…, n’accusez pas non plus un juif, pensez que l’affaire Dreyfus a enfiévré l’Europe, …, d’ailleurs l’Empereur protège la banque Rothschild. Elle est vitale pour la Monarchie. Et enfin, n’accusez pas un Serbe ni un Croate. La région est trop dangereuse." Il marque une pose, puis "Vous-même avez du sang hongrois ? Ruthène" répond Redl. "Ruthène… Voilà exactement ce qu’il nous faut : un Ruthène".

    Troisième thème : la crise de la Monarchie. Elle est partout. Sauf chez Redl. Alfred est le soldat parfait qui aurait sauvé l’Empire si tous avaient été comme lui. Mal élevé : le colonel de l’école le convoque pour lui demander qui a organisé le chahut lors du cours de musique. Alfred refuse de répondre. Le colonel déclare que c’est Kubinyi. Insiste. Annonce le renvoi de ce dernier.  Finalement, Alfred craque : il dénonce le coupable pour garder Christof. Le colonel le félicite "vous serez un bon soldat de sa majesté. Vous êtes un petit paysan malin"…Alfred culpabilise, se traite de Judas. Séquence curieuse : devenu chef des services secrets, il a connaissance de tous les fichiers de chaque officier. Dont le sien. Il en prend connaissance. Et de sa propre plume, il écrit "manque de sincérité". En réalité, il a parfaitement intégré le fait qu’il est un maillon d’une chaîne et qu’une chaîne ne vaut que par la qualité de chacun de ses maillons. "La monarchie en soi est bonne. Je ne vois pas ce qui pourrait la remplacer avantageusement. Certes, il faudrait quelques réformes. Mais je dois montrer que là où je suis la monarchie résiste, qu’elle est forte. Si d’autres partageaient ce sentiment, son avenir ne dépendrait plus de l’Empereur (…)". Bref, c’est un vrai militant monarchiste. Lorsqu’il arrive pour la première fois à Vienne, il est en calèche avec Katalin et, et…un vieil homme, avec des favoris fournis, en tenue de chasse, pipe à la bouche, …le kaiser ! Il a vu le Kaiser ! Il est heureux comme un enfant qui a vu le père Noël. F. Hegel quand il a vu défiler Napoléon, a vu une Idée, l’Idée d’ État. Redl voit mieux que François-Joseph, il voit le concept de Kaiser, il voit la Monarchie.

    Mais il est de plus en plus seul. Autour de lui c’est la débâcle qui commence. Les railleries, les critiques, les moqueries pleuvent sur les Habsbourg, même chez les officiers supérieurs. L’ Archiduc en a parfaitement conscience : "L’Armée impériale est en passe de devenir un lieu où on vient pour jouer au billard, boire et courir le jupon". Hélas, oui ! répond Redl et François-Ferdinand de mettre en cause le libéralisme. C’est pourquoi il décide d’effectuer une purge au sein de l’Armée. Et cela donne le dialogue que j’ai retranscris plus haut "Ruthène… Voilà exactement ce qu’il nous faut : un Ruthène ". Et d’organiser un complot qui fera tomber Redl, un des meilleurs soldats de l’Empire, alors qu’il sait parfaitement qui est l’auteur d’un trafic d’informations et de matériel à la frontière russe, coupable que Redl a démasqué mais qui s’appelle Christophe v. Kubinyi.

    On sauve une crapule qui est aristocrate et on se débarrasse d’un bon soldat, pilier du régime mais pauvre et Ruthène. La maison Habsbourg est pourrie. Redl voit tout s’effondrer. On lui demande de se suicider. Non sans mal, mais en bon soldat, il … s‘exécutera.


    La prestation de Klaus Maria Brandauer est parfaite. Je dois dire que Armin Müller-Stahl, yeux bleus azur avec son veston bleu, barbe de trois jours, lèvres pincées, cynique absolu, amoral, m’a bluffé. Enfin, on voit que István Szabó a été frotté de marxisme : son film est d’une épaisseur très confortable. C’est un vrai film avec scènes d’amour (celles de Redl avec des femmes sont toujours plus ou moins ratées, ça ne marche pas…), avec duels, trahison, portraits psychologiques, construction dramatique, etc...  Mais il y a une charpente qui montre une réelle compétence à l’analyse historique. Son génie tient à sa capacité à remplir tout cela par la chair et l’âme de personnages qui vivent une période historique exceptionnelle.

    Le film commence et se termine par une œuvre musicale bien connue : la célèbre Marche de Radetzky où il est d’usage d’accompagner l’orchestre avec de grands claquements de mains. Cette marche a une histoire : elle a été composée pour célébrer un grand massacre de patriotes italiens en 1848-1849. Toute l’histoire de la monarchie danseuse de Vienne est là.


[1] Qui dira assez le rôle de ces profs et instits qui ont su détecter les talents et changer la vie de tant de petites gens ?

« John RABE, le juste de Nankin », 2009, Florian Gallenberger

publié le 14 juin 2019, 09:55 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 15 nov. 2019, 00:50 ]

publié le 18 déc. 2012 à 17:26 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 2 oct. 2016 à 00:01 ]

    DVD 2011, distribution France-Télévision.

 

    Imaginez un immense drapeau nazi, de l’ordre de 50m2, étendu parallèlement au sol avec des piquets qui le maintiennent à 1,5m - 2 mètres du sol. Dessous des dizaines d’hommes, femmes, enfants, vieillards qui vivent ou tentent de survivre, en tout cas qui ne sont pas morts. Le drapeau nazi les protège des bombardements japonais car l’Allemagne est, alors, alliée du Japon. Le drapeau nazi qui joue un rôle protecteur et humanitaire, évidemment, ça craint. Cette image n’était pas cinématographiable pendant des décennies. Mais la mise en contexte est obligatoire.

    Nankin, décembre 1937, un crime contre l’humanité se commet : l’armée impériale japonaise veut frapper un grand coup contre la capitale de la Chine nationaliste et républicaine. Il y aura 300.000 morts par bombardements aériens, canonnades d’artillerie, fusillades, mitraillages, explosions de mines, décapitations au sabre, balles de revolver dans la nuque… Tout. Tout l’arsenal y passe. C’est l’horreur. "Il faut que Nankin sente notre supériorité. Nankin, la capitale est le symbole de la Chine libre"[1] a dit le prince-impérial, chargé du haut-commandement. Cela se passe sans déclaration de guerre. Ce sont donc les "évènements de Nankin"[2].

    A Nankin, port du Yang-Tseu-Kiang accessible aux navires de mer, l’électricien allemand SIEMENS AG a construit une centrale électrique très importante ainsi que le central téléphonique. John Rabe dirige tout cela. Il est arrivé en Chine il y a 27 ans, donc en 1910. Jeune marié, sa femme avait 19 ans à cette date. On ne sait s’il est retourné une ou deux fois en Allemagne pendant ces 27 années mais depuis 1933 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir -quatre ans donc- il n’y a pas mis les pieds. Il va le faire : il est rappelé en Allemagne, il a pris ses billets à la compagnie maritime. Son remplaçant prend ses fonctions le 6 décembre. Rabe est membre du parti nazi comme tout cadre dirigeant de la grande industrie se devait de le faire. Il est loyaliste. C’est un sujet de l’empereur, der Untertan. A Nankin, l’ambiance est bonne entre les délégations internationales. Allemands et Anglais partagent le même cercle. On boit le whisky soit devant le portrait du führer soit devant celui du roi George. Le drapeau nazi envoyé d’Allemagne n’a même pas été déployé, sorti de son emballage. Le remplaçant qui arrive, Fliess, nazi jusque dans ses fibres, est scandalisé. D’ailleurs, Rabe a mal fait son boulot : certains Chinois de l’usine, qui le saluent, font le salut hitlérien avec la main gauche ! Ça va changer.

    Les évènements empêchent ce déroulement. Lors d’une cérémonie officielle où John Rabe est félicité pour son travail par les autorités chinoises -il est déclaré "héros du peuple chinois, membre de l’ordre de Jade" - les premiers bombardements japonais arrivent, Rabe n’a même pas le temps de finir son discours de remerciement, le lustre monumental lui tombe sur la tête, toutes les queues de pie, robes longues, beaux bijoux s’enfuient à toutes jambes, c’est la pagaïe. L’armée impériale japonaise arrive de Shanghai - un bain de sang selon le jeune diplomate allemand Dr Georg Rosen (Daniel Brühl, Good bye Lenin !, qui confirme ses talents), qui en témoigne - et ses intentions sur Nankin sont claires. Une seule solution pour les étrangers : créer une zone de sécurité, bien délimitée, sous contrôle des civils et une zone exclusivement civile, aucun soldat chinois ne doit s’y trouver. Aucun. Sinon, les Japonais banaliseront la zone et, donc, tout sera exterminé, rasé, aura disparu. Soit. C’est John Rabe qui est élu président de la zone civile de sécurité de Nankin. Un Anglais, le médecin de l’hôpital, Dr Wilson, qui déteste les nazis et déteste donc Rabe, est élu vice-président.

    Nous avons ici affaire à un excellent film historique. Le danger est -comme je viens de le faire- de tomber dans l’ennui. Dans le documentaire. D’ailleurs ARTE en a réalisé un excellent, visible en ligne. http://www.youtube.com/watch?v=tqdAOOM3X6s. Mais sans parler de cinéma de divertissement, mot particulièrement inapproprié, il fallait au minimum réaliser un film grand public, car il y a là un fait historique monstrueux qui doit être connu, dénoncé et dont la mémoire doit être entretenue. Je crois que Florian Gallenberger a gagné son pari. Par exemple, le film mêle adroitement les photos d’époque, prises sur le vif -sur le vif avant la mort- et les prises de vue de 2009. Les photos d’époque sont noires et blanches, on passe à d’autres photos qui en sont la suite, mais qui prennent peu à peu de la couleur et l’on arrive à la fiction. On sait qu’il y avait à Nankin, comme témoin, un certain révérend, John Magee, qui possédait une camera dernier cri et dont les films constituent une des preuves les plus accablantes du crime japonais.

    Le scénario place des scènes dignes de film d’aventures. En voici une. Dans la zone civile de sécurité, il y avait un lycée de jeunes filles chinoises. L’une d’elles, Langshu, fort jolie (Zhang Jingchu, casting réussi) - qui tombera d’ailleurs amoureuse du jeune Dr Rosen - apporte régulièrement, fort tard dans la nuit, une portion de riz à son jeune frère qui vit chez son père malade. Un soir, elle est surprise par deux soldats japonais qui patrouillent. Ils la suivent, pénètrent dans le taudis, tuent le père sans autre forme de procès et entreprennent de la violer sur la table, non sans avoir, toutefois, poser le pistolet sur un meuble. Les Kamis ont la classe. Le petit frère, 7 ans, dissimulé sous le lit, réagit en brave, il voit le pistolet, s’en empare et tue les deux salopards. Mais les coups de feu ont été entendus. Il faut fuir. On retrouve Langshu, déguisée en soldat japonais dont elle a pris l’uniforme, et son petit frère dans la nuit. Mais un soldat japonais a-t-il un visage si fin et une silhouette si délicate ? La supercherie ne passe pas, poursuite, fuite, etc… je tais la suite.

    Très belle scène également : Madame Rabe monte sur le navire qui doit les ramener en Europe. Elle voit la gêne de son mari. Elle comprend : il va rester à Nankin. Étreinte. Cruauté. L’équipage presse. Impossible de se séparer. C’est la rampe d’accès qui recule manipulée par les dockers du port. Rabe n’a pas fait un geste, c’est la situation, c’est Nankin, c’est la Chine qui l’obligent à rester. La situation objective est sa volonté.


    Sur cette photo extraite du film, on voit le navire à passagers -sur lequel John Rabe a décidé de ne pas monter pour rester et aider ces salariés et amis chinois - qui vient à peine de quitter le port de Nankin et qui a été bombardé par les Japonais ; il est en flammes.

    Tout cela pour dire que l’on a droit à une vraie séance de cinéma en plus d’une leçon d’histoire nécessaire. Le film fait bonne place à un fait réel spectaculaire. Il s’agit du défi que se sont lancé deux officiers débiles à savoir qui décapitera le plus de Chinois. A un moment donné, le score était de 105 à 106. "C’est très suivi par la presse de notre pays, vous savez" dit un soldat à John Rabe qui n’en revient pas et est même totalement décomposé. Le scénario amène habilement le spectateur à voir la violence. Rabe cherche son chauffeur (chinois), habituellement toujours à côté de la voiture. Voit sa casquette par terre. On lui dit qu’il a été malpoli avec un officier japonais et qu’il a été emmené pour être puni. On court. Trop tard ; Rabe ne peut que voir derrière une palissade un japonais manier le sabre, à très large lame, et ensuite la tête à même le sol. Quelques minutes plus tard, il verra des têtes amoncelées comme un tas de pastèques. On s’amuse comme on peut dans l’armée impériale japonaise.   .

http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Contest_To_Cut_Down_100_People.jpg

     Un ancien combattant japonais qui raconte ses souvenirs dira « c’était les ordres de l’armée. Nous ne pouvions pas désobéir ». Vive donc la révolution française dont la déclaration des droits de l’homme et du citoyen dit, en son article VII, « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis » et dont la constitution de l’an I (1793) proclamait : « ART. 33. - La résistance à l'oppression est la conséquence des autres Droits de l'homme. (…). ART.35. - Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

 

    A la fin du film, Rabe quitte ceux qui sont devenus ses amis. Ce ne fut pas facile. Le Dr Wilson lui reprochera tant et plus son adhésion au nazisme, sa naïveté à l’égard d’Hitler. Mais le film montre bien que Rabe est ignorant des réalités de son pays qu’il a quitté depuis 27 ans, que son courage face aux Japonais démoniaques relève de l’héroïsme, que son attachement à l’égard de ses employés chinois puis de tous les Chinois de Nankin relève de l’humanité la plus pure. Wilson et les autres lui chantent For he’s a jolly good fellow, cette chanson qui est entonnée, nous dit-on, pour féliciter quelqu’un lors d’un heureux évènement. Il meurt en 1950 d’une crise cardiaque. En 1997, sa dépouille est transférée de Berlin à Nankin où elle est accueillie avec les honneurs. Il repose désormais à l'emplacement du mémorial du massacre. Le gouvernement japonais n’a toujours pas reconnu officiellement le massacre de Nankin.

    Un grand film. porté sur ses épaules par Ulrich TUKUR, dans le rôle de John Rabe, de fort belle manière.

 

 

·  Guerre sino-japonaise (1937-1945)

·  Massacre de Nankin

John Magee

http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Rabe,_le_juste_de_Nankin

 

Sissi impératrice (1956) et les autres

publié le 14 juin 2019, 09:48 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 19 août 2019, 08:19 ]

publié le 16 janv. 2013 à 15:16 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 28 févr. 2018 à 11:03 ]



    Ce site - beaucoup l’ont compris - a aussi pour vocation d’aider les lycéens, étudiants et jeunes collègues dans la lourde mission de professeurs. Que vient faire un truc comme Sissi impératrice ici ? Cette série de sucreries comme l’écrit Jacques Siclier avec Sissi et le troisième morceau Sissi face à son destin ? Cette série connaît un succès qui ne se dément pas et chaque année, à l’occasion des fêtes, on est sûrs de trouver une chaîne tv qui programmera ces films d’Ernst Marischka. Un mot sur ce réalisateur : né à Vienne, il avait 21 ans en 1914 et est donc un pur produit de l’empire austro-hongrois. Il a « vu  l’empereur »[1]. Il y avait 3 ou 4 décennies que je n’avais revu Sissi impératrice, un zapping d’insomniaque m’a fait tombé dessus sur une chaîne dont je n’ai pas relevé le numéro. A quoi bon ?

    J’ai regardé. Figurez-vous que Sissi est devenue jeune maman et que sa belle-mère lui retire la garde de l’enfant pour donner à ce dernier une vraie éducation impériale. C’est le clash, Sissi -inconsolable- retourne chez sa mère, l’empereur est obligé d’aller la chercher, belle occasion pour passer trois jours incognito dans une auberge du Tyrol, etc… Scénario de feu. Court. Trop court. Alors le film a une seconde partie -qui dure au moins 40 minutes- et qui est consacrée à la Hongrie. Après ces affres épouvantables à la cour de Schönbrunn, Sissi n’a pas envie d’aller à Budapest accompagner son empereur de mari qui, en l’occurrence et, ici, en Hongrie, est roi [2]. Il doit y être sacré lors d’une cérémonie solennelle. Mais Sissi ne veut pas venir. Marre que voulez-vous. Mais toute la noblesse hongroise risque d’être froissée : la reine absente ! et le peuple hongrois ? que dira-t-il ? Le suspens est insoutenable. Tout le monde supplie l’impératrice de venir accompagner son mari. Toute la Hongrie ne pense qu’à cela. Finalement, le couple se rend en carrosse à Budapest. Après la série de cartes postales sur le Tyrol, Marischka nous gratifie d’une série de cartes postales sur la Hongrie. La grande plaine hongroise, les paysans faisant les foins, les chevaux sauvages…car le Hongrois est un cavalier aurait dit le regretté T. Rolland.

    Afficher l'image d'origineLa cérémonie du couronnement est rendue avec un luxe de détails portant notamment sur les vêtements militaires de la noblesse hongroise, tenues de hussards avec la pelisse sur l’épaule, brandebourgs dorés à tire-larigot, bonnet à poils avec plume hérissée, arc-en-ciel de couleurs, tout y passe. Et les braves paysans qui ne pensent qu’à leur bonne reine. François-Joseph reçoit « la » couronne qui aurait dû être une imitation de la couronne de Saint-Étienne mais ce n’est pas le cas. Déception. http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Crown,_Sword_and_Globus_Cruciger_of_Hungary2.jpg Et on a droit à un discours de la nouvelle reine de Hongrie, discours affligeant, à pleurer. D’ailleurs Sissi pleure de bonheur, si, si. Du genre « je vous aime de tout mon cœur ». Face à la longueur de la pellicule qui aurait justifié comme titre du film « Sissi, reine de Hongrie », je me suis peu à peu interrogé malgré l’heure tardive de la nuit.

    Pour comprendre où je veux en venir il faut replacer le film tourné en 1955-56 et sorti en 1956 dans le contexte politique de l’époque. J’utilise par paresse, l’encyclopédie Wiki mais elle est très correcte dans cet article (« Insurrection de Budapest »).

 

La Guerre froide psychologique.

    "La mort de Joseph Staline le 5 mars 1953 entraîna une période de libération relative au cours de laquelle la plupart des partis communistes européens devinrent plus modérés. En Hongrie, le réformateur Imre Nagy remplaça Mátyás Rákosi, « le meilleur disciple hongrois de Staline », au poste de premier ministre. Cependant, Rákosi restait secrétaire général du parti et fut capable de saper les réformes de Nagy. En avril 1955, Nagy fut discrédité et dut quitter ses fonctions. Après le « discours secret » de Khrouchtchev de février 1956 qui dénonçait Staline et ses protégés, Rákosi fut destitué de son poste de secrétaire et remplacé par Ernő Gerő le 18 juillet 1956. Le 14 mai 1955, l'Union soviétique créa le Pacte de Varsovie qui liait la Hongrie à l'Union soviétique et aux voisins d'Europe centrale et orientale. Parmi les principes de l'alliance figuraient le « respect pour l'indépendance et la souveraineté des États » et « la non-interférence dans leurs affaires internes ». En 1955, le Traité d'État autrichien établit la neutralité et la démilitarisation de l’Autriche. Cela souleva les espoirs hongrois de devenir également neutres et en 1955, Nagy considéra la « possibilité pour la Hongrie d'adopter un statut neutre sur le modèle autrichien ».

    "Avec le contexte de guerre froide de l'époque, la politique américaine envers la Hongrie en particulier et envers le bloc communiste en général évolua à partir de 1956. Les États-Unis espéraient encourager les pays d'Europe de l'Est à s'émanciper de l'emprise soviétique d'eux-mêmes mais souhaitaient également éviter une confrontation militaire avec l'URSS qui pourrait dégénérer en guerre nucléaire. Pour ces raisons, les stratèges américains cherchèrent à réduire l'influence soviétique en Europe de l'Est avec d'autres méthodes que la politique de "rollback" (ou refoulement). Cela aboutit au développement de la politique d'"endiguement" (ou containment, JPR) et à des mesures de guerre économique et psychologique (c’est moi qui souligne, JPR) et finalement à des négociations directes avec l'URSS concernant le statut des États du bloc communiste. À l'été 1956, les relations entre la Hongrie et les États-Unis commencèrent à s'améliorer. Au même moment, les Américains répondirent favorablement aux ouvertures hongroises concernant une possible expansion des relations commerciales bilatérales. Le désir hongrois en faveur de meilleures relations était en partie attribuable à la situation économique catastrophique du pays. Cependant, le rythme des négociations était ralenti par le ministre des affaires étrangères hongrois qui craignait que ces meilleures relations avec l'ouest n'entraînassent l'affaiblissement du pouvoir communiste en Hongrie". Fin de citation.

     Vous avez compris ? Ce film, ce nanar ou ce navet -lire l’article « nanar » sur Wiki d’une richesse/drôlerie exceptionnelle- est en réalité un des multiples avatars de la guerre froide psychologique que les Américains livraient aux Soviétiques. Tout devait être fait pour démontrer que les Hongrois, derrière Nagy, n’avaient qu’un désir - rejoindre l’Occident - et ici n’avaient qu’un désir : que Sissi, la Bavaroise, la Tyrolienne, l’impératrice d’Autriche éprise -jusqu’au caprice- de liberté, fût leur reine. Ce film ne s’adresse pas aux intellectuels mais, figurez-vous, dans l’opinion publique c’est le peuple qui compte, qui fait le plus de bruit. Les Américains l’ont bien compris. La propagande en direction des intellectuels et classes dirigeantes est à faire et est faite, mais le bon peuple doit être dans le coup aussi. Et la machine de guerre hollywoodienne est en branle nuit et jour.

     Le film fait référence à un fait réel qui eut lieu le 8 juin 1867 : François-Joseph 1er, empereur d’Autriche, fut couronné roi de Hongrie et son épouse était présente à ses côtés. Mais loin de refléter l’adhésion pleine et entière des Hongrois à la monarchie autrichienne, ce fait consacre la quasi indépendance magyare. Autriche et Hongrie devenant deux États ayant le même chef qui est empereur ici et roi là. C’est la double monarchie, l’Autriche-Hongrie. Un évènement montre, mieux que tout, les réticences autrichiennes qu’il a fallu surmonter et la pression hongroise sans relâche : c’est la défaite militaire sans bavure des Autrichiens face aux Prussiens à Sadowa, en 1866, qui a obligé François-Joseph à satisfaire aux exigences hongroises : il n’était plus en mesure de résister. De tout cela, le film ne dit mot. Mais cela me conduit à écrire un autre article.Deux ou trois choses sur l’histoire de la Hongrie...

 

L’art baroque, art de l’encens.

    Marischka est un autrichien de Vienne : le baroque coule dans ses veines. Pour plaire au public, il sait qu’il faut le gaver de sucreries. Le concile de Trente l’a dit avant lui qui engendrera le style jésuite puis le baroque. Concernant l'art baroque, un spécialiste de la question nous fait remarquer que le concile de Trente invitait "les évêques à tout faire pour que l'histoire des mystères de notre Rédemption, représentés en peinture ou autrement, instruise les fidèles" [3]. Un peu plus loin, le concile déclare : "la nature de l'homme étant telle qu'il ne peut aisément sans secours extérieurs s'élever à la méditation des choses divines, l’Église, pieuse mère, a établi certains usages... Elle a introduit des cérémonies, comme les bénédictions mystiques, les lumières, les encensements, les ornements et plusieurs choses semblables, qu'elle tient de l'enseignement et de la tradition des apôtres, à la fois pour rendre plus recommandable la majesté d'un si grand sacrifice (la messe) et pour exciter les esprits des fidèles, par ces signes visibles de piété et de religion, à la contemplation des choses sublimes qui sont cachées dans le sacrifice"[4]. Désagréable sensation de lire que le peuple est pris pour un imbécile. Peter Skrine, le spécialiste évoqué confirme, comme bien d'autres historiens, que "l'on ne saurait exagérer l'importance de ces trois facteurs — majesté royale, spiritualité ardente et goût du théâtre— dans l'épanouissement du baroque européen".

    De ce point de vue, la scène finale de Sissi, la cérémonie du mariage, est un chef-d’œuvre de matraquage des esprits. La caméra insiste lourdement sur le retable baroque derrière l’autel, monte lentement vers... le Ciel -mais on sait que la verticalité est divine alors que l’horizontalité est humaine- et, over all, envoie à la rescousse G.F. Haendel et son Messie. Ça donne ça : (c’est tout ce que j’ai trouvé).

https://www.youtube.com/watch?v=BAnpQrO8oeQ


Après avoir vu/entendu cela comment ne pas croire en Dieu ? Marischka exploite à fond la veine traditionaliste.

 

    Je termine sur les trois Sissi en disant que Marischka se moque totalement de ses spectateurs. Dans le n°2, on l’a vu, nous assistons à une scène qui se déroule en 1867. Et dans le n°3, nous allons en Italie, à Milan et à Venise, qui ont été perdus par François-Joseph respectivement en 1859 et en 1866. Notez bien que tout le monde s’en fout.

Mais ces Sissi, à leur façon, contribuent à la diffusion de l’idéologie traditionaliste parmi les masses.  

 



[1] Voir la critique sur le film « fin des Habsbourg ? colonel Redl ».

[2] Lire la série d’articles sur l’empire d’Autriche-Hongrie.

[3] Christian NORBERG-SCHULZ, "une dynamique de la séduction", Courrier de l'UNESCO, numéro de septembre 1987.

[4] Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, Tome X.

[5] Pour le baroque, on peut tenter ceci (s’arrêter pile à la 40° seconde, 00’ 40’’ sur 05 :13). supprimé : l'article a été remplacé par du porno... 

Black Book ou Le Carnet noir : la Hollande nationale-socialiste, film de Paul Verhoeven (2006)

publié le 14 juin 2019, 09:33 par Jean-Pierre Rissoan

publié le 10 juin 2014 à 15:52 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 sept. 2018 à 00:38 ]
   

    Le film dure plus de 2 heures et 30 minutes. Il évoque l’histoire des Pays-Bas depuis les débuts du débarquement allié jusqu’à la Libération de l’occupation nazie. Autrement dit un temps bref d’histoire pour une longue durée de cinéma. C’est un film courageux/audacieux qui, à mon sens, démolit l’image de la Hollande-pays des Libertés-soumise-au poids-de-la-botte-nazie. En France, la Hollande -on doit dire Pays-Bas mais je suis volontairement la tendance générale - a, aujourd’hui, une image positive. On nous rabâche le cas Descartes trouvant refuge au pays des libertés, on nous a diffusé sans discontinuer le film sur Le journal d’Anne Franck, c’est le pays des drogues douces en libre-circulation [1], des prostituées derrière leur vitrine comme un magasin, etc… les amateurs de foot connaissent l’anecdote de ce joueur néerlandais, qui après un match contre l’Allemagne, et après l’échange des maillots, fit mine de se torcher les fesses avec le maillot allemand comme si la haine entre les deux pays était irréductible après les souffrances de 40-45.

    En réalité, tout - ou presque - est faux. La Révolution aux Pays-Bas fut incomplète, comme en Angleterre, en ce sens qu’un fort courant traditionaliste s’est maintenu et s’incarne aujourd’hui dans la royauté ; l’hostilité aux principes libéraux de la Révolution française a rendu possible l’alliance, apparemment contre-nature, entre les protestants les plus intégristes et les catholiques les plus fondamentalistes qui ont créé un parti unique : le parti antirévolutionnaire (XIX° siècle : "réveil" fondamentaliste aux Pays-Bas et création de l’Anti-Revolutionnaire Partij)  qui a gouverné avant, pendant et après la 1ère guerre mondiale, fermant les yeux sur l’esclavage dans les colonies néerlandaises, effectuant une guerre impérialiste après la 2ème guerre mondiale contre l’indépendance de l’Indonésie. Encore plus à droite, un parti carrément nazi obtint 8,5% des voix nationales aux élections de 1935. En 1918, l’ex-empereur Guillaume se réfugie aux Pays-Bas et y meurt de sa belle mort. Etc…

    Paresseusement, je recopie le synopsis de l’article Wiki consacré à ce film pour pouvoir vous transmettre ce que je crois essentiel comme enseignement apporté par cette œuvre de Paul Verhoeven. Lorsque la ferme où elle se cachait est détruite par une bombe, Rachel rejoint une filière d'exfiltration de Juifs pour gagner la Hollande-Méridionale, déjà libérée. Mais son groupe est intercepté par une patrouille nazie dans le delta du Biesbosch. Échappant au massacre, elle prend le nom d'Ellis de Vries et rejoint la Résistance, qui la charge d'infiltrer la Gestapo en l'envoyant dans le lit de l'officier SS, le Hauptsturmführer Ludwig Müntze. Mais Rachel (alias Ellis), probablement suite à une trahison, est identifiée par la Gestapo qui continue néanmoins de la laisser agir et, en outre, une ruse de ces nazis la fait passer aux yeux de la Résistance pour une collaboratrice des Allemands : Rachel se retrouve alors piégée et désavouée par ses amis résistants hollandais. Mais un agenda noir — d'où le titre du film en anglais — contient de lourds secrets et lui permet de prouver qu'elle n'a pas trahi sa cause. Fin de citation.

    Verhoeven montre l’antisémitisme "conventionnel" du peuple néerlandais par de petits détails [2]. Ellis de Vries a été accueillie par une famille de fermiers calvinistes et le chef de famille lui demande de prononcer la petite prière apéritive, ce qu’elle fait parfaitement et l’homme de lui dire "c’est très bien, tu as dis cela correctement et avec sincérité. Si votre peuple n’avait pas tué le Seigneur, vous n’en seriez pas là. Mangeons". Vieille accusation de déicide qui accompagnera les Juifs dans toute la chrétienté. Autre exemple : les résistants se laissent prendre au piège de la Gestapo (voir le synopsis) et lancent sur Ellis - qu’ils croient collabo- une avalanche d’insultes "il fallait s’y attendre, c’est une juive, (…), on ne peut pas compter sur eux, etc…".

    Mais la collaboration des Néerlandais est dite par le chef de la Gestapo allemande qui, lors d’un cocktail, lève son verre "à la loyauté de la Gestapo hollandaise"… Comme toujours dans ces films dont le scénario repose sur des faits historiques d’envergure, il faut éviter le documentaire ennuyeux. Et il faut montrer ces faits par des gestes concrets. Le film est plein de rebondissements, normal : il y a des collabos au sein du réseau de résistance - comme le notaire Smaal - et Ellis, entrée en résistance, est missionnée pour infiltrer le siège central de la Gestapo. Il y a donc des scènes brûlantes, comme la rencontre, dans ce même siège gestapiste, de Ellis et du notaire Smaal ! Chacun se demande ce que l’autre fait ici.

    Un des thèmes du film est la filière assassine mise au point par des Hollandais pro-nazis. Le notaire Smaal, le policier Van Gein, d’autres encore qui pratiquent le double jeu, donnent un rendez-vous nocturne à des juifs menacés, leur demandent de n’emporter que le strict nécessaire et évidemment, de quoi vivre quelques mois, autrement dit leur argent, bijoux, économies, etc... Les juifs rassemblés montent sur une barge et pensent rejoindre la Belgique proche et déjà libérée, en fait les Allemands informés se tiennent en embuscade et massacrent tous ces malheureux à la mitrailleuse ou au pistolet -mitrailleur. Mais il s’agit aussi de crimes crapuleux car les victimes sont dépouillées et l’on voit que les assassins sont des habitués : ils n’hésitent pas une seconde : ils cherchent immédiatement sous les bas des femmes (il s’agit des bas d’autrefois avec porte-jarretelles) où celles-ci ont dissimulé leur billets de banques, dans le slip des hommes pour les mêmes raisons, tout cela est assez abject. Au total, il y a là une véritable fortune accumulée après chaque crime -dont de fort nombreux lingots d’or au point que l’on se demande si Verhoeven ne tombe pas, à son tour, dans l’antisémitisme conventionnel-. Et, happy end, on apprend à la fin du film que cette fortune servira à monter un kibboutz en Israël. 


   Sur cette photo extraite du film, Ellis de Vries (magnifique prestation de Carice van Houten) chante avec un lieutenant allemand dans lequel elle a reconnu le militaire qui fit feu avec sa mitrailleuse sur la barge qui l'emportait, elle et ses parents.

    Terrible épreuve pour cette résistante qui ne pense qu'à se venger pour l'honneur de ses parents et de ses compagnons assassinés pour leur argent.




     Autre fait, bien en rapport avec l’histoire religieuse de la Hollande : le remords d’un membre du réseau, calviniste fondamentaliste, pour qui le sixième commandement est un dogme, or il a été amené à tuer un collabo ! Il en fait une maladie. D’autres Hollandais sont beaucoup moins regardants. Ainsi, le personnage de Ronnie, belle rousse (cf. photo ci-dessous) qui sert à la fois de secrétaire à la Gestapo et de fille de joie et qui dit à Ellis qu’après tout, Hollandais et Allemands sont des cousins… germains, que la langue néerlandaise n’est qu’un patois (sic) de la langue allemande. Autant d’avis partagés par des millions de Néerlandais. Mais Ronnie basculera dans le bon sens grâce à l’exemple que lui donne la conduite d’ Ellis.

    Verhoeven n’est pas tendre avec ses compatriotes lorsqu’il les met en scène pour les fêtes de la Libération. La vengeance sur ceux que l’opinion publique accuse de collaboration est bien montrée mais il y a la scène de la merde - comment l’appeler autrement - qui est insupportable. Dans une usine désaffectée, transformée en prison, se trouve un crochet sur pont-roulant qui emporte un énorme creuset - sans doute était-ce utilisé par une fonderie - mais là les accusés -dont Ellis- sont invités à verser leur seau d’excréments nocturnes dans ce creuset et lorsque Ellis est prise à partie, seule contre tous, quelqu’un manipule le creuset qui déverse son contenu sur la pauvre Ellis. En revanche, le docteur Akkermans, leader du réseau, est applaudi en triomphateur et héros de la nation alors que c’est un salopard qui, arrêté par les Allemands, a finalement passé contrat avec eux : il a la vie sauve mais en retour il provoquera l’extermination du réseau. Ce qui sera. Mais Ellis, survivante, peut lui faire jeter le masque et il décide de s’en débarrasser. Combien d’escrocs parmi les héros de la Résistance ? Verhoeven tient à nous interpeller sur ce point. Alors qu’il y a un héros positif : l'officier SS, le Hauptsturmführer Ludwig Müntze qui tombe amoureux d’ Ellis, qui comprend que la guerre est perdue - les Russes sont à Berlin, dit-il - qui négocie avec le chef du réseau la fin des exécutions d’otages si, en échange, le réseau cesse les exécutions sommaires, etc… Allez, tous les SS n’étaient pas de mauvais bougres ! la grande complexité de la situation explique les rebondissements du scénario.

   
Image associée

Verhoeven excelle dans la représentation des scènes bacchiques nazies.

    Tout cela fait un film d’aventures captivant, stressant, à voir. Mais j’insiste sur l’apport courageux du scénario : les Hollandais, même si leur reine s’était exilée en Angleterre, ont été de bons collabos, il y a à cela des raisons historiques que j’ai simplement évoquées en introduction. Colijn qui fut deux fois premier ministre durant l'entre-deux-guerres, publia un bouquin intitulé "Op de grens van twee werelden", un opuscule - au titre français de A la frontière de deux mondes - dans lequel il clame « sa conviction dans la victoire inéluctable de l’Allemagne et la nécessité de collaborer avec le puissant voisin ». Mais Il y eut aussi une bonne résistance et lors d’un "pot de victoire", les résistants portent un toast "à la reine !" sauf un qui est communiste. Là aussi saluons le courage de Verhoeven qui ose évoquer le rôle du PC hollandais. Il y aura d’autres articles en bonne et due place.

    Après la fin de la guerre d’Indonésie condamnée par l’ONU, il fallut changer l’image de la Hollande aux yeux des Européens pour justifier sa place dans l'OTAN et dans le camp de la liberté. Liberté américaine.  Ce film remet les choses en place.

voir aussiL’entre-deux-guerres aux Pays-Bas et le désastre juif durant la 2ème guerre



[1] Peut-être aussi des drogues dures, je ne me suis pas renseigné.

[2] Dans son livre sur « les crimes de la Wehrmacht » (Perrin éditeur), Wolfram Wette distingue l’antisémitisme conventionnel, assez difficile à définir mais que l’on peut saisir en le comparant à l’antisémitisme éliminationniste (concept créé par J. Goldhagen) qui, lui, est carrément nazi.

Enamorada, Mexique, 1946.

publié le 14 juin 2019, 09:29 par Jean-Pierre Rissoan

    publié le 13 oct. 2015 à 16:37 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 13 oct. 2015 à 19:14 ]

   Enamorada (film).jpg C’est le Festival LUMIÈRE 2015 qui nous a offert ce qu’il a appelé lui-même, par la bouche de l’un de ses présentateurs, une "pépite". A la question "qui connaît, qui a déjà vu ce film", personne dans la salle archicomble -comme à l’habitude- personne ne leva le doigt. Le film est d’Emilio Fernandez et a pour interprètes principaux Maria Félix et Pedro Armendariz, "mythes du cinéma mexicain". On veut bien le croire.

    1946 : l’ambiance est à la révolution. Fernandez place l’histoire de son film au sein de la Révolution mexicaine de 1911. Le général Jose Juan Reyes (Armendariz, grâce, beauté féline) est un révolutionnaire du genre partage des richesses. Occupant la ville de Cholula, il fait dresser autoritairement la liste des notables qu’il fait rassembler avec plus que de la vigueur et qu’il va dépouiller, un à un. La séquence est variée par des cas singuliers : l’un des notables perd tout contrôle, finit par tout donner au général même sa femme pour avoir la vie sauve. Cette vilenie suscite l’horreur chez le général Reyes qui le fait exécuter. Autre cas, radicalement différent, l’instituteur qui n’a pas le sou, n’étant pas payé depuis plusieurs mois, son école est fermée. Reyes le renvoie dans son établissement, avec l’équivalent des traitements non versés et de l’argent conséquent pour rouvrir l’établissement. On a compris qu’il s’agit d’une révolution sociale : prendre l’argent aux riches, éduquer les enfants du peuple, etc…

    Parmi les élites, le señor Peñafiel qui, outre sa colossale fortune, a une fille d’une grande beauté, la Señorita Béatrix (Maria

Félix, effectivement très belle mais dont je trouve le visage et le regard très durs). La Señorita est particulièrement habile avec ses mains pour balancer des taloches gauche-droite à tout individu qui la regarde de travers. C’est le premier contact avec Reyes qui observe une de ces scènes et qui tombe amoureux illico de la belle Béatrix : sa beauté, son absence de sentiment de peur, bref sa personnalité, voilà qui est digne d’un général de la Révolution. Il l’épousera, coûte que coûte !

    Reyes part à la conquête de la Belle qui est déjà promise à un ingénieur étranger travaillant à Cholula. Les choses ne seront pas simples… Reyes tente d’abord de se faire inviter cher le señor Peñafiel, prétexte pour faire sa cour à Béatrix, mais celle-ci lui refuse l’accès grâce à une porte quasi blindée, il y a là un jeu entre les deux jeunes gens qui montre que Béatrix sait aussi rire… Reyes a retrouvé un ami d’enfance, connu au séminaire, un ami qui est alors le curé de Cholula. On comprend que tout oppose le curé et le révolutionnaire. Mais l’amitié reste intacte et Reyes réussit à faire comprendre à son ami l’amour qu’il porte à cette jeune femme. Il en fait un portrait qui touche le prêtre qui ira, à l’occasion, le dire à la famille Peñafiel. Reyes loue les services d’une tuna dont les guitaristes disent, sous le balcon de Béatrix, tout le bien que l’on pense d’une beauté et les désirs qu’elle suscite. Peine perdue.

    

L’image du général en prend un coup. Mais il va se redresser. Lors d’une rencontre, Béatrix lui jette tout son venin, lui rappelant qu’elle fait partie de la haute société, et l’invite, lui qui est sans le sou, à aller rejoindre les "pouffiasses" (sic, c’est le mot utilisé dans les sous-titres français) qui sont son lot commun. Le révolutionnaire se réveille, quitte à perdre celle qu'il désire tant, il lui dit qu’après tout, elle ne s’est donné que la peine de naître (Fernandez avait lu Beaumarchais), que si elle était née dans un des villages à l’entour, elle serait elle aussi une "pouffiasse" et lui général Reyes, il est là, il fait cela, pour donner à ces soi-disant pouffiasses une raison de vivre, une espérance, des lendemains qui chantent. C’est ainsi que dans cette histoire d’amour, les conflits de classes viennent s’immiscer et c’est ce qui donne au film un contenu qui va bien au-delà d’un simple mélo.  

    Reyes se trouve dans l’église avec son ami curé. Un immense tableau baroque attire son attention. C’est une représentation de la visite des trois rois-mages à l’enfant Jésus dans le foin de son étable. Reyes-Fernandez tient un discours qui annonce, selon moi, la théologie de la Libération : "Ces rois représentent le pouvoir, la gloire, la puissance, ils viennent s’agenouiller devant l’enfant qui lui représente la pauvreté, l’humilité, l’amour". Les puissants obéissants à l’Église et non l'inverse. "Mets ce tableau plus en lumière dans ton église" et le prêtre s’exécute. Le tableau recevra les rayons du soleil. Béatrix apprendra cela de la bouche du curé et, bien sûr, sera fort ébranlée.

    Alors que la cérémonie du mariage de Béatrix se précise, c’est dans Cholula le branle-bas de combat. Les troupes fédérales, l’ennemi, s’approchent et installent leurs batteries de canons. Contre toute attente, Reyes ordonne le retrait, il ne veut pas perdre une armée inutilement, l’occasion de vaincre se présentera ultérieurement. Quand elle apprend cette retraite/reculade de Reyes, Béatrix comprend qu’il n’est pas un tueur assoiffé de sang et de gloriole, mais un humaniste, amoureux du genre humain. Elle quitte la cérémonie, dit adieu à son père et rejoint le général dont les yeux brillent d’humidité.  

    Grandiose.

"OCTOBRE" de Serge Eisenstein (1927)

publié le 14 juin 2019, 09:24 par Jean-Pierre Rissoan

publié le 24 janv. 2017 à 18:45 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 13 nov. 2018 à 12:24 ]

Les soldats s'en vont distribuer les journaux révolutionnaires. Les tâches sont réparties. Impossible de dire s'il s'agit d'une photo de 1917,ou d'une capture d’écran du film d'Eisenstein. (source : Académie des sciences de l'URSS).

Le film a été tourné en 1927 pour le 10ème anniversaire de la Révolution. On a réclamé à Eisenstein la plus grande fidélité aux faits et, sans doute dans cet esprit, il enrôla des vétérans de 1917 et notamment Podvodski qui fut membre du Comité militaire révolutionnaire (évidemment, vous consultez mon article 1917 en Russie. 2ème partie : Octobre). Le film a été tourné en muet, noir et blanc, et pour tout dire on croirait un reportage en direct des évènements de 1917. Mais non, c’est une reconstitution. En 1967, le film est accompagné d’une musique de Dimitri Chostakovitch. Pour le scénario, Eisenstein s’est inspiré du livre du journaliste communiste américain, John Reed, "Dix jours qui ébranlèrent le monde". John REED, "Dix jours qui ébranlèrent le monde", une biographie

Le film suit assez bien la chronologie des évènements de l’année 1917, avec quelques images de la révolution de Février et la séquence du renversement de la statue colossale du tsar Alexandre III. Le film s’attache à montrer qu’avec le GP – gouvernement provisoire né de cette révolution – il n’y a pas de changements fondamentaux. La famine, les SDF, le rationnement de plus en plus contraignant, le froid rendu sensible par la neige… pas de quoi être satisfaits.

Puis arrive le 3 avril et l’immense rassemblement devant la gare de Finlande. C’est en effet à cette gare que Lénine quitte son wagon plombé pris à Zurich. C’est peu dire que l’accueil fut chaleureux. Et instantanément Lénine – interprété par un ouvrier extrêmement convaincant, quasi sosie – prend la parole et son discours est un condensé des Thèses d’avril : le GP est un ennemi pour le prolétariat russe.


Eisenstein s’attarde sur les évènements de Juillet 1917. Le drame qui s’est posé à l’angle de la rue Sadovaïa et de la

perspective Nevsky est magistralement mis en scène. La foule des manifestants - on a peine à croire qu’ils sont des figurants amateurs - est l’objet d’un massacre à la mitrailleuse et elle s’égaye dans toutes les directions. Les morts jonchent le sol. Eisenstein montre les bourgeoises – curieusement exposées à la lumière du soleil alors que tout le long du film règne l’obscurité propice certes à des jeux d’ombres et de lumières. Ces bourgeoises aux bijoux clinquants maltraitent un bolchevik qui tente de sauver l’étendard de la révolution. Il échouera au bord de la Neva, ses cheveux trempant dans l’eau. Les exemplaires de la Pravda sont jetés au fleuve. La mitrailleuse abat aussi un cheval blanc qui tirait un cabriolet multi-décoré de banderoles et de drapeaux. Lorsqu’on fera relever les tabliers du pont basculant, le cheval restera suspendu, symbole de l’échec de cette phase révolutionnaire. Les soldats du 1er régiment de mitrailleurs défilent, inoffensifs car désarmés, encadrés par la troupe du GP : ils avaient pris le parti des Bolcheviks. Le siège du parti a été dévasté ; symbole du travail intellectuel une machine à écrire git dans les débris. C’est Kerenski qui est la cible d’Eisenstein. Il est présenté comme un Bonaparte au petit pied. Il semble hésiter à franchir la porte de la salle où se réunit le GP, porte trop grande. Un paon en métal, articulé, fait son fier et sa queue se déploie pour charmer un peu tout le monde. Dans les appartements d’Alexandre III, Alexandre Kerenski deviendra-t-il Alexandre IV ? La révolution est en danger informe un tableau du film muet. D’ailleurs Kerenski signe le décret rétablissant la peine de mort au front.

Mais Kerensky a un concurrent : c’est le général Kornilov qui, lui, est carrément tsariste et tente un coup d’État militaire. Utilisant le trucage de la marche-arrière, Eisenstein fait remonter la statue de ce tsar qu’on avait vu basculer en avant, au tout début du film. Est-ce la restauration ? On imagine les moujiks de 1927 devant ces images d’une statue monumentale qui se redresse aussi vite qu’elle a été détruite ! Kornilov aussi, si l’on en croit Eisenstein, aurait des velléités bonapartistes !  Voici deux statues en plâtre de Bonaparte les bras croisés qui se font face… À propos de cette référence à l’histoire de France, sachons que les révolutionnaires du monde entier connaissent l’histoire de la Révolution de 1789-93 et du coup d’État de 1799, la révolte des Canuts, 1848, la Commune de Paris de 1871 par cœur. Exemple cette citation dans laquelle Lénine compare Kerensky à Cavaignac "Après le 4 juillet, écrit Lénine, la bourgeoisie contre-révolutionnaire, marchant avec les monarchistes et 1es Cent-Noirs[1], s'est adjoint, en partie par intimidation, les petits bourgeois socialistes-révolutionnaires et mencheviks et a confié le pouvoir d’État effectif aux Cavaignac, à la clique militaire qui fusille les récalcitrants sur le front et massacre les bolcheviks à Petrograd". Cavaignac, le grand massacreur des ouvriers de juin 1848 à Paris. Eisenstein met en scène les cheminots qui vont saboter les voies ferrées, stations d’aiguillage et autres pour bloquer les troupes de Kornilov qui doivent arriver par trains pour s’emparer de Petrograd. Il montre le peuple en armes s’emparant qui de fusils, qui de pistolets et on ne peut s’empêcher de penser aux Parisiens qui prirent 30.000 fusils aux Invalides, le 13 juillet 1789. C’est la naissance des Gardes rouges. Armée révolutionnaire. Retour sur les voies ferrées. Les gardes rouges de Petrograd "tombent" sur un régiment de cosaques patibulaires qui sortent le fer. Va-t-on vers l’affrontement ? Les bolcheviques sortent des tracts judicieusement écrits en langue maternelle cosaque, tracts qui parlent de Paix, de Pain, de distribution des terres… les sourires apparaissent, les épées retournent dans leurs fourreaux, on fraternise. On a droit à une magnifique démonstration de danses folkloriques, en pleine nuit. La Révolution sait aussi être fête.

Un tableau muet nous informe "Prolétariat ! Apprends à manier le fusil". C’est une nouvelle étape de l’année 1917, celle où "la période pacifique de la Révolution a pris fin" et où "la période non pacifique est venue, celle des conflits et des explosions" (rapport de Staline, au comité central du parti, encore clandestin). Face aux progrès des Bolcheviks – leur action contre Kornilov les a vivement renforcés – Kerensky désespéré fait un caprice et se jette sur son lit, se cachant la tête sous de multiples coussins… le 10 octobre, la résolution est adoptée : prise du pouvoir par les gardes rouges, les fantassins et les marins favorables à la Révolution, les ouvriers bolcheviques.. Eisenstein imbrique étroitement les images montrant le 2ème congrès panrusse des soviets, l’action des révolutionnaires, Lénine clandestin avec un foulard autour de la tête comme s’il avait une rage de dents. La clé de tout est la prise du Palais d’hiver. On s’y croirait. Je passe sur les détails mais les photos des prolos découvrant la cuvette en émail des WC de l’impératrice est inoubliable. Ça les fait rire… Séquence aussi sur le célèbre Bataillon féminin de choc qui défend le Palais contre les Bolcheviques. Ces derniers gouailleurs se demandent : est-ce un homme ? une femme ? Soldat bizarre en tout cas. Femmes très peu féminines. Lesbiennes ? Eisenstein est très suggestif, allusif sur ce point. Puis l’Aurore tire son boulet de canon. C’est le signal attendu.

La fin est une épopée. La musique de Chostakovitch donne à plein. Le Palais un fois pris, le pouvoir est aux mains des Révolutionnaires. Lénine peut enfin se rendre au congrès des Soviets. C’est l’euphorie. Le délire. Le triomphe. Il annonce le passage à la construction du socialisme. L’écran se remplit du texte des grands décrets : la paix, le partage des terres, etc…

L'Historien du cinéma Georges Sadoul écrit que "nul film n'est plus riche d'enseignements cinématographiques sinon peut-être le Citizen Kane d'Orson Welles". Je ne peux malheureusement pas abonder cette affirmation. Je retiens une suite impressionnante de portraits, Eisenstein multiplie les gros plans sur ces hommes et femmes militants qu’il

aime. C’est une victoire du prolétariat et celui-ci doit être présent tout le long du film. Après cette analyse, je réalise que la démarche d’Eisenstein est fort pédagogique. Et c’est normal. Il faut imaginer ce film transporté par des équipes de militants qui installent un cinéma provisoire pour montrer aux foules des moujiks, village après village, ce qui s’est passé à Petrograd en 1917. Pour Lénine "le cinéma, de tous les arts, est pour nous le plus important". Pour cela, il faudra nécessairement aussi électrifier tout le pays … Tâche herculéenne. Prométhéenne.


[1] Mouvement ultra-réactionnaire, monarchiste, nationaliste, antisémite, anti-bolchevique, "pré-fasciste" selon un historien russe ; cf. Wikipédia.

lire aussi : John REED, "Dix jours qui ébranlèrent le monde", une biographie

Kolberg. Un film de Goebbels (Allemagne, 1945).

publié le 14 juin 2019, 09:22 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 14 nov. 2020, 09:41 ]

publié le 5 déc. 2017 à 12:54 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 7 déc. 2017 à 14:15 ]

    C’est un film allemand de 1945. En commençant – avec retard, j’ai raté le début du film – la vision je jette un œil sur le programme et je vois que c’est un film allemand de 1945. Diable ! Qui a bien pu réaliser un film cette année-là ? C’est la lutte finale contre le nazisme, ni la RFA, ni la RDA ne sont en place ! Mystère.

Je vois tout de suite qu’il s’agit d’un film d’histoire sur la campagne napoléonienne en Prusse en 1806 et 1807. 1806 est l’année des grandes victoires d’Iéna et d’Auerstedt, l’effondrement de la Prusse, de son armée dont les Hohenzollern étaient si fiers, l’année de la fuite de Frédéric-Guillaume III et de son épouse Louise "la reine qui défia Napoléon"[1], fuite sans repos tant les armées françaises avancent vite. Le couple royal ira jusqu’à Memel aux fins fonds de la Prusse orientale sous la protection du Tsar de toutes les Russies..

Dans cette grande débâcle, et c’est la matière principale du film, on a une espèce de "village gaulois" irréductible : la ville de Kolberg. C’est un port de la Baltique, en Poméranie (province prussienne). Citadelle fortifiée qui fait face à la mer et dont le plat pays est fait de marais asséchés. Le film raconte un fait d’histoire authentique, "le siège de Kolberg". J’ai vérifié.

Le chef de la garnison est prêt à la reddition : on sait les bouleversantes victoires françaises, les villes prussiennes qui ouvrent leur porte à la simple arrivée d’un drapeau tricolore, toute résistance est a priori vaine. Mais le représentant des habitants Joachim Nettelbeck – sauf erreur le mot "maire" n’est jamais prononcé – refuse catégoriquement et veut organiser la résistance : c’est le désaccord et curieusement – pour nous Français mais pas pour les auteurs du film – la population est du côté du résistant. Lorsqu’un aubergiste voit son propre fils crier, sous la contrainte et en français, "Vive l’empereur ! " il lui arrache son gobelet des mains, jette le contenu par terre et crache sur son fils. Bref, la population de Kolberg est déterminée et se mobilise derrière son représentant. Cette détermination ira jusqu’à ouvrir les vannes des mini-écluses qui commandent les canaux de drainage et tout le sud de la ville est inondée, ainsi firent les Hollandais lors de l’invasion par Louis XIV (guerre de Hollande, 1672). On entend alors, répété, "das Volk steht auf, der Sturm bricht los" : le peuple se lève, la tempête se déchaîne.  

Le désaccord est résolu par la nomination, à la tête de la garnison du comte Gneisenau (voir sa fiche Wiki), un jeune officier farouche partisan de la guerre contre les Français. Pouvoir civil et pouvoir militaire vont dès lors marcher main dans la main. Même lorsque la catastrophe arrive, c’est-à-dire le bombardement de la ville par l’artillerie française aussi abondante qu’efficace, Gneisenau effectue une analyse militaire objective : il faut capituler. Mais Nettelbeck prononce un discours éloquent sur le thème : c’est notre pays, nous ne l’abandonnerons jamais, si nos maisons sont brulées/rasées nous nous accrocherons à la terre avec les ongles de nos mains. Gneisenau : c’est le discours que j’attendais de vous ! et les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre. Images de la ville en flammes, en feu, en ruines.

Pendant le siège, Nettelbeck veut absolument adresser une missive au roi Frédéric-Guillaume III. Il confie cette mission délicate à Maria, fille de l’aubergiste évoqué plus haut, blonde comme les blés de Poméranie, aux yeux bleus comme la Baltique, bref, une vraie allemande aryenne. Celle-ci qui a su traverser les lignes ennemies arrive jusqu’au château de Koenigsberg où résident les souverains en transit. A défaut du roi, elle est reçue par la reine Louise. Celle-ci est vêtue comme la Vierge : robes bleue et blanche, yeux bleus, cheveux blonds/blancs, peau diaphane… c’est peu dire qu’elle fascine Maria qui reste bouche bée devant la souveraine. On est en pleine aliénation politique, dans la servitude volontaire absolue : la patrie est en danger c’est un slogan français, ici c’est Dieu et le roi sont en danger, aidons-les !

Et c’est ce qui sera. Le film se termine par un discours de Gneisenau qui annonce le grand mouvement patriotique de 1813, la bataille des nations – citée dans les dialogues – car Kolberg n’est pas tombée : les Français ont cessé les combats trop coûteux. L’union, la détermination du peuple et de ses chefs ont remporté la victoire. La lutte contre Napoléon a scellé l’union du peuple prussien derrière son roi. Il est vrai, hélas, que Napoléon a un peu abusé… Mais cette aventure se termine par un vigoureux sentiment anti-français et, pire, anti-révolutionnaire.

Après la fin du film, je me précipite sur Google et je tape Kolberg. Mes questions sont vite dissipées : c’est un film nazi, oui, oui NAZI. Film de propagande de Goebbels, mis en route dès 1943 après la "retraite élastique" devant l’Armée rouge. Film destiné à entretenir le moral et la confiance du peuple allemand. Faites le parallèle entre le film et la réalité de 1944/45. Il est remarquable de constater que les nazis, pour galvaniser le peuple allemand, fait appel à la tradition, à l'histoire, au passé royaliste du pays : rien de révolutionnaire dans tout cela, bien au contraire !

Arte l’a programmé dans le cadre d’un THEMA. C’est remarquable de la part de cette chaîne publique. Il est vrai que cela se termine à 2 heures du matin devant 40 téléspectateurs. Peut-être plus quand même…    

 



[1] C’est le titre du livre que lui consacre un historien, Joël Schmidt, livre paru chez Perrin, 1995.

La jeune fille à la perle. Vermeer de Delft - 1662 ; Peter Webber - 2003.

publié le 14 juin 2019, 09:20 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 9 oct. 2019, 05:10 ]

    publié le 26 janv. 2018 à 12:56 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 14 oct. 2018 à 23:24 ]

    
Notre sujet est ce célébrissime tableau de Vermeer de Delft qui est appelé par les Hollandais "Tête de jeune fille au turban". Je dis cela avec l’autorité que peut apporter le catalogue d’une exposition très officielle, celle qui s’est tenue en 1986 au Grand palais, à Paris, qui fut dénommée "DE REMBRANDT A VERMEER" avec le sous-titre "les peintres hollandais au MAURITSHUIS de La Haye". Je me servirais des analyses du catalogue cela va sans-dire mais dans cette série "critiques de films" je me dois de parler un peu de cinéma. Cette toile mondialement connue a suscité l’écriture d’un roman par Tracy Chevalier que la présentation du DVD qualifie de best-seller et, de ce roman, Peter Webber a fait un film (2003).

Les deux – la toile du musée et le film tiré du roman – n’ont rien à voir, si ce n’est bien sûr le tableau du maître de Delft. Le film, non dépourvu de moyens financiers,  s’est attaché des acteurs de haut rang : Scarlett Johansson – merveilleux casting -, Colin Firth (que l’on a vu dans Discours d'un roi,et Shakespeare in love (Shakespeare et Juliette) John Madden, 1999.; Tom Wilkinson (le cadre au chômage de Full mounty, "the money" dans Shakespeare in love. Cillian Murphy (LE VENT SE LÈVE…, le cador du clan Thomas Shelby dans la série Peaky Blinders) y joue ici un des premiers rôles de sa carrière.

Ils n’ont rien à voir car le film adopte le parti pris du roman : Johannes Vermeer, fasciné par la beauté sans fard de Griet – nouvellement embauchée dans la maison – en tombe amoureux, veut en faire le portrait ce qui l’amène à s’isoler avec elle dans son cabinet de travail, ce qui suscite la jalousie et l’ire de son épouse légitime, ainsi que des rumeurs dans le quartier puritain calviniste (même si les Vermeer sont catholiques). Pour Webber le modèle du tableau est donc la domestique du maître de Delft. Alors que l’histoire de la peinture ne sait toujours pas qui se cache derrière ce magnifique visage, derrière celle que l’on a vite appelée La Joconde du nord… Les historiens d’art balaient d’un revers de main l’idée d’un amour secret entre le maître et son modèle arguant des onze enfants du couple légitime, preuve d’une fidélité conjugale sans faille (Vermeer est mort à 43 ans).

Le film utilise également un autre personnage historique : Pieter van Ruijven qui est le mécène du peintre (joué par T. Wilkinson). Le Ruijven du film est d’une grossièreté à couper au couteau. Sans aucun doute compétent en termes d’esthétique de la peinture, il en détruit toute poésie. A cette époque où l‘industrie chimique n’existait pas, les coloris étaient obtenus à partir des minéraux, du monde végétal ou animal. Ainsi lors du banquet donné par les Vermeer à l’occasion tout à la fois du baptême de leur septième enfant et de la présentation de la dernière commande effectuée par Ruijven, on s’interrompt pour dévoiler La dame au collier de perles. C’est Émilie, la femme de Ruijven qui a servi de modèle, elle était vêtue d’une robe aux couleurs jaunes. "Est-ce du jaune indien ?" interroge le mécène, "un distillat d’urine de vaches sacrées ? (…)" C’est effectivement à partir de cela qu’on obtenait cette nuance de jaune. "Vous avez couvert ma femme de pisse séchée ! " puis se dirigeant vers cette dernière, il lui prend ses bonnes joues flamandes et déclare "on dirait presque qu’elle est douée de pensées". Tout cela se voulant drôle. Vermeer ne dit rien. C’était un taiseux, d’ailleurs surnommé le Sphinx. Il n’a pas la liberté de l’artiste qui peut vivre de ses propres florins. Au demeurant, répondant à Mme Thins, la belle-mère de Vermeer, très soucieuse des rentrées d’argent dans le ménage, Ruijven annonce qu’il a pris contact avec un jeune peintre spécialiste de la lumière, "un élève de Rembrandt". Johannes sait à quoi s’en tenir, le mécène maître du jeu demande à Vermeer quand il aura programmé son "prochain barbouillage ?" (sic). "Y-a-t-il à Delft un mécène plus riche que moi ? ". Sa grossièreté éclatera avec plus de fureur quand il tentera de violer la jeune Griet parmi les draps qui sèchent au soleil. Et, auparavant, lorsqu’il discute avec Vermeer devant Griet, se faisant l’écho des bruits qui courent, en évoquant les relations entre "maîtres et servantes" qui sont "un air connu"…

Outre les infos sur la fabrication des couleurs[1], sur la condition pécuniaire des artistes au XVII° siècle hollandais, sur la prospérité de cet "âge d’or" néerlandais (voyez la richesse qui transpire des meubles et des tapisseries, de la verrerie et de l’argenterie), le film montre comment Vermeer élabore peu à peu la construction de son portrait. Griet doit abandonner son bonnet qui lui dissimule le cou (c’est une calviniste !), il lui faut adopter le ruban jaune et bleu, le maître lui demande de porter une perle à l’oreille gauche, et il faut qu’elle pose selon "la pose traditionnelle" nous dit le catalogue de l’exposition, c’est-à-dire le regard par-dessus l’épaule. Cette fameuse perle, propriété de Mme Vermeer, est à l’origine d’une scène de ménage, et c’est la belle-mère qui l’a donnée en cachette à Griet pour qu’elle la porte durant l’absence de sa fille. A la fascination de Vermeer pour Griet répond la fascination de cette dernière pour la peinture et le métier. Tout cela n’a rien d’historique, je le rappelle. Mais le scénario est plausible.  

La Tête de jeune fille au turban a été peinte à la même période que l’Allégorie de la peinture. Mais dans le tableau qui nous intéresse ici, tout est concentré sur le visage de la jeune fille. La lumière éclaire la moitié droite du visage qui adopte la pose traditionnelle, le fond est noir sans ajout d’aucun motif. C’est la jeune fille, sa coiffe et ses vêtements qui font jaillir la lumière. Vermeer "l’a affublée d’un turban bleu et jaune, une grosse perle alourdit son oreille gauche, et ses lèvres humides, entrouvertes, lui donne un air d’ingénuité" (le catalogue). On peut condamner l’emploi du verbe alourdir inapproprié pour ce tableau si gracieux et regretter l’emploi du verbe affubler. Comme pour La Joconde le regard de la jeune fille est insondable, mystérieux, d’une beauté ineffable. Elle se tourne vers nous, par-dessus l’épaule, mais ne dit aucune surprise ni émotion, elle est, tout simplement.    

J’exploite maintenant le catalogue de l’exposition.

De même que la Vue de Delft peut être interprétée comme une vue idéalisée de la ville, plutôt qu'une représentation strictement topographique, ainsi la Tête de jeune fille au turban est plus qu'un simple portrait. C’est une tronie. On comprendra mieux la différence entre un portrait et une "tronie" (tête) si on compare la toile du Mauritshuis avec le Portrait de Cunera van der Cock, femme du peintre de Frans van Miens[2]. Ce portrait a été peint vers 1658 et présente de nombreuses ressemblances avec la composition de Vermeer qui a été exécutée quelques années plus tard. La femme de Van Miens est vêtue à la mode du jour, d'un corsage blanc à plis, d'une jaquette de velours brodée de fourrure et d'un mouchoir de tête. Son visage a des traits tout à fait individuels, beaucoup plus frappants que ceux du modèle de Vermeer. La technique de Van Miens souligne son intention de faire de sa femme un portrait ressemblant, sans l'idéaliser ni la déguiser. Vermeer n'est pas aussi direct, mais s'enveloppe en quelque sorte dans un brouillard mystérieux. Ainsi, on ne sait pas si la perle qui orne l'oreille de son modèle, a un sens symbolique (vanité? vertu?) ; c'est en effet le sens qu'on leur donne dans les peintures de Vermeer, mais cela demeure aussi vague que la manière dont il indique la boucle d'oreille : deux taches de blanc sur un frottis de pâte, un effet de trompe-l’œil étonnant.

Les taches de couleur suggèrent ici les formes sans les détailler. Le turban de la jeune fille de Vermeer est fait de bandes jaunes et bleues, et de mouchetures de couleur qui suggèrent vaguement une structure, comme dans le vêtement dont on ne distingue pas clairement la texture. Les formes du visage sont travaillées à l'intérieur du contour, en un sfumato assez léonardesque.

Si Thoré-Bürger[3] avait pu voir ce visage au Mauritshuis, comme la Vue de Delft, il l'aurait certainement baptisé "La Joconde hollandaise". Mais cette toile n'est apparue sur le marché qu'en 1882, lorsqu'elle fut vendue pour presque rien à La Haye. Ce manque d'estime contraste singulièrement avec les commentaires lyriques qui seront dédiés plus tard à cette peinture célèbre. Elle fut exposée en France pour la première fois en 1921 et le célèbre critique Louis Gillet nous donne à cette date le beau texte suivant :

"(La) Tête de jeune fille (de Vermeer de Delft), avec son insaisissable contour, avec ce dessin mystérieux qui ne laisse nul écart de valeur entre l'arête du nez et le clair de la joue, avec la ligne de la paupière inférieure continuant l'ovale irréprochable du profil, avec la morbidesse incopiable de ses lèvres béantes où un souffle tiède semble se jouer sur la nacre des dents humides, - cette tête a des recherches de forme qu'on trouve seulement dans certaines femmes d'Ingres ; quant à la grâce du modelé, à la pulpe des chairs, à l'émail virginal et caressant de la matière, à l'étrange et exquise harmonie des jaunes et des bleus encadrant ce divin visage, ce sont des choses que Vermeer seul pouvait sentir et exprimer, avec ce charme bleu et blanc, onctueux et féerique, cette émotion innocente et cette pure joie de l'ornement qui rappellent la beauté d'un carreau de faïence et que le peintre devait aux potiers de son pays". Bel hommage.

 Peut-être Webber a-t-il fait son film pour saisir une opportunité. Il ne sort pas chaque jour des conservatoires une actrice capable d’être Griet, la bonne de Vermeer, d’être le modèle de la fille au turban jaune. En 2003, il y avait Scarlett Johansson. On sait maintenant que la Jeune fille à la perle a un prénom : Scarlett.

ci-dessous : le tableau après et avant (à droite) sa restauration (Wiki)

Meisje met de parel.jpgPortrait aux couleurs vieillies d'une jeune femme avec turban bleu et jaune.

Je termine cet article par un souvenir personnel. Dans les années 1980’, le parti communiste fit imprimer une affiche à coller sur les murs de France et nous souhaitant "une bonne année". Cette affiche reproduisait "la Jeune fille à la perle". Et c’est avec une immense fierté que j’ai collé cette affiche sur les murs de Lyon, cette affiche qui rendait accessible à des millions de gens un chef-d’œuvre de l’art universel. C’était notre vocation.

Hélas, la santé du parti a vite décliné durant ces années-là et, quelques années plus tard, horrifié, j’ai vu un jour la même affiche signée cette fois d’un gros monopole capitaliste comme nous disions dans notre jargon. La roue de l’histoire ne tourne pas toujours rond.  

 



[1] Blanc de céruse (à base de plomb), gomme arabique (acacia), laque rouge (sève d’arbustes), lie de vin, malachite (minéral de couleur verte), vermillon (à partir du soufre et du mercure), huile de lin, noir d’ivoire (à partir d’ivoire calciné et pulvérisé), lapis-lazulis (pigment bleu outremer)… le film est à ce point de vue très pittoresque !

[2] Frans van Miens, Portrait de Cunera van der Cock, femme du peintre, ni signé, ni daté (vers 1657-60), Londres, National Gallery, inv. n° 1415.Visible sur Wiki

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Frans_van_Mieris_-_Portrait_of_Cunera_van_der_Cock_NG_NG_NG1415.jpg 

[3] Théophile Thoré-Bürger, né à La Flèche (Sarthe) le 23 juin 1807 et mort à Paris le 30 avril 1869, est un journaliste et critique d'art français, surtout connu pour sa redécouverte de Vermeer. Quarante-huitard exilé, pendant ses années d'exil, il se lance dans une enquête à la recherche des œuvres de Vermeer, il identifie plus des deux tiers des Vermeer aujourd'hui reconnus.

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