Notre sujet est ce célébrissime tableau de
Vermeer de Delft qui est appelé par les Hollandais "Tête de jeune fille au turban". Je dis cela avec l’autorité
que peut apporter le catalogue d’une exposition très officielle, celle qui
s’est tenue en 1986 au Grand palais, à Paris, qui fut dénommée "DE REMBRANDT A VERMEER" avec le
sous-titre "les peintres hollandais
au MAURITSHUIS de La Haye". Je me servirais des analyses du catalogue
cela va sans-dire mais dans cette série "critiques de films" je me dois de parler un peu de cinéma.
Cette toile mondialement connue a suscité l’écriture d’un roman par Tracy
Chevalier que la présentation du DVD qualifie de best-seller et, de ce roman, Peter Webber a fait un film (2003).
Les deux – la toile du musée et le film
tiré du roman – n’ont rien à voir, si ce n’est bien sûr le tableau du maître de
Delft. Le film, non dépourvu de moyens financiers, s’est attaché des acteurs de haut rang :
Scarlett Johansson – merveilleux casting -, Colin Firth (que l’on a vu dans Discours d'un roi,et Shakespeare in love (Shakespeare et Juliette) John Madden, 1999.; Tom Wilkinson (le
cadre au chômage de Full mounty, "the money" dans Shakespeare in love. Cillian Murphy (LE VENT SE LÈVE…, le cador du clan Thomas Shelby dans la série Peaky
Blinders) y joue ici un
des premiers rôles de sa carrière.
Ils n’ont rien à voir car le film adopte
le parti pris du roman : Johannes Vermeer, fasciné par la beauté sans fard
de Griet – nouvellement embauchée dans la maison – en tombe amoureux, veut en
faire le portrait ce qui l’amène à s’isoler avec elle dans son cabinet de
travail, ce qui suscite la jalousie et l’ire de son épouse légitime, ainsi que
des rumeurs dans le quartier puritain calviniste (même si les Vermeer sont
catholiques). Pour Webber le modèle du tableau est donc la domestique du maître
de Delft. Alors que l’histoire de la peinture ne sait toujours pas qui se cache
derrière ce magnifique visage, derrière celle que l’on a vite appelée La Joconde du nord… Les historiens d’art
balaient d’un revers de main l’idée d’un amour secret entre le maître et son
modèle arguant des onze enfants du couple légitime, preuve d’une fidélité conjugale
sans faille (Vermeer est mort à 43 ans).
Le film utilise également un autre
personnage historique : Pieter van Ruijven qui est le mécène du
peintre (joué par T. Wilkinson). Le Ruijven du film est d’une grossièreté à
couper au couteau. Sans aucun doute compétent en termes d’esthétique de la
peinture, il en détruit toute poésie. A cette époque où l‘industrie chimique
n’existait pas, les coloris étaient obtenus à partir des minéraux, du monde
végétal ou animal. Ainsi lors du banquet donné par les Vermeer à l’occasion
tout à la fois du baptême de leur septième enfant et de la présentation de la
dernière commande effectuée par Ruijven, on s’interrompt pour dévoiler La dame au collier de perles. C’est Émilie, la femme de Ruijven qui a servi de modèle, elle était vêtue d’une robe
aux couleurs jaunes. "Est-ce du
jaune indien ?" interroge le mécène, "un distillat d’urine de vaches sacrées ? (…)" C’est effectivement à partir de cela
qu’on obtenait cette nuance de jaune. "Vous
avez couvert ma femme de pisse séchée ! " puis se dirigeant vers
cette dernière, il lui prend ses bonnes joues flamandes et déclare "on dirait presque qu’elle est douée de
pensées". Tout cela se voulant drôle. Vermeer ne dit rien. C’était un
taiseux, d’ailleurs surnommé le Sphinx.
Il n’a pas la liberté de l’artiste qui peut vivre de ses propres florins. Au
demeurant, répondant à Mme Thins, la belle-mère de Vermeer, très soucieuse des
rentrées d’argent dans le ménage, Ruijven annonce qu’il a pris contact avec un
jeune peintre spécialiste de la lumière, "un élève de Rembrandt". Johannes sait à quoi s’en tenir, le
mécène maître du jeu demande à Vermeer quand il aura programmé son "prochain barbouillage ?"
(sic). "Y-a-t-il à Delft un mécène
plus riche que moi ? ". Sa grossièreté éclatera avec plus de
fureur quand il tentera de violer la jeune Griet parmi les draps qui sèchent au
soleil. Et, auparavant, lorsqu’il discute avec Vermeer devant Griet, se faisant
l’écho des bruits qui courent, en évoquant les relations entre "maîtres et servantes" qui sont "un air connu"…
Outre les infos sur la fabrication des
couleurs[1],
sur la condition pécuniaire des artistes au XVII° siècle hollandais, sur la
prospérité de cet "âge d’or" néerlandais (voyez la
richesse qui transpire des meubles et des tapisseries, de la verrerie et de
l’argenterie), le film montre comment Vermeer élabore peu à peu la construction
de son portrait. Griet doit abandonner son bonnet qui lui dissimule le cou
(c’est une calviniste !), il lui faut adopter le ruban jaune et bleu, le
maître lui demande de porter une perle à l’oreille gauche, et il faut qu’elle
pose selon "la pose traditionnelle"
nous dit le catalogue de l’exposition, c’est-à-dire le regard par-dessus l’épaule. Cette fameuse perle, propriété de
Mme Vermeer, est à l’origine d’une scène de ménage, et c’est la belle-mère qui
l’a donnée en cachette à Griet pour qu’elle la porte durant l’absence de sa
fille. A la fascination de Vermeer pour Griet répond la fascination de cette
dernière pour la peinture et le métier. Tout cela n’a rien d’historique, je le
rappelle. Mais le scénario est plausible.
La
Tête de jeune fille au turban a été peinte à la même
période que l’Allégorie de la peinture.
Mais dans le tableau qui nous intéresse ici, tout est concentré sur le visage
de la jeune fille. La lumière éclaire la moitié droite du visage qui adopte la pose traditionnelle, le fond est noir
sans ajout d’aucun motif. C’est la jeune fille, sa coiffe et ses vêtements qui
font jaillir la lumière. Vermeer "l’a
affublée d’un turban bleu et jaune, une grosse perle alourdit son oreille
gauche, et ses lèvres humides, entrouvertes, lui donne un air d’ingénuité"
(le catalogue). On peut condamner l’emploi du verbe alourdir inapproprié pour ce tableau si gracieux et regretter
l’emploi du verbe affubler. Comme
pour La Joconde le regard de la jeune
fille est insondable, mystérieux, d’une beauté ineffable. Elle se tourne vers
nous, par-dessus l’épaule, mais ne dit aucune surprise ni émotion, elle est, tout simplement.
J’exploite maintenant le catalogue de
l’exposition.
De même que la Vue de Delft peut être
interprétée comme une vue idéalisée de la ville, plutôt qu'une représentation
strictement topographique, ainsi la Tête
de jeune fille au turban est plus qu'un simple portrait. C’est une tronie. On comprendra mieux la différence
entre un portrait et une "tronie"
(tête) si on compare la toile du Mauritshuis avec le Portrait de Cunera van der Cock, femme du peintre de Frans van
Miens[2].
Ce portrait a été peint vers 1658 et présente de nombreuses ressemblances avec
la composition de Vermeer qui a été exécutée quelques années plus tard. La
femme de Van Miens est vêtue à la mode du jour, d'un corsage blanc à plis,
d'une jaquette de velours brodée de fourrure et d'un mouchoir de tête. Son
visage a des traits tout à fait individuels, beaucoup plus frappants que ceux
du modèle de Vermeer. La technique de Van Miens souligne son intention de faire
de sa femme un portrait ressemblant, sans l'idéaliser ni la déguiser. Vermeer n'est pas aussi direct, mais
s'enveloppe en quelque sorte dans un brouillard mystérieux. Ainsi, on ne sait
pas si la perle qui orne l'oreille de son modèle, a un sens symbolique (vanité?
vertu?) ; c'est en effet le sens qu'on leur donne dans les peintures de
Vermeer, mais cela demeure aussi vague que la manière dont il indique la boucle d'oreille : deux taches de blanc
sur un frottis de pâte, un effet de trompe-l’œil étonnant.
Les taches de couleur suggèrent ici les
formes sans les détailler. Le turban de la jeune fille de Vermeer est fait de
bandes jaunes et bleues, et de mouchetures de couleur qui suggèrent vaguement
une structure, comme dans le vêtement dont on ne distingue pas clairement la
texture. Les formes du visage sont travaillées à l'intérieur du contour, en un sfumato assez léonardesque.
Si Thoré-Bürger[3]
avait pu voir ce visage au Mauritshuis, comme la Vue de Delft, il l'aurait certainement baptisé "La Joconde hollandaise". Mais cette
toile n'est apparue sur le marché qu'en 1882, lorsqu'elle fut vendue pour
presque rien à La Haye. Ce manque d'estime contraste singulièrement avec les
commentaires lyriques qui seront dédiés plus tard à cette peinture célèbre.
Elle fut exposée en France pour la première fois en 1921 et le célèbre critique
Louis Gillet nous donne à cette date le beau texte suivant :
"(La) Tête de jeune fille (de Vermeer de Delft), avec son
insaisissable contour, avec ce dessin mystérieux qui ne laisse nul écart de
valeur entre l'arête du nez et le clair de la joue, avec la ligne de la
paupière inférieure continuant l'ovale irréprochable du profil, avec la
morbidesse incopiable de ses lèvres béantes où un souffle tiède semble se jouer
sur la nacre des dents humides, - cette tête a des recherches de forme qu'on
trouve seulement dans certaines femmes d'Ingres ; quant à la grâce du modelé, à
la pulpe des chairs, à l'émail virginal et caressant de la matière, à l'étrange
et exquise harmonie des jaunes et des bleus encadrant ce divin visage, ce sont
des choses que Vermeer seul pouvait sentir et exprimer, avec ce charme bleu et
blanc, onctueux et féerique, cette émotion innocente et cette pure joie de
l'ornement qui rappellent la beauté d'un carreau de faïence et que le peintre
devait aux potiers de son pays". Bel hommage.
Peut-être Webber a-t-il fait son film pour
saisir une opportunité. Il ne sort pas chaque jour des conservatoires une
actrice capable d’être Griet, la bonne de Vermeer, d’être le modèle de la fille
au turban jaune. En 2003, il y avait Scarlett Johansson. On sait maintenant que
la Jeune fille à la perle a un prénom : Scarlett.
ci-dessous : le tableau après et avant (à droite) sa restauration (Wiki)
Je termine cet article par un souvenir personnel.
Dans les années 1980’, le parti communiste fit imprimer une affiche à coller
sur les murs de France et nous souhaitant "une bonne année". Cette affiche
reproduisait "la Jeune fille à la perle". Et c’est avec une immense
fierté que j’ai collé cette affiche sur les murs de Lyon, cette affiche qui rendait
accessible à des millions de gens un chef-d’œuvre de l’art universel. C’était
notre vocation.
Hélas, la santé du parti a vite décliné
durant ces années-là et, quelques années plus tard, horrifié, j’ai vu un jour
la même affiche signée cette fois d’un gros monopole capitaliste comme nous
disions dans notre jargon. La roue de l’histoire ne tourne pas toujours rond.
[1] Blanc de céruse (à base de plomb),
gomme arabique (acacia), laque rouge (sève d’arbustes), lie de vin, malachite
(minéral de couleur verte), vermillon (à partir du soufre et du mercure), huile
de lin, noir d’ivoire (à partir d’ivoire calciné et pulvérisé), lapis-lazulis
(pigment bleu outremer)… le film est à ce point de vue très pittoresque !
[2] Frans van Miens, Portrait de Cunera van der Cock, femme du
peintre, ni signé, ni daté (vers 1657-60), Londres, National Gallery, inv. n°
1415.Visible sur Wiki
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Frans_van_Mieris_-_Portrait_of_Cunera_van_der_Cock_NG_NG_NG1415.jpg
[3] Théophile
Thoré-Bürger, né à La Flèche
(Sarthe) le 23
juin
1807
et mort à Paris
le 30
avril
1869,
est un journaliste et critique d'art français, surtout connu pour sa redécouverte de Vermeer.
Quarante-huitard exilé, pendant ses années d'exil, il se lance dans une enquête
à la recherche des œuvres de Vermeer, il identifie plus des deux tiers des
Vermeer aujourd'hui reconnus.