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Etats-Unis

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    Publié à 22 nov. 2017, 03:38 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 20 août 2018, 06:24 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 3 juil. 2015, 02:45 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 12 déc. 2020, 02:26 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 25 sept. 2012, 01:00 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 20 janv. 2015, 15:23 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 3 janv. 2016, 15:23 par Jean-Pierre Rissoan
  • « THE PATRIOT », le chemin de la liberté...     Une fois n’est pas coutume, je me permets de renvoyer le lecteur à cette critique qui me semble fondamentalement juste. On regrettera le style SMS (c = c’est) mais ...
    Publié à 10 avr. 2020, 05:39 par Jean-Pierre Rissoan
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    Publié à 6 oct. 2016, 11:36 par Jean-Pierre Rissoan
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Malcom X, figure de l'émancipation des noirs

publié le 2 juin 2021, 08:00 par Jean-Pierre Rissoan


    Quatre oncles lynchés, un père assassiné : il ne fait pas bon être noir dans l’Amérique des années 1930. La suprématie des Blancs, la folie assassine du Klu Klux Klan imposent le racisme et la ségrégation. Parmi les leaders de la lutte pour l’émancipation des Noirs, Malcolm X sera l’un des plus grands. Converti à l’islam, il met toute son énergie, treize ans durant, au service de sa cause. Il en redessine les contours, optant pour un tiersmondisme devenu la clef de voûte du combat pour l’émancipation. Un combat qui lui coûtera la vie.

    Déjà 50 ans ! Le 21 février 1965. Nous sommes à l’Audubon Ballroom, l’une des salles de danse les plus réputées de Harlem. Il est tard dans la soirée. De jeunes Afro-Américains se déhanchent sur un rythme à la mode. Quelques heures plus tôt, dans cette même salle, Big Red est abattu. Il avait à peine 39 ans. Big Red, c’est Malcolm X, de son nom musulman Malik El Shabazz, l’un des grands noms de la lutte pour la dignité des Noirs aux États-Unis, à l’instar de W. E. B. Dubois, militant des droits civiques dès le début de XX e siècle, Martin Luther King, Angela Davis, et tant d’autres moins connus en France.

    Le meeting de Malcolm à Audubon était prévu de longue date. Bien qu’il se sache menacé, il demande à sa femme d’être présente avec leurs enfants. Une semaine plus tôt, leur maison avait été dévastée par un incendie criminel qu’il attribue avec raison à la Nation of Islam (NOI). Connue aussi sous le nom de Black Muslims, cette puissante organisation alors séparatiste se réclamait d’un syncrétisme mêlant à des mythes racialistes et suprématistes noirs certaines croyances empruntées à l’islam. Principal organisateur de la NOI jusqu’à peu, Malcolm n’ignorait pas les méthodes de la secte. Il savait sa volonté d’en finir avec lui. Il était tout aussi convaincu que le FBI était pressé également de se débarrasser de lui. Quelques jours avant son assassinat, il déclarait au « New York Times » qu’il vivait « comme un homme qui est déjà mort».

    Le meeting à l’Audubon commence. Plus nerveux qu’à l’habitude, il monte à la tribune. Il a à peine prononcé quelques mots qu’éclate une altercation dans la salle. Le service d’ordre intervient immédiatement. Désormais seul sur la scène, Malcolm n’a plus aucune protection. Un premier homme se tourne alors vers lui avec un fusil à canon scié et lui tire dans la poitrine. Malcolm X s’effondre. Deux complices s’avancent au même moment et l’achèvent presque à bout portant avec leurs armes de poing.
L’enquête policière conduit à l’arrestation de trois militants de la NOI qui seront condamnés à la réclusion à perpétuité. Mais bien des mystères planent encore sur les circonstances précises du meurtre et l’on ne connaît toujours pas avec certitude ses commanditaires. Spécialiste de Malcolm X, l’historien américain Manning Marable a travaillé sur l’affaire pendant une dizaine d’années. Les conclusions de l’enquête qu’il a menée ont été livrées au public dans un ouvrage de plusieurs centaines de pages (1). Mais, avant d’aller plus loin, sans doute faut-il rappeler qui était Malcolm.

    Malcolm X est né en 1925 dans l’État rural du Nebraska. Son père, Earl Little, partisan de Marcus Garvey, est assassiné en 1931, laissant une femme et huit enfants dans une Amérique profondément ségrégationniste. Malcolm est encore un enfant lorsque sa mère est internée dans un asile psychiatrique. Il est alors confié à une famille d’accueil, puis se retrouve dans un centre de détention pour adolescents, avant de rejoindre sa demi-sœur à Boston. De petits boulots en petits boulots, il sombre finalement dans la délinquance. En 1946, il est condamné à 10 ans de prison pour vol. C’est là, derrière les barreaux, qu’il découvre la NOI. À sa libération, au bout de 7 années de réclusion, il se donne corps et âme à sa nouvelle Église et en devient rapidement le principal porte-parole. Énergique et déterminé, excellent organisateur, orateur hors pair, il crée 80 mosquées en quelques années, et d’une petite secte de 400 adeptes il fait une puissante organisation regroupant plusieurs dizaines de milliers d’adhérents.
Progressivement, cependant, Malcolm X est tenté de secouer l’indifférentisme politique recommandé par Elijah Muhammad, le gourou de la secte, et multiplie les initiatives qui inquiètent ce dernier et agacent d’autres dirigeants jaloux de son ascension fulgurante. Réduit au silence et marginalisé alors qu’on voyait en lui un successeur probable d’Elijah, impressionné par la vigueur du mouvement des droits civiques qu’il condamne pourtant pour ses illusions intégrationnistes, il prend le risque de la rupture en 1964 et s’attelle à la construction de deux nouvelles organisations : une mosquée – The Muslim Mosque Inc. –, chargée de répandre le message de l’islam sunnite auquel il s’est rallié, et un mouvement politique – l’Organisation pour l’unité afro-américaine – destiné à rassembler tous les Afro-Américains, pardelà leur allégeance religieuse, autour d’un nouveau projet de libération qui cherche encore sa voie.

    C’est en faisant son pèlerinage à La Mecque et en rencontrant des militants et des dirigeants anticolonialistes dans différents pays africains – où il se lie à Che Guevara – que Malcolm espère trouver une réponse aux questions qui l’assaillent. À son retour, il annonce renoncer définitivement à l’idéologie racialiste et séparatiste pour proposer une nouvelle démarche politique, ancrée dans les luttes des peuples dominés par le colonialisme. Malcolm s’engage alors dans une violente campagne contre l’organisation à laquelle il a appartenu et multiplie les révélations compromettantes mettant directement en cause le chef de la NOI.
    La rupture définitivement consommée aiguise les craintes au sein de la NOI. Cependant, si les Black Muslims avaient coutume de punir violemment leurs membres dissidents, leur élimination physique semble avoir été plutôt rare. Le cas Malcolm est cependant plus épineux compte tenu de sa popularité dans les ghettos et de la précision des accusations portées contre le gourou de la secte. En outre, en se ralliant à l’islam « orthodoxe » et en gagnant les bonnes grâces de l’Arabie saoudite, Malcolm X sape les prétentions de la NOI à être une représentation légitime de l’islam. Il n’est pourtant pas certain qu’Elijah Muhammad ait donné l’ordre explicite de l’éliminer : chacun savait qu’il fallait en finir avec l’ancien porte-parole. Et si quelques doutes pouvaient encore subsister, Louis Farrakhan, un de ses dirigeants les plus influents, s’était chargé de les lever, proclamant à qui voulait l’entendre qu ’« un tel homme mérite de mourir».

    Si la responsabilité de la NOI est avérée, de nombreux soupçons se portent aussi sur les agissements étranges de la police, qui disposait de nombreux informateurs tant au sein de la NOI que des organisations de Malcolm X – jusque dans le service d’ordre chargé de sa protection, affirme Manning Marable. L’historien met également en cause les conditions d’une enquête trop rapidement bouclée. Le groupe qui a mené l’opération contre Malcolm est composé d’au moins cinq personnes et pourtant seuls trois membres de la NOI sont poursuivis dont deux sont vraisemblablement innocents.
Bizarrement, note-t-il également, le jour du meurtre, les policiers habituellement en faction devant l’Audubon avaient été déplacés un peu plus loin. Les nombreux éléments que dévoile Manning Marable confortent la thèse, sinon de l’implication directe, de la police, à travers ses relations au sein de la NOI, du moins d’un laisser-faire coupable, voire d’un assentiment implicite. Le FBI n’était guère rassuré, en effet, par la popularité de Malcolm X et par sa détermination à s’engager directement dans l’action politique en s’appuyant sur la mobilisation des ghettos. Sa récente évolution pouvait en outre laisser craindre une convergence avec les tendances radicales du mouvement des droits civiques, voire avec Martin Luther King lui-même. À leurs yeux, Malcolm X devenait d’autant plus dangereux qu’il bénéficiait du soutien de l’Égyptien Nasser et d’autres dirigeants africains. Plus grave encore, il avait apporté son appui au peuple vietnamien aux prises avec la sale guerre américaine.

    Il est courant d’entendre dire au lendemain de la mort d’un grand martyr que sa pensée va lui survivre. Cela n’est pas toujours vrai. Pour Malcolm X, cela est vrai et faux à la fois.
    Ses propositions stratégiques, dans leur incomplétude, et l’esprit de radicalisme qui l’imprégnait ont constitué une source essentielle d’inspiration des militants noirs au tournant des années 1970. Que l’on pense, par exemple, au mouvement Black Power ou aux Blacks Panthers. Mais, au-delà, c’est toute la culture militante et non militante des Afro- Américains qui en a été influencée, y compris dans ses formes artistiques et musicales. Dans le même temps, et alors que refluait la résistance noire directement politique, on a bien souvent voulu voir dans la figure iconisée de Malcolm l’incarnation d’un cheminement rédempteur qui, de la misère et de la délinquance, l’aurait conduit à retrouver fierté et estime de soi à travers l’expérience malheureuse d’un sectarisme racialiste avec lequel il aurait magnifiquement rompu pour redécouvrir les valeurs de fraternité universelle, de nonviolence et de liberté chères à Martin Luther King.

La NOI Nation of Islam. Nation of Islam est une organisation politique, religieuse américaine, elle compterait actuellement entre 20 000 à 40 000 membres. Fondée en 1930, elle développe un mélange de nationalisme afro-américain, saupoudrée d’un islam sectaire. Elijah Muhammad, entre 1934 et 1975, lui donne son orientation et sa puissance. Louis Farrakhan, soupçonné d’être un des instigateurs de l’assassinat de Malcom X, s’empare de la NOI au début du XXI e siècle, et devient un leader en vue. Son discours insistant sur la nécessité d ’’étudier, de conquérir un statut social et de lutter contre la délinquance s’accompagne de discours ambigus, plus ou moins hostiles aux Blancs et aux juifs. Parmi les adeptes de la NOI figure le célèbre boxeur Muhammad Ali.

    Il est vrai qu’il n’est guère aisé de dégager une ligne directrice homogène des discours dans lesquels Malcolm X exprimait une pensée en mouvement. De ses longs voyages en Afrique, Malcolm revient avec deux idées majeures. L’oppression des Afro-Américains n’est pas une histoire de couleur de peau, mais relève d’une hiérarchie mondiale des puissances enracinée dans le colonialisme occidental. La révolte noire aux États-Unis « fait partie de la rébellion contre l’oppression et le colonialisme » liés aux intérêts économiques des pouvoirs impériaux. « Nous assistons aujourd’hui, ajoute-t-il, à une rébellion mondiale des opprimés contre les oppresseurs. » Plus qu’à l’anticapitalisme, comme cela a fréquemment été affirmé, la pensée de Malcolm se rattache au mouvement tiers-mondiste, un tiers-mondiste des ghettos, sensible à la misère des siens comme à celle de tous les peuples auxquels il identifie le combat des Afro-Américains.

    Dès lors, plutôt que d’attendre une miraculeuse séparation d’avec le « démon blanc », il s’agit de décoloniser les structures mêmes de la société américaine. D’une part, par l’internationalisation de la question noire, d’autre part, en développant les capacités d’intervention autonome des Afro-Américains dans le champ politique états-unien. « Il faut du pouvoir, affirme-t-il, pour discuter avec le pouvoir. » D’où la nécessité de construire les instruments de cette politique indépendante, des organisations propres aux Noirs, des relations fortes avec les États et les mouvements qui s’opposent à la domination impériale, un ressourcement culturel et mémoriel susceptible de défaire l’auto-dévalorisation des Afro-Américains, le développement d’un capital noir et, bien entendu, l’engagement dans la lutte quotidienne contre la ségrégation et pour rendre effectif le droit de vote. Autrement dit, « par tous les moyens nécessaires », pour reprendre ses mots, il s’agit de constituer un pouvoir noir articulant le pouvoir des Noirs sur eux-mêmes et le pouvoir noir au sein même du pouvoir, c’est-à-dire des institutions de l’État.

    C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre son mot d’ordre de défense des droits humains. Ceux-ci incluent la notion d’autodétermination et pourraient, espère-t-il, permettre de porter la question noire devant l’ONU. Malcolm, qui a pris la mesure de l’importance des mobilisations pour les droits civiques, ne s’y rallie donc pas plus qu’il ne s’y oppose. À ses yeux, la revendication des droits humains englobe tout en la dépassant la revendication des droits civiques dont la seule finalité est de conquérir l’égalité entre individus, Noirs et Blancs, au terme d’une action bornée à l’espace institutionnel des États-Unis. Sans lui donner la priorité dans la stratégie qu’il ébauche, il envisage de s’associer au combat pour les droits civiques, non pas comme constituant le tout de la lutte, mais comme autant de points d’appui pour radicaliser celle-ci.

    La disparition prématurée de Malcolm ne lui a hélas pas permis de développer ses intuitions. Alors qu’avec l’affaire Trayvon Martin, en février 2012, et les émeutes du mois d’août dernier à Ferguson dans le Missouri, le mythe de la société post-raciale incarné par Obama s’effondre, que dans de nombreux pays européens le racisme à l’encontre des populations issues de l’immigration et des territoires d’outre-mer s’affirme décomplexé, peut-être ne serait-il pas inutile de relire Malcolm X, non pas, bien sûr, pour y trouver des solutions toutes faites, mais comme ressource pour penser la persistance des inégalités raciales dans un monde métamorphosé et dégager de nouvelles voies pour combattre le racisme.

  • Sadri Khiari est notamment l’auteur de « Malcolm X, stratège de la dignité noire». Éditions Amsterdam, 2013, 128 pages, 8,50 euros.
  • L’édition espagnole vient de paraître : « Malcolm X, estratega de la dignidad». Éd. Artefakte, Barcelone, février 2015.
  • (1) « Malcolm X. Une vie de réinventions (1925-1965) », de Manning Marable. Éditions Syllepse, 2014.




paru dans l'Humanité du 27 février 2015

TULSA (Oklahoma) 31 mai/1er juin 1921

publié le 2 juin 2021, 07:46 par Jean-Pierre Rissoan

États-Unis. Tulsa, ce massacre raciste sur lequel Biden veut « faire éclater la vérité »

Mardi 1 Juin 2021
    Le président des Etats-Unis s’est rendu ce mardi 1er juin, 100 ans près les faits, sur les lieux du massacre d’Afro-Américains dans l’Oklahoma. Il a souhaité ainsi « aider à rompre le silence » qui a longtemps pesé sur l’un des pires épisodes de violence raciste de l’histoire du pays. Les derniers survivants demandaient cette reconnaissance, mais aussi réparation.

    À quoi pouvait bien s’occuper, un jour chaud et tranquille de mai 1921, une petite fille de 7 ans dans le sud des États-Unis ? À la marelle ? À cache-cache ? Pour Viola Fletcher, c’était différent : « Je n’oublierai jamais la violence de la foule blanche lorsque nous avons quitté notre maison. Je vois encore les hommes noirs être tués, des corps noirs gisant dans les rues. Je sens encore l’odeur de la fumée et je vois le feu. Je vois encore les commerces noirs brûlés. J’entends encore les avions passant au-dessus de nos têtes. J’entends les cris. »

    Cheveux blancs, petites lunettes cerclées, boucles d’oreilles en forme de perles, la désormais centenaire a témoigné, mercredi 19 mai, devant le comité des affaires judiciaires de la Chambre des représentants, aux côtés de deux autres survivants de l’un des pires massacres de l’histoire américaine, qui n’en manque pourtant pas : son plus jeune frère, Hughes Van Ellis, et Lessie Benningfield Randle. « J’ai vécu avec ce massacre chaque jour. Notre pays peut oublier cette histoire, mais je ne peux pas ! » a-­ t-elle encore lancé.

Le lynchage, pratique courante dans le Sud

    Tout a commencé comme dans un roman de Faulkner. En ce lundi 30 mai 1921, c’est Memorial Day, jour férié en hommage aux militaires morts au combat. Dick Rowland, un cireur de chaussures de 19 ans, se rend dans l’immeuble qui abrite les seules toilettes du quartier autorisées aux Noirs. Il prend l’ascenseur. Trébuche. Bouscule Sarah Page. Elle est la « liftière ». Elle a 17 ans. Elle est blanche. Le jeune homme est placé en détention.    Dans la communauté noire, la rumeur se répand : il va être lynché. La pratique est courante depuis la mise en place de la ségrégation dans le Sud à partir de 1868. Encore plus dans cet après-guerre. Dans la foulée de la sortie de Birth of a Nation, en 1915, le Klu Klux Klan a ressurgi, exploitant les peurs du « Noir » et du « Rouge ». La révolution bolchevique a semé une grande « peur rouge », tandis que le retour au civil des militaires démobilisés du front européen attise la « concurrence » à l’emploi.

Tulsa, une poudrière

    Durant l’été 1919, plusieurs villes du Nord-Est et du Midwest industriel ont connu des émeutes raciales lancées par des Blancs, parfois avec l’appui des autorités locales, contre des communautés noires. La revendication des droits civiques renaît timidement depuis 1909 et la création de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). D’après les estimations, 3 200 des 72 000 habitants de la ville sont alors membres du Klu Klux Klan.

    À Tulsa, la prospérité, née du boom pétrolier, a attiré prospecteurs et entrepreneurs blancs, mais aussi de nombreux Noirs salariés et parfois diplômés. Mais ce que l’économie leur donne, la politique le leur retire. La première loi votée par l’Oklahoma, constitué en État en 1907, a institué la ségrégation dans les transports ferroviaires et établi des règles d’inscription sur les listes électorales qui en chassent les Noirs. Les villes peuvent prendre des mesures supplémentaires. Tulsa ne s’en prive pas. Dès 1916, elle établit la ségrégation résidentielle et la met en œuvre, malgré un arrêt de la Cour suprême qui la déclare inconstitutionnelle. D’après les estimations, 3 200 des 72 000 habitants de la ville sont membres du Klan.

La ville est une poudrière. L’étincelle survient le 31 mai 1921, au lendemain de l’arrestation de Dick Rowland, lorsqu’une confrontation oppose les Noirs présents devant le poste de police et des Blancs. Le déchaînement de violence dure deux jours. Selon les historiens, 300 Noirs sont tués, 10 000 autres deviennent des sans-abri. Greenwood, alors surnommé le « Black Wall Street », est réduit en cendres après qu’une dizaine d’avions, dépêchés par la police locale, ont largué des boules de térébenthine sur les toits des maisons.

Un siècle plus tard, ce drame n’est  « qu’une note de bas de page »

    Pourtant, comme l’a noté Van Ellis lors de son audition au Congrès, « même cent ans après, le massacre racial de Tulsa est une note de bas de page dans les livres d’histoire ». (...). C’est un épisode de la série Watchmen qui, en 2019, remet en lumière ce drame oublié.

    Les survivants, de leur côté, continuent de demander justice. En 2005, la Cour suprême a refusé de se saisir de leur cas. Mais, l’an dernier, ils ont de nouveau porté plainte afin d’obtenir des réparations de la part de l’État d’Oklahoma et de la Ville de Tulsa, qu’ils jugent responsables.

    « On m’a retiré des opportunités, à moi et à ma communauté. Le Tulsa noir est encore un merdier aujourd’hui. Ils ne l’ont pas reconstruit. C’est vide. C’est un ghetto ! » a lancé Lessie Benningfield Randle, 106 ans, devant les élus.

« Ne me laissez pas quitter cette terre sans justice »

    « On vous a appris que lorsque quelque chose vous était volé, vous alliez devant les tribunaux afin que justice soit rendue. Cela n’a pas été le cas pour nous », a déclaré lors de son audition Van Ellis, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, portant ce jour-là une casquette de l’armée américaine. « On nous a fait sentir que notre lutte ne valait pas la peine, que nous comptions moins que les Blancs, que nous n’étions pas complètement américains. On nous a montré qu’aux États-Unis, pas tous les hommes étaient égaux devant la loi. On nous a montré que, lorsque des voix noires demandent la justice, personne ne s’en soucie. »

    Joe Biden s'est rendu ce mardi 1er juin à Tulsa pour commémorer cet événement tragique. Ce massacre a « trop longtemps été oublié dans notre histoire. Aussitôt qu’il s’est produit, il y a eu un effort manifeste pour l’effacer de notre mémoire », a-t-il dénoncé, face à un public parmi lequel se trouvaient trois survivants centenaires de ce massacre : Viola Fletcher, Hughes Van Ellis et Lessie Benningfield Randle. « Les événements dont nous parlons se sont déroulés il y a cent ans, et cependant je suis le premier président en cent ans à venir à Tulsa », a rappelé le président, disant vouloir « faire éclater la vérité ». « Certaines injustices sont si atroces, si terrifiantes, si douloureuses qu’elles ne peuvent pas rester enterrées », a-t-il ajouté. Des mots forts, qui font écho à la supplique d’Hughes Van Ellis : « S’il vous plaît, ne me laissez pas quitter cette terre sans justice. »


paru dans l'Humanité du lundi 31 mai 2021.

Économie. 1929, la grande crise financière du siècle

publié le 11 oct. 2019, 07:49 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 août 2020, 07:55 ]

Histoire. Alors que les cours s’effondrent à New York, le krach boursier d’octobre 1929 traduit un décalage entre l’économie réelle et la spéculation financière. L’onde de choc va atteindre ensuite toutes les économies nationales.


    Le 24 octobre 1929, après dix ans d’euphorie financière, Wall Street – la Bourse de New York – devient l’épicentre d’un krach sans précédent. On donne à cet événement le nom de « jeudi noir », pour refléter l’importance du choc. En réalité, deux ébranlements s’étalant sur trois jours se succèdent. Le premier, en date du jeudi 24 octobre, est la conséquence de la rumeur selon laquelle les gros investisseurs, anticipant une baisse des cours, sont en train de prendre massivement leurs bénéfices. Le mouvement enclenché est contenu grâce à l’intervention des banques et des organismes de prêt qui vendent à perte.

    Les deux séances suivantes sont moins agitées. Mais les lundi 28 octobre et mardi 29 octobre sont l’occasion d’un second ébranlement. À l’ouverture des marchés, les petits porteurs paniquent. À midi, l’indice boursier américain, le Dow Jones, a perdu près de 12 % de sa valeur avec 16 millions de titres échangés. Les valeurs industrielles vont, quant à elles, perdre 40 % en moins de 20 séances. On semblait découvrir que croissance financière et économie réelle n’avançaient pas au même pas.

    Les années 1920 marquent une période de forte croissance aux États-Unis, devenus la première puissance économique. En moins de dix ans, la production industrielle augmente de 50 %. Le « boom » boursier anticipait cette croissance, mais surestimait la capacité des entreprises à fournir le taux de profit attendu. La financiarisation, en recourant à de nouveaux montages spéculatifs, a pris corps. On retrouvera ces montages spéculatifs à l’identique au cœur de la crise de 2008. À partir de 1928, un élément spéculatif devient prépondérant. Ce ne sont plus les dividendes qui attirent les investisseurs, mais la possibilité de revendre avec une importante plus-value beaucoup de titres achetés à crédit. Les capitaux disponibles arrivent en Bourse au lieu d’aller vers l’économie « réelle ». Peu d’économistes perçoivent la réalité de la financiarisation. Irving Fisher déclare, par exemple, quelques jours avant le krach : « Les cours ont atteint ce qui semble être le plateau perpétuel. »

Les gouvernements tentent de renflouer les institutions en péril

    Le retournement de la conjoncture annonce pourtant la crise financière. L’économie américaine donne des signes de faiblesse dès le début de 1929 ; ainsi, la production automobile chute d’un tiers entre mars et septembre. La production industrielle, elle, recule de 7 % entre mai et octobre. Les cours des actions ont augmenté de 120 % entre mars 1926 et octobre 1929. Une bulle spéculative se gonfle d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur le call loan (prêt au jour le jour), nouveau système d’achat d’actions à crédit. Les investisseurs peuvent ainsi obtenir des titres avec seulement 10 % de leur valeur, effet de levier considérable mais d’autant plus fragile. Le fonctionnement de ce système dépend de la différence entre le taux d’appréciation des actions et le taux d’emprunt. Le resserrement du crédit par les banques centrales va prendre de front la construction de ce système.

    Comme ce fut encore le cas en 2008, les banques, qui avaient non seulement prêté des sommes considérables aux spéculateurs mais qui s’étaient elles-mêmes mises à spéculer en mobilisant leurs liquidités, diffusent la crise. Le cortège des faillites bancaires s’allonge dès 1929. On passe de 600 faillites d’établissements bancaires cette année à 1 300 en 1930 et 2 300 en 1931. Les conséquences de ce krach se mesurent rapidement au niveau mondial. Toutes les grandes puissances sont touchées. L’Angleterre et l’Allemagne accusent le coup. Une grande banque autrichienne fera faillite. Les gouvernements tentent de renflouer les institutions en péril. En vain ! Outre-Rhin, la propagande nazie s’empare, hélas avec succès, du mécontentement populaire.

    La France, qui bénéficiait des effets de la très forte dévaluation de sa monnaie en 1928 par Raymond Poincaré, semble dans un premier temps échapper à la vague. Cela conduit à sous-estimer la portée du choc qui secouait Wall Street. Les journaux de l’époque en témoignent. Le Figaro du 26 octobre évoque « un dégorgement » qui « réconforte notre marché » et nous permet « d’envisager l’avenir immédiat sous de plus agréables couleurs ». Le Temps du 28 octobre estime que, confrontés à la crise des marchés américains, « on doit s’en féliciter plutôt que s’en plaindre ». On compare la France à « une île heureuse ».

    La plus grande crise du XXe siècle a débuté. Mais les gouvernants, lancés dans une guerre monétaire et une course sans merci à l’austérité, ne semblent guère en prendre la dimension. Ouvriers, employés s’apprêtent à faire les frais d’un ébranlement majeur qui va jeter au chômage 40 millions d’entre eux, en ruiner beaucoup d’autres, menacer la démocratie et déboucher sur la Seconde Guerre mondiale.

Jean-Christophe Le Duigou
Économiste, syndicaliste

« Régulation » contre « laisser-faire »

"« La crise de 1929 est l’occasion du premier grand affrontement entre les économistes Keynes et Hayek. Keynes critiquait fortement le régime des réparations dues par l’Allemagne à la suite de la Première Guerre mondiale. Il ne voyait de sortie de crise et de régression du chômage que dans l’augmentation de la dépense globale et l’intervention de l’État. Hayek, lui, n’envisageait de solution que dans l’épargne et le libre jeu de la concurrence. » René Passet, "les Grandes Représentations du monde et de l’histoire", Éditions Les liens qui libèrent.


lire aussi : http://www.jprissoan-histoirepolitique.com/le-coin-du-bachotage/les-relations-internationales/h-entre-deux-guerres

qu'est-ce qu'un "yankee" ?

publié le 22 nov. 2017, 03:38 par Jean-Pierre Rissoan


    réponse à cette question, ici-même sur ce site :

4. Le "YANKEE" aux Etats-Unis

1917 : entrée en guerre des Etats-Unis (2ème partie)

publié le 17 août 2017, 10:21 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 20 août 2018, 06:24 ]


suite de : 1917 : entrée en guerre des Etats-Unis (1ère partie)

Rappel du plan général

I. avant la guerre (avant août 1914)

Le système monétaire mondial centré sur Londres

En Amérique, la banque Morgan au centre du jeu

            - concernant l'Amérique latine (back yard of the Unites States)

            - concernant l'Europe

II. Pendant la guerre (août 1914 - début 1917)

Morgan & Co toujours aux avant-postes (fin de la 1ère partie)

L'entente des banques centrales, américaine et britannique (début de la 2ème partie)

III. L'entrée en guerre des Etats-Unis (6 avril 1917)

La crise dramatique

        - du côté américain

        - du côté britannique

Le discours du 2 avril 1917

        - le contexte

        - le texte

IV. Conclusion(s)


reprise de l'exposé :

L’entente des banques centrales, américaine et britannique

Au cours de l’année 1916, voilà près de deux ans que les transferts de métaux précieux et de devises parcourent l’océan Atlantique. Le déséquilibre s’accentue en faveur des Etats-Unis, "nain financier" au début de la guerre, en train de devenir un géant. En février 1916, Benjamin Strong, se rend en Europe pour rencontrer ses alter-égos français et britanniques. Il rencontre successivement les Français et les Anglais.

G.-H. Soutou écrit sans ambages "pour l’essentiel, Strong agit en étroite collaboration avec Morgan et Grenfell" –ce dernier étant le correspondant de Morgan Co à Londres-. Je pense qu’il n’est pas utile de détailler les mécanismes financiers qui sont au cœur des discussions. D’autant que ces rencontres sont l’occasion de distinguer les mêmes valeurs, la même langue et les mêmes institutions que partagent Etats-Unis et Royaume-Uni. C’est dire que si l’or et les devises restent le nerf de la guerre, les convictions proprement politiques voire sentimentales ne sont pas mises à l’écart même s’il ne faut pas en exagérer l’importance stratégique. Strong expose devant les clearing bankers de Londres, c’est-à-dire le gratin de la City (Soutou dixit) : "(…) les bouleversements introduits par la guerre rendent inévitable que les banquiers américains cherchent à placer leur argent à l’étranger". Morgan ne va pas nier. Et Strong poursuit "Cette guerre pourrait entraîner de grands sacrifices pour les Anglais, y compris les banquiers, et si cela comportait l’abandon d’un peu du marché financier mondial à New York, au moins nous pensons que cet abandon se produirait à des conditions équitables".

A la proposition américaine de faire acheter par la Banque d’Angleterre des traites sur Londres, le gouverneur de la Banque d’Angleterre répondit qu’il acceptait d’être le correspondant de la Fed en Angleterre et qu’il ferait ainsi acheter par la Banque d’Angleterre des traites à trois mois. L’Anglais alla même plus loin et dit son accord pour que la Banque d’Angleterre fît acheter par la Federal Reserve  bank des valeurs commerciales américaines. "Les deux banques de New York et d'Angleterre s'ouvraient réciproquement un compte d'achat de titres commerciaux ; les balances seraient équilibrées par des dépôts d'or ear-marked, ce qui en éviterait le transport". Bref, "elles collaboreraient sur un pied d’égalité" (Soutou).

Cet accord sans protocole du 30 mars 1916 ne représente pas seulement le début historique de la collaboration entre la Fed et la Banque d’Angleterre, il est un tournant de l'histoire financière mondiale dont les protagonistes sont parfaitement conscients[1] : New York ne cherchera pas à évincer Londres, comme première place financière mondiale, mais veut maintenant sortir de son sous-développement monétaire et coopérer avec elle sur un pied d’égalité ; et la Banque d'Angleterre, quant à elle - mais ce n'est pas le cas pour l'ensemble de la City -, accepte en toute connaissance de cause cette nouvelle situation. C’est le point de départ de la fameuse special Relationship, d’abord financière puis étendue à tous les aspects de la politique mondiale (cf. infra).

Cet accord dans l’immédiat a une importance politique considérable : il déblaye le terrain ; entendez qu’il ouvre les horizons les plus obscurs sur ce que sera l’après-guerre pour les Américains, ceux-ci peuvent envisager dès lors une entrée en guerre aux côtés des Alliés, l’essentiel est en place. Imagine-t-on les States rester inactifs devant la perspective d’une victoire allemande, laquelle victoire ruinerait ce bel édifice qui donne le second rang mondial à la place de New York ? devant la perspective d’une défaite alliée qui laisserait en stand-by une dette de plusieurs milliards de dollars ?   

III

L’entrée en guerre des Etats-Unis (6 avril 1917)

 L’entrée en guerre des Etats-Unis fut précédée par une "crise" entre les Alliés et leur créancier majeur qui dura un semestre d’octobre 1916 à fin mars 1917. Cette crise traverse les Alliés - surtout les Britanniques – comme elle traverse l’Atlantique. Elle se résout avec le basculement des Etats-Unis vers la guerre contre les puissances centrales. 

 La crise dramatique

Du côté américain

Nous avons vu la victoire que représentait l’accord du 30 mars 1916 pour la tendance Strong – Morgan. Mais il y a une autre tendance, majoritaire, qui parcourt les cabinets de Washington et qui n’a pas donné son aval à cet accord. Harding, présidant le Fed Reserve Board, en prend la tête en déclarant que les prêts aux Alliés atteignaient un montant excessif et qu’un cercle vicieux risquait de se mettre en place, les Etats-Unis prêtant aux Alliés pour que ceux-ci puissent rembourser les prêts…, il stigmatise les prêts accordés sans collatéral, il redoutait un emballement de la machine économique de l’Union dopée par cet or qui s’accumule et peut déchaîner l’inflation, ces exportations qui s’envolent. Il fallait craindre, dit Harding, "l’inévitable réaction". De façon très lucide, il relève que "les Etats-Unis ont la possibilité de prolonger ou d’abréger le conflit, selon l’attitude qu’ils adopteraient comme banquiers".

Le Board publie un texte qui déclare "l’achat de bons du Trésor alliés n’est pas dans l’intérêt du pays" (28 novembre). Ce texte dit Soutou "fit l’effet d’une bombe". Sa logique est en effet l’arrêt du conflit en Europe, les Alliés proposant une paix blanche faute de moyens de paiement. C’est aussi un pas vers le dégagement du capital américain de l’emprise britannique (surtout), les Anglais étant obligés, dès lors, de vendre leur portefeuille d’avoirs américains (qui se monte à 4,5 milliards de dollars) pour financer leurs achats aux ports de la côte Est. C’est aussi le choix d’un certain isolationnisme économique et financier de la part des States.

 Du côté britannique

En cette fin 1916, la question est de savoir s’il faut mener la guerre jusqu’à la victoire totale ou s’il faut se contenter d’une paix négociée, blanche, avec arbitrage wilsonien. Derrière ce problème politique d’ampleur, se cachent des options économiques fondamentales. Pour simplifier, nous parlerons de la tendance Asquith, pour la paix négociée, et de la tendance Lloyd George, guerre totale jusqu’à la victoire.  

Pour Asquith, alors Prime Minister, libéral, il est hors de question de réglementer le commerce extérieur, démarche conduisant à une économie administrée. Lloyd George accepte un système de rationnement, permettant de maîtriser les déficits, moyen de garder la valeur de la £ aussi haut que possible. Pour Asquith, le maintien du Gold standard est essentiel pour maintenir le rang qui fut celui de Londres en 1914 : le premier. Rang qu’il faut conserver après-guerre. Lloyd George envisage l’arrêt des prêts américains comme une possibilité, en ce cas, les paiements en £ ne pourront plus être garantis par l’or, il faudra donc abandonner l’étalon-or. Concernant les avoirs américains détenus par les Anglais, Asquith tenait à les conserver le plus possible, alors que Lloyd George acceptait de les vendre en échange de marchandises de guerre américaines. En résumé, les Libéraux et autres de tendance Asquith se comportent en traditionnels concurrents des Etats-Unis et font tout pour garder la primauté économique et financière d’avant 1914. A l’inverse Lloyd George, ainsi que l’écrit Soutou, accepte de "troquer la primauté contre le condominium", acceptant l’accord du 30 mars 1916.

In fine, le rapport des forces est tel que lord Asquith démissionne et est remplacé par Lloyd George, qui opte pour la guerre totale et réunit immédiatement le War cabinet. Cette radicalisation évoque légitimement la présidence Clemenceau en France.

 

Si le condominium financier se met en place, Lloyd George et ses ministres acceptent la discussion politique avec Wilson, y compris en acceptant son idée fixe, qu’il gardera ne variatur de janvier 1916 à 1919 à Versailles : la SDN. Habilement, les Anglais font remarquer à Wilson que la mise en place d’une SDN créatrice du Droit international sera fort difficile avec les Empires centraux imprégnés du militarisme prussien dont les méthodes à l’égard de la Belgique – dont ils étaient garants de la neutralité – montrent assez ce dont ils sont capables. La coalition Lloyd George estimait qu'il fallait en priorité battre le Reich et que la collaboration avec l'Amérique ainsi que l'accroissement de puissance économique et financière que cela entraînerait pour cette dernière n'étaient pas un prix trop lourd à payer. D'autre part, la coalition Lloyd George comprenait le groupe de la Round table, qui depuis l'avant-guerre (cf. supra) militait justement pour le rapprochement, pour des raisons politiques et culturelles, des puissances anglo-saxonnes. Cette fois, après l’accord du 30 mars avalisé par Lloyd George, la special relationship est née. Notons que cette politique est le triomphe de la banque Morgan and Co.

Wilson progresse peu à peu vers l’idée de la guerre contre le Reich.

En mars 17, la situation est périlleuse au possible pour les Alliés. Lloyd George y fit face

-en expédiant en Amérique au cours du premier trimestre pour 300 millions de dollars d'or

-en réquisitionnant et en vendant des valeurs américaines à partir du 25 janvier,

-en laissant s'accumuler chez Morgan un découvert de 358 millions de dollars début avril.

Le 3 avril, devant le  cabinet de guerre impérial, le nouveau chancelier de l'Échiquier, Bonar Law, admit que la situation était critique et qu'il plaçait ses espoirs dans l'entrée en guerre des États-Unis, que l'on venait d'annoncer. En effet, Wilson parla devant le Congrès des Etats-Unis le 2 avril 1917.     

 

Le discours du 2 avril 1917 [2]

Ce discours est précédé d’importants évènements singuliers qui sont d’autant plus mis en relief qu’il faut convaincre l’opinion américaine laquelle fut longtemps hostile à la guerre, opinion caressée dans le sens du poil par les discours-mêmes de Wilson[3]. "Il nous a maintenu hors de la guerre" était le slogan principal du parti démocrate pour la réélection de W. Wilson en 1916. Il lui faut donc retourner son opinion publique.

Le contexte :

Il est dominé par les morts provoqués par les sous-marins allemands qui torpillent des navires de passagers et par le célèbre télégramme de Zimmermann, secrétaire d’État allemand aux affaires étrangères.

La guerre sous-marine, menée par les Allemands contre les navires des Alliés, a fait basculer l’opinion aux Etats-Unis. Déjà, le 15 août 1915, le paquebot "Lusitania" avait été torpillé au large de l’Irlande ; parmi les 1198 morts, se trouvaient 139 citoyens américains. Le Lusitania avaient été repeint selon les critères du camouflage militaire et transportait des armes, alors que l’Amirauté britannique savait fort bien que, dans de telles conditions, le navire deviendrait automatiquement la cible des torpilles allemandes. Les citoyens américains morts lors de ce torpillage devinrent des atouts considérables dans la guerre psychologique. A partir de ce moment-là de la guerre, des manifestations anti-allemandes s’organisèrent aux Etats-Unis. Après plusieurs autres torpillages, le 24 mars 1916, le "Sussex", un navire français de transport de passagers, est coulé dans la Manche : 480 citoyens américains sont parmi les victimes. Face aux réactions extrêmement vives, le gouvernement du Reich ordonne de mettre un terme au torpillage sans avertissement préalable de navires de transport. Mais ce même gouvernement se réserve toutefois le "droit de décider comme il l’entend, au cas où les Etats-Unis ne réclameraient et n’obtiendraient pas rapidement de la part de la Grande-Bretagne l’observation stricte des clauses de droit international prévoyant la liberté des mers". Les Allemands considèrent, en effet, que le blocus des Alliés est une atteinte au droit des gens.

Le Reich annonce le 31 janvier 1917 qu’il lance la guerre sous-marine illimitée. Un jour plus tôt, les Etats-Unis en avaient été avertis formellement, si bien qu’ils ne pouvaient plus protester. Le 3 février, les Etats-Unis rompent les relations diplomatiques avec Berlin et contraignent la plupart des pays latino-américains à en faire autant. C’est alors "la catastrophe diplomatique"[4] du télégramme Zimmermann. Le secrétaire d’État allemand aux affaires étrangères, Arthur Zimmermann, avait chargé le représentant du Reich à Mexico de forger une alliance avec le Mexique en cas de déclaration de guerre des Etats-Unis au Reich et de promettre aux Mexicains la récupération du Texas, du Nouveau-Mexique et de la Californie, perdus en 1848. Pour le transmettre, il avait utilisé un câble américain direct que le gouvernement des Etats-Unis avait mis à la disposition de l’ambassade d’Allemagne pour faire passer toutes les informations relatives aux propositions de médiation de Wilson. Le télégramme tomba aux mains des services secrets britanniques, qui avaient déjà réussi à déchiffrer les codes allemands dès août 1914. "Avec un sens consommé du timing" écrit Soutou "les Anglais remirent la transcription du télégramme à W. Wilson, le 24 février". "Le contenu en était si énorme que les neutralistes américains accusèrent leur propre gouvernement d’avoir fabriqué un faux et c’est Zimmermann lui-même (!) qui torpilla leur ultime manœuvre pour sauver la neutralité américaine en affirmant haut et clair que sa dépêche résultait d’une volonté bien justifiée de se défendre" (Thorsten Hinz). On imagine aisément l’émoi de l’opinion publique américaine.

 Le texte

Très décevant, mais passons. Wilson consacre plus du tiers de son message à la guerre sous-marine, aux morts civils innocents "hommes, femmes et enfants se livrant à des occupations qui furent toujours, même aux époques les plus sombres de l’histoire moderne, jugées innocentes et légitimes". La corde sensible, la gentillesse américaine, la droiture, etc… tout y passe. Mais, je le répète, pour mobiliser l’opinion la presse a donné les grandes orgues, le président s’y colle à son tour. L’Allemagne en menaçant les pays neutres menace aussi les Etats-Unis, ceux-ci ne font que répondre à une agression. Wilson distingue l’espèce d’État qui "jusque-là, (s’était) conformé aux usages en honneur chez les nations civilisées" et, comme l’explique le professeur Losurdo, crée une despécification, il sort le Reich de cette espèce et ce dernier devient par là-même condamnable.

Une seconde partie de texte de Wilson devant le Congrès, plus brève, est consacrée aux tâches qui s’imposent parmi lesquelles "la coopération et l’entente les plus complètes avec les gouvernements actuellement en guerre avec l’Allemagne, et, comme conséquence, l’ouverture à ces gouvernements des crédits financiers les plus larges, de manière à ce que nos ressources puissent, autant que possible, être ajoutées aux leurs". C’est le seul passage qui concerne tout ce que j’ai écrit depuis le début de cet article avec celui-ci "En prenant les mesures qui permettront de réaliser ces projets, nous ne devrons jamais oublier qu’il est sage de ne contrecarrer que le moins possible, dans la préparation et l’équipement de nos propres forces militaires, l’obligation essentielle que nous avons de fournir aux nations déjà en guerre avec l’Allemagne le matériel qu’elles ne peuvent obtenir que de nous et qu’avec notre assistance. Elles sont dans l’arène. Nous devons les aider de toutes les manières à y faire une besogne efficace". Mais on imagine mal le président des Etats-Unis dire "après la guerre, nous gouvernerons de concert avec la place financière de Londres, notre stock d’or sera inégalé etc…" cela ne veut toutefois pas dire que c’est insignifiant, c’est au contraire primordial mais indicible.

Le reste du discours, un autre très gros tiers, est consacré au matraquage du Reich prussien, le mot autocrate/autocratie est utilisé cinq fois. L’argument anglais (cf. supra) a porté : on ne pourra rien faire avec cette caste militariste, inhumaine, au pouvoir dans les Empires centraux, puisque notre but, dit Wilson, est "la domination universelle du droit par une association des peuples libres qui apporte paix et sécurité à toutes les nations et rende enfin au monde la liberté". Sonnez trompettes, résonnez tambours… C’est la Société des nations qui est dans l’œuf. Gros paragraphe sur la Russie qui a eu l’opportunité de faire sa révolution libérale au bon moment avec des Prince Lvov, des Kerensky bien sympas. Depuis longtemps, les Alliés trainaient comme un boulet ce régime tsariste russe non présentable, mais voici que le peuple russe devient "un digne partenaire dans une ligue d’honneur". En bon Américain, Wilson termine sur la présence divine, l’aide de Dieu, qui, forcément, oblige

Le vote du Congrès sera très largement favorable. Voyez l’ampleur des votes au Sénat : 82 votes pour la guerre, 6 contre [5].

Nonobstant, cette guerre n’est pas acceptée par tous. H. Zinn donne de nombreux exemples de rébellion. Le parti socialiste des États-Unis la condamne formellement et obtient d’excellents résultats électoraux à New-York (22%) à Chicago (35%)… mais c’est une autre histoire.

 IV

conclusion(s)

          Immédiatement après l'intervention, Wilson, dans une lettre au colonel House, s'exprime ainsi à propos de ses "alliés" :  "quand la guerre sera finie, nous pourrons les soumettre à notre façon de penser du fait que, entre autres choses, ils seront financièrement entre nos mains" (6). Les Etats-Unis sont entrés en guerre une fois qu’ils furent assurés qu’ils auraient une place égale à celle du Royaume-Uni dans le système monétaire et financier mondial après la paix, que New York égalerait Londres. Ils sont entrés en guerre au moment où la situation des Alliés était financièrement désespérée et où le remboursement des milliards de dollars prêtés devenait plus qu’incertain. Ils sont entrés après la formation du cabinet Lloyd George qui, tout à fait d’accord pour ce condominium économique et financier, l’était aussi pour une collaboration politique avec ce pays, ancienne colonie de la Couronne, qui a dépassé sa métropole mais qui partage avec elle, la même civilisation. Le président Wilson entre en guerre, aussi, contre un groupe de pays dont la philosophie politique ne permettra pas le fonctionnement d’un ordre mondial fondé sur le droit des gens.

La guerre de 1914-1918 a créé les conditions pour que les Etats-Unis prennent conscience que leur confinement à l’hémisphère américain était dépassé et que la voie transatlantique ouverte très tôt par Morgan était celle de l’avenir, de leur avenir.  

Malgré tout, malgré la quasi unanimité du vote du Sénat en 1917, cette ligne politique n'est pas partagée par tous et les divergences exposées ici et là annoncent le vote hostile du Congrès à l'égard du traité de Versailles, en mars 1920.



[1] On file vers Gênes, 1922…

[2] On trouvera l’intégralité du discours sur le site suivant : http://aufildesmotsetdelhistoire.unblog.fr/2012/04/06/le-2-avril-1917/

[4] L’expression est d’un auteur allemand Thorsten Hinz, article issu de Junge Freiheit, Berlin, n°14/2007. Voir le lien pour l’article complet (note infrapaginale précédente).

[5] L’Union comprend alors 48 États soit 96 sénateurs.

[6] Cité par Kissinger dans son livre Diplomacy (1994) lui-même cité par le professeur LOSURDO. C'est ce genre de duplicité, sans doute, qui fit dire à J.M. Keynes que Wilson était "le plus grand imposteur de la terre" (correspondance, 1919).

1917 : entrée en guerre des Etats-Unis (1ère partie)

publié le 17 août 2017, 10:07 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 18 nov. 2017, 01:48 ]

plan général

I. avant la guerre (avant août 1914)

Le système monétaire mondial centré sur Londres

En Amérique, la banque Morgan au centre du jeu

            - concernant l'Amérique latine (back yard of the United States)

            - concernant l'Europe

II. Pendant la guerre (août 1914 - début 1917)

Morgan & Co toujours aux avant-postes (fin de la 1ère partie)

L'entente des banques centrales, américaine et britannique (début de la 2ème partie)

III. L'entrée en guerre des Etats-Unis (6 avril 1917)

La crise dramatique

        - du côté américain

        - du côté britannique

Le discours du 2 avril 1917

        - le contexte

        - le texte

IV. Conclusion(s)


Voici un essai sur le problème important de l’entrée en guerre des Etats-Unis d’Amérique aux côtés des Alliés de l’Entente, le 6 avril 1917. Il est consternant de voir tant de sites ne parler que du Lusitania et du télégramme Zimmermann. Ce télégramme, c’est un peu comme l’attentat de Sarajevo : la mise au feu de la poudre, l’étincelle, mais sans poudrière, le feu ne fait que long feu… j’ai utilisé plusieurs sources qui figurent en bas de page mais cet essai que j’ai repoussé si souvent a été long à réaliser à cause de ma source principale : le Soutou. Vous ne connaissez pas le Soutou ? C’est un livre au format 14 x 22, de 966 pages dont 851 pages de texte, 74 pages de notes repoussées à la fin du livre (ce qui est une idiotie), 20 pages pour la liste des sources, 6 pages d’index et, enfin, 9 pages pour la table des matières (neuf pages). Au total, un kilo deux cents grammes, 1,211 kg exactement. Cela s’appelle "L’OR ET LE SANG" avec un sous-titre Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale [1].

I

Avant la guerre (avant août 14)

 

Le système monétaire mondial centré sur Londres

"Les États-Unis, barricadés derrière leurs droits de douanes prohibitifs, ont un développement surtout interne. Leur puissance économique est impressionnante, mais elle reste très autocentrée. Les capitaux américains ne peuvent guère rivaliser encore avec les capitaux britanniques ou allemands, ils restent dans la zone d'influence du pays, en Amérique latine ou dans le Pacifique. En revanche, les investissements britanniques restent la clé du développement américain. Surtout, les industriels et les gouvernants américains s'intéressent encore peu au reste du monde, malgré le mouvement réformiste, mené par Théodore Roosevelt, président de 1901 à 1909, qui tente d'ouvrir le pays. Mais tout se passe comme si la puissance américaine, quoique démesurée, était encore régionale". http://www.latribune.fr/

En 1914, Ce sont les Britanniques qui, par le biais essentiel de la place de Londres, dominent complètement la planète financière. ( p120-121)

"Tout au long du XIXème siècle, et jusqu'en 1914, Londres était la première place financière mondiale. (…). Avant 1914, la place de Londres était spécialisée dans le prêt : on y prêtait trois fois plus d'argent qu'à New-York et dix fois plus qu'à Paris, comme le décrivait le journaliste économique Walter Bagehot dans son livre Lombard Street, paru en 1873. La place financière tirait sa force de la puissance économique et industrielle britannique, de la puissance des entreprises britanniques, des emprunts importants qu'elles contractaient (les entreprises britanniques empruntaient beaucoup plus que leurs homologues européennes), du haut degré de bancarisation des acteurs britanniques (les Britanniques gardaient beaucoup moins leurs économies par devers eux que les Français ou les Allemands et les plaçaient dans le système bancaire, contribuant ainsi au développement du secteur financier), de la spécialisation des acteurs sur les marchés qu'ils choisissaient, de la place du Royaume-Uni dans le commerce international (en tant qu'importateur, intermédiaire ou exportateur), de la force de frappe du sterling qui était la monnaie internationale de l'époque (et qui était déjà as good as gold, JPR)". http://www.lefigaro.fr/

Cela est si vrai que l’on peut parler de "sous-développement monétaire" de la place de New-York et que beaucoup de banquiers britanniques estimaient que "New York devait prendre sa part du financement du commerce international". Prenons le cas des relations économiques entre les États-Unis et l’Amérique latine. 

Un des freins au commerce inter-américain était le fait que les transactions étaient libellés en livres et que toutes les opérations de change et de crédit avaient lieu par l'intermédiaire de Londres et du système financier britannique. Tout cela alourdissait les frais pour les exportateurs et importateurs américains; malgré l'importance des échanges de marchandises entre les deux Amériques, il n'y avait en effet aucun lien financier direct entre elles, même pas la possibilité pour un exportateur américain d'escompter à New York, en dollars, l'effet d'un client sud- américain. Il était indispensable de trouver une solution à ce problème de change et de crédit, « pour nous débarrasser, au moins partiellement, d'une dépendance à l'égard des crédits de Londres et des marchés financiers européens qui, quoique essentielle dans le passé, s'est révélée sérieusement embarrassante (…) D'autre part il faudrait également ouvrir le marché américain aux valeurs et emprunts sud-américains c'est parce que la plus grande partie de ceux-ci étaient placés jusque-là à Londres que, en dernière analyse, tout le système financier sud-américain, même pour les opérations à court terme et les changes, reposait en fait sur les banques anglaises. (Soutou, 330).

Tant et si bien que les experts parlaient de "système triangulaire". On comprend dès lors que beaucoup d’Américains aient eu envie de court-circuiter Londres et de réaliser ce que le New-York-Times appela "une doctrine de Monroe financière". Les finances de l’Amérique (de l’Arctique au Cap Horn) aux Américains ! Ce ne fut pas, pas du tout.

 En Amérique, la banque Morgan au centre du jeu

La biographie de John Pierpont Morgan (JPM) 1837-1913 apporte son lot d’informations[2]. De cette source j’extrais ce qui concerne les liens transatlantiques tissés par la banque new-yorkaise, liens sans cesse renforcés et qui feront de cette banque et ses satellites de chauds partisans du conflit..

Description de l'image JohnPierpontMorgan.jpg.JPM obtient une éducation à la fois européenne (Londres, Suisse, Allemagne) et nord-américaine. Ces liens transatlantiques expliquent sa culture internationaliste : il s’est formé à la succursale parisienne d’une banque de Philadelphie, Drexel, en 1868-1870, et séjourne souvent en France, à Paris ou à Aix-les-Bains. Sa force aura été d’impulser le glissement insensible du pôle financier et bancaire de Boston et Philadelphie vers Wall Street. Aux côtés de la banque "israélite" (Kuhn-Lœb, Seligman)[3] ou "chrétienne" (Brown, Kidder Peabody), il affirme un nouveau modèle, celui de la banque financière agissant en relais de la City puisque, jusqu’à la première guerre mondiale, une grosse partie des titres nord-américains est placée sur le Vieux Continent. "Ce "grand banquier" se dote d’un carnet d’adresses transatlantique, apte à servir de truchement entre des parties prenantes sur chaque place bancaire et financière. Il entretient sa "culture" internationale, pour la collecte d’informations sur chaque marché, chaque grande entreprise, la conjoncture, les soubresauts politiques. "En avant-garde du retournement faisant de Wall Street le leader financier du monde (après 14-18, JPR), JPM co-gère les trois emprunts anglais à New York pour financer la Guerre des Boers en Afrique du Sud en 1900-1901 (342 millions de dollars) (…)". En 1896-1904, il co-organise l’emprunt de 40 millions de dollars pour l’achat de la Compagnie française du canal de Panama ; le pool en acquiert en sous-main un bloc d’actions puis paye le solde en transportant à Paris 18 millions de dollars en pièces d’or, la plus grande opération effectuée par l’État américain hors du pays à cette date. Lors d’une panique euro-américaine en 1890-1895, les investisseurs européens vendent leurs dollars, l’État fédéral risque une crise de liquidité, voire un défaut. JP Morgan met au point à la Maison blanche l’opération de sauvetage : sur Londres, Morgan et Rothschild achètent de l’or, le transfèrent à New York, et apportent leur garantie à un emprunt privé gagé sur cet or sur 65 millions de dollars et 30 ans : ce "gold syndicate" brise la crise de confiance, ce qui permet de revendre les titres avec profit, puis un emprunt public de 67 millions en 1896, monté par JPM, dont la "force de frappe" transatlantique et surtout l’habileté juridique et financière entrent dans la légende bancaire.

La banque Morgan joue un rôle décisif par rapport à la problématique "poursuite de l’intégration panaméricaine" ou "ouverture transatlantique" ; elle est à la croisée des chemins. 

 

Concernant l’Amérique latine   

En janvier 1917, McAdoo, secrétaire d’État au Trésor – plutôt hostile aux prêts aux Alliés – demanda à Lamour, de la banque Morgan, d’étudier la possibilité de placer aux Etats-Unis des emprunts sud-américains. Morgan avec d’autres banques s’étaient intéressés à ce marché. Quoique la rémunération du capital prêté était, théoriquement, plus intéressante avec les pays latino-américains qu’avec les pays européens, le manque de limpidité des informations et la méfiance du public états-unien ainsi que le refus des gouvernements latino-américains d'offrir des garanties acceptables réduisaient l'efficacité des efforts de ces banques, car le groupe ne pouvait pas se permettre de garder indéfiniment sur les bras les valeurs sud-américaines. C’est ainsi que ces banques menées par Morgan avaient acheté pour 15 millions de dollars d’obligations des chemins de fer argentins mais n’avaient pas pu en placer une seule dans le public (Soutou). Dans ces conditions il n'est pas étonnant que 160 millions de dollars seulement d'emprunts sud-américains aient été placés au total à New York avant 1917, alors que durant les années de neutralité 750 millions de dollars d’emprunts européens y étaient placés chaque année.

Par conséquent, c’est pour l’Europe que Morgan a les yeux de Chimène. L’Europe où Morgan est présent depuis longtemps avec un correspondant à Londres et les discussions de la Round table.

Concernant l’Europe

"(…) des contacts capitaux (sic, JPR) furent noués dès avant la guerre entre Lloyd George et tout un groupe conservateur très original : celui de la Round Table, présidé par Lord Milner, comptant (….), Philippe Kerr - futur secrétaire de Lloyd George en 1916 -, Hankey, le très influent responsable du Cabinet Office, Robinson - par la suite Dawson - au Times, (…) Lord Astor qui avait racheté l'Observer en 1911. Tout ce groupe a en commun l'exaltation de l'Empire, mais aussi la conviction que la sécurité de celui-ci face à l'Allemagne devra reposer sur un rapprochement étroit, "anglo-saxon", avec les Etats-Unis. C'est une forme d'atlantisme avant la lettre qui annonce, nous le verrons, les choix fondamentaux de décembre 1916. Notons à ce sujet que la Round Table avait une branche américaine, où l'on trouvait Walter Lippmann et Thomas Lamont, de la banque Morgan" (Soutou).

Ainsi donc, dès avant la guerre, on trouve la banque américaine Morgan au sein d’un groupe de réflexion britannique, groupe qui constituera l’armature du War cabinet de décembre 1916, celui de la guerre à outrance avec Lloyd George – comme la présidence Clemenceau, en France – dont les problèmes financiers seront réglés par la même banque Morgan.

II

Pendant la guerre (août 1914-début 1917)

 

Les problèmes financiers sont rapidement posés. La victoire française sur la Marne, début septembre 14, sonne l’échec du plan allemand d’anéantissement de la France et la "course à la mer" annonce une guerre longue et indécise. Dès que les effets économiques et financiers de la guerre se font sentir - avec l'accroissement des exportations américaines vers l'Europe, la rapide disparition des ventes Alliées aux États-Unis, et conséquemment, la position créditrice des États-Unis (lesquels étaient largement débiteurs des Alliés avant 1914) - les dirigeants américains commencent à évaluer les conséquences économiques du nouvel état de choses pour l'après-guerre, et à intégrer dans leur vision du monde leur naissante suprématie. "En particulier, la force du dollar et la puissance capitaliste de New York devaient leur permettre de façonner la paix et d'imposer, à l'ennemi battu comme aux Alliés, l'ouverture du monde non seulement aux idéaux politiques des États-Unis, mais aussi à leurs marchandises et à leurs capitaux. En même temps, la nature même des instruments de cet impérialisme financier très particulier nécessitait un minimum de collaboration avec les autres participants du jeu international, et en particulier la Grande-Bretagne, sous peine de perdre toute efficacité". Ces spéculations parcourent les esprits des Américains dès la fin de l’année 1914.


Morgan&Co toujours aux avant-postes

La banque new-yorkaise (Morgan Junior a succédé à son père en 1913, photo ci-dessous) poursuit sans hésiter ses investissements financiers tant en France qu’en Angleterre. Avec l'accord de l'Administration et par l'entremise de Morgan, toute une série de prêts sont consentis :

John Pierpont Morgan, Jr.jpg-emprunt franco-anglais de 500 millions de dollars en octobre 1915 pour cinq ans ;

-emprunt français de 100 millions pour trois ans en juillet 1916 ;

-emprunt anglais de 250 millions pour deux ans en août 1916 ;

-50 millions pour la ville de Paris à cinq ans en septembre 1916 ;

-300 millions pour la Grande-Bretagne à trois et cinq ans en octobre 1916.

Soit, pour ces exemples seulement, un total de 1,2 milliard de dollars. Comme on le voit, les remboursements commenceraient en 1918 et s'échelonneraient jusqu'en 1921, avec d'ailleurs dans certains cas des possibilités de prolongation. Il y avait accord complet entre Lamont de la banque Morgan et Strong [4] sur cette stratégie : la politique souhaitée par Strong des prêts aux Alliés à moyen terme, dont les remboursements échelonnés après la guerre viendraient à point pour maintenir l'équilibre international des États-Unis, malgré les retraits d'or prévus. Selon l’encyclopédie Wiki, toutes les munitions achetées par la Grande-Bretagne aux États-Unis l'ont été via une des sociétés créées par J.-P. Morgan jr, successeur de son père (et le ministre britannique chargé des munitions n’était autre que Lloyd George, membre –comme Morgan Jr- de la Round table). Morgan Jr mit également sur pied un groupement d'environ 2.200 banques[5] qui accordèrent un prêt de 500 millions de dollars aux Alliés. Morgan Jr mit donc ses pieds dans les pas de son père. Il était très amoureux de l’Europe et de la France en particulier.

Une commission parlementaire américaine enquêta, sous la présidence FD. Roosevelt, sur les causes de l’entrée en Guerre des États-Unis en 1917. Une de ses conclusions les plus commentées fut la suivante :

"Entre 1915 et avril 1917, les USA ont prêté à l’Allemagne 27 millions de dollars. Durant la même période, les USA ont prêté au Royaume-Unis et à ses alliés 2,3 milliards de dollars soit 85 fois plus. La conclusion a été tirée que les USA sont entrés en guerre parce qu’il était dans leur intérêt commercial que le Royaume-Uni ne soit pas vaincu" (et donc dans l’incapacité de rembourser ces dettes, JPR).

Il va sans dire qu’en 1917, beaucoup d’Américains savaient cette distorsion entre les prêts aux pays de l’Entente et ceux accordés au Reich (quasi nuls). Ainsi, McAdoo, secrétaire d’État au Trésor, signala au président Wilson (3 janvier 1917) "cet extraordinaire manque de prévoyance" dont faisait preuve la banque américaine en prêtant de l’argent aux belligérants au lieu de racheter les valeurs qu’elle avait simplement acceptées comme collatéral [6]. Cette situation périlleuse –alors que la révolution de février en Russie change la donne sur le front Est- explique la teneur du télégramme expédié à Washington par Page, ambassadeur américain à Londres, qui indique que France et Angleterre sont arrivées "au bout de leur possibilités financières" et qui évoque "(notre) entrée en guerre qui peut-être serait le seul moyen de maintenir notre actuelle position commerciale prédominante et d’empêcher une panique" (5 mars 1917).

Ce constat de Page est confirmé par les propos de J.M. Keynes qui, fin février-début mars 1917, déclare qu’il ne reste plus à son pays que "quelques semaines d’achat" aux États-Unis, pour finalement dire "qu’il faudra prendre des mesures désespérées"[7].

Morgan et ses banques satellites demeurèrent fidèles à cette stratégie de prêts aux Alliés, envers et contre tout, y compris contre le gouvernement américain et, surtout, le Federal Reserve Board présidé par Harding à partir de 1916. C’est ainsi que Davison, un des plus hauts dirigeants de Morgan Co, déclara devant ce même Board (18-XI-1916) que les Anglais achetaient pour 10 millions de dollars par jour aux États-Unis et qu’il ne fallait pas en refusant des prêts, interrompre cette tendance lourde qui faisait des Américains "les maîtres du monde !" (sic), Soutou. 



[1] Chez FAYARD, édition de 1989.

[2] Disponible gratuitement sur le net. Lien : http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/08/17/j-p-morgan-le-mythe-du-super-banquier_3462724_3234.html texte d’Hubert Bonin, professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux.

[3] Ces banques ne peuvent ignorer que, à chaque élection générale, sous le 2° Reich, se présente tout à fait légalement un parti antisémite. Leur penchant naturel les porte vers les Alliés.

[4] Gouverneur de la Federal Reserve Bank of New-York durant 14 ans, de 1914 à sa mort (1928). Il exerça une grande influence sur le Federal Reserve System.

[5] Il y avait environ 10.000 banques aux États-Unis, paradis pour Bonnie and Clyde…

[6] Le collatéral est livré par l'emprunteur au prêteur en contrepartie des liquidités prêtées.

[7] A cette date, Keynes est haut-fonctionnaire à la division du Trésor chargée du financement de la guerre.

Honneur et gloire aux manifestants américains du 1er mai 1886 !

publié le 1 mai 2015, 03:31 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 juil. 2015, 02:45 ]


     On dit souvent que les Etats-Unis d'Amérique n'ont pas de tradition de luttes syndicales, ouvrières et salariées. C'est pécher par ignorance ! Et ne pas connaître le livre formidable d' Howard Zinn dont j'ai souvent exploité la richesse documentaire himalayenne (1). Sait-on que l'histoire du 1er mai a débuté aux États-Unis, à Chicago précisément ? Voici un article qui retrace ces évènements dramatiques : le 1er mai est né dans le sang. Parmi ces héros, l'auteur dégage la noble figure de Lucy Parsons...
        J.-P. R.

    (1) voir : Howard Zinn, Une histoire populaire américaine, d'Olivier Azam et Daniel Mermet, France, 1h41.
      également :   http://www.humanite.fr/howard-zinn-une-histoire-populaire-par-en-bas-572612

À l'origine du 1er Mai : Lucy Parsons, la veuve des martyrs de Chicago

     Le 1er mai 1886, la grève est lancée à Chicago. Le 4 mai s’abat la répression. Jugés, quatre hommes sont pendus dont Albert Parsons. Sa femme, Lucy, poursuivra la lutte jusqu’à sa mort. À 88 ans, la police la considère toujours comme une menace « plus dangereuse que mille insurgés ».

par Hernando Calvo Ospina

 

    En hommage aux cinq martyrs de Chicago, le Congrès des ouvriers socialistes qui se tenait à Paris en 1889 (en raison du centenaire de la Révolution, JPR) instaura le 1er mai comme la Journée internationale des travailleurs et des travailleuses. L’année suivante, cette journée fut commémorée pour la première fois. Lucy Parsons était déjà connue comme la « veuve mexicaine des martyrs de Chicago ». Fille d’un Indien de l’Alabama et d’une Mexicaine noire, Lucy Gonzalez naquit esclave en 1853, dans un hameau du Texas, un territoire qui, cinq ans plus tôt, faisait partie du Mexique. Orpheline à trois ans, on l’envoya dans les champs de coton dès qu’elle fut en mesure de travailler. À dix-neuf ans, elle épousa Albert Parsons. Quasiment considérés comme un couple illégal, car la mixité raciale était pratiquement interdite dans les États du Sud, ils faisaient partie du petit nombre d’activistes pour le droit des Noirs. Pour ces deux raisons, les menaces de mort à leur encontre les obligèrent à partir pour Chicago en 1873. Pour survivre, Lucy confectionnait des vêtements pour femmes et il travaillait dans une imprimerie. Elle se mit à écrire pour des journaux syndicaux, sur des sujets tels que le chômage, le racisme, ou le rôle des femmes dans les organisations politiques.

    La militante Lucy fut très bien accueillie par les ouvrières, notamment dans les fabriques textiles, là où l’exploitation était la plus féroce. Avec le soutien d’Albert, elle participa à la création de l’Union des femmes ouvrières de Chicago, reconnue en 1882 par l’Ordre des nobles chevaliers du travail . Un grand triomphe : jusqu’alors, le militantisme féminin n’était pas admis.

    La lutte pour la journée de huit heures devint la principale revendication nationale. Les travailleurs appelèrent à une grève pour le 1er mai 1886. Lucy et Albert défilèrent avec leurs enfants. Ils étaient tendus et prudents : dans l’éditorial du Chicago Mail, Albert et un autre compagnon de lutte étaient taxés de « dangereux voyous en liberté ». Et le journal exigeait : « Dénoncez-les aujourd’hui. Ne les perdez pas de vue. Signalez-les comme personnellement responsables de toute difficulté qui pourrait survenir. » À Chicago, où les conditions de travail étaient pires que dans d’autres villes, les grèves et les mobilisations se poursuivirent.

    Le 4 mai, lors du rassemblement organisé au Haymarket Square, Albert prit la parole. Il restait quelque deux cents manifestants sur la place lorsque la police chargea. Une bombe de fabrication artisanale explosa, tuant un officier. Les forces de l’ordre ouvrirent le feu. On ne connut jamais le nombre exact de morts. L’état d’urgence et le couvre-feu furent décrétés. Les jours suivants, des centaines d’ouvriers furent arrêtés. Certains furent torturés. Sur les trente et une personnes mises en examen pour l’affaire de la bombe, huit furent incriminées. Le 21 juin, le procès débuta. Après s’être entretenu avec Lucy, Albert se présenta face à la cour pour déclarer : « Vos honneurs, je suis venu afin que vous me jugiez avec tous mes compagnons innocents. » Le procès ne fut qu’une mascarade, aggravée par la campagne de diffamation lancée par la presse. Ce fut un véritable lynchage. Le jury déclara les huit accusés coupables. Cinq, dont Parsons, furent condamnés à mort par pendaison.

    José Marti, futur apôtre de l’indépendance de Cuba, assistait au procès. Le 21 octobre, dans un article publié par le quotidien argentin la Nacion, il décrivit le comportement de Lucy lorsque la sentence fut prononcée : « La mulâtresse de Parsons est là, inflexible et intelligente comme lui, celle qui ne cille pas des yeux même dans les pires situations, qui parle avec une vibrante énergie dans les rassemblements publics, qui ne s’évanouit pas comme les autres, qui ne laisse apparaître aucun mouvement sur son visage lorsqu’elle entend la condamnation féroce (…). Elle appuie une joue contre son poing fermé. Elle ne regarde pas, ne répond pas ; on remarque un tremblement croissant de son poing… »

    Pendant presque un an, Lucy, accompagnée de ses enfants, parcourut le pays pour faire connaître la vérité, suscitant un immense mouvement de solidarité. Mais le 11 novembre 1887, la sentence fut exécutée. « Tu es une femme du peuple, et je te confie au peuple… » lui a écrit Albert avant de mourir. Les patrons appliquèrent la journée de huit heures. Le sacrifice des martyrs ne fut pas vain. Après la mort de son époux, Lucy continua à organiser les ouvrières. En juin 1905, lors de la création de l’Organisation des travailleurs ouvriers du monde (Industrial Workers of the World, JPR), à Chicago, parmi les douze femmes présentes, Lucy fut la seule à prendre la parole. « Nous autres, les femmes de ce pays, nous n’avons aucun droit de vote. Le seul moyen est de prendre un homme pour nous représenter (…) et cela me paraîtrait étrange de demander à un homme de me représenter (…). Nous sommes les esclaves des esclaves… » Elle répétait que la libération des femmes n’aurait lieu qu’en luttant avec les hommes pour l’émancipation de la classe ouvrière. À quatre-vingts ans, elle continuait à conseiller, à former. En février 1941, à quatre-vingt-huit ans, elle fit sa dernière apparition publique et l’année suivante, déjà aveugle, elle fut surprise par la mort dans l’incendie de sa maison. Même morte, la police la considérait encore comme une menace, « plus dangereuse que mille insurgés » : ses milliers de documents et livres furent saisis.

référence de l'illustration : ©The Granger Collection NYC/Rue

Mercredi, 29 Avril, 2015
L'Humanité

Hernando Calvo Ospina est l'auteur de Latines, belles et rebelles,
aux Éditions 
le Temps des Cerises. 2015,
200 pages, 15 euros.


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1955, Montgomery (Alabama - USA) : Rosa PARKS, la lutte pour les droits civiques commence (Ch. Deroubaix, Chloé Maurel)

publié le 9 févr. 2013, 03:05 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 12 déc. 2020, 02:26 ]

Je fais suivre l'article de Ch. DEROUBAIX  par une analyse historique de Chloé MAUREL parue le 4 décembre 2020 dans le journal L'Humanité.


  "Si nous baissons les bras, nous sommes complaisants envers les mauvais traitements, ce qui les rend encore plus oppressifs".

Rosa PARKS



    Aujourd’hui, alors que sort, selon la tradition hollywoodienne - c’est-à-dire Barnum tonitruant - le film sur Lincoln-qui-a-aboli-l’esclavage, c’est le centième anniversaire de la naissance d’une ouvrière du textile afro-américaine. Anonyme, inconnue, invisible, comme toutes les ouvrières du textile afro-américaines, elle sort de l’anonymat par un geste héroïque : elle refuse de se lever pour donner sa place assise à un homme blanc, dans l’autobus qui la ramène chez elle après une journée de labeur. Rosa Parks -c’est son nom - entre dans l’histoire de la pire des façons : arrestation, emprisonnement. Mais elle ouvre un chemin qui deviendra une grand-route. J.-P. R.


 Rosa Parks, la femme qui s’est tenue debout en restant assise

ROSA PARKS, la femme qui s’est tenue debout en restant assise.

 

    Par Christophe DEROUBAIX

    Journaliste à L’Humanité.

 

 

    Née il y a cent ans, cette jeune couturière a participé au basculement de l’histoire des États-Unis en refusant, en 1955, de céder sa place à un Blanc dans un bus de ­Montgomery (Alabama).  À cette époque, l’apartheid à l’américaine réprime mais l’apartheid à l’américaine s’effrite. 

 

    «Elle s’est assise pour que nous puissions nous lever. Paradoxalement, son emprisonnement ouvrit les portes de notre longue marche vers la liberté» déclara Jesse Jackson. Le 1er décembre 1955, à Montgomery, en Alabama, dans le Sud profond, Rosa Parks, couturière de quarante-deux ans, s’est, en effet, assise. Elle a, plus exactement, refusé de se lever pour céder la place à un Blanc. Voici le témoignage qu’elle en a livré : «D’abord, j’avais travaillé dur toute la journée. J’étais vraiment fatiguée après cette journée de travail. Mon travail, c’est de fabriquer les vêtements que portent les Blancs. Ça ne m’est pas venu comme ça à l’esprit, mais c’est ce que je voulais savoir : quand et comment pourrait-on affirmer nos droits en tant qu’êtres humains ? Ce qui s’est passé, c’est que le chauffeur m’a demandé quelque chose et que je n’ai pas eu envie de lui obéir. Il a appelé un policier et j’ai été arrêtée et emprisonnée ».

 

Ségrégation inconstitutionnelle

    L’apartheid à l’américaine réprime mais l’apartheid à l’américaine s’effrite. En mai 1954, dans l’arrêt Brown versus Board of Education, la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans l’éducation. Le Sud raciste résiste, évidemment, tandis que le pouvoir fédéral regarde ailleurs, pour l’instant.

    Rosa Parks, née en 1913 à Tuskegge, à cinquante kilomètres de Montgomery, ne fut pas la première à «désobéir». En 1944, Jackie Robinson, le premier joueur noir de la ligue professionnelle de base-ball, avait refusé d’être cantonné dans la partie du bus réservée aux «non-Blancs». Traduit devant une cour martiale, il fut acquitté. À Montgomery même, en mars 1955, une adolescente de quinze ans, Claudette Colvin, outrepasse l’interdit raciste. Mais c’est l’acte d’une couturière anonyme qui sert de déclencheur et de catalyseur. Dès le lendemain de son emprisonnement, les Noirs boycottent la compagnie de bus. Les différentes associations et églises se fédèrent au sein du Mouvement pour le progrès de Montgomery. Elles placent à sa tête un pasteur de vingt-sept ans venu d’Atlanta, Martin Luther King. Le mouvement formule trois revendications immédiates : la liberté pour les Noirs comme pour les Blancs de s’asseoir où ils veulent dans les autobus ; la courtoisie des chauffeurs à l’égard de tout le monde ; l’embauche de chauffeurs noirs.

 

        K.K.K.


File:Ku Klux Klan members march down Pennsylvania Avenue in Washington, D.C. in 1928.jpg

Le Ku Klux Klan se démène comme jamais pour endiguer la vague montante du mouvement des droits civiques mais, le 4 juin 1956, la Cour fédérale de district condamne les règles ségrégationnistes en vigueur dans les transports. Le maire de Montgomery se tourne vers la Cour suprême. Le 13 novembre, la plus haute juridiction du pays confirme l’inconstitutionnalité de cette pratique ségrégationniste.

Rosa Parks a gagné. D’une flammèche, elle a embrasé la poudre dormante des consciences. Le mouvement des droits civiques est désormais sur son orbite. Dans son "Histoire populaire des États-Unis", l’historien américain Howard Zinn souligne que « Montgomery allait servir de modèle au vaste mouvement de protestation qui secouerait le Sud pendant les dix années suivantes : rassemblements religieux pleins de ferveur, hymnes chrétiens adaptés aux luttes, références à l’idéal américain trahi, engagement de non-violence, volonté farouche de lutter jusqu’au sacrifice »[1].

Marche des droits civiques

    Cette «longue marche» prendra presque une décennie avant d’atteindre sa destination, fera une étape décisive à Washington, en août 1963, pour la grande marche des droits civiques et le discours de Martin Luther King «I Have a Dream». En 1964 et 1965, le président démocrate Lyndon Johnson signe, respectivement, la loi sur les droits civiques puis la loi sur le droit de vote. Quant à Rosa Parks, elle poursuivit son engagement, travailla avec le représentant afro-américain du Michigan, John Convers. En 1987, elle créa le Rosa and Raymond Parks Institute for Self Development qui organisait des visites en bus pour les jeunes générations en leur faisant découvrir les sites importants du mouvement pour les droits civiques. En 1990, Nelson Mandela, tout juste libéré de prison, lui rend visite à Detroit, où elle a établi domicile.

    C’est là qu’elle décède le 24 octobre 2005. Dans tout le pays, les drapeaux sont descendus à mi-mât. Sa dépouille reste exposée durant deux jours dans la rotonde du Capitole pour un hommage public. À l’autre bout du Mall, trône la statue géante d’Abraham Lincoln, le président qui abolit l’esclavage, promesse d’une aube nouvelle pour les Noirs d’Amérique qu’il fallut encore un siècle pour entrevoir.

    De l’annonce de son décès à son enterrement, les premières places des bus de Montgomery restèrent vacantes. On y trouvait une photo de Rosa entourée d’un ruban et cette inscription : «La société de bus RTA rend hommage à la femme qui s’est tenue debout en restant assise».

    «L’arme de l’amour».  En 1956, un reporter du New York Times couvre l’une des réunions de boycott. Il est impressionné par le talent de tribun de Martin Luther King qu’il cite longuement : «Nous avons subi les humiliations ; nous avons supporté les injures ; nous avons été maintenus dans la plus profonde oppression. Et nous avons décidé de nous dresser, armés de la seule protestation. C’est une des grandes gloires de l’Amérique que de garantir le droit de protester. Même si nous sommes arrêtés chaque jour, si nous sommes piétinés chaque jour, ne laissez jamais quelqu’un vous abaisser au point de vous forcer à le haïr. Nous devons user de l’arme de l’amour. Nous devons faire preuve de compassion et de compréhension envers ceux qui nous détestent. Nous devons réaliser que tant de gens ont appris à nous détester et qu’ils ne sont finalement pas totalement responsables de la haine qu’ils nous portent. Mais nous nous tenons au tournant de la vie et c’est toujours l’aube d’un nouveau jour.»


Rosa Parks, la force tranquille de la lutte civique

    par Chloé MAUREL, historienne

    Le 1er décembre 1955, une femme, noire, africaine-américaine refuse de céder sa place à un passager blanc dans un bus de Montgomery. Son arrestation va changer la face du monde.

    Née en 1913 en Alabama, dans un État du sud des États-Unis où le racisme est alors très fort, dans un pays où la discrimination raciale est en vigueur, d’un père charpentier et d’une mère institutrice, la jeune Rosa étudie à la Montgomery Industrial School for Girls, un institut destiné aux jeunes Noires. La jeune fille est marquée par le racisme ambiant. Elle se souvient : « Enfant, je pensais que l’eau des fontaines pour les Blancs avait meilleur goût que celle des Noirs. » À deux reprises, elle voit son école brûlée par le Ku Klux Klan. La ségrégation raciale est alors codifiée aux États-Unis par les lois Jim Crow, datant de la fin du XIXe siècle et interdisant aux Noirs l’accès à certains lieux publics, notamment.

    Cette femme frêle et discrète exerce plusieurs métiers : couturière, mais aussi aide-soignante et secrétaire. En 1932, Rosa épouse Raymond Parks, qui est un militant de la cause des droits civiques et membre de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), l’association historique de lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis. Deux ans plus tard, en 1934, Rosa Parks achève ses études secondaires, qu’elle avait dû interrompre quelque temps à cause de la maladie de sa mère. Rosa Parks tient à finir ses études, car elle est convaincue que, pour faire avancer la cause des droits civiques, il faut être instruit. À cette époque, seulement 7 % de la population noire des États-Unis réussissent à atteindre ce niveau d’études.

    Rosa Parks et son mari s’engagent et militent : en 1940, elle adhère avec lui à la Ligue des électeurs (Voters’ League), qui entend promouvoir le vote des Noirs. En effet, à cette époque, les autorités les empêchent de s’inscrire sur les listes électorales. Elle va aussi avec son mari assister à plusieurs meetings du Parti communiste.

    Plusieurs éléments dans son parcours ont été déterminants pour la pousser à accomplir son geste de rébellion tranquille, ce jour de 1955. En 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale, elle adhère au Mouvement pour les droits civiques et devient secrétaire de la section locale de la NAACP. Un autre élément déterminant est qu’elle a été, au début de l’année 1945, employée temporairement dans la base aérienne de Maxwell, à Montgomery ; or, dans cette zone fédérale, enclave militaire, la ségrégation n’était pas en vigueur. « On pourrait dire que Maxwell m’a ouvert les yeux », a-t-elle confié plus tard à son biographe. De plus, elle a été femme de ménage pour un couple d’Américains blancs antiracistes, Clifford et Virginia Durr : ce couple de gauche sympathise avec elle et l’encourage à intégrer la Highlander Folk School, un centre d’éducation situé dans le Tennessee et destiné aux militants des droits civiques, ce qu’elle fait à l’été 1955. Enfin, fin novembre 1955, Rosa Parks assiste à une grande cérémonie en hommage à un jeune homme noir de Chicago, Emmett Till, qui a été atrocement lynché par des Blancs racistes.

    C’est dans un autobus que tout va se jouer : en effet, les bus de Montgomery étaient des lieux ségrégés, les quatre premiers rangs étaient réservés aux Blancs, alors que les Noirs constituaient 75 % des utilisateurs du bus ; ils devaient aussi acheter leur billet à l’avant, puis sortir pour remonter par la porte arrière ; et parfois, le chauffeur, un Blanc raciste, démarrait avant qu’ils aient pu remonter ! « Le bus fut un des premiers éléments par lesquels je réalisais qu’il y avait un monde pour les Noirs et un monde pour les Blancs », a confié plus tard Rosa Parks.

La campagne de protestation et de boycott contre la compagnie de bus durera 380 jours

    Le 1er décembre 1955, elle refuse de céder sa place à un passager blanc. Le chauffeur appelle la police. Cela ne fait pas vaciller Rosa. Elle se fait arrêter et inculper pour violation des lois ségrégationnistes. Amenée au poste, elle est photographiée en portant un écriteau avec un numéro, comme une vulgaire délinquante. Elle garde la tête haute. Elle est inculpée pour désordre public et violation des lois locales. La police lui inflige une amende de 15 dollars. Digne, et logique avec elle-même puisqu’elle estime n’avoir rien fait de mal, elle fera appel de ce jugement.

    Un jeune pasteur noir inconnu de 26 ans, Martin Luther King, suivi par 50 dirigeants de la communauté afro-américaine, lance alors une campagne de protestation et de boycott contre la compagnie de bus qui durera 380 jours. Les habitants de la communauté noire s’organisent et distribuent des milliers de tracts.

    Le lendemain, le boycott est suivi à 100 % ! Les bus sont vides de passagers noirs. Pendant plus d’un an, les Noirs de la ville boycottent la compagnie de bus, ils font leurs trajets à pied, ou prennent des taxis conduits par des Noirs et proposant dans un geste militant le même tarif que le ticket de bus. Le mouvement a des répercussions internationales, des gens envoient de l’argent de partout pour soutenir la cause des militants de Montgomery, ce qui leur permet de mettre en place un service de bus parallèle. Elle témoignera en ces termes : « Au moment où j’ai été arrêtée, je ne savais pas ce que ça engendrerait. C’était juste un jour comme un autre. Ce qui a changé les choses, ce sont toutes les personnes qui se sont jointes au mouvement. » Le 13 novembre 1956, enfin, la Cour suprême des États-Unis casse les lois ségrégationnistes dans les bus de l’Alabama, les déclarant anticonstitutionnelles. Le boycott cesse dès la nouvelle connue.


[1] Page 512, extrait du chapitre XVII du livre de H. ZINN bien connu des lecteurs de ce site, chapitre consacré à la lutte pour les droits civils et politiques (JPR).

« La nuit du chasseur » de Charles Laughton (1955)

publié le 25 sept. 2012, 01:00 par Jean-Pierre Rissoan

lien :
« La nuit du chasseur » de Charles Laughton (1955)
analyse du film avec paragraphe important sur le double colonisation religieuse en Nlle-Angleterre, Pilgrim Fathers et Puritans Fathers, double colonisation qui a marqué définitivement l'Amérique.

Les Etats-Unis et le droit de la guerre (Les Gi américains urinent sur le cadavre de leurs ennemis…)

publié le 13 janv. 2012, 06:34 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 20 janv. 2015, 15:23 ]

    La photo de l’agence Reuters fait le tour du monde au grand plaisir de You tube. On y voit quatre GI, verge hors de la braguette du battle dress, urinant sur le cadavre d’Afghans dont un était sur un brancard. C’est la réitération des clichés pris dans la prison d’Abou Ghraib, en 2004, qui concernaient, alors, des détenus irakiens. Ces moines-soldats [1] donnent ainsi une idée de la civilisation exportée par les Américains dont nous sommes compagnons d’armes en Afghanistan et au sein de l’OTAN.

    Comme d’habitude, des voix puritaines s’élèvent aux Etats-Unis - certaines sincères, d’autres parfaitement hypocrites- pour condamner de tels agissements. Mais elles prêchent dans le désert. Depuis plus d’un siècle, le traitement de l’ennemi comme "unter-Menschen" est chose courante dans ce pays. Les soldats yankees se sont entrainés contre les Noirs et surtout les Indiens.


Lors de la guerre des Philippines (1899-1902)


    Les motivations d’abord : « Nulle terre en Amérique ne surpasse en fertilité les plaines et les vallées de Luçon. Le riz, le café, le sucre, la noix de coco, le chanvre, … le bois des Philippines peut fournir le monde entier pour le siècle à venir. Etc...  » s’écrie Albert Beveridge devant le Sénat des Etats-Unis.

    Les méthodes ensuite : Un volontaire de l'État de Washington écrivit que « notre esprit combatif était au plus haut et nous voulions tous tuer du "nègre" (…). On les a tirés comme des lapins ». La Ligue anti-impérialiste américaine publia, en effet, des lettres de soldats faisant leur service aux Philippines. Un capitaine originaire du Kansas écrivait : « La ville de Caloocan était censée abriter dix-sept mille habitants. Le 20° (régiment) du Kansas est passé par là et maintenant il n'y a plus âme qui vive à Caloocan». Un simple soldat du même régiment affirma : « J'ai mis moi-même le feu à plus de cinquante maisons de Philippins après la victoire de Caloocan. Des femmes et des enfants ont été victimes de nos incendies».

    « Tuer du nègre »… voilà bien un héritage de violence selon le mot d’Audouin-Rouzeau. Mais aux Etats-Unis, l’héritage est lourd. « La guérilla est combattue non seulement par la destruction systématique des récoltes et du bétail, mais aussi par l'enfermement en masse de la population dans des camps de concentration où la faim et la maladie la réduisent ». Le général Jacob H. Smith donne l'ordre explicite de transformer l’île de Samar [2] en une "lande désolée" (Howling Wilderness). « I want no prisoners. I wish you to kill and burn, the more you kill and burn the better it will please me. I want all persons killed who are capable of bearing arms in actual hostilities against the United States» (Miller, p.220). Et, selon Smith, tous les hommes de plus de dix ans sont capables de manier le fusil, d’où le terrible "Kill every one over ten"[3]. Exploitant les travaux d’un historien américain, Brian McAllister Linn (Texas A&M University), le professeur Losurdo écrit [4] « Il ne s'agit pas (de la part de Smith, JPR) d'un geste isolé : il faut faire son profit -confirme le secrétaire à la Guerre lui-même - "des méthodes que nous avons expérimentées avec succès dans l'Ouest au cours de nos campagnes contre les Indiens" ». Le génocide indien, autre héritage toujours présent. Quant à la Scorched earth tactics, la technique de la "terre brûlée", elle est bien connue des Américains, les Indiens en savent quelque chose mais les Géorgiens aussi (cf. III. GUERRE DE SÉCESSION : WILLIAM T. SHERMAN). C’est un héritage anglais (The charge of the light brigade (1936).

    L’historien R. Leckie [5] décrit un autre apport des Américains à la civilisation : « Les Philippins conduisaient un type de guerre basé sur la terreur. Les Américains y répondirent avec tout autant de cruauté. Ils développèrent une "torture à l'eau" (water cure) qui fit frémir même les Espagnols. Si un Philippin capturé refusait de dévoiler des informations militaires, cinq ou six gallons d'eau lui étaient déversés de force dans la gorge jusqu’à ce que son corps devienne un "objet horrible à regarder". Ensuite, on faisait sortir l'eau en lui mettant les genoux sur l'estomac. Le traitement était répété jusqu'à ce que le prisonnier parle ou meure ». C’est l’usage de la « water cure » qui permit aux Américains de connaître le site du PC des révolutionnaires philippins (S.C.Miller[6]). Le gouverneur civil Taft admit devant le Congrès : « the so called water cure had been used on some occasions to extract information ». Les descendants des Pères puritains ont donc torturé.


La lutte contre les Japonais (1941-1945).


    Le racisme à l’égard des Japonais est immédiat aux Etats-Unis. En 1906, un jeune d’âge scolaire, dont le père était japonais, se voit refuser son inscription dans une école de San Francisco [7]. Après Pearl Harbour, le racisme WASP va encore frapper. On a vu comment ces derniers traitèrent les Noirs esclaves, les Indiens ; leur mépris des humains de "race jaune" est du même acabit.

    Pour le GI moyen, le Japonais est soit « a monkey » soit « an ape » mais dans de plus hautes sphères, plus intellectuelles, on n’est pas loin de penser la même chose : « L’irruption de la guerre du Pacifique dans les années 40 a provoqué une rupture nette dans la perception des Japonais par les Américains. On est passé d’une perception d’avant-guerre faite de mépris et de dédain (le conservateur de la division d’anthropologie de la Smithsonian Institution avait informé le Président que le crâne des Japonais montrait un développement "en retard de 2000 ans par rapport aux nôtres" cependant que l’idée était largement répandue au sein des experts militaires occidentaux que les Japonais faisaient de mauvais pilotes qui "ne pouvaient viser juste parce que leurs yeux étaient bridés") à une perception liée à la guerre qui en faisaient des combattants très efficaces mais moralement des sous-hommes, des bêtes»[8]. D’où le cri de guerre des GI qui débarquaient en hurlant : « Kill the Japs bastards ! Take no prisoners ».

    Dans son livre « La guerre sans merci », J.W. Dower publie des illustrations d’époque qui sont sans ambigüité. Surpris par l’extrême rapidité de la progression des Japonais, les Américains les vivent dans un premier temps comme des êtres immondes, au sens premier, c’est-à-dire pas de ce monde. Aussi les caricaturistes donnent au soldat japonais le corps de King-Kong ou alors c’est une horde de singes qui volent de lianes en lianes à la vitesse de l’éclair. Le Japonais peut être aussi une nouvelle espèce de pou : le louseous japonicas (sic). Face à la bête immonde, un seule recours la …civilisation, mot écrit sur un énorme revolver pointé sur la tête d’une sorte de gorille, revolver sur la gâchette duquel un doigt est appuyé. La civilisation, c’est la main -américaine- qui va faire usage du revolver.

    Tout cela invite les GI à ne pas faire de manières. Voici l’article publié par le correspondant de guerre du journal Atlantic Monthly : Traduction proposée : « Nous avons tué des prisonniers de sang froid, détruit des hôpitaux, tiré sur des bateaux de sauvetage, tué ou maltraité des civils, achevé les blessés, jeté le corps d’ennemis agonisants avec celui des morts dans la même fosse, et, dans le Pacifique, on a fait bouillir des crânes pour en enlever la chair et fabriquer des ornements de table pour amoureux, on a même fabriqué des coupe-papiers avec leurs os »[9]. On sait que l’un de ces soldats eut la délicatesse d’envoyer un de ses coupe-papiers au président F.D. Roosevelt !

    La déspécification - c’est-à-dire le fait de sortir l’ennemi de l’espèce humaine ce qui autorise moralement son extermination - est une animalisation dans la guerre du Pacifique selon Audouin-Rouzeau[10].

« De la part des Américains à l’encontre des Japonais on retrouve ici aussi les atteintes au visage (oreilles en particulier), atteintes pouvant aller, plus rarement il est vrai, jusqu’aux décapitations. Des témoignages irréfutables attestent également des pratiques scatologiques de profanation du corps adverse. D'autres gestes ont été plus loin peut-être en termes d'animalisation de l'adversaire japonais. Ainsi la liquidation au lance-flammes des soldats qui se rendent ne peut-elle s’apparenter à une« cuisson » de ce dernier, au même titre que celle d'un gibier ? Les "concours de tir" ne peuvent-ils pas être décryptés également en termes de chasse à l'homme ? L'anthropologie insiste sur les liens étroits qui existent entre chasse et guerre, comme entre celle-ci et l'abattage du bétail. Or, c'est bien de cela qu'il est question en matière d'atrocités de champ de bataille, où l'animalisation du corps adverse s'inscrit décidément comme un réflexe récurrent ».

    Le lien avec le passé est fait par ces "fétiches, ces cadeaux" que ramènent les vétérans : les scalps de Japonais. Les guerres indiennes loin d’être un passé qui n’arrive pas à passer sont plutôt un haut fait d’armes always fashionable.

    

    « Vietnam, terre d’Indiens »


    « À leur tour » écrit Stannard « les soldats américains récupèrent quelques morceaux de squelettes vietnamiens, en guise de souvenir, comme avaient fait leurs pères lors de la 2° Guerre mondiale ». Le VietNam c’était « une terre d’Indiens »[11] pour les GI qui, donc, pratiquèrent les mêmes méthodes que leurs ancêtres. Dont la fameuse et habituelle Scorch Earth tactic. Brûler la terre au lance-flamme eût demandé trop de temps, surtout dans ce pays de rizières inondées….l’agent orange lui fut préféré. Guerre chimique abominable qui a toujours des conséquences[12]. « "De tous les crimes de guerre, celui de l’agent orange au Vietnam est particulièrement hideux". La guerre américaine contre le Vietnam a sans doute atteint un sommet dans l'histoire des crimes contre l'humanité. Non seulement il y fut déversé quatre fois le tonnage de bombes larguées durant toute la Seconde Guerre mondiale, mais il fut la cible d'une gigantesque guerre chimique que Washington a appelée "Operation Ranch Hand" (ouvrier agricole). Avec quatre-vingt-quatre millions de litres de défoliants pulvérisés en dix ans, elle visait à raser les forêts tropicales ainsi qu'à empoisonner les récoltes, les populations et les combattants. Le plus connu de ces défoliants l'agent orange, ainsi nommé en raison des bandes de couleur peintes sur les fûts contenant le poison, représenta à lui seul 62. % du volume déversé sur le Viêt Nam »[13].

    Mais, de même que les Japonais ont un cerveau qui présente un développement de 2000 ans de retard par rapport au cerveau génial de l’Américain moyen, de même, « le cerveau des Vietnamiens est aussi ratatiné que la jambe d’un poliomyélite et leur capacité de raisonnement est à peine au-dessus de celle d’un enfant américain de six ans »[14].

    Il suffit d’évoquer le nom du village de My-Lai pour rappeler le degré de barbarie auquel peuvent parvenir certains militaires américains dans la continuité de beaucoup de leurs prédécesseurs.

     Je m’arrête là. Tout est explicite. Pour essayer d’expliquer de tels comportements, il faut remonter aux origines de l’histoire américaine. Origines qui se situent en Angleterre. Les Anglais ayant à l’égard des Irlandais un comportement ignoble, comportement qu’ils décalquèrent lorsqu’ils virent devant eux des Indiens improbables. Quant au racisme à l’égard des Noirs, les WASP trouvèrent suffisamment d’éléments dans leur lecture spécifique de la Bible pour tout justifier.



[1] Ils vont tous à l’office, soyez en sûrs, et l’Amérique est le bras armé de Dieu.

[2] Où eut lieu le massacre de quarante soldats américains par les combattants philippins.

[3] “Tuez tous ceux qui ont plus de 10 ans”.

[4] Dans son livre “le révisionnisme en histoire”.

[5] The Wars of America, cité par LOSURDO.

[6] « Benevolent Assimilation », The American Conquest of the Philippines, 1899-1903, New-Haven - -Londres, Yale University Press, 1982, 340 pages.

[7] "Humiliations dont le Petit Journal illustré du 16 décembre 1906 se faisait déjà l’écho dans un article titré La grande querelle du petit Jap et de l'oncle Jonathan. «On connaît le point de départ de l'incident assez alarmant qui divise, en ce moment, les Japonais et les Américains, plus particulièrement les citoyens de l'État de Californie. Les Américains, très entichés, comme on le sait, de leurs préjugés de races, entendent traiter les Japonais comme des barbares exclus de la civilisation occidentale ; ils ont interdit l'entrée des écoles publiques de San-Francisco aux enfants des Japonais, très nombreux en cette ville. Le Japon proteste contre cette exclusion. De leur côté, les autorités de l'État de Californie entendent la maintenir, sans que le pouvoir central ait le droit d'intervenir. Voici le fait qui a déterminé la querelle,(…) ". Extrait d’une citation de Wikipaedia (article : principe de l’égalité des races).

[8] STANNARD, American Holocaust, the conquest of the new World, Oxford University Press, New York, 1992.

[9] STANNARD, qui cite le livre « war without mercy ».

[10] AUDOUIN-ROUZEAU, La violence de guerre.

[11] Le mot est du Général Maxwell Taylor lui-même, prononcé lors de son témoignage devant une commission d’enquête du Congrès américain (cité par STANNARD).

[12] Cf. L’HUMANITE du 27 mai 2009 sur « le crime de guerre dénoncé par un tribunal d’opinion » (associations internationales de juristes) ; et LE MONDE du 27 avril 2005 : « Viet Nam : les oubliés de la dioxine » (conséquences tératogènes de cet herbicide toxique sur la procréation).

[13] Dominique BARI, l’Humanité du 9 septembre 2010. Compte rendu du tout nouveau livre "AGENT ORANGE - APOCALYPSE VIÊT NAM, d'André Bouny, préface d'Howard Zinn, avant-propos de William Bourdon, plus de cent illustrations, cartes et photographies. Éditions Demi-Lune, 2010, 416 pages".

[14] STANNARD, page 253. « Their minds were the equivalent of "the shriveled leg of a polio victim", their "power of reason only slightly beyond the level of an American six-year old », U.S. Embassy's Public Affairs Officer, John Mecklin.

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