par Hernando Calvo Ospina
En
hommage aux cinq martyrs de Chicago, le Congrès des ouvriers
socialistes qui se tenait à Paris en 1889 (en raison du centenaire de la Révolution, JPR) instaura le 1er mai comme la
Journée internationale des travailleurs et des travailleuses. L’année
suivante, cette journée fut commémorée pour la première fois. Lucy
Parsons était déjà connue comme la « veuve mexicaine des martyrs de
Chicago ». Fille d’un Indien de l’Alabama et d’une Mexicaine noire, Lucy
Gonzalez naquit esclave en 1853, dans un hameau du Texas, un territoire
qui, cinq ans plus tôt, faisait partie du Mexique. Orpheline à trois
ans, on l’envoya dans les champs de coton dès qu’elle fut en mesure de
travailler. À dix-neuf ans, elle épousa Albert Parsons. Quasiment
considérés comme un couple illégal, car la mixité raciale était
pratiquement interdite dans les États du Sud, ils faisaient partie du
petit nombre d’activistes pour le droit des Noirs. Pour ces deux
raisons, les menaces de mort à leur encontre les obligèrent à partir
pour Chicago en 1873. Pour survivre, Lucy confectionnait des vêtements
pour femmes et il travaillait dans une imprimerie. Elle se mit à écrire
pour des journaux syndicaux, sur des sujets tels que le chômage, le
racisme, ou le rôle des femmes dans les organisations politiques.
La militante Lucy fut très bien accueillie par les
ouvrières, notamment dans les fabriques textiles, là où l’exploitation
était la plus féroce. Avec le soutien d’Albert, elle participa à la
création de l’Union des femmes ouvrières de Chicago, reconnue en 1882
par l’Ordre des nobles chevaliers du travail . Un grand triomphe :
jusqu’alors, le militantisme féminin n’était pas admis.
La lutte pour la journée de huit heures devint la
principale revendication nationale. Les travailleurs appelèrent à une
grève pour le 1er mai 1886. Lucy et Albert défilèrent avec leurs
enfants. Ils étaient tendus et prudents : dans l’éditorial du Chicago
Mail, Albert et un autre compagnon de lutte étaient taxés de « dangereux
voyous en liberté ». Et le journal exigeait : « Dénoncez-les
aujourd’hui. Ne les perdez pas de vue. Signalez-les comme
personnellement responsables de toute difficulté qui pourrait
survenir. » À Chicago, où les conditions de travail étaient pires que
dans d’autres villes, les grèves et les mobilisations se poursuivirent.
Le 4 mai, lors du rassemblement organisé au Haymarket
Square, Albert prit la parole. Il restait quelque deux cents
manifestants sur la place lorsque la police chargea. Une bombe de
fabrication artisanale explosa, tuant un officier. Les forces de l’ordre
ouvrirent le feu. On ne connut jamais le nombre exact de morts. L’état
d’urgence et le couvre-feu furent décrétés. Les jours suivants, des
centaines d’ouvriers furent arrêtés. Certains furent torturés. Sur les
trente et une personnes mises en examen pour l’affaire de la bombe, huit
furent incriminées. Le 21 juin, le procès débuta. Après s’être
entretenu avec Lucy, Albert se présenta face à la cour pour déclarer :
« Vos honneurs, je suis venu afin que vous me jugiez avec tous mes
compagnons innocents. » Le procès ne fut qu’une mascarade, aggravée par
la campagne de diffamation lancée par la presse. Ce fut un véritable
lynchage. Le jury déclara les huit accusés coupables. Cinq, dont
Parsons, furent condamnés à mort par pendaison.
José Marti, futur apôtre de l’indépendance de Cuba,
assistait au procès. Le 21 octobre, dans un article publié par le
quotidien argentin la Nacion, il décrivit le comportement de Lucy
lorsque la sentence fut prononcée : « La mulâtresse de Parsons est là,
inflexible et intelligente comme lui, celle qui ne cille pas des yeux
même dans les pires situations, qui parle avec une vibrante énergie dans
les rassemblements publics, qui ne s’évanouit pas comme les autres, qui
ne laisse apparaître aucun mouvement sur son visage lorsqu’elle entend
la condamnation féroce (…). Elle appuie une joue contre son poing fermé.
Elle ne regarde pas, ne répond pas ; on remarque un tremblement
croissant de son poing… »
Pendant presque un an, Lucy, accompagnée de ses enfants,
parcourut le pays pour faire connaître la vérité, suscitant un immense
mouvement de solidarité. Mais le 11 novembre 1887, la sentence fut
exécutée. « Tu es une femme du peuple, et je te confie au peuple… » lui a
écrit Albert avant de mourir. Les patrons appliquèrent la journée de
huit heures. Le sacrifice des martyrs ne fut pas vain. Après la mort de
son époux, Lucy continua à organiser les ouvrières. En juin 1905, lors
de la création de l’Organisation des travailleurs ouvriers du monde (Industrial Workers of the World, JPR), à
Chicago, parmi les douze femmes présentes, Lucy fut la seule à prendre
la parole. « Nous autres, les femmes de ce pays, nous n’avons aucun
droit de vote. Le seul moyen est de prendre un homme pour nous
représenter (…) et cela me paraîtrait étrange de demander à un homme de
me représenter (…). Nous sommes les esclaves des esclaves… » Elle
répétait que la libération des femmes n’aurait lieu qu’en luttant avec
les hommes pour l’émancipation de la classe ouvrière. À quatre-vingts
ans, elle continuait à conseiller, à former. En février 1941, à
quatre-vingt-huit ans, elle fit sa dernière apparition publique et
l’année suivante, déjà aveugle, elle fut surprise par la mort dans
l’incendie de sa maison. Même morte, la police la considérait encore
comme une menace, « plus dangereuse que mille insurgés » : ses milliers
de documents et livres furent saisis.
référence de l'illustration : ©The Granger Collection NYC/Rue