6. L'Entre-deux-guerres

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Pierre COT : des avions pour l'Espagne républicaine

publié le 14 août 2019, 08:26 par Jean-Pierre Rissoan

Lanceurs d'alerte en 1939 18/29. Ministre de l’Air du Front populaire, cet homme de loyauté et de courage n’a pas hésité à contourner la politique de non-intervention de Léon Blum en organisant la livraison de bombardiers à la République espagnole.

Pierre Cot (1895-1977), c’est l’histoire d’un fervent catholique au départ homme de droite devenu militant pour la paix et contre le fascisme, pour des relations respectueuses avec l’Union soviétique et acteur déterminant de l’aide à l’Espagne républicaine. Il avait perçu le putsch de Franco, soutenu par Hitler et Mussolini, comme une répétition générale avant la tragédie qui allait suivre. Pour toutes ces raisons et son compagnonnage avec le Parti communiste, il affrontera des campagnes de dénigrement inspirées par le patronat et la droite, et des accusations, notamment celle d’être un agent soviétique. Accusations par la suite définitivement démenties.

En avril 1928, Pierre Cot est élu député de Chambéry. À l’occasion de la campagne électorale, il a noué de solides liens d’amitié avec un certain Jean Moulin, alors sous-préfet à Albertville. Il s’impose parmi les réformateurs du parti radical et est nommé sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, puis ministre de l’Air. Il se distingue alors dans les dossiers de l’aéronautique civile et de l’armée de l’air. Il œuvre à la nationalisation de l’industrie aéronautique et fait de son ministère un véritable laboratoire social. Et surtout, ministre du Front populaire, il est l’artisan du contournement de la politique de non-intervention, organisant avec son équipe la livraison d’avions et d’armes à la République espagnole. Une sacrée équipe : Jean Moulin et Jean Meunier, respectivement directeur et chef du cabinet, et Robert Chambeiron au secrétariat particulier. Pour ces hommes, la politique de non-intervention en Espagne est un crime et une faute. Aussi vont-ils faire tout leur possible pour venir en aide aux républicains espagnols.

Robert Chambeiron, dans un entretien recueilli par Claude Lecomte pour l’Humanité en novembre 1996, révélait :

    « Le premier appel au secours venu d’Espagne a été, le 22 juillet 1936, un télégramme du président du Conseil, José Giral, à Léon Blum. Celui-ci était d’accord pour y répondre favorablement sur la base des accords franco-espagnols de décembre 1935 qui prévoyaient la possibilité pour ce gouvernement d’acheter des armes à la France à concurrence de 20 millions de francs. Demandes bien modestes puisqu’elles consistaient en 20 bombardiers Potez, 10 mitrailleuses, 8 canons Schneider. Immédiatement, Pierre Cot préparait cette livraison, sans rien prélever sur les stocks de l’armée française, contrairement aux calomnies de la droite, mais sur un matériel destiné à des clients étrangers. Mais très rapidement, Blum va commencer à faiblir et à reculer. »

    Léon Blum a cherché un dérivatif en tentant de contourner l’obstacle avec une livraison par l’intermédiaire de pays tiers comme le Mexique. Nouvelle opposition d’Édouard Daladier et d’Yvon Delbos en Conseil des ministres. Seuls trois ministres se sont prononcés jusqu’au bout pour l’aide à l’Espagne : Pierre Cot, Maurice Viollette, Marx Dormoy. Pierre Cot a suggéré alors de démissionner. « Je crois même qu’il en a parlé à Blum, mais ce sont les Espagnols qui s’y sont opposés, préférant voir à Paris ce gouvernement plutôt qu’une droite qui fermerait totalement la frontière », précisait Robert Chambeiron.

Il s’installe à Alger en juin 1943

    Jean Moulin va particulièrement s’occuper du recrutement d’aviateurs comme André Malraux, ainsi que du passage des brigadistes à la frontière. D’autres hommes vont jouer un rôle important : Gaston Cusin, futur commissaire de la République à la Libération, qui était au cabinet de Vincent Auriol, ministre des Finances, patron donc des douaniers et qui prit avec eux les mesures pour que les armes soviétiques arrivées au Havre transitent par la France sans encombre. « Ce n’est pas par hasard que tous se retrouveront dans la Résistance », poursuivait Robert Chambeiron.

    Après avoir clairement choisi le camp de la Résistance, tenté de rejoindre de Gaulle, qui le rejeta, et un séjour aux États-Unis, Pierre Cot s’installe à Alger en juin 1943. Il est désigné pour participer à l’Assemblée consultative provisoire. S’ouvre alors le dernier temps de son parcours politique. Élu en Savoie à la tête d’une liste d’Union des gauches à la seconde Constituante, puis député de Savoie en novembre 1946 sur une liste de même nature, il s’inscrit au groupe des députés communistes et apparentés.

    Pierre Cot sera député jusqu’en 1968, maire jusqu’en 1971 et conseiller général jusqu’en 1973. Il restera dans l’Histoire comme une personnalité profondément ancrée à gauche, un homme de devoir, de loyauté et de courage.

José Fort
L'Humanité du 14 août 2019

L’engagement des intellectuels dans l’entre-deux-guerres : Aux sources de la photographie, "arme de classe" du prolétariat

publié le 27 nov. 2018, 09:37 par Jean-Pierre Rissoan

Le Centre Pompidou, à Paris, nous fait entrer dans la fabrication, entre 1928 et 1936, d’une culture visuelle de gauche grâce aux plus grands photographes, qui se mettent alors au service de la classe ouvrière. EXPOSITION.

    Nous sommes en 1933. L’ambiance dans les rues de Paris, dont le ton est donné, d’entrée, dans le très intéressant catalogue des éditions Textuel, montre d’incroyables gros plans photographiques sur les sans domicile fixe de l’époque. En cet entre-deux-guerres, la plupart des grands artistes et intellectuels n’ont pas honte de mettre leur art au service de leur engagement politique et ils témoignent.

Regroupés au sein de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), fondée l’année précédente et dont l’écrivain Louis Aragon sera bientôt le président, ils éditent brochures, tracts et affiches et agissent tant sur le plan du théâtre que du cinéma, de la littérature, de la peinture. Parmi leur matériel de propagande, un certain « Cahier rouge », manifeste signé du journaliste Henri Tracol, qui dénonce l’utilisation de la photographie par la bourgeoisie et prône « une riposte prolétarienne ». Celle-ci viendra d’une collaboration étroite entre presse de gauche, illustrée ou pas, mais très demandeuse de reportages en ces temps où TV, Internet et réseaux sociaux n’existaient pas, et travailleurs regroupés, eux, dans les Amateurs photographes ouvriers (APO). Tous ensemble, ils illustreront, par leurs images, misère, grèves, inégalités, répression policière, montée du fascisme, impérialisme colonial. Le surréaliste René Crevel évoque une « photographie qui accuse ».

1928-1936, une période historiquement inévitable

Rien d’étonnant à ce que le Centre Pompidou soit l’organisateur de cette exposition. La mise en relation entre un contexte politique et l’influence qu’il a eue, via de nouvelles pratiques, sur les formes, c’est la matière même des études qu’ont poursuivies de jeunes historien(e)s comme Damarice Amao, assistante de conservation, laquelle a travaillé avec Florian Ebner, nouveau conservateur du cabinet de photographie, et avec Christian Joschke, maître de conférences à Nanterre.

Au Centre Pompidou, ils sont tous très concentrés sur cette période 1928-1936, historiquement inévitable, mais aussi esthétiquement fondamentale. Les piliers de la collection photo du musée, ce sont le surréalisme, la nouvelle vision et, désormais, le documentaire social, depuis qu’ont été acquis 7 000 tirages de la collection Christian Bouqueret. Trois ans de recherches ont été nécessaires pour revisiter, grâce à ce fonds et à celui, inestimable aussi, d’Éli Lotar, l’histoire de cette photo militante de l’entre-deux-guerres qui va ouvrir la voie au photojournalisme engagé de la guerre d’Espagne et à la photo dite humaniste. Ironie du sort, l’urgence d’une prise de conscience politique et sociale l’emportant sur tout, leurs successeurs s’empressent de taxer les surréalistes et auteurs de la nouvelle vision de « formalisme bourgeois »…

Le grand photomontage de Charlotte Perriand

Sur les cimaises de la galerie photo, on voit le Paris pauvre mais pittoresque d’Eugène Atget (1857-1927) laisser place à la naissance d’une esthétique documentaire dénonçant, par exemple, l’existence de bidonvilles dans la « Zone » de Saint-Ouen, Saint-Denis. La grande Charlotte Perriand, membre de la section architecture de l’AEAR, se lance dans un puissant et monumental photomontage, la Grande Misère de Paris. Elle puise dans le fonds d’archives utiles au prolétariat qui se constitue et circule grâce aux pages des magazines comme Vu, Nos regards ou l’Humanité, accompagnées de légendes et de textes d’écrivains, tels Louis Aragon ou Henri Barbusse. La crème des photographes d’avant-garde est à la manœuvre, de Germaine Krull et d’Éli Lotard à Jacques-André Boiffard, Chim, André Kertesz, Willy Ronis, Henri Cartier- Bresson, René Zuber…

Dans ce répertoire singulier, plein de photomontages chers à Heartfield, l’iconographie s’entiche bientôt de la figure héroïsée du prolétaire, de l’enfant au drapeau, du poing levé. Nombre de documents, souvent inédits, attestent, dans cette riche exposition qui tente des reconstitutions, d’une histoire formelle qui nous est chère et à laquelle notre journal a pleinement participé.

Jusqu’au 4 février, galerie de photo, niveau – 1, Centre Pompidou, accès gratuit.
Catalogue Textuel-Centre Pompidou, 304 pages, 49 euros.
Magali Jauffret

Douarnenez 1924 : Ces sardinières qui ont su tenir tête à leurs patrons

publié le 18 juil. 2015, 06:06 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 6 mars 2018, 02:38 ]


    En 1924, une immense grève éclata à Douarnenez. Les « Penn Sardin », ouvrières des usines de conserverie de sardines, ont bataillé pour obtenir une augmentation de salaire. Elles ne lâchèrent rien, malgré les nombreuses intimidations 
des patrons.

    par Audrey Loussouarn

    Douarnenez, Finistère, Bretagne. À ces mots, la France du début du XXe siècle imagine un lieu de conformisme où les familles vivent de l’exploitation des champs et où règne un certain conservatisme. Pourtant, cette commune de 12 259 habitants étonnera lors des municipales de 1921 en élisant le premier maire communiste de France, Sébastien Velly. Mais un autre souvenir marque également la mémoire collective. Car, trois ans plus tard, une formidable grève qui, dans son domaine n’avait pas de précédent, va éclater. Les sardinières, ouvrières travaillant dans les usines de conserverie, vont se soulever violemment contre leurs patrons. Penn Sardin (Tête de sardine) était leur surnom.

            Manifestation, 20 novembre 1924, des sardinières de la fabrique Carnaud. Leur combat durera près de 50 jours.

    Munies de sabots et de coiffes bretonnes, pas pour le folklore mais bien par mesure d’hygiène, elles travaillaient jour et nuit. « Quand le poisson débarquait, les ouvrières devaient accourir jusqu’à l’usine pour le traiter rapidement », se souvient Michel Mazéas, maire PCF de Douarnenez pendant vingt-quatre ans, dont la mère fut l’une d’entre elles. Et, pour le savoir, des jeunes filles couraient à travers la ville en criant « À l’usine ! À l’usine ! » Douarnenez comptait alors 21 conserveries. Les rues vivaient au rythme de l’arrivée des poissons. À ce moment-là, la majorité des femmes travaillent, exceptées les épouses de notables. Les « petites filles de douze ans » prennent aussi le chemin de l’usine, écrit Anne-Dénès Martin dans son livre Ouvrières de la mer. « Aucune législation du travail n’était respectée, pour les patrons cela ne comptait pas », renchérit Michel Mazéas. Et si la pêche était bonne, les femmes pouvaient travailler jusqu’à soixante-douze heures d’affilée ! Pour se donner du courage, elles chantaient. « Saluez, riches heureux / Ces pauvres en haillons / Saluez, ce sont eux / Qui gagnent vos millions. » Certaines sont licenciées pour avoir fredonné ce chant révolutionnaire dans l’enceinte de leur usine. Conditions de travail déplorables, flambées des prix, salaires de misère, c’en est trop. Le 20 novembre 1924, les sardinières de la fabrique Carnaud vont décider de se mettre en grève. Elles demandent 1 franc de l’heure, alors que le tarif de rigueur est de 80 centimes. Les patrons refusent. « L’ambiance est tendue », écrit Jean-Michel Boulanger, dans un livre consacré à une figure locale qui deviendra mythique par son engagement auprès des sardinières : Daniel Le Flanchec, maire communiste de 1924 à 1940. « Pour cette classe sociale très à part, il n’était pas envisageable d’entamer des discussions avec les ouvriers. C’était même en accord avec le préfet », raconte encore Michel Mazéas.

    Trois jours plus tard, un comité de grève est mis en place. Le lendemain, ce sont les 2 000 sardinières qui arrêtent le travail et marchent dans les rues de Douarnenez. Une pancarte est dans toutes les mains : « Pemp real a vo » (« Ce sera 1,25 franc »). Aux côtés des femmes, Daniel Le Flanchec. Ce « personnage éloquent, tonitruant », comme le décrit Michel Mazéas, et que les sardinières appellent leur « dieu », leur « roi », accompagne le mouvement. Un meeting se tient début décembre sous les Halles. Il réunit plus de 4 000 travailleurs et des élus. Le 5 décembre 1924, l’Humanité titre : « Le sang ouvrier a coulé à Douarnenez ». Le journaliste raconte comment une « charge sauvage commandée par le chef de brigade de Douarnenez piétina vieillards et enfants ». Ordre venant du ministre de l’Intérieur. L’élu communiste, en voulant s’interposer devant l’attaque des gendarmes, sera suspendu de ses fonctions pour « entrave à la liberté du travail ». La tension monte, les patrons ne veulent toujours pas négocier, des casseurs de grève s’immiscent dans le mouvement. Dans le même temps, des représentants syndicaux et politiques de la France entière se joignent aux grévistes. C’est dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier que tout va basculer : des coups de feu retentissent. Des cris se font entendre : « Flanchec est mort ! » Il est retrouvé blessé dans la rue. La colère explose. L’hôtel des casseurs de grève est saccagé. Un chèque y sera retrouvé, signé de la main d’un des patrons d’usine. Les conservateurs, qui ont tenté d’assassiner l’élu, avoueront plus tard qu’ils voulaient « seulement combattre le communisme ». Finalement, le 8 janvier, après près de cinquante jours de bataille acharnée, les patrons céderont. Les sardinières obtiendront 1 franc horaire, avec heures supplémentaires et reconnaissance du droit syndical. L’une d’entre elles sera même élue au conseil municipal. Mais, les femmes n’ayant pas encore le droit de vote, la liste sera invalidée. « Cet épisode aura un impact énorme en France. On en parlait partout : à la Troisième Internationale, à l’Assemblée nationale. Des vivres et de l’argent arrivaient de tous les coins de l’Hexagone », raconte Michel Mazéas. Daniel Le Flanchec, déporté pour avoir refusé de retirer le drapeau français du fronton de la mairie, périra dans un camp nazi. Aujourd’hui, des vingt et une conserveries que comptait Douarnenez, il n’en reste que trois. Et leur production est pourtant mille fois supérieure à celles d’alors.


Les sardinières au XXIe siècle

À Douarnenez, le port-musée de la ville est ouvert tout l’été 
et consacre deux parties de son exposition permanente 
à l’histoire de cette industrie. Informations sur 
www.port-musee.org. On trouve au musée des Beaux-Arts 
de Quimper la peinture d’Alfred Guillou sur les Sardinières 
de Concarneau. À voir, le film les Penn Sardines (2004), 
de Marc Rivière, fiction qui a pour toile de fond cette révolte. Enfin, Claude Michel, chanteuse locale, a consacré quant à elle des albums à ces airs fredonnés alors dans les usines.

article paru dans l’Humanité des 19-20-21 juillet 2013
à voir : https://www.youtube.com/watch?v=50VKs3g6DqQ&feature=share  

Au bonheur des riches, 1927 : E. Mercier, Foch, le "Redressement français"

publié le 2 oct. 2013, 06:17 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 2 sept. 2016, 06:31 ]

    J’ai regardé, hier (Mardi 1er octobre 2013) l’excellent film tiré des travaux des Pinçon-Charlot que l’on ne présente plus. J’ai fait "tilt" lorsque j’ai vu les images relatives au Cercle de l’union-interalliée. Ce qui est frappant c’est la permanence de ces institutions http://net.lib.byu.edu/estu/wwi/comment/union/interal.html. Au départ, il s’agissait d’offrir une structure d’accueil et de rencontre aux officiers, supérieurs et généraux, présents à Paris pendant le conflit (année 1917). Même l’armée de la République française n’échappait pas à cette donnée structurelle : beaucoup d’officiers étaient des aristocrates. Oh ! certes, elle comptait aussi des roturiers comme le général Mercier, ministre de la guerre au moment de l’affaire Dreyfus, comme le futur maréchal Ferdinand Foch, présent en 1917, mais ces roturiers avaient adopté l’essentiel : les valeurs du traditionalisme. Le cercle reste marqué par cette tache originelle. Cela dit, la guerre a créé une fraternité de combat et aristocrates et roturiers -comme le colonel Ernest Mercier qui nous intéresse ici et n’a rien à voir avec le précédent - se retrouvent après la fin du conflit pour refaire le monde. Il faut remplir deux conditions pour être accepté au club : avoir été officier durant le conflit, être un chef d’entreprise ensuite. En cherchant bien, il en faut une troisième : être convaincu qu’il faut redresser la France dont nul n’ignore qu’elle est en déclin depuis la Révolution, déclin entretenu/aggravé par les radicaux du Cartel des gauches (1924-1926 : le "mur d'argent"...).

 

    Le Redressement français

    Le Redressement français est un mouvement d’envergure. Il est créé en 1925-1926 par Ernest Mercier, polytechnicien, admirateur et ami de Lyautey, grand patron dans l’électricité et ailleurs, fondateur de la Compagnie française des pétroles, dont l’objectif est de rassembler les élites et d’éduquer les masses.

    1925 ? C’est une année à marquer d’une "pierre noire, une année de déséquilibre, de dépression, de ruines…" selon les dires de Duchemin, du président de la C.G.P.F.[1]. Alors que nous sommes, globalement, en pleine prospérité mais la mauvaise foi est la chose du mode la mieux partagée. Un historien de l'économie parle pour le dire des "six fabuleuses" pour la période 1924-1930… Mais les problèmes du franc sont à la base de tout et la responsabilité du Cartel des gauches est évidente pour ces gens-là. Les ministres des finances succèdent aux ministres de finances. L’un des premiers buts du Redressement français va être, justement, de faire rappeler le bon Poincaré. En décembre 1925, Mercier réunit quelques camarades de l’ X (l'école polytechnique, pour ceux qui débarquent), des hommes d’affaires comme lui, que l’on retrouvera chez Péchiney ou la Lyonnaise des Eaux, un homme des Rothschild, E. Mireaux et Jacques Bardoux, du comité des Forges, le comte de Fels propriétaire de la Revue de Paris, Max Leclerc des éditions Armand Colin, on trouve aussi Germain-Martin, futur ministre, Raphaël Alibert, conseiller d’État, qui vient de quitter l’Action Française. C’est, déjà, la stratégie des réseaux d’influence.

    En même temps que des groupes de travail entreprennent une réflexion sur tous les problèmes du pays, réflexion qui aboutira à une liste de propositions dressée dans les Cahiers du Redressement français, le mouvement de Mercier s’engage dans la bataille du franc, publie un ouvrage du même nom où est dénoncée la responsabilité des gouvernements qui ont semé la panique avec leur politique fiscale agressant le capital et l’épargne, leurs dépenses excessives, avec leurs slogans dévastateurs comme "faire payer les Riches", etc.… Mercier réussit à mobiliser quelque deux cents députés afin qu’ils fassent pression sur le président Doumergue pour que celui-ci désigne l’incontournable Poincaré. Dans les archives Mercier, l’historien américain Kuisel  a trouvé des documents dans lesquels le fondateur du Redressement français se félicite de son entregent qui a permis le retour de Poincaré[2]. Mercier se félicitera également d’avoir financé la campagne d’au moins cent députés, apportant sa contribution à la victoire de l’Union nationale en 1928, R. Poincaré l’ayant d’ailleurs sollicité[3]. Les hommes du Redressement français qui se prétendent sur les nuages de l’élite désintéressée (sic) n’hésitent pas à patauger dans la mare aux canards électorale.


    L’année de gloire 1927.

    L’année 1927 fut l’apogée du Redressement français, elle est marquée par la publication des Cahiers du mouvement et par le succès du gouvernement Poincaré qu’il a plus ou moins instigué. C’est en avril de cette année que les Cahiers furent solennellement présentés au public lors d’une manifestation quasi protocolaire dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. La présidence d’honneur fut attribuée au maréchal Foch lui-même, le gouvernement y délégua A. Tardieu. Foch était président du Cercle de l’union inter-alliée depuis 1920. De nombreux hommes politiques apportaient leur soutien à cette manifestation du Redressement français : Jacques Bardoux, P.-E. Flandin, Louis Loucheur (Mercier fut son proche collaborateur), Jean Goy, ce dernier à la fois député et responsable de l’Union Nationale des Combattants (UNC) pour la région parisienne. L’élite chère à Mercier était dignement représentée : académiciens, prélats, hauts-fonctionnaires. Lyautey était naturellement là, ainsi que l’amiral Lacaze, autre ami proche, le patronat était représenté par Duchemin, par De Peyerimhoff, du Comité des houillères, Edmond Giscard d’Estaing avait participé à la rédaction des Cahiers, le marquis de Vogüé, président, représentait la Société des Agriculteurs de France. Bref, que du beau monde. La présidence de Foch est symptomatique. L’adhérent type du Redressement français est l’industriel ayant atteint la cinquantaine, aussi entreprenant dans son usine qu’il le fut au Front, lorsqu’il était officier. Industriel et ancien combattant, il veut redresser son pays, toujours sur la pente décadente, et empêcher le peuple français de devenir un "peuple de second rang". Tout cela donne comme une connotation militaro-industrielle. D’ailleurs, les principaux sponsors du Redressement français sont les patrons de l’électricité, du pétrole, de l’acier et de la métallurgie. Et Mercier, ancien combattant lui-même, est très favorable aux Croix-de-feu du colonel de La Rocque, très proche aussi de la très extrémiste Union nationale des Combattants (U.N.C.).

    L’élite.

    Tout cela ne nous dit pas trop en quoi le Redressement français relève d’une histoire de l’extrême-droite même si l’on a pu entrevoir son orientation grâce à la qualité de ses membres et sympathisants. L’initiative de Mercier et autres camarades de l’ X est essentiellement élitiste, aristocratique et méprisante à l’égard du peuple. Pas seulement le peuple d’ailleurs car les hommes du Redressement dédaignent profondément les politiciens démagogues et les intellectuels stériles dans leurs éternelles disputes. Mercier n’est pas simplement convaincu de bien représenter l’élite : il est l’élite. Avec ses compagnons des Grandes Écoles, anciens combattants gradés, et aujourd’hui, chefs d’entreprises, qui peut douter qu’il y a là l’élite du pays ? Voici des hommes, des créateurs, qui ne doivent rien à leur naissance ou à leur héritage patrimonial mais tout à "leur intelligence et à leur talent". C’est cela qui les a distingués, et "l’élite est un produit de la sélection naturelle". Tout n’est-il pas dit ? Le patron, parce qu’il est patron, doit donc s’occuper de l’avenir de son pays. Dans un pays d’économie libérale, dit Mercier en substance, le patron doit assumer ce devoir de direction morale qui lui incombe. "Tout pouvoir est une paternité", dit l'Apôtre. Mercier se penche sur la France comme un bon père de famille. On est aux antipodes de la pensée républicaine. Pour des tas de raisons, l’élite patronale doit assumer la direction morale du pays parce qu’elle est plus que quiconque désintéressée. En effet, hors de son entreprise, où il excelle, le patron n’a rien à demander, il n’a pas d’ambition politique, pas de désirs matériels, ce n’est pas lui qui va réclamer des pourboires… non, son point de vue est celui de Sirius.

    Forts de cette certitude, les hommes du Redressement français sont résolument antiparlementaires, hostiles au suffrage universel, et "technocrates" au sens où ils pensent effectivement que ce sont les experts qui doivent avoir le rôle prééminent. Ainsi, le gouvernement devrait compter des secrétaires d’État apolitiques (sic), inamovibles, des techniciens devraient participer avec voix délibérative aux travaux des parlementaires dont certains ne seraient pas élus mais nommés du fait de leur compétence (ce que souhaite l'ami Macron). Favorables au renforcement de l’exécutif, Mercier et ses adeptes sont en revanche contre l’élection du Président au suffrage universel car le peuple pourrait élire n’importe qui, quelqu’un hors de l’élite. C’est le Premier ministre dont il faut renforcer les pouvoirs en réduisant d’autant ceux des députés qui n’auraient plus l’initiative des dépenses (influence de Déroulède sur ce dernier point). Le Redressement français méprise les partis politiques qui reposent sur "des comités électoraux irresponsables" (l'emploi du mot "comité" renvoie directement au parti radical-socialiste). Il va jusqu’à imaginer la nomination de parlementaires parmi des hommes d’élites "qui n’ont ni le loisir, ni le goût de se soumettre au suffrage universel" mais dont la présence au Palais Bourbon redresserait le prestige de ce dernier. Le Redressement français assume la fracture sociale… Par sa détestation du fonctionnement démocratique de la République, par sa hantise de la soi-disant décadence, par sa politique résolument colonialiste, par son anti-marxisme systémique, par sa volonté de placer l’État sous la coupe réglée du grand patronat, le Redressement français peut relever de l'extrême-droite. D'ailleurs, en janvier 1934, Mercier apportera publiquement son soutien aux manifestations brutales des ligueurs.

    Petit et grand capital.

    En réalité, il s’agit davantage de la droite extrême. Ce que vont démontrer ses démêlées avec le fasciste François Coty. Un différend important va, en effet, opposer Coty et Mercier, deux éminents patrons, et sur la place publique, comprendre : la presse. On pourra en lire les détails dans le chapitre 5 de Kuisel.

    On connaît les excès de F. Coty qui incarne, lui à l’évidence, l’extrême-droite. Dans le Figaro dont il est propriétaire, il accuse carrément Mercier d’être entourés d’herriotistes (sic) c’est-à-dire d’hommes qui veulent amener progressivement des éléments de la Droite et du patronat vers le Cartel des gauches… Mercier serait un "étatiste", un partisan de l’économie dirigée, contraire à l’initiative privée. Coty condamne la "littérature" des cahiers du Redressement français. Coty obtient le soutien de l’Action Française. L’essence du débat tient dans une conception différente du capitalisme. Mercier, après un voyage aux États-Unis, après également l’expérience de l’économie dirigée durant la période 1914-1918 (il rencontre, alors, Loucheur), a une conception résolument productiviste, pour tout dire fordiste. Son maître mot est rationalisation. Le président du Redressement français n’a pas de mots assez durs pour dire l’archaïsme du capitalisme de papa. Il faut augmenter massivement la productivité, l’organisation scientifique du travail, qui permettront à la fois la production de masse, et, par la distribution de hauts salaires, la consommation de masse. Le patronat du Redressement français c’est le patronat de la seconde révolution industrielle, où, on le sait, la France fait bonne figure, le patronat d’une nouvelle vague d’innovations schumpetériennes : électricité, aluminium, pétrole, automobile, etc.… Le capitalisme rationalisé permettra "un programme social minimum" comme la construction d’habitations à bon marché, assurances sociales, scolarisation… Loucheur et Tardieu seront les hommes de cette politique. Politique qui n’est pas de gauche, mais qui permettra justement d’éradiquer les causes du vote communiste dans les banlieues rouges. Dans sa stupidité agressive, Coty ne voit rien de tout cela… Coty est tout prêt de penser que Mercier, c’est le capital qui spécule ! alors que lui, représente le capital qui travaille[4]. Coty, l’Action Française, c’est effectivement le capitalisme familial et vieillot. Hexagonal, alors que Mercier pense déjà Europe avec l'association Pan-Europe de De Coudenhove-Kalergi. Il pense aussi à une collaboration avec l’ennemie d’hier et anime le Comité économique franco-allemand. Il y a donc de réelles divergences. Et la C.G.P.F., obligée par sa fonction officielle de représenter tous les capitalismes, prend ses distances avec Mercier et le Redressement français. On sait que le maréchal Lyautey, autre extrême-droite, sous sa tente coloniale, écrivait qu’il fallait rompre avec le traditionalisme d’Ancien régime et "gérer la France comme une entreprise". Mercier a retenu la leçon. Bardoux aussi. Pas Coty. Encore moins Maurras. Mais tous se retrouveront le 6 février 34…

    Mercier et le 6 février 1934

Dès le 9 janvier, l’Action française avait organisé une manifestation, "à bas les députés ! Voleurs ! Assassins !", où 132 arrestations sont opérées. Nouvelle manifestation le 11 janvier, Action Française et Jeunesses Patriotes, bras dessus, bras dessous, avec "destruction des objets d’utilité publique qui apparaît pour la première fois"[5], 238 arrestations, 27 gardiens de la paix blessés et une violence effrayante : "au cours des charges auxquelles dut se livrer le service d'ordre se produisit un incident atroce. Un reporter du Jour, M. Vertex, qui s'entretenait, dans l'exercice de sa profession, avec le commissaire Caulet, au moment où celui-ci commande une charge à deux cents agents, est frappé dans des conditions de brutalité inqualifiables. Sa qualité de journaliste connue, il reçoit derrière la tête un premier coup de matraque, puis deux autres sur le crâne. Il s'agrippe à un des bâtons qui le frappent et tombe assis... On lui assène sur l'orbite droit un coup de talon qui sort l'œil, enfonce le sinus, lui casse toutes les dents... une deuxième charge a lieu, il reçoit un coup de pied si violent dans le bas-ventre, que le canal de l'urètre éclate et provoque une hémorragie..., par terre, nouveau coup de pied dans les reins qui fait éclater le rein droit. Six mois après, il urinait encore le sang. Invalidité définitive 85 % et d'indicibles souffrances qui persistent. Aucune sanction n'a pu être obtenue contre les coupables"[6]. Voilà qui donne une idée de la violence de la "grande manifestation" de la nuit du 6 février. Autre manifestation le 22 janvier, avec 261 arrestations et 20 agents blessés.

Le 24, à l'assemblée annuelle du Redressement français, Ernest Mercier menace : "la seule solution que les circonstances imposeront bientôt est celle d'un gouvernement d'autorité, appuyé par une force morale populaire irrésistible". Mercier prononce donc ces paroles après les manifestations meurtrières des 9, 11 et 22 janvier….

Le 27 janvier est comme une répétition générale : les fascistes de Solidarité française se joignent aux précédents. 317 arrestations, 80 blessés du côté des forces de l’ordre et premiers incendies volontaires. Mais les émeutiers obtiennent la démission de Chautemps, président du Conseil radical qui a pourtant bénéficié d’un vote de confiance.

    Le ministère du 9 février 1934

C’est alors que se met en place le processus constitutionnel banal : désignation d’un nouveau président du Conseil –Daladier- par le président de la République, formation du cabinet, premières décisions, dont celle de remplacer le préfet de police de Paris, Chiappe, débat d’investiture devant le Parlement, c’est alors que les factieux décident de s’opposer au fonctionnement normal des pouvoirs publics. Ce sera le 6 février 1934…

La conséquence quasi immédiate de cette nuit d’émeute est la formation du gouvernement Doumergue, alors que Daladier avait été régulièrement investi lors de la séance dramatique du 6 février (343 voix contre 247). Cela en dit long sur la crise de la République.

    Doumergue forme un gouvernement qui crée des espoirs à droite et à l’extrême-droite. C'est, en effet, le ministère de l'ultra-droite, c’est "le ministère du Redressement français" nous dit Kuisel, "celui où il compte le plus d’amis et celui qui lui est le plus proche". Il est significatif que, dès l’annonce de sa composition, Mercier demande de cesser toute manifestation et de le laisser travailler.

    Quelques éléments sur ce gouvernement. Présidence du Conseil, sans portefeuille : Gaston Doumergue, ancien président de la République[7], qui a fait de la réforme de l’État son cheval de bataille. Guerre : Maréchal Pétain, inspecteur général de l'Armée. Colonies : Pierre Laval, sénateur (non inscrit). Travail : Adrien Marquet, député (parti socialiste de France). Pensions : Georges Rivollet, secrétaire général de la Confédération Générale des Anciens Combattants (C.G.A.C.).

    À l'exception du ministère de l'Air, tenu par le Général Denain, chef d'état-major général de l'Armée de l'Air, ministre "technique", tous les autres sont tenus par des hommes de droite voire extrême-droite. On ne présentera ni Pétain, ni Laval. Le parti socialiste de France est une scission de la S.F.I.O., tendance Marcel Déat, autrement dit fascisante. Quant à la nomination du secrétaire général de la C.G.A.C. "qui en imposait à tous les partis", nous dit F. Goguel [8] c'est un remerciement pour services rendus la nuit du 6 février. Plus exactement, c’est un satisfecit donné à la Confédération venue demander à Doumergue, au moment où celui-ci faisait ses consultations pour le choix des ministres, "de procéder à une épuration rapide des éléments malsains qui avaient envahi le monde politique et administratif"[9]. Gaston Doumergue s’était distingué en 1924 en acceptant, lui qui était d’origine radicale, d’être le candidat de la droite à l’élection présidentielle alors que le Cartel des gauches venait de remporter les élections législatives et avait son propre candidat (Painlevé, qui fut battu). Son hostilité à la gauche socialiste et communiste est connue et il s’est prononcé pour une réforme de l’État. Vœu qui rencontre celui du grand patronat, Mercier en tête.

    Ce gouvernement de droite-droite extrême dure jusqu’en novembre 1934 relayé par celui de Flandin. Puis les partis de gauche et d’extrême-gauche (P.C.F.) vont prendre langue et s’orienter vers la constitution du Front Populaire pour "barrer la route au fascisme". Sans doute pour services rendus, Gaston Doumergue est coopté président du Cercle de l’Union inter-alliée en 1935. Il le restera jusqu’en 1937.

    Une fin plus glorieuse.

    Ernest Mercier, son réseau du Redressement français sur lequel se branchèrent d’autres réseaux, relèvent de cette vie politique française de l’Entre-deux-guerres qui permet à Maurras d’affirmer que l’arrivée au pouvoir de Pétain, en 1940, est due, non pas à des causes extérieures, mais à la contre-révolution spontanée -c’est-le-titre d’une de ses livres paru sous l’Occupation-. Ce n’est pas inexact.

    Confronté au nazisme, Mercier qui était marié à une juive, effectua une prise de conscience salutaire et bascula du bon côté. Il rejoint un réseau de résistants.

 

http://www.annales.org/archives/x/mercier.html

http://divergences.be/spip.php?article2787

 



[1] Confédération générale de la production française. Ancêtre du C.N.P.F. et du MEDEF.

[2] Richard F. KUISEL, "Ernest Mercier, French technocrat", University of California press, Berkeley & Los Angeles, 1967, 186 pages. Page 62.

[3] KUISEL, page 81.

[4] Dans sa démagogie, l’extrême-droite doit se justifier d’avoir en son sein et surtout à sa tête de nombreux capitalistes, d’être favorable à l’argent et au patrimoine. L’esprit humain étant capable de tout, elle invente le thème des deux capitalismes. Celui des patrons qui travaillent et celui de la spéculation mondialiste au sein duquel se promènent les juifs et bien d‘autres… Même les bolcheviques selon Coty.

[5] L. BONNEVAY, "Les journées sanglantes de févier 1934", Flammarion, Paris, 1935, 250 pages. Page 36. Bonnevay présidait la commission parlementaire sur la journée du 6 février 1934.

[6] L. BONNEVAY, page 39-40.

[7] C’est à cette occasion que Henri de Kerillis eut ce mot fameux, dans son journal l’Écho de Paris, "c’est devenu chez nous une sorte de rite que l’appel à un vieillard, à un père de la patrie". Et René REMOND de préciser "qu’il songe évidemment aux précédents de Thiers en 1871, de Clemenceau en 1917 et de Poincaré en 1926. (…). Il ne pouvait prévoir 1940 et 1958". Dans "Les droites en France".

[8] La C.G.A.C. regroupait l’Union Fédérale des A.C. et l’Union Nationale des A.C., "celle-ci nettement orientée à droite" écrit sobrement F. GOGUEL (sous sa plume, cela signifie "extrême-droite").

[9] Cité par L. BONNEVAY, page 241.

L’engagement des intellectuels dans l’entre-deux-guerres : Paul Nizan et les autres…(2ème partie)

publié le 29 juin 2013, 06:24 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 31 juil. 2013, 14:19 ]


Lien de la 1ère partie : L’engagement des intellectuels dans l’entre-deux-guerres : Paul Nizan et les autres…(1ère partie)

PLAN DE L’ENSEMBLE

LES ENGAGEMENTS DES INTELLECTUELS DANS LES ANNÉES 1930 : PAUL NIZAN.

    Texte publié dans L' Improbable (mars 2013)

TEXTE DE LA CONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE JOURNAL L’IMPROBABLE ET PRONONCÉE PAR ALAIN BUJARD. mai 2013

A. La matrice des années Trente

- la guerre de 1914-1918 et ses conséquences

- l’effervescence intellectuelle

- 1917… et ses conséquences (fin de la 1ère partie)

B. Paul NIZAN, intellectuel communiste (2ème partie) 

- aspects biographiques

- exemples du style Nizan dans ses critiques

- quelques mots sur les conceptions littéraires de Nizan

 NDLR-lol : les intertitres sont de la rédaction. (en bleu)

B. Paul NIZAN, intellectuel communiste

    Mais peut être serait-il temps de parler de Nizan ?

    ASPECTS BIOGRAPHIQUES   

    Paul Nizan est né à Tours le 7 février 1905. La famille est bretonne d'origine paysanne. Le grand père travaille au Chemin de fer, le père aussi qui gravira les échelons hiérarchiques de la Compagnie du Chemin de Fer de Paris Orléans. Il passera d'ouvrier à Chef de Dépôt Principal. Cet itinéraire d'un père ouvrier passant du côté de la bourgeoisie en devenant cadre d'entreprise va peser lourdement sur la formation de la personnalité de Paul Nizan. C'est ce qu'exprime Jean Paul Sartre dans la préface d’Aden Arabie rédigée lors de la réédition Maspero en 1960 :

"Il était proche par le sang de ses nouveaux alliés : il se rappelait son grand père qui "restait du côté des serviteurs de la vie sans espoir" ; il avait grandi comme les enfants de cheminots dans des paysages de fer et de fumée ; pourtant un diplôme des quat'zarts avait suffi pour plonger son enfance dans la solitude, pour imposer à la famille entière une métamorphose irréversible ; jamais il ne repassera la ligne : il trahit la bourgeoisie sans rejoindre l'armée ennemie et dut rester comme le "Pèlerin" de Charlie Chaplin un pied de chaque côté de la frontière ; il fut jusqu'au bout l'ami, mais il n'obtint jamais d'être le frère de "ceux qui n'ont pas réussi". Ce ne fut  la faute de personne, sauf des bourgeois qui avaient embourgeoisé son père."

    Cette histoire familiale sera la toile de fond de son premier roman "ANTOINE BLOYE" publié en 1933.

    Nizan fait ses études secondaires au lycée Henri IV à Paris. C'est là qu'il rencontre Jean Paul Sartre pour devenir d'inséparables amis. Après le baccalauréat, il s'inscrit avec Jean Paul Sartre en hypokhâgne au lycée Louis-Le-Grand en octobre 1922. En 1924, il publie quelques articles critiques concernant Giraudoux, Paul Morand, Marcel Proust, dans une revue, "Fruits verts", assez proche des milieux maurrassiens. Quelles raisons justifient-elles une passagère attirance pour l'Action Française ?  Rien aujourd'hui ne permet d'apporter une réponse. A la même époque, il est reçu 22ème ex æquo au concours d'entrée à l’École Normale Supérieure. Georges Lefranc est reçu 2ème, Jean Paul Sartre 7ème, Raymond Aron 14ème, Canguilhem 16ème ex æquo. Son passage à l'ENS lui inspire autant de dégoût que l'enseignement de la philosophie qu'il étudiait. Ce sera l'occasion de deux pamphlets par lesquels il est aujourd'hui connu : "ADEN ARABIE" et "LES CHIENS DE GARDE" publiés en 1932. Dans ces textes, les maîtres de l'Ecole sont représentés comme des valets de la bourgeoisie, machines à fabriquer des justifications et à former des élites, virtuoses de l'idéalisme mou et des raisonnements fallacieux.


"Brunschvick,[1] ce petit revendeur de sophismes avait un physique de vieux maître d'hôtel autorisé sur le tard à porter ventre et barbe. La ruse sortait du coin de ses yeux, guidait dans l'espace gris les courts mouvements de ses mains doucereuses de marchand juif. Lançant avec des clins d'yeux des bons mots comme des décrets de la raison, suggérant à chaque discours : laissez-moi faire, tout va s'arranger, je répare tout dans les âmes et dans les sciences. Quel appétit caché de places de repos et d'honneur ? Quelle terreur singulière de la vérité qui menace, de celle qui aurait pu, par exemple, attenter à l'argent de cet homme riche ? Les disciples rangés autour de lui se tenaient près à relever au-dessus de son cadavre le drapeau mercenaire de l'idéalisme critique".

    A l’École Normale, il prend la tête du Groupe d'Informations Internationales qui avait été fondé par Georges Friedmann. Il accueille ainsi Thomas Mann, Georges Duhamel, Jean Richard Bloch, avec lequel il sympathise. A cette occasion il fréquente le groupe "Philosophies" fondé en mars 1924 par Norbert Guterman, Pierre Morhange et Georges Politzer, rejoints plus tard par Henri Lefebvre au printemps. Ce groupe a signé, en août, l'appel d'Henri Barbusse à propos de la guerre du Rif : "Aux travailleurs intellectuels. Oui ou non condamnez-vous la guerre ?"

    Le groupe "Philosophies" se rapproche du groupe "Clarté" et de "La Révolution surréaliste" signataires de l'appel. Ce rapprochement se concrétise par la signature le 20 septembre 1925 d'un manifeste : "La Révolution d'abord et toujours". A la fin de l'année, en décembre 1925, il adhère au groupe "Faisceaux" de Georges Valois, le premier mouvement politique de tendance fasciste instauré en France. Il n'y demeure que deux ou trois mois. En 1926 il obtient un congé, sans bourse, de l'ENS, pour "raison de santé". Il part à Aden comme précepteur dans une famille anglaise et y restera jusqu'en avril 1927. Ses amis normaliens ne comprennent pas ce choix de Nizan. Pour eux c'est une fuite. Sartre considère que cette fuite n'est qu'une forme plus accentuée des multiples fugues de Nizan. Ce voyage, cette fuite, est une tentative de trouver des réponses à des problèmes de personnalité non formulés. Faute de réponses, Nizan rentre à Paris avec tous ses problèmes, mais il a, à Aden, pris conscience du capitalisme sous sa forme la plus visible et la plus scandaleuse : le colonialisme. Croyant qu'il suffit de voyager pour être libre, il prend conscience à Aden qu'il ne sera libre qu'en luttant contre la société qu'il connait, celle qui est en France, et non en fuyant à l'autre bout du monde. Dès son retour, en 1927, il adhère au parti communiste français. Cette même année il épouse Henriette Alphen. Jean Paul Sartre et Raymond Aron, ses condisciples à l'ENS, sont ses témoins. Entre parenthèse, de cette union naîtra entre autres Anne Marie qui épousera Olivier Todd, père d'Emmanuel Todd qui est donc le petit fils de Nizan.

    En 1929, il est reçu 5ème à l'agrégation de philosophie. Sartre et Simone de Beauvoir sont les deux premiers lauréats. Il retrouve ses amis du groupe "Philosophies" avec lesquels il fonde "La Revue Marxiste" qui ne connaîtra qu'un numéro. Nizan signe quelques articles dans des revues comme "EUROPE", "BIFUR".

    Fin 1931, il lance le projet d'une nouvelle revue - "CRISE" - dont l'ambition est la formation d'une culture prolétarienne authentique dans laquelle s'exprimeront à la fois les idées révolutionnaires et les forces de création littéraire que le prolétariat contient. Il contacte pour cela Poulaille qui dirige la revue "NOUVEL AGE". Les membres de la revue refusent d'adhérer au projet :

"Nous qui sommes du prolétariat considérons que l'adhésion de principe à la cause prolétarienne ne donne pas le droit de se dire du prolétariat [...] Ces déclarations nous semblent plus opportunistes que révolutionnaires [...] aussi bien "CRISE" venant avec un programme proche du nôtre, ce n'est pas à nous d'aller vers eux".

    Il est vraisemblable que ce projet est quelque peu lié à ce qui se passe entre l'UIER et "MONDE". Il reste que si la question de la littérature prolétarienne est posée, nul ne semble avoir fourni de réponse satisfaisante, tout au moins en ce qui concerne la production. Si le groupe Poulaille considère que c'est le statut du producteur qui fait la nature de la littérature, Barbusse considère que écrire nécessite un minimum de technique que les intellectuels, quels qu'ils soient peuvent maîtriser. Nizan n'éclaire pas le débat en disant : "Peut-on dire que "le livre de la jungle" de Kipling est de la littérature animalière au prétexte qu'il met en scène des animaux". Le problème se déplacera en passant à l'échelon culturel.

    Nizan désormais professeur agrégé de philosophie est affecté en octobre 1931 au lycée Lalande à Bourg-en-Bresse (Ain). Il milite beaucoup, soutient les grévistes, aide à constituer des syndicats. Le Parti le désigne pour être candidat aux élections législatives de Bourg-en-Bresse. Il est vivement pris à partie par la presse locale qui le qualifie de "messie rouge". Ses activités politiques lui valent d'être convoqué par l'Inspecteur d'Académie, résultat : interdiction de prononcer le discours d'usage de la distribution des prix, suivi d'une mutation à Auch. Ceci étant, Nizan ne recueille que 3% des suffrages soit 338 voix qui deviendront 80 au second tour.

    Ces deux échecs le conduisent à abandonner la vie professionnelle et la vie militante telle qu'expérimentée à Bourg. Il rentre à Paris pour s'occuper de la Librairie de l'Humanité et participer à l'Université Ouvrière récemment créée par Georges Cognot, il retrouve là Georges Politzer. Par ailleurs il signe dans l'Humanité des articles de critiques littéraires.

 

Voici quelques exemples du style Nizan dans ses critiques :

     Jean CHIAPPE "Paroles d'ordre"    p. 194 https://docs.google.com/file/d/0B4Fe2vnvqlt8QUZMejRTM3F3WGc/edit?usp=sharing

     CELINE  "Voyage au bout de la nuit"    p. 156   et  Jean GIONO  "Jean le Bleu"     p. 156 

    https://docs.google.com/file/d/0B4Fe2vnvqlt8RW5Xc252RnNtS3M/edit?usp=sharing

     

André Malraux https://docs.google.com/file/d/0B4Fe2vnvqlt8aVdkTFFGamhkYW8/edit?usp=sharing

    Nous avons indiqué pour 1932 la création de L'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), section française de L'union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires (UIER).

    C'est le 17 mars 1932 que se réunit l'assemblée constitutive de l'AEAR présidée par le critique d'art Francis Jourdain. Aragon est nommé à la Commission exécutive de l’association, il aurait accepté cette désignation en reconnaissant ses erreurs passées.

L'organigramme est le suivant :

Romain Rolland : Président d'Honneur; Paul Vaillant-Couturier : Secrétaire général;

Jean Fréville : secrétaire adjoint; 

Henri Barbusse : membre du présidium de l'UIER; Louis Aragon : délégué de l'UIER

Paul Nizan : secrétaire de la section littérature et philosophie; Léon Moussinac est l'un des trois trésoriers.

    L'association revendique deux cents adhérents : 80 écrivains, 120 artistes, dont seulement 36 communistes. C'est par une lettre circulaire adressée le 13 décembre 1932 à des intellectuels susceptibles de participer à un front commun que l'AEAR inaugure sa pratique de rassemblement. Cette lettre annonçait la convocation d'une prochaine assemblée d'écrivains et d'artistes destinée à mettre au point une charte. Elle était signée Paul Vaillant-Couturier, Henri Barbusse, Léon Moussinac, Francis Jourdain, Charles Vildrac.


    Gide fut contacté, avec à la lettre circulaire un P.S. signé Barbusse :

"Nous attachons mon cher André Gide une grande importance à votre adhésion qui nous aidera à créer le grand mouvement qui s'impose.".

    Gide répond qu'il s'est "compromis" de son mieux, et ayant, du plus net qu'il pouvait, déclaré sa "sympathie" pour l'URSS, il refusait cependant d'écrire selon les principes d'une charte. Gide n'adhéra jamais mais il accepta de présider les réunions organisées par l'AEAR. L'AEAR publie la revue "COMMUNE" et le nom de Gide figure dans le Comité Directeur jusqu'à la publication de son "Retour de l'URSS" en 1936.

    En 1934, Paul et Henriette Nizan sont à Moscou, où ils sont accueillis par Jeanne et Léon Moussinac, le célèbre critique de cinéma, collaborateur du "Journal de Moscou". Paul Nizan a la charge de l'édition de "La littérature internationale", et de recruter des écrivains français de renom, ainsi que des sympathisants pour le Congrès de l'Union des Ecrivains soviétiques qui s'ouvrira en août à Moscou. Entre temps il reçoit Jean-Richard Bloch et son épouse ainsi que André et Clara Malraux. Il réserve à Malraux un accueil particulier sous la forme d'un article élogieux dans la "Litteraturnaïa Gazeta". Il signe avec le secrétariat de l'UIER une lettre à l'AEAR, distribuant les bons et mauvais points, surtout mauvais aux écrivains qui se "tournent vers le néo-socialisme, voire le fascisme de gauche".

    Ils rentrent à Paris à la fin de l'année. Paul Nizan produit quelques critiques littéraires dans "MONDE", et devient membre de son Comité de rédaction. Les relations entre Nizan  et Barbusse, le fondateur de "MONDE", ne devaient pas être très faciles, lui qui, en 1932 dans "MONDE", traitait Nizan

"de pion d'école, de la catégorie des petits bourgeois exaspérés, et des parasites du mouvement ouvrier".

    Cette année voit paraître son nouveau roman "Cheval de Troie", en fait plus un récit qu'un roman. Il traite d'une manifestation qui se déroula à Villefranche selon certains, à Vienne selon d'autres. Je penche pour la deuxième hypothèse car Vienne a été le théâtre d'une très importante grève le 13 mars 1932. Le "Cheval de Troie" avait fait l'objet d'une pré-publication dans l'Humanité sous forme de feuilleton. L'ouvrage sera traduit en russe, en, anglais, en italien, en allemand, en japonais. Il se consacre ensuite au journalisme avec deux thèmes majeurs : la critique littéraire, philosophique, l'analyse politique nationale et internationale.


    Il quitte l'Humanité pour devenir Secrétaire général du nouveau quotidien crée en mars 1937 par le Parti communiste : "Ce soir" dont les directeurs sont Louis Aragon et Jean-Richard Bloch. C'est dans ce journal que Nizan publiera ses reportages sur l'Espagne en guerre. Il produit beaucoup, dans diverses revues, "COMMUNE", "EUROPE", "MONDE", "REGARDS" (le grand hebdomadaire illustré du Front populaire illustré par les meilleurs photographes du moment : CAPA, CHIM ....), "VENDREDI", organe du Front populaire crée par André Chamson, Jean Guéhenno, Andrée Viollis.

    J'ai donné des exemples du ton, du style de Nizan s'agissant de ses critiques littéraires. S'agissant des articles consacrés à la politique intérieur française, ou à la politique internationale on retrouve le même ton. Ainsi en juillet 1939, dans "CE SOIR" il défend la liberté de la presse avec un mordant qui ne ressemble guère au ronronnement bien-pensant actuel :

"Le Président du Conseil (Ed. Daladier, à cette date, JPR) et M. le garde des sceaux, ayant résolu d'assumer seuls la charge de la vérité, ont interdit à la presse de dire ce qu'elle peut savoir des crimes accomplis ou prémédités contre la sécurité et l'équilibre du pays. Le présent lui échappe. Elle est vouée par décret à des considérations inactuelles. Elle n'a point le droit de dire ce qui est. Mais seulement de dire ce qui fut".

    Sur le fond, Nizan met en mots la vision politique du Parti communiste. Il ne cesse de montrer que face au danger fasciste seul un accord des puissances occidentales avec l'Union soviétique peut garantir la paix. Il reste fidèle à cette ligne jusqu'à la signature du pacte germano-soviétique qu'il désapprouve au point de démissionner du Parti communiste. Nizan envoie sa lettre de démission à Jacques Duclos le 25 septembre 1939, soit à peine un mois après la signature du pacte le 23 août 1939, trois semaines après l'invasion de la Pologne par les troupes allemandes le 1er septembre 1939. Ce même jour, le 25 septembre 1939, paraît dans le journal l'OEUVRE sa lettre de démission. Le 22 octobre 1939 il écrit à Henriette sa femme :

"Ce n'est pas parce que je croyais "mal" de la part de l'URSS son accord avec Berlin que j'ai pris la position que j'ai prise. C'est précisément parce que j'ai pensé que les communistes français ont manqué du cynisme politique nécessaire et du pouvoir politique du mensonge qu'il eût fallu pour tirer les bénéfices les plus grands d'une opération politique dangereuse. Que n'ont-ils eu l'audace des Russes ? Mais imiter fidèlement les Russes à la lettre c'était les méconnaître totalement dans l'esprit".

    Le 23 mai 1940 Paul Nizan, soldat mobilisé depuis octobre 1939, fut tué par une balle perdue au château de Coëtlogon pendant la retraite de Dunkerque.

 

Quelques mots sur les conceptions littéraires de Nizan.

 

    Selon lui, le rôle de l'écrivain est de dénoncer "le scandale de la condition faite à l'homme". Non point d'apporter des réponses que de soulever des problèmes. Cette conception est voisine de celle de Gide qui assignait à l'écrivain d'inquiéter. C'est ce qu'il fait dire à l'un de ses personnages du "Cheval de Troie", le professeur Lange -dont on dit qu'il serait au minimum une représentation de Sartre- :

"Il ne faut pas enseigner le désespoir mais, au delà du tableau intolérable de notre monde, dégager les valeurs impliquées par l'action et la colère des hommes qui veulent bouleverser leur sort."

    D'où le double mouvement d'une littérature qui pose les vrais problèmes et qui par ce simple fait suggère, sinon les réponses, du moins la direction dans laquelle il faut les chercher.

"Il y a désormais un certain nombre d'évènements de personnages, de valeurs qu'il est impossible d'accepter. Un vaste refus qui comporte le mépris et la haine ne laisse plus passer les Puissances et les justifications qui les défendent encore ... La plaisanterie a assez duré, et la patience, et le respect."

    Autre thème constant chez Nizan : la solitude. "Le bourgeois est un homme solitaire".

"Le capitalisme n'est pas une civilisation ; une civilisation est ce qui noie ou détruit la solitude. Une civilisation forte, c'est l'oubli du néant auquel nous sommes promis".

    La seule solution pour Nizan c'est le militantisme révolutionnaire. C'est la seule action positive.

"La manifestation redescendit vers Toulon. Antoine la regardait descendre en chantant : il était seul, les grévistes emportaient avec eux le secret de la puissance ; ces hommes sans importance emportaient loin de lui la force, l'amitié, l'espoir dont il était exclu. Ce soir là, Antoine comprenait qu'il était un homme de la solitude, un homme sans communion. La vérité de la vie était du côté des hommes qui regagnaient leurs maisons obscures, du côté des hommes qui n'avaient pas "réussi". - Ceux là ne sont pas seuls, pensa-t-il. Ils savent où ils vont...".

    Les petits-bourgeois sont encore plus seuls, car ils ne peuvent pas prendre réellement part à cette machine abstraite dont ils sont les serviteurs, la bourgeoisie. Ils ne sont rien, coincés entre un prolétariat qu'ils ont abandonné et qu'ils détestent, et une bourgeoisie qu'ils n'osent pas juger et qu'ils envient secrètement. Significatifs de cette petite-bourgeoisie humiliée et vaniteuse, les professeurs. L'expérience de Nizan à Bourg ne dut guère être heureuse, si l'on en juge par la description des "chers collègues". Dans "La conspiration" le frère du personnage central a ce "mot ignoble" :

"Tes éminents camarades sont vraiment bien mal habillés ! Je commence à comprendre pourquoi les préfets bien n'osent pas recevoir les professeurs en province... ".

    Cette notation figurait déjà dans "Le Cheval de Troie". Les professeurs, méprisés, détestent les enfants qu'ils dominent, comme un être faible se venge sur plus faible que lui, et tentent d'oublier une mort triste qui constitue leur seul destin.

"Ils avaient une belle vieillesse de professeurs retraités devant eux et une triste jeunesse de futurs professeurs derrière eux. [...] Presque tous haïssaient les enfants ; ils regardaient avec une étrange colère les garçons aux voix rauques, aux genoux noueux, aux chevilles épaisses comme des bosses sur la jambe des chevaux. C'étaient des hommes qui n'avaient guère que cette passion là. Leurs sentiments étaient faibles et brumeux et des raisonnements de fonctionnaire les justifiaient".

    Ils tentent d'oublier en satisfaisant à des manies dérisoires, peindre des aquarelles ou photographier les sites célèbres. Ils sont encore plus malheureux et minables que les autres, puisqu'ils sont les instruments intellectuels pour comprendre - et changer- le monde. Mais la pensée qu'on leur a inculquée n'est faite que pour comprendre, pas pour agir, et, pour Nizan, comprendre seulement n'est rien. Et comme ils n'ont que ça, cette pensée, ils haïssent tout changement.

"Ils se défendaient comme ils pouvaient contre leur vie qui n'allait qu'à la mort, avec des manies, des alibis : ils ne voulaient pas savoir qu'on ne se défend contre la vie qu'en la vivant ... Leur légèreté les rendaient malades. Ces solitaires appelaient leur solitude dignité : ils racontaient bien d'autres mensonges à leurs élèves."

    Nizan n'a aucune indulgence pour les vieux jeunes, ceux qui cherchent excuses et justifications dans le prolongement artificiel de l'enfance, le droit de se tromper. Parlant de Drieu-La-Rochelle dans un article du journal "VENDREDI" voici ce qu'il dit :

"Quand Drieu fait l'appel de ses compagnons, il ne reste guère que des morts dont il serait cruel de dire les noms. Drieu meurt aussi. Ils furent les fils de la mauvaise époque. Perdus dans le grand désordre exaltant de l'après-guerre, perdus par la facilité des affaires, des femmes, du talent. Peu s'en sont tirés. On leur pardonnerait presque toutes leurs défaites s'ils n'entreprenaient aujourd'hui de parler aux jeunes gens comme s'ils étaient sages, de vouloir tromper comme ils furent trompés. On ne tolèrera pas la vengeance des hommes trompés".

    Il y a bien, cependant, des personnages positifs dans les romans de Nizan. Les foules, les manifestants, les groupes : la cellule communiste du "Cheval de Troie", et même le groupe des conspirateurs. La guerre civile, quels que soient ses défauts est quand même une entreprise commune, et les jeunes gens de "La Conspiration" prennent une autre dimension dès qu'ils y participent. Toute entreprise commune fait éclater la solitude, qui se reforme d'ailleurs dès que l'action n'est plus au premier plan. "Le Cheval de Troie" n'est peut être que l'illustration de cela. Le roman décrit d'abord les personnages un à un, chacun enfermé en soi-même, inaccessible. Dès qu'il s'agit d'organiser une contre-manifestation en réponse à un meeting fasciste, les solitudes disparaissent devant le collage des affiches, les bagarres ; les préoccupations individuelles se fondent en une grande volonté qui balaie tout. Et cette communauté temporaire annonce l'autre, définitive, celle de la Révolution réussie.

    Alain BUJARD




[1] Note wiki (JPR) : "Léon Brunschvicg est la cible principale du pamphlet Les chiens de garde (1932) de Paul Nizan, communiste athée, qui voit en lui le modèle du philosophe bourgeois, indifférent aux réalités sociales : « On voit mal les raisons que M. Brunschvicg aurait eues de pencher vers des idées dangereuses » (p.110) ".

I. LE CONGRES DE TOURS EN 1920…la lutte anti-coloniale

publié le 26 juin 2013, 12:47 par Jean-Pierre Rissoan

22/11/2010  

    Le congrès de Tours du parti socialiste S.F.I.O. -extrême-gauche de l’époque- a eu lieu il y a quatre-vingt-dix ans. La majorité (68%) des mandats des délégués s’est portée sur la motion acceptant l’adhésion aux 21 conditions posées par Lénine pour qu’un parti socialiste ou social-démocrate puisse devenir membre de la III° Internationale. La minorité n’acceptera pas cette décision et organisera un congrès à part, le 30 décembre, congrès qui décidera le maintien de la S.F.I.O. - la « vieille maison » chère au cœur de Léon Blum. 

Parmi ces "conditions", la huitième est particulièrement "bouleversante" en ce sens qu’elle bouleverse de fond en comble les habitudes des vieux socialistes d’avant 1914, le plus souvent parfaitement convaincus d’apporter la "civilisation" aux indigènes. Voici ce que déclarait un délégué français au congrès de Stuttgart de la II° Internationale en 1907 :

Intervention de ROUANET (France, S.F.I.O.) : « — Je crois qu'il est faux de considérer la colonisation comme un phénomène purement capitaliste. La colonisation est également un fait historique. Pour ce motif, j'appuie la déclaration de Terwagne (P.S. de Belgique)[1]. Il est possible, dés aujourd'hui, d'obtenir aux colonies des améliorations considérables... Je trouve que le capitalisme a bon dos, lorsqu'on lui endosse tous les crimes de la colonisation. Celle-ci n'est pas un phénomène capitaliste, mais historique... Les peuples des pays civilisés européens et américains se trouvent devant des espaces énormes. Doivent-ils oui ou non se servir de ces espaces pour améliorer l'existence économique de leur pays ? ».

Et le projet de résolution pouvait proclamer :

« Le congrès, tout en constatant qu'en général on exagère fortement -notamment pour la classe ouvrière - l'utilité ou la nécessité des colonies, ne condamne pas en principe et pour tous les temps, toute politique coloniale qui — en régime socialiste - pourra être une œuvre de civilisation ».

Dans ces conditions, la thèse léniniste est réellement révolutionnaire.

Condition n°8 : Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les Partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout Parti appartenant à la III° Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimés et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux.

La réalité coloniale confirme/justifie cette exigence de lutte contre l’impérialisme. Voici le tableau qu’en fait un délégué au congrès de Tours, un certain Nguyen Ai Quoc qui s'appellera plus tard Ho Chi Minh.

Un certain délégué d'Indochine

    Extraits des minutes du congrès de Tours :

    Le délégué d'Indo-Chine. - Camarades, j'aurais voulu venir aujourd'hui collaborer avec vous à l’oeuvre de révolution mondiale, mais c'est avec la plus grande tristesse et la plus profonde désolation que je viens, aujourd'hui, comme socialiste, protester contre les crimes abominables commis dans mon pays d'origine. (Très bien !) Vous savez que depuis un demi-siècle le capitalisme français est venu en Indo-Chine ; il nous a conquis avec la pointe des baïonnettes et au nom du capitalisme. Depuis lors, non seulement nous sommes honteusement opprimés et exploités, mais encore affreusement martyrisés et empoisonnés. Entre parenthèses, je soulignerai ce mot « empoisonnés» par l’opium[2], l'alcool, etc. Il m'est impossible, en quelques minutes, de vous démontrer toutes les atrocités commises en Indo-Chine par les bandits du capital. Plus nombreuses que les écoles, les prisons sont toujours ouvertes et effroyablement peuplées. Tout indigène réputé d'avoir des idées socialistes est enfermé et parfois mis à mort sans jugement. C'est la justice dite indo-chinoise, car là-bas il y a deux poids et deux mesures ; les Annamites n'ont pas les mêmes garanties que les Européens ou les européanisés. La liberté de presse et d'opinion n'existe pas pour nous, pas plus que liberté de réunion ou d'association. Nous n’avons pas le droit d'émigrer ou de voyager à l’étranger; nous vivons dans l'ignorance la plus noire parce que nous n'avons pas la liberté d'enseignement. En Indo-Chine, on fait tout ce qu'on peut pour nous intoxiquer avec l'opium et pour nous abrutir avec l'alcool. On a fait mourir plusieurs milliers d'Annamites et on en a fait massacrer plusieurs milliers d'autres pour défendre des intérêts qui ne sont pas les leurs. Voilà, camarades, comment plus de vingt millions d'Annamites, qui représentent plus de la moitié de la population de la France, sont traités. Et pourtant ces Annamites sont des protégés de la France. (Applaudissements) Le Parti socialiste se doit de mener une action efficace en faveur des indigènes opprimés. (Bravos !)

(…)

    Le Parti doit faire une propagande socialiste dans toutes les colonies. Nous voyons dans l'adhésion à la III° Internationale la promesse formelle du Parti socialiste de donner enfin aux questions coloniales l'importance qu'elles méritent. Nous avons été très heureux d'apprendre la création d'une délégation permanente pour l'Afrique du Nord et nous serons heureux, demain, si le Parti envoie un camarade socialiste étudier sur place, en Indo-Chine, les problèmes qui se présentent et l'action à mener...

(…)°

    Au nom de l'humanité tout entière, au nom de tous les socialistes, ceux de droite et ceux de gauche, nous vous disons: Camarades, sauvez-nous! (Applaudissements.)

 

    Le P.C. (S.F.I.C.[3]) qui est sorti de Tours entreprend immédiatement la lutte contre le colonialisme. L’occasion lui en est donnée par la Guerre du Rif.

La guerre du Rif [4]

La lutte des Communistes contre la guerre du Rif déchaîne l'extrême-droite. A Maurras qui propose d'utiliser les gaz au Maroc, les Communistes répondent par des mesures de solidarité aux combattants marocains. Mais à l'époque cela suscite l’ire de François Coty, propriétaire du Figaro et premier éditorialiste de son journal[5]. Pour ce dernier la France, au Maroc, "se trouve en état de légitime défense"! (p79, comme quoi la légitimité est un concept à la compréhension variable dans le temps et dans l'espace). Idée reprise par Aymard, avocat, directeur de journal, "un des journalistes les plus en vue parmi les porte-parole de la bourgeoisie" (E. Weber), homme des Jeunesses Patriotes, qui parle de la "rébellion" d’Abd el Krim "qui a fini par attaquer notre frontière du Maroc" (sic)[6]. La France, reprend Coty, défend au Maroc "la civilisation, qui a donné aux hommes tant de juste orgueil (p.47), contre les plus féroces des montagnards africains" (p.277). Mais ce sont "les gens de Moscou qui ont fomenté ce conflit. L'embarquement de soldats métropolitains pour le Maroc était un excellent prétexte à l'action des cellules (du PCF) régimentaires. Meetings et manifestations furent tenus pour exhorter les jeunes soldats à refuser de partir. D'innombrables imprimés, poussant à la sédition, conseillant de fraterniser avec l'ennemi[7], furent distribués ou affichés à la porte des casernes ; sans parler des articles de guerre civile publiés par l'Humanité" (p.277). Aymard, lui aussi se déchaîne contre le P.C.F. "qui nous suscite la guerre du Maroc" avec sa grève générale du 12 octobre 1925 et "l’appui prêté à la rébellion d’Abd el Krim par la III° internationale".[8] Et Coty de hurler contre "un tel déchaînement d'antipatriotisme, toléré, accepté par les ministères qui se succédaient au pouvoir"[9].

à suivre...


[1] Lequel disait : « Pour nous, Belges, la question se pose comme suit : Laisserons-nous le Congo dans l'état où il est, ou bien voulons-nous y améliorer les conditions ?... Ne fermez pas la porte de 1’avenir ! si, du jour au lendemain, on supprimait le produit des colonies, l’industrie serait gravement lésée. Il est donc logique que les hommes mettent à profit toutes les richesses du globe, quels que soient les lieux où celles-ci se trouvent... ».

[2] Les Français en Indo-Chine ont suivi l’exemple des Anglais qui imposèrent… la liberté, liberté commerciale bien sûr. La Compagnie anglaise des Indes importait en Chine de grandes quantités d’opium. Le gouvernement chinois interdit l’usage de l’opium ce qui suscita l’ire des Anglais qui lui déclarèrent la guerre. Les canonnières anglaises furent de faciles vainqueures et imposèrent les traités inégaux qui blessèrent gravement la fierté et le sentiment national chinois. Rares sont les auteurs de manuels qui, comme J. ISAAC, rappellent aux élèves et étudiants que l’opium est un poison. Les Puritains anglais firent la guerre pour la diffusion d’un poison. (J. Isaac, L’époque révolutionnaire, 1789-1851, Hachette, 1950, impression 1957, page 522).

[3] Section français de l’Internationale communiste (tôt appelée Kominterm) ou III° Internationale.

[4] Extraits du chapitre XIV (vol.2) "le couteau entre les dents" de mon livre « Traditionalisme et Révolution ».

[5] Il s’agit de F. COTY -célèbre pour sa réussite dans la parfumerie- et favorables aux thèses fascistes italiennes.

[6] Aymard, "Le Cartel… ou la France ?", page 78. Le Maroc attaqué par des Marocains…

[7] Je relisais ce passage au moment où sortait le film "Joyeux Noël"…

[8] "Le Cartel ou la France", pp. 78-79.

[9] Toutes les citations sont extraites de son livre intitulé "Contre le communisme". Éditoriaux datés des 29 septembre 1925, 10 mars 1927, 21 septembre 1927. A ces dates-là, la ligne éditoriale du Figaro est carrément fascisante à cause de son propriétaire. A la mort de ce dernier, en 1934, il y aura réajustement. Les chiffres donnés par F. COTY sont largement sur-dimensionnés, à la mesure de son anticommunisme obsessionnel. F. Coty est le créateur d’un ligue factieuse "Solidarité française" que l’on trouvera le 6 février 1934, place de la Concorde.

Commentaires

II. LE CONGRES DE TOURS EN 1920… la lutte anti-coloniale

publié le 26 juin 2013, 12:44 par Jean-Pierre Rissoan

24/11/2010  

La prophétie de Paul VAILLANT-COUTURIER.

Je n’aime pas trop le terme de "prophétie" qui semble donner des vertus exceptionnelles à la personne qui analyse les possibilités qui s’offrent aux acteurs de la vie politique. Il y a néanmoins des individus qui semblent mieux que d’autres voir ce que le présent possède en son sein, voir les potentialités qui encadreront l’avenir.


Extraits des minutes du congrès :

Paul VAILLANT-COUTURIER (Pour l'adhésion à la III° Internationale) : (ont raison aussi ceux qui veulent aller) d'une façon résolue vers la préparation de la révolution, et non seulement de cette révolution française, mais aussi de cette révolution mondiale, dont le camarade indochinois...[1]. Vous souriez, Longuet ?... Oui, vous seriez le premier à dénoncer demain le crime d'un gouvernement qui enverrait contre nous des troupes jaunes ou des troupes noires, et vous souriez quand je fais appel au témoignage du camarade indochinois... (Applaudissements et rires.)

Longuet. - Je souris de l'idée que c'est sans le prolétariat d'Europe que vous feriez la révolution...

Vaillant-Couturier. - Je ne voudrais pas empiéter sur le terrain qui sera laissé à notre camarade Jullien, mais je voudrais vous demander si un mouvement comme celui des Indes, un mouvement comme celui qui couve, vous le savez, dans le Pendjab et le Bengale, ne risque pas de porter un coup terrible à l'impérialisme anglais. Tous les coups portés à un impérialisme sont des coups portés au capitalisme de tous les pays.

Un délégué. - C'est absurde.

Vaillant-Couturier. - Ce qui est absurde, c'est de ne pas nous tourner vers l'ensemble du mouvement mondial, dans une époque où tout tend vers l'universel.

 

Cette phrase est exceptionnelle en ce qu’elle annonce l’un des faits majeurs du XX° siècle qui est la décolonisation. C’est la mondialisation de l’action révolutionnaire. Vaillant-Couturier après avoir évoqué l’action possible/probable du futur PC indo-chinois, cite ce qui se passe dans l’Empire des Indes -au Pendjab et au Bengale- où se lève la silhouette de Gandhi. Il y a eu aussi la révolution républicaine chinoise de 1911 qui a un contenu nationaliste fort, c’est-à-dire anti-impérialiste et il y a l’appel de la révolution russe de 1917. Liste non limitative. Bref, Vaillant-Couturier voit -en bon dialecticien- les choses qui bougent, voit le nouveau, le neuf qui émerge de la gangue du passé.

Le "sourire" de Longuet indique au contraire l’européocentrisme des vieux socialistes, imbus de la supériorité du mouvement ouvrier européen et qui croient que rien ne peut se faire dans le monde si les P.S. d’Occident n’ont pas d’abord pris les rênes de quelque mouvement que ce soit.

Quant au délégué qui lance le mot "absurde", il ne voit pas non plus la solidarité de fait des capitalismes du monde entier et qu’une victoire contre l’un d’entre eux est une victoire contre tous les autres. Au fond, il n’a pas bien compris le sens de la banderole qui traverse de part en part la tribune du congrès de Tours « prolétaires de tous pays, unissez-vous ! ».

Après le congrès

Après le congrès, le nouveau P.C. (S.F.I.C.) se lance dans la lutte contre la Guerre du Rif (cf. partie II) qui éclate dès 1920 d’ailleurs, sous la direction d’Abd el-Krim. Léon Blum, leader bien connu de la vieille maison S.F.I.O., écrit dans l’organe de presse de son parti -Le Populaire- en juin 1927, au sujet de cette guerre qui exprime pour lui des tendances encore "féodales" : « notre œuvre de colonisation, de civilisation (sic) s’accomplit dans des conditions telles que nous la sentons à la merci du premier cri de révolte. Nous risquons de tourner à la fois contre nous ce qui subsiste de barbare chez les indigènes et ce qui grandit en eux de noblement humain. Je veux dire l’esprit de haine et l’esprit de justice, l’appel à la conscience et l’appel à la vengeance ».

Même si la politique coloniale du PCF n’échappe pas "au devoir d’inventaire"[1] on voit bien ce qui la distingue dès l’abord de celle de la SFIO dont le premier secrétaire, Guy Mollet, comparera Nasser à Hitler, et qui s’engouffrera dans la politique de « pacification » en Algérie, y envoyant le contingent pour une guerre qui "n’osera pas dire son nom".


1924-1926 : le "mur d'argent"...

publié le 26 juin 2013, 12:34 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 19 oct. 2019, 14:37 ]

    Le Cartel des gauches (union électorale du parti Radical et du parti socialiste S.F.I.O.) a cristallisé sur son nom et sur sa politique une haine féroce de l’extrême-droite, annonciatrice de celle qu'elle portera au Front Populaire (et on peut rajouter de celle qu'elle portera en 1981 et en 2012) . Le Cartel gagne les élections législatives le 11 mai 1924 et les premiers gouvernements de la législature sont dirigés par les Radicaux avec le soutien des Socialistes. Le Cartel remplace la chambre "bleu-horizon" et le Bloc national.

 

La lutte contre le Cartel des gauches.

    Dans ce contexte des années 20’ (l’U.R.S.S. est officiellement constituée en 1922, le Cartel la reconnaît diplomatiquement dès son arrivée au pouvoir…), certains ont l’impression que tout bascule. C’est le cas de Coty, c’est le cas de l’avocat Camille Aymard, directeur du journal "la liberté" qu’il a fondé en 1922, journal qui a pour rédacteur en chef Pierre Taittinger, le fondateur des "Jeunesses Patriotes", formation d’extrême-droite. Aymard a déjà publié un ouvrage : "Bolchevisme ou fascisme ? Français, il faut choisir" au terme duquel il recommande le fascisme.

    La crise économique mondiale de 1921 engendre automatiquement de plus faibles rentrées fiscales et la dette flottante atteint des chiffres exorbitants (sachant que cette crise conjoncturelle aggrave les effets de la Guerre mondiale qui est toute récente). Plus que jamais, le sort des finances publiques - et donc des ministères - est aux mains des porteurs de bons à court terme. Lors du second ministère Poincaré (droite, 1922-1924), la crise de la Trésorerie s'aggrave, le plafond des avances de la Banque de France est dépassé, il faut recourir à deux reprises à des prêts à des sociétés de crédit privées. Début 1924, Poincaré propose une politique de rigueur : augmentation de 20% (c'est le double décime) de l'ensemble des contributions, restriction des dépenses par la pratique des décrets-lois. Banque d'Angleterre et banque Morgan de New York consentent des prêts en devises qui permettent d'acheter du Franc et de le faire remonter sur le marché. Mais c'est le Cartel des gauches qui emporte les élections générales du 11 mai 1924, avec, au pouvoir, le radical-socialiste Édouard Herriot.

    Son ministère envisage un impôt sur le capital ce qui ne laisse pas d'inquiéter. Les Radicaux se divisent sur l'alternative entre l'impôt sur le capital et l'augmentation de l'impôt sur le revenu. A vrai dire, la situation est dramatique car la confiance des épargnants faiblit, les demandes de remboursement des Bons sont supérieures aux nouvelles souscriptions. Le projet d'impôt de 14% sur le capital fait chuter le ministère (1925). Louis Loucheur, ministre radical des finances et homme d'affaires, propose une augmentation des impôts sur tous les paiements et une taxe sur le tabac, après avoir obtenu des députés une majoration rétroactive des impôts directs. La livre sterling qui était à 63 francs avant l'arrivée du Cartel monte à 172 en mai 1926. C'est la fuite devant le franc.

 

Les députés à la Seine ! La République à la poubelle !

    Le mécontentement, il faut dire la colère des épargnants, se déchaîne contre la gauche. Mais la droite est compromise car Poincaré n'a pas hésité – et légitimement – à faire lui aussi appel à l'impôt. D'ailleurs, lorsqu'on lui demande de revenir aux Finances (sous une présidence du Conseil de "gauche"), il pose pour condition le vote, dans les 48 heures, d'une augmentation de 8 milliards d'impôts nouveaux. En conséquence, c'est l'extrême-droite qui récolte les raisins de la colère des possédants. Le Figaro de Coty s'en fait le porte-parole[1].

    La politique financière du Cartel inquiète au point que la panique et la colère s'installent chez les plus excités des mécontents. Le 16 juillet 1926, la livre sterling est à 202 francs, elle sera à 243 le 21 juillet. Chacun, selon ses moyens, se met à l'abri de la misère entrevue. Misère relative, on a bien compris. Ce sont les riches qui manifestent. Et c'est alors que se passe un événement grave, annonciateur du 6 février 1934. Lorsque Doumergue, président de la République, fait ses consultations pour le choix du président du Conseil, la foule parisienne manifeste son opposition à Herriot qui arrive à l’Élysée. Ailleurs, la spéculation se déchaîne. Quand Herriot présente son gouvernement à la Chambre, des milliers de manifestants sont devant le Palais-Bourbon pour crier leur hostilité, "les députés à la Seine ! A mort Herriot ! La République à la poubelle". A ce sujet, Eugen Weber écrit : "(…) la violence des Camelots (du roi) était portée à son comble en une série d’émeutes aux portes du Palais-Bourbon"[2]. C'est déjà la pression de la rue contre le libre choix des élus de la Nation. Herriot n'obtient pas l'investiture (21 juillet 1926). C'est Poincaré qui organise son quatrième gouvernement dont on sait qu'il en sortira le "franc Poincaré", stabilisé à hauteur de 20% de la valeur du franc Germinal de 1803. Mais Poincaré redresse la situation budgétaire avec un prélèvement de 11 milliards d'impôts nouveaux… En revanche, les capitaux, rassurés, reviennent vers la mère-patrie et la livre anglaise tombe à 120 ! Les Arnault de l’époque ont assuré.

 

L'antifiscalisme, déjà… 

    Cette politique de prélèvement fiscal commune à la droite et à la gauche suscite le mécontentement des "braves gens" qui, sans faire de politique cela va sans dire, créent une Fédération Nationale des Contribuables (FNC) en 1928. La progression des effectifs sera très rapide, on parle de 700.000 adhérents en 1934 [3]. La FNC s'accoquine rapidement avec l'extrême-droite, notamment l'Action française. Ses objectifs ? La FNC préconise, pour renverser le régime et assurer le "salut" de la petite-bourgeoisie, la grève de l'impôt et la pression de la rue. Curieusement, cette fédération de petits bourgeois est présidée par un grand : l'industriel Lemaigre-Dubreuil qui a des intérêts dans les huiles, huiles industrielles avec la Société générale des Huiles de Pétrole ou alimentaires avec les Huiles Lesieur (qu'il détient par son mariage). Mais la manipulation des petits par les gros est un grand classique de notre histoire nationale [4].                 L’antiparlementarisme est essentiel à la FNC qui reprend dans ses articles de presse des accents boulangistes. Ainsi dans l'organe de la fédération Le Réveil du contribuable de janvier 1933, lit-on ces lignes du délégué-général : "nous entreprendrons une marche convergente vers cet antre qui s'appelle le Palais-Bourbon, et s'il le faut, nous prendrons des fouets et des bâtons pour balayer cette Chambre d'incapables"

 

Les Ligues factieuses

    Ainsi, le Cartel et sa politique provoquent la constitution, à l’extrême-droite de l’échiquier politique, de la Ligue républicaine nationale de Millerand, des Jeunesses Patriotes de Taittinger. Les vieilles ligues redoublent de véhémence : l’Action Française fait débouler ses Camelots du roi un peu partout, le Ligue des Patriotes fondée autrefois par Déroulède, élit comme président le général Édouard de Curières de Castelnau, député de l’Aveyron, qui est simultanément président de la Fédération nationale catholique créée pour combattre la politique laïque d'Édouard Herriot.

    Aujourd’hui, les groupes factieux défilent à Paris, à Lyon. Peu nombreux mais trop nombreux. Aujourd’hui, la droite UMP se radicalise, le tiers de ses membres accepterait une alliance avec le FN. Le FN dont l’ antifiscalisme est une seconde nature. Et il y a Copé qui s’agite comme un serpent dans un sac. Émoustillé par la cheftaine du parti démocrate-chrétien, la bonne Christine Boutin et ses 800.000 €uros, qui bardée comme Jeanne d’Arc voit dans Jean-François-Charles VII-Copé le "guerrier" (sic) qu’il faut pour "reconquérir" (sic) le pouvoir.

 

L’analyse de François Goguel

    Goguel, fondateur de la science politique avec A. Siegfried, a des analyses définitives, ou presque, sur cette période. Je cite son livre-monument « La politique des partis sous la III° république ».

    "L’aisance même de l’assainissement (apporté par la politique de Poincaré) montre combien les causes psychologiques de la crise financière l’avaient emporté sur ses facteurs proprement techniques. ( …)

    Or, à l'état latent, toutes ces ressources (financières, JPR) existaient dès 1924. Mais, à moins de bouleverser complètement la structure économique et sociale du pays, leur mise en œuvre ne pouvait être obtenue par la contrainte : elle dépendait de la libre décision de leurs détenteurs. D'où l'importance capitale des réactions de l’esprit public à cette époque de notre histoire financière et politique. André Siegfried y songeait lorsqu'il a dit du Français : « Politiquement, son cœur est à gauche, mais sa poche est à droite » La répugnance montrée pendant plus de deux ans, par une Chambre qui ne voulait pourtant pas consacrer la rupture du Cartel des gauches, à ratifier les mesures de contrainte financière préconisées par les socialistes, confirme l'exactitude de ce jugement.[5]

    Car les couches profondes de la population partageaient l'état d'esprit des parlementaires. Pour une large part, les demandes de remboursement de bons de la défense nationale, les achats de valeurs étrangères et les exportations de capitaux furent, entre 1924 et 1926, le fait de petits et moyens épargnants. Ceux-ci désiraient défendre leur patrimoine et adapter leurs disponibilités au niveau sans cesse montant des prix ; mais ils étaient souvent loin d'être politiquement défavorables au Cartel des gauches. Beaucoup d'entre eux, si, même lorsqu'ils avaient voté pour des candidats de la S.F.I.O., ils n'étaient pas vraiment socialistes, étaient au moins radicaux «bleus» dans l'Ouest [6], «rouges » dans le Midi, c'étaient les adversaires déterminés du parti de l'Ordre établi.

(…).

    Malgré son heureuse conclusion, cette crise financière de deux ans exerça sur l’esprit public une influence profonde (jusqu’à aujourd’hui, JPR). Les milieux privilégiés, la bourgeoisie, beaucoup de paysans propriétaires, les commerçants et les industriels en conservèrent la conviction de l’incapacité des gauches à faire une saine politique financière ; ils en conclurent que l'accession au pouvoir du parti du Mouvement était forcément génératrice d'un désordre profond, contre lequel ce parti cherchait vainement à réagir en accablant d’impôts propriétaires et producteurs et en ruinant la monnaie. Jamais, avant 1914, les choses n'avaient été si loin : la gauche avait alors souvent froissé des sentiments, elle n'avait jamais sérieusement menacé les patrimoines. On ne lui pardonna pas de l'avoir fait. C'est à partir de la crise de 1924-1926 que le ressentiment des milieux conservateurs ou modérés contre le parti du Mouvement a pris un caractère plus âpre et plus irréconciliable qu'aux époques antérieures.

Fin de citation.

 

    Tout cela manque un peu de perspectives ouvrant la voie à l’optimisme. Mais Goguel était foncièrement de droite. Encore, une fois, si l’on reste dans les schémas de l’économie libérale, c’est encore la droite qui s’y connaît le mieux. C’est un changement complet de politique économique qu’il faut opérer.

 



[1] Et aujourd’hui, Le Figaro est le porte-parole des "pigeons". Tradition respectée.

[2] E. WEBER, "L’Action française". Les Camelots du roi sont le bras armé -les nervis- de la ligue d’Action française de Charles Maurras.

[3] Commission parlementaire d'enquête sur les événements du 6 février 1934, déposition de Perrier, annexe au rapport, tome I, page 135, cité par C. WILLARD.

[4] Lemaigre-Dubreuil sera, dans un premier temps, un bon collaborateur de Vichy.

[5] Le « jugement »é de Siegfried est sans doute valable pour la France radicale et radicale-socialiste. Aujourd’hui, il faudrait l’appliquer à l’électorat socialiste : on sait que les dirigeants et cadres du PS ont fait une croix sur les classes ouvrières.

[6] C’est-à-dire républicains dans un Ouest où le royalisme n’avait pas complètement disparu.



Les élections de 1936 au Pays de Montbéliard.

publié le 26 juin 2013, 12:31 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 2 janv. 2019, 05:37 ]

cet article fait suite à.Jean le laveur, ouvrier luthérien du Pays de Montbéliard, 1858.

     

    La tradition luthérienne des ouvriers du Pays de Montbéliard les rend sensibles aux thèses traditionalistes. Je cite toujours, à ce niveau la phrase du dirigeant social-démocrate allemand, F. Ebert, luthérien, "je hais la révolution comme le péché". En foi de quoi, il laissera les francs-tireurs massacrer les Spartakistes en janvier 1919. Dans son livre, « Mémoires de l’Enclave »[1], J.-P. Goux nous dit "en général les rapports des ouvriers de « la maison P*** » avec leurs patrons étaient faits d'estime et de confiance réciproques : les ouvriers avaient tous en 1848, en 1851, en 1852, voté avec le parti de l'ordre, ils étaient tout à fait étrangers aux discussions politiques, ne lisaient pas de journaux, étaient incapables de se laisser entraîner aux désordres d'une émeute quelconque". Le parti de l’ordre coalise tous ceux qui étaient hostiles à la révolution de février 1848 et qui votèrent pour Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 - approbation de son coup d’État - et en 1852 - approbation du retour à l’Empire -. Les Peugeot étaient d’ailleurs parfaitement en phase avec Napoléon III quant à la politique paternaliste qu’il fallait mener dans l’entreprise.

    Néanmoins, on ne saurait oublier de dire que la Réforme religieuse du XVI° siècle a été marquée du sceau de ce que l’on appelle aujourd’hui l’ Etat-providence. A Strasbourg, par exemple, les biens du clergé catholique sont collectivisés et le capital obtenu sert à financer aussi bien l’éducation publique que la santé dans des établissements également publics. On peut dire que les États luthériens -voyez les pays scandinaves - ont été le berceau de la social-démocratie. Il s’en suit que le mouvement ouvrier - surtout sa branche réformiste - rencontre un écho chez les prolétaires et le parti socialiste SFIO était très influent dans le Pays de Montbéliard.

    Je donne les résultats des élections législatives dans l’Enclave pour les deux élections générales de 1928 et 1932, lors desquelles est élu le candidat socialiste qui se représentera en 1936.

 

Dates

Inscrits

votants

Droite

Rad.-Soc.

SFIO

PCF

Autres*

1928

26126

22117

8342

3553

4111

 

5641

2ème t.

 

22215

10422

 

11268

 

 

1932

28846

22462

7574

4717

7994

1916

 

2ème t.

 

22430

9069

 

12225

752

 

* = Trois candidats qui se retirèrent pour le second tour.

 

    Le succès socialiste de 1928 est d’autant plus méritoire que nous sommes alors en pleine prospérité, que l’industrie automobile connaît un "boum" spectaculaire. Mais à l’échelle du pays tout entier, la tendance est à l’euphorie et la droite triomphe. En 1932, belle réélection du candidat socialiste mais, là encore, la bourgeoise française n’est pas inquiétée par les « Rouges », c’est plutôt elle qui s’agite avec les Ligues factieuses. Le PCF, même s’il présente un candidat au Pays de Montbéliard, est en crise grave qu’illustrent ses maigres 800.000 voix au niveau national.

    Il en va tout autrement après les journées de février 34 et l’échec du gouvernement Doumergue. Le péril rouge est aux portes. La droite se mobilise.

 

1936 : François monte au front

    Le patronat automobile, progressif quant aux innovations technologiques, est particulièrement rétrograde en ce qui concerne le syndicalisme ouvrier révolutionnaire et le courant marxiste. Il fera tout pour créer des syndicats "jaunes" ou "renards". Politiquement, ainsi qu’on va le voir, il soutient aussi bien la royaliste Action française de Maurras que le fasciste P.P.F. (Parti populaire français) de Doriot.

    En 1936, François Peugeot se présente aux élections générales qui sont celles du "Front populaire", alliance politique du parti républicain radical et radical-socialiste, du parti socialiste S.F.I.O. et du parti communiste français (PCF). Il s’agit pour lui et son clan de s’opposer par tous les moyens - "mêmes légaux" - à ce Front populaire particulièrement détesté. La famille Peugeot s’était opposée par des moyens illégaux à la montée du mouvement révolutionnaire. Dans mon livre, accessible sur ce site, je fournis la citation suivante :

« Les archives connues sont plus qu'éloquentes sur ce point du financement des partis par le patronat. Par exemple cette lettre adressée par M. Jordan, directeur général de Peugeot, à M. Fr. Lehideux, directeur de Renault, le 4 septembre 1936 : "Les industriels lyonnais ont créé (...) une société anonyme régulière qui, en concentrant tous les budgets de subventions de la région, aura de 8 à 10 millions à distribuer par an à toutes les organisations d'ordre, de l'Action française à Doriot, pour la seule ville de Lyon et région. Cette société a pour objet officiel une partie de la publicité commerciale courante, M. Jean-Pierre Peugeot [2] pense que cette formule serait à employer pour l'organisme nouveau différent des syndicats patronaux" [3] ».

    Cette candidature d’une personnalité éminente illustre les propos de François Goguel, de la Fondation nationale des sciences politiques, que je rappelle ici : 

"D’abord, le taux d’abstention -en 1936, JPR - baissa à 15%, le plus bas de la Troisième République. La crainte du Front Populaire conduisit d'autre part les modérés[4] à présenter des candidats dans un certain nombre de circonscriptions du Centre et du Midi où ils n'avaient pas pris part à la compétition électorale en 1932. C'est ce qui explique la progression du pourcentage des voix de droite dans plusieurs des départements où elles avaient été les moins nombreuses en 1932. (…). Mais les bastions de l'Ouest, de l'Est et du sud du Massif Central tiennent bon : dans plusieurs départements - Manche, Calvados, Sarthe, Mayenne, Finistère, Loire-Inférieure, Vienne, à l'Ouest ; Doubs, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Moselle, à l'Est ; Haute-Loire et Aveyron, dans le Massif Central - le pourcentage des suffrages de droite par rapport aux inscrits est même en progression sensible".

 

    La famille Peugeot présente l’un des siens en lieu et place d’un vieux candidat, déjà battu lors des précédentes élections. François se présente avec l’étiquette Radical indépendant. On sait grâce à André Siegfried, collègue et ami de F. Goguel, que le mot « radical » ne veut plus rien dire depuis 1906. Luthérien, François Peugeot n’allait pas se frotter aux catholiques de la droite traditionaliste, sa famille a toujours été « républicaine » face à la menace de restauration monarchiste catholique. Les Peugeot sont républicains au sens où l’entendait Adolphe Thiers « la république sera conservatrice ou ne sera pas ». La république fut conservatrice avec les Peugeot qui n’hésitaient pas à faire appel aux gendarmes à cheval qui chargeaient sabre au clair et coupaient les oreilles de quelque manifestante (1905)[5]. Pour enlever toute illusion voici les propos tenus à la chambre des députés, lors de la dramatique séance du 6 février 1934, par Franklin-Bouillon, député Radical indépendant qui s’adresse à E. Daladier, radical-socialiste, président du conseil désigné[6] : "Le gouvernement aura la responsabilité du sang versé (…). Au lieu de vous efforcer d’unir, vous avez essayé de débaucher, vous avez manqué à votre parole d’honneur, trahi vos engagements. Vous êtes indigne d’être là où vous vous êtes traîné (…). Allez-vous-en ! Avant que le pays ne vous chasse, comme vous le méritez". Voilà le groupe qu’allait rejoindre François Peugeot !

    Les ouvriers sont surveillés : il faut aller voter pour le patron ! La participation au scrutin qui fut de 77,9% des inscrits en 1932 monte à 86,6% en 1936. L’intimidation est forte : le candidat socialiste, député sortant, ne peut prendre la parole partout. Les voix de gauche reculent de 5162 unités, la droite progresse de 7001 voix. Grosso modo, on peut dire que François Peugeot a pris 5000 voix à la Gauche auxquelles se sont ajoutés les 2000 votants supplémentaires. Il est élu dès le 1er tour.

 

Dates

Inscrits

votants

Droite

Rad.-Soc.

SFIO

PCF

1936**

28198

24423

14575

--

8349

1116

** = Candidat de droite élu dès le 1er tour. Pas de scrutin de ballotage.  

 

    Voilà comment votèrent les dociles ouvriers du Pays de Montbéliard, les successeurs des Jean le laveur, en 1936, contre un programme qui allait leur apporter les congés payés, les 40h, l’augmentation des salaires, les contrats collectifs de travail, liberté d’opinion et liberté d’adhérer à un syndicat professionnel.

    Tout cela fut obtenu par la lutte et non pas octroyé par le patron compatissant. Néanmoins, le paternalisme de Peugeot avait souvent précédé l' Etat-providence dans ces réalisations.

 

François à la Chambre…

    Voici un extrait de sa fiche publiée sur le site de l’Assemblée nationale.

    "François Peugeot est né le 31 mai 1901 à Hérimoncourt, fief familial. Fils de Pierre Peugeot, François Peugeot, après avoir fait ses études secondaires à Montbéliard, puis à Paris, prépare le concours d'entrée à l'école des Hautes études commerciales, où il est reçu. Il entre ensuite dans les affaires familiales ; il y occupera des positions de plus en plus importantes.

    La carrière parlementaire de François Peugeot a été brève. Membre de la commission des douanes et des conventions commerciales, il présente de nombreux rapports sur des projets de loi tendant à approuver des accords commerciaux ou à modifier le régime douanier de divers produits aux Antilles et en Indochine. Il intervient peu personnellement dans les débats. En tant qu'industriel, le problème des conventions collectives l'intéresse au premier chef. En 1938, il présente un amendement au projet de loi sur les procédures de conciliation et d'arbitrage. Il prend part à la discussion du budget du Travail et demande à interpeller le gouvernement sur sa politique sociale. Au cours des deux années suivantes, il semble se désintéresser des travaux parlementaires (sic) ! Le 10 juillet 1940 au Congrès de Vichy, il vote les pouvoirs constituants demandés par le maréchal Pétain. François Peugeot est officier de la Légion d'honneur".

    Avant de lire ce que pensent les Peugeot de Pétain, voyons l’analyse qu’ils portent sur le syndicalisme révolutionnaire et sur la grève qui vient d’avoir lieu, en février 1937, à Sochaux, sur la question du rétablissement d'un délégué syndical de Carrosserie muté à la peinture malgré son état de santé, et sur le réembauchage d'ouvriers licenciés pour une grève d'une heure, une semaine plus tôt [7].

"Un parti politique a « noyauté » habilement en France les organisations syndicales. Chez nous, il a mis un soin particulier à travailler les industries Peugeot, à cause de leur importance et aussi parce qu'on en savait le personnel attaché à ses patrons. De là les désordres de l'été dernier, l'esprit d'indiscipline rendant la vie dure aux ouvriers paisibles et la tâche presque impossible aux agents de maîtrise, enfin pour couronner le tout, la récente grève de Sochaux. Autant de manœuvres par lesquelles des puissances occultes agissant de loin, transformant les syndicats en organisations de combat, enrégimentent et entraînent leurs troupes en vue de bouleverser nos institutions politiques et sociales.

Est-ce vraiment cela que veulent les ouvriers de nos usines?

Si oui, qu'ils réfléchissent bien, avant d'aller plus loin sur la voie dangereuse où on les pousse, et où ils risquent de perdre plus qu'ils ne peuvent gagner.

Si non, qu'ils le disent. Et qu'ils le montrent en secouant le joug qu'on veut leur imposer, en restituant à leurs syndicats une activité strictement professionnelle, en usant de leur droit de vivre dans la paix et dans la liberté ainsi qu'il convient aux citoyens d'un pays trop riche d'expérience et d'honneur pour accepter de se mettre aux ordres de l'étranger".

"Les leçons d’une grève, extraits de Le trait d’Union Peugeot, (journal patronal) mars 1937".

    Sont ainsi dénoncés par Peugeot-qui-ne-fait-pas-de-politique : le PCF, le Front populaire et « ses désordres », la III° internationale (puissances occultes), Moscou (ordres de l'étranger). Sont avoués : la soumission des ouvriers (personnel attaché à ses patrons), l’utilisation des agents de maîtrise comme supplétifs, le soutien aux syndicats jaunes, l’appel à la guerre contre la CGT.

 

Peugeot et Pétain

    Comme on pouvait s’y attendre François Peugeot a voté les pleins pouvoirs à Pétain, à Vichy en juin 1940. Mais toute sa famille n’a fait que se battre contre la république durant les années Trente. En mai 1941, le journal familial distribué aux collaborateurs, Le trait d’Union Peugeot, publie un article joliment intitulé TRAVAIL - FAMILLE - PATRIE !

La France a reçu du Maréchal Pétain, ce triple et admirable mot d’ordre : TRAVAIL - FAMILLE - PATRIE ! et nous souhaitons ardemment que chaque français le mette en pratique.

Le Maréchal PÉTAIN a remis le travail en honneur, car il n'y a pas très longtemps on nous le présentait trop souvent sous la forme d'un esclavage. De nombreux politiciens et agitateurs de toutes sortes niaient la beauté du travail et prêchaient la formule du moindre effort. Ils faisaient en outre de merveilleuses promesses qu'ils auraient été bien incapables de tenir. Un auteur chrétien écrivait, il y a 1900 ans : "Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger"[8].

Citons encore ces mots du Maréchal, qui seront notre conclusion : "Le travail est le partage de l'homme sur la terre, il lui est impose par une nécessité inéluctable".

    Ainsi qu’on le voit, le gréviste, le manifestant, l’agitateur révolutionnaire est systématiquement -et même bibliquement - assimilé à un paresseux, un "fainéant".

    Et ce n’est pas Jean-Pierre Peugeot qui allait boycotter le maréchal.

« M. Jean-Pierre Peugeot est reçu par le Maréchal Pétain », Le Trait d'Union Peugeot, juillet 1941, extraits:

"Le patron a rencontré le Maréchal", telle est la nouvelle qui parvenait, il y a quelques jours aux bureaux du Trait d'Union. Nous avons interrogé M. Jean-Pierre Peugeot :

- Quelle impression le Maréchal vous a-t-il fait personnellement ?

- Une profonde impression. Malgré son grand âge il n'y a pas d'homme plus averti que lui des intérêts de la France. J'ai admiré sa façon pondérée et réfléchie d'envisager les choses. Il n'hésite pas à consulter beaucoup de Français de toutes conditions et à s'inspirer de leurs avis. Lorsqu'on parle de lui à son entourage, on constate qu'il est véritablement le chef et que c'est vraiment lui qui mène. Lorsqu'il nous dit de le suivre, j'ai la certitude que notre seul devoir est de faire aveuglément et sans discuter ce qu'il nous dit et de l'accompagner sans arrière-pensée sur le chemin où il nous conduit. Je suis certain que tous ceux qui voient personnellement le Maréchal aboutissent à la même conclusion".

    Jean-Pierre Peugeot est un bon luthérien. Il demande de ne pas utiliser sa raison, la grande prostituée disait Martin Luther, diese Hure ! Frédéric-Guillaume Ier - le célèbre Roi-sergent [9]- - était luthérien, imbu du droit divin des rois. Dans la lignée du Réformateur -« il faut obéir sans phrases » s’écriait Luther -, le roi pensait qu’il faut obéir sans raisonner : «nicht Raisonnieren ! ». Chez Peugeot, c’est aveuglément et sans discuter ! 

  Jean-Paul Goux dans son livre foisonnant nous signale qu'à la Libération, François Peugeot a été condamné à cinq ans d'indignité nationale par le comité de Libération nationale d' Hérimoncourt parce qu'il avait collaboré avec Vichy.

    Tous ces éléments politiques, ajoutés à la soumission ancestrale des ouvriers-paysans du Pays de Montbéliard, montrent les bases du vote populaire de droite dans l’Est de la France.

 



[1] Éditions MAZARINE, Paris, 1986, 460 pages.

[2] En 1928, Jean-Pierre Peugeot (1896-1966), fils de Robert, prend la direction de Peugeot. Cousin germain de François. 

[3] Lettre reproduite par P. Fridenson, «Histoire des usines Renault», Seuil 1972, p. 322, citée par Yves-Claude Lequin, professeur d’université Lyon II, l’Humanité du 10 juin 1982. Lire le chapitre « La Cagoule, le retour..».

[4] F. Goguel appelle « modérés » tout ce qui est à droite du parti Radical et Radical-socialiste. La droite traditionaliste est, pour Goguel, modérée. Il est lui-même modéré…

[5] Triste anecdote narrée par J.P. Goux, page 404. Et il y en a d’autres…

[6] Et qui sera investi mais démissionnera immédiatement par peur des émeutiers de la place de la Concorde, émeutiers amis de F. Peugeot et Bouillon.

[7] Grève à laquelle Peugeot répliqua en faisant évacuer par la police l’usine occupée. Tous les documents cités sont extraits du livre de J.-P. Goux dont j’ai dit tout le bien que je pensais.

[8] Paul, deuxième épitre aux Thessaloniciens, 3-10. (JPR).

[9] Ce sobriquet dit bien quelle fut son activité principale. Né en 1688, il est roi en 1713 et meurt en 1740.

L’engagement des intellectuels dans l’entre-deux-guerres : Paul Nizan et les autres…(1ère partie)

publié le 26 juin 2013, 10:29 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 31 juil. 2013, 14:17 ]

    Voici une conférence organisée par la revue l‘Improbable, que vous connaissez, conférence qui avait pour objet Paul Nizan. Dans un premier temps, je publie le texte de l’annonce de la conférence par Alain Bujard, tel qu’il parut dans le journal de l’association et, dans un second temps, le texte de la conférence elle-même.

    Le libellé que j’ai choisi pour titre n’est pas tout à fait celui d’Alain Bujard. Mais, il n’y a pas trahison. Dans une démarche matérialiste, A. Bujard évoque nécessairement la matière dans laquelle se meut Paul Nizan et cette matière historique est constituée par l’héritage immédiat de la guerre de 1914-1918, avec ses dégâts matériels et surtout psychologiques et moraux, par la réaction des écrivains qui ont subi ce recul de civilisation, par la révolution de 1917 et l’apparition du "communisme international" comme disait Henri Barbusse, cité par l’auteur, ce qui pose la question de la place et du rôle de l’écrivain révolutionnaire et même du prolétaire-écrivain. La matière, c’est aussi la montée du fascisme et l’entrée en vigilance des intellectuels antifascistes, etc… et Nizan n’est pas seul. L’action brise la solitude : A. Bujard nous fournit des citations efficaces. Alain Bujard a fourni également à ses auditeurs une iconographie impressionnante et passionnante. Tellement, que malgré nos efforts, on n’a pu la placer intégralement dans les textes. On la retrouvera en fin d’article. Et cela explique la mise en deux parties de cet article.

    Je précise que le Groupement Interdisciplinaire d’Études Nizaniennes (G.I.E.N.), créé le 17 novembre 2000, a pour but de promouvoir l’œuvre de Paul Nizan et, plus largement, de créer un espace de recherches et de rencontres autour de la période des années 1930. Dans cette perspective, le GIEN publie depuis 2002 une revue annuelle, Aden, dont Anne Mathieu est la directrice de publication.

     J.-P. R.


 

PLAN DE L’ENSEMBLE

LES ENGAGEMENTS DES INTELLECTUELS DANS LES ANNÉES 1930 : PAUL NIZAN.

    Texte publié dans L’ Improbable (mars 2013)

TEXTE DE LA CONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE JOURNAL L’IMPROBABLE ET PRONONCÉE PAR ALAIN BUJARD. mai 2013

A. La matrice des années Trente

-   la guerre de 1914-1918 et ses conséquences

-  l’effervescence intellectuelle

-  1917… et ses conséquences (fin de la 1ère partie)

B. Paul NIZAN, intellectuel communiste (2ème partie) lien :

- aspects biographiques

- exemples du style Nizan dans ses critiques

- quelques mots sur les conceptions littéraires de Nizan

 

LES ENGAGEMENTS DES INTELLECTUELS DANS LES ANNÉES 1930 : PAUL NIZAN.

 

    Alain BUJARD

    Animateur de l’association L ’Improbable

     publié le 26 mars 2013

    par Limprobable

 

 

Lorsqu’on évoque Paul Nizan (1905-1940), alors viennent à l’esprit Aden Arabie, Jean-Paul Sartre, ou encore des titres de romans comme Antoine Bloyé, voire des pamphlets (Les chiens de garde) ou encore des essais comme Les matérialistes de l’antiquité. Paul Nizan, ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de philosophie la même année (1929) que Sartre, qu’il connait depuis leur scolarité commune au Lycée Henri IV, est nommé professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse (Ain) pour l’année scolaire 1931-1932. Il se met en congé de l’Éducation Nationale et devient permanent du Parti Communiste Français. Paul Nizan est aussi un journaliste, critique littéraire à L’Humanité, dont les responsables sont Gabriel Péri et Louis Aragon, puis au journal Ce Soir, dirigé par Jean-Richard Bloch, Louis Aragon, Robert Capa, avant de devenir journaliste politique, toujours à L’Humanité.

Membre du PCF depuis 1927, il en démissionne le 21 septembre 1939, après la signature du pacte germano-soviétique. Ainsi l’œuvre, littéraire, philosophique, journalistique, s’épanouit dans l’entre-deux guerres, une période où le monde bouillonne. Le fascisme, installé en Italie depuis 1922, en Allemagne en 1933, montre son vrai visage avec le déclenchement de la guerre d’Espagne au lendemain de l’insurrection d’une fraction de l’armée conduite par Franco contre la République espagnole. Face au danger fasciste, les intellectuels ne restent pas contemplatifs, sur le bord du chemin : l’antifascisme devient le ciment d’un vaste mouvement. C’est ainsi qu’en 1933 est créée l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires. En 1934, c’est le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, avec Paul Rivet, Alain, Paul Langevin[1]. Ce dernier Comité rassemble des antifascistes et des pacifistes, deux courants de pensée qui, à l’épreuve des faits (accords de Munich en 1938) amènent antifascistes et pacifistes à se séparer.

    Paul Nizan occupe une place particulière dans la mémoire collective, du fait de sa démission du PCF après la signature du pacte germano-soviétique, que sa mort prématurée, le 23 mai 1940 sur le front, à Dunkerque, ne permettra pas d’apprécier convenablement.


Le Groupement Interdisciplinaire d’Études Nizaniennes (G.I.E.N.), créé le 17 novembre 2000, a pour but de promouvoir l’oeuvre de Paul Nizan et, plus largement, de créer un espace de recherches et de rencontres autour de la période des années 1930. Dans cette perspective, le GIEN publie depuis 2002 une revue annuelle, Aden, dont Anne Mathieu est la directrice de publication.

 

Texte de la conférence organisée par le journal L’Improbable

et prononcée par Alain Bujard.

 

N.B. les intertitres sont de la rédaction-lol. Et sont écrits en bleu.

 

    L'évocation des années trente est aujourd'hui l'un des thèmes favoris des médias pour tenter d'expliquer, sinon de comprendre, l'actualité. Crise économique, montée des mouvements d'extrême droite fascisants sont toujours convoqués par nos brillants commentateurs. Certes, il est des similitudes, mais on ne peut en rester aux mots. Citer les années trente ne suffit pas à expliquer les réalités d'aujourd'hui. La similitude ne saurait être une explication. Chaque crise a sa spécificité. Certes, l'extrême droite aujourd'hui, tant par ses succès électoraux que par sa présence dans les manifestations-prétextes n'a pas renoncé à ses solutions fascisantes. Les Lyonnais qui habitent le Vieux Lyon peuvent témoigner de la volonté de violence de ces groupes qui visent à s'approprier des territoires.

A. La matrice des années Trente

    Mais mon propos n'est pas de bavarder sur l'actualité mais bien plutôt de rappeler ce qu'ont été ces années trente. Il faut pour cela commencer par le commencement c'est à dire la guerre de 14 et les bouleversements qu'elle engendra.

 

    La guerre de 14-18 et ses conséquences

  

 Pour donner la mesure de ces bouleversements quelques chiffres.

    En 1914, la France compte 41.600.000 habitants, chiffre qu'elle ne retrouvera qu'en 1950 ! Parmi eux 44% sont des ruraux, les ouvriers n'étant guère plus de 5.500.000, parmi lesquels 600.000 sont syndiqués à la CGT seul organisation syndicale confédérée à ce moment. La guerre étant déclarée, ce sont 8.410.000 mobilisés pour toute la durée de la guerre. On comptera à la fin du conflit, 1.357.000 morts, 4.266.000 blessés, 537.000 disparus ou prisonniers, soit une perte totale de 6.160.000 ou encore 73,25% de pertes parmi les mobilisés et 16,14% de morts parmi les mobilisés. L’Allemagne, la Russie donnent à peu près les mêmes chiffres. Aujourd'hui cette hécatombe se mesure à la longueur des listes de morts figurant sur les monuments aux morts de toutes les communes de France.

    Dans les années qui précèdent la guerre le mouvement socialiste, incarné par la SFIO a progressé. Aux élections de 1914, le parti réunit 1.397.373 voix et obtient 100 députés. Par ailleurs, la SFIO se positionne face à l'éventualité d'une guerre. Le Congrès des 14/16 juillet discute de deux positions possibles. Jaurès présente la motion de la majorité : "Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre et pour imposer aux gouvernements le recours à l'arbitrage, le Congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés, ainsi que l'l'agitation et l'action populaires sous les formes les plus actives". La motion de la minorité est présentée par Compère-Morel. Elle se réfère au Congrès de Bâle. Lancer le mot d'ordre de grève "ne peut que servir de prétexte à des lois d'exceptions contre tout ou partie des travailleurs organisés [...] sa mise en pratique ne pourrait qu'assurer la défaite du pays dont le prolétariat sera le mieux organisé et le plus fidèle aux décisions de l'Internationale, au bénéfice du pays le moins socialiste, le plus indiscipliné.". Cette motion soutenue par Jules Guesde recueillera 1174 mandats, celle présentée par Jaurès 1690 mandats.

    Il serait très intéressant de rapporter l'histoire interne de la SFIO tout au long de la guerre, mais ce n'est pas le sujet. Notons seulement qu’entre la déclaration de guerre en aout, le ralliement de la SFIO au gouvernement et l'entrée de deux ministres socialistes Jules Guesde et Marcel Sembat dans ce gouvernement, la minorité pacifiste et internationaliste progresse. Tout au long de la guerre, -"qui ne devait pas durer"-, un fort courant pacifiste émerge dans la population française ainsi que dans le mouvement ouvrier le courant internationaliste en faveur de la reprise des relations internationales. La Révolution russe vient considérablement renforcer ce dernier courant.


    Les bases du débat sont là, et en dehors, ou à côté, en accompagnement du parti politique voici que se rassemblent les hommes. D'une certaine manière ce profond bouleversement qu'est la première guerre mondiale n'est pas sans conséquences dans  de nombreux domaines. Citons - car nous y reviendrons - dans le domaine des arts et lettres la naissance du mouvement DADA, et son prolongement dans l'émergence du surréalisme. Mais le rassemblement le plus important concerne les anciens combattants. L'idée de regrouper les anciens combattants remonte à 1917, elle est due à Raymond Lefebvre, Paul Vaillant-Couturier, Henri Barbusse. La réunion constitutive se tient à Paris le 2 novembre 1917. C'est un lieu de rencontre de soldats, d'officiers de toutes tendances de la gauche ennemies des vieilles élites politiques et soucieuses de reconstruire une civilisation démocratique en France. Jusqu'à la fin de la guerre l'Association Républicaine des Anciens Combattants (ARAC) végète dans le corporatisme.  En septembre 1919, le congrès de l'ARAC, tenu à Lyon, adopte à l'unanimité une plateforme de revendications pour "l'avènement d'une organisation sociale fortement démocratique".



    L’effervescence intellectuelle


Dans le même temps, Lefebvre avance l'idée d'une Internationale des intellectuels pacifistes qu'accepte Barbusse et à laquelle Anatole France accepte de prêter son concours. Mais, comme dit Lefebvre : "Toute réalisation doit être subordonnée à la fin de la guerre" et le Manifeste des Intellectuels Combattants ne sera publié qu'en janvier 1919. Il propose, avec Vaillant-Couturier, à Barbusse dans le troisième trimestre 1919, le projet d'une revue. Ce sera "CLARTÉ" du nom d'un ouvrage antérieur de Barbusse. Il revient à Barbusse d'annoncer dans l'Humanité du 10 mai 1919 la naissance du groupe Clarté. Le premier numéro de Clarté sort le 11 octobre 1919. Mais l'engagement de membres actifs du mouvement, Raymond Lefebvre, Paul Vaillant-Couturier, Boris Souvarine, dans la campagne pour l'adhésion du Parti socialiste à la troisième Internationale, la fondation en 1920 du Parti communiste - SFIC (section française de l'Internationale Communiste), donnent un contenu révolutionnaire à l'internationalisme, ce qui pose bientôt la question de la place politique de Clarté.

    Barbusse malgré son ralliement en 1920 au communisme international, selon sa propre formule, tient essentiellement à l'indépendance de Clarté et veut faire du groupe une organisation "au-dessus des partis". Une minorité acquise au communisme cherche à orienter Clarté vers une action révolutionnaire.[2] VAILLANT-COUTURIER propose une nouvelle orientation qui définit Clarté comme un "Centre d'éducation révolutionnaire international". A la fin de 1921 la minorité communiste, avec l'accord de Barbusse lance la nouvelle revue qui remplace l'ancienne formule journal. Ce sera, selon leur souhait la première revue "d'éducation révolutionnaire et de culture prolétarienne". Clarté devient une tribune d'une fraction jeune de la première génération communiste, de cette poignée d'intellectuels que la révolte contre la guerre qu'ils ont vécue a conduit à rompre avec leur classe d’origine. Elle porte l'espoir qu'une révolution naitra, à l'exemple de la révolution russe, de leur révolte de combattants. Mais le mouvement révolutionnaire reflue comme en témoigne l'échec de la révolution allemande en 1923.

    En 1924, une crise éclate entre Clarté et le Parti communiste : elle aboutira à la rupture de Barbusse et Vaillant-Couturier avec la revue. Les jeunes écrivains entrés à "Clarté" s'accommodent mal des tendances littéraires jugées assez peu révolutionnaires. La tension se cristallise autour de la personnalité d'Anatole France. Lors des cérémonies du jubilé du grand écrivain, "Clarté" s'insurge : "Nous laisserons les différents partis de la bourgeoisie se disputer la fraternité spirituelle d'Anatole France". "Clarté" critique le journal l'Humanité :

"L'Humanité elle même s'est laissé aller à exprimer son admiration sans réserves pour Anatole France, écrivain. De telles déclarations ne peuvent hélas que contribuer à entretenir auprès du prolétariat français la légende d'un Monsieur France révolutionnaire, ce qui est pour le moins bouffon.".

    Ces positions sont partagées par les surréalistes qui publient le virulent pamphlet "Un cadavre". André Breton signe un texte "Refus d'inhumer".

"Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonshommes : l'idiot, le traitre et le policier. Avec France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va."

C'est ce même pamphlet qui provoqua une polémique rude entre Jean Bernier, directeur de "Clarté" et Aragon qui, dans sa contribution au texte avait uni dans une même réprobation, "le tapir Maurras et Moscou la gâteuse". La polémique est violente, Bernier s'insurge contre les mots d'Aragon. Celui ci répond :

"Mon cher Bernier, il vous a plu de relever comme une incartade une phrase qui témoignait du peu de goût que j'ai du gouvernement bolchevique et avec lui de tout le communisme [...] La Révolution russe, vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. A l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle. [...] Je tiens à répéter dans Clarté même, que les problèmes posés par l'existence humaine ne relèvent pas de la misérable petite activité révolutionnaire qui s'est produite à notre orient au cours de ces dernières années."

Si Clarté et les surréalistes avaient trouvé un sujet d'accord avec la critique d'Anatole France, ce n'était pas suffisant pour donner un caractère permanent à cette communauté de vue. La guerre du Rif sera l'occasion de nouvelles convergences concrétisées par la signature d'un manifeste commun : "La Révolution d'abord et toujours!". L'Humanité salue ce rapprochement, que Bernier commente "Ce qui fonde notre union c'est l'acceptation de la conception marxiste de la Révolution.".

Lorsque Pierre Naville, membre du groupe surréaliste, nouvel adhérent du parti communiste arrive, en juin 1926, à la direction de Clarté, il a pour objectif d'amener ses amis surréalistes sur le même chemin que lui. En 1927, l'Internationale Communiste lance la tactique "Classe contre classe", ce qui, dans le domaine littéraire se traduit par le dogme de la littérature prolétarienne.

"Prenons garde", écrit Naville, "la Révolution prolétarienne est faite par le prolétariat.  Pour elle, actuellement, le rapprochement des intellectuels ne peur signifier que l'aide de techniciens et d'hommes habitués aux besognes de plume. Les poètes, les penseurs, les artistes de la révolution ne peuvent naître que du prolétariat victorieux"

Naville demande à ses amis de prendre leurs responsabilités : ou bien persévérer dans une attitude négative, d'ordre anarchique, attitude fausse a priori parce qu'elle ne justifie pas l'idée de révolution dont elle se réclame ; ou bien s'engager résolument dans la voie révolutionnaire, la seule voie révolutionnaire : la voie marxiste.

Contre Barbusse…

BRETON répond dans un texte aux allures de pamphlet "Légitime défense !" (1er décembre 1926) rejetant sur le Parti communiste la responsabilité du peu d'énergie révolutionnaire dont feraient preuve les surréalistes. Il critique l'Humanité, "crétinisante", accable Henri Barbusse responsable de la vie culturelle à l'Humanité. C'est la rupture et les surréalistes se réfugient dans l'autonomie.

"Je dis que la flamme révolutionnaire brûle où elle veut et il n'appartient pas à un petit nombre d'hommes dans la période d'attente que nous vivons de décréter que c'est ici où là seulement qu'elle peut brûler."

Pourtant, au cours de l'année 1927, Aragon, Breton, Eluard, Peret, Unik adhèrent au Parti communiste français.

"Nous avons adhéré au parti communiste français estimant avant tout que ne pas le faire pouvait impliquer de notre part une réserve qui n'y était point, une arrière pensée profitable à ses seuls ennemis, qui sont les pires d'entre les nôtres."

Curieusement, les cinq se sont rangés dans l'organisation communiste au moment où Naville, leur initiateur, il a adhéré en janvier 27, commençait à glisser vers l'opposition. Naville dans une série d'articles qui seront publiés dans trois numéros successifs de "Clarté" (avril, mai, juin 1927) attaque vivement Barbusse à l'occasion de la publication de son ouvrage "JESUS". 


Pour Barbusse…

Ceci entraîne une vigoureuse mise au point du Bureau Politique (du PCF) :

"Le Bureau Politique, saisi de plusieurs protestations concernant les derniers numéros de la revue Clarté, déclare que cette revue est en dehors du contrôle du Parti et n'est qu'une entreprise privée. [...] le camarade Barbusse, qui est l'objet d'attaques, est le directeur littéraire de l'Humanité et à ce titre le Bureau Politique n'a qu'à se féliciter de sa collaboration.  Le Bureau Politique déclare que son activité et ses écrits servent la cause du prolétariat.  Enfin, si Clarté n'est pas sous le contrôle du Parti, les camarades communistes qui y collaborent demeurent sous son contrôle et le Bureau politique prendra toutes mesures pour faire cesser les attaques injurieuses contre d'autres communistes".

Les conflits latents entre les divers groupes finissent par rendre impossible la poursuite de "Clarté". En février-mars 1928, "Clarté" devient "La lutte de classes" porte parole de l'opposition communiste et se rapproche du trotskisme, dont Naville deviendra l'un des leaders. Barbusse était pratiquement évincé du poste de Directeur depuis 1921. S'il collabore toujours à l'Humanité, il reste obnubilé par la nécessité du rassemblement. Il crée alors le journal hebdomadaire "MONDE" dont le premier numéro sort le 9 juin 1928. Son projet est exposé dans une lettre à Lounatcharski du 3 février 1926.

"Ce mouvement que nous voulons créer, parce que nous croyons que l'heure en est venue, est et restera indépendant. Il ne veut obéir qu'à lui même. Il ne procède d'aucun parti politique. Il se maintiendra sur le seul plan humain. Il n'aura pour but que de grands buts d'émancipation des hommes et des esprits."

En fait cette création résulte d'une demande provenant de l'Internationale Communiste.

 

    1917… et ses prolongements


        Petit retour en arrière.

    En 1898, l'idéaliste TOLSTOÏ a opposé "l'art du peuple" à l'art des classes supérieures [...] hors de portée des masses [...] incompréhensible à la majorité des hommes [...] étranger à la grande majorité du peuple ouvrier.


    Dès octobre 1917, le mouvement PROLETKULT tient son premier congrès. Avec l'appui de Lounatcharski, le mouvement essaime en centaines d'ateliers regroupant plus de 100.000 participants, essentiellement des jeunes qui veulent écrire. Ce mouvement revendique son indépendance vis à vis du parti. Lénine avait mis en pièce, dès 1909, la notion de "culture prolétarienne" et finira en 1920 par condamner le mouvement PROLETKULT. Divers mouvements naissent alors : l'Association des Écrivains Prolétariens, en 1921 (parmi eux Alexandre Fadeïev, la jeune garde), le Front Artistique de Gauche, en 1922 (Maïakovski, Ossip Brik, Boris Pasternak).

    En novembre 1927 l'Internationale Communiste crée l'UNION INTERNATIONALE DES ÉCRIVAINS RÉVOLUTIONNAIRES (UIER). Henri Barbusse et Francis Jourdain participent à cette création et Barbusse est mandaté pour créer une association française qui verra le jour en 1932 sous le nom d’ASSOCIATION DES ÉCRIVAINS ET ARTISTES RÉVOLUTIONNAIRES (AEAR), section française de l'UIER.

    Mais revenons à Moscou.


    Contre Barbusse (bis)…


  Les anciens des "Écrivains prolétariens" contrôlent l'UIER et Barbusse est leur tête de turc. Son journal "MONDE" fait l'objet d'incessantes critiques qui iront jusqu'à poser de façon comminatoire la question à Barbusse : "Êtes-vous dans notre combat ou contre nous ?" L'UIER cherche à contourner Barbusse par la création d'un autre mouvement en France et contact est pris avec Henri Poulaille, représentant d'une littérature populaire, populiste, prolétarienne, afin d'organiser les écrivains français en section de l'UIER, laquelle estime que Barbusse, JOURDAIN, VAILLANT-COUTURIER n'ont rien fait. Poulaille décline l'invitation. L'UIER cherche une seconde solution. Aragon est à Moscou, sans mandat de qui que ce soit. Il avait publié dans "La Révolution surréaliste" un violent pamphlet contre Barbusse.

"Barbusse, le Barbusse de "Je sais tout" qui dirige ici le magazine "MONDE", une ordure confusionnelle, qui associe à une propagande prosoviétique dosée, tout un peuple de chiens, de traitres et de littérateurs dont on veut nous faire croire qu'ils ont le droit d'apprécier l’œuvre de la Révolution mondiale dont ils sont les pires ennemis."

Aragon se voit bien prendre la place de Barbusse et ainsi diriger la politique culturelle du Parti communiste. Objectif qu'il partage avec André BRETON. Pour faire bonne mesure il en rajoute une couche contre les "barbussiens" :

"Tous ces intellectuels communisants, qu'ils appartiennent -momentanément ou avec une persistance incompréhensible- à un parti qui n'en a que faire, en marge de ce parti ou dans les organes mêmes de ce parti, accomplissent une tâche confusionnelle dont les effets sont plus fâcheux qu'on ne le veut prétendre. Les uns avec cette complicité qui ne trompe personne, mènent une misérable politique de front unique avec la pire racaille de la renommée [...] On se demande quel besoin réel ont de ces parasites les ouvriers révolutionnaires ? Il ne manquera pas d'hurluberlus pour s'écrier que nous voulons maintenir les ouvriers dans l'ignorance. A quoi bon apprendre le b-a ba de ce qui disparaîtra demain de soi-même avec ce monde ruiné qui croule de partout?" [...] Qu'on nous foute la paix avec le théâtre, avec l'opéra, les chœurs, les ballets, avec les distractions réservées à ceux qui paient, et qui ne sont qu'une façon de détourner les idées des exigences de ceux pour qui toute cette culture de diplomates et de mélomanes se réduit à l'apprentissage du métier de machines.".

D'une certaine manière le projet Aragon rejoint celui d'André MARTY, certes avec des objectifs différents, l'un pour des motifs d'orientation, l'autre pour des motifs de contrôle.

"Comme vous pouvez le voir Henri Barbusse essaie plus que jamais de justifier l'action de "MONDE". Et en outre il se refuse en fait à toute entrevue avec les organisations responsables de l'Internationale communiste. En tout cas il serait urgent de liquider cette affaire qui ne peut continuer ainsi. La solution la plus simple serait évidemment de rompre publiquement avec "MONDE" et de le dénoncer violemment dans notre presse. Mais ce serait la solution la plus paresseuse et il semble que nous avons encore la possibilité d'épurer "MONDE" et par une tactique plus souple d'arriver à en faire un organe auxiliaire travaillant effectivement sous notre contrôle."

Pour Barbusse (bis)…

Mais voilà, Barbusse sait se battre avec panache pour défendre ses conceptions et son journal "MONDE". 


Rappelons qu'à sa création le journal "MONDE" compte dans son Comité Directeur : Einstein, Maxime Gorki, Upton Sinclair, Manuel Ugarte, Miguel De Unanumo, Léon Bazalgette, Mathias Mohrardt, Léon Werth. Par ailleurs, Louis Jouvet, Erwin Piscator, Charles Vildrac, tiennent la rubrique théâtre, Darius Milhaud celle de la musique, Célestin Freinet celle de la pédagogie, André Lurçat celle de l'architecture. Il élargit encore son Comité Directeur en recrutant John Dos Passos, Heinrich Mann (le frère de Thomas), Charles Ferdinand Ramuz. Il a recours à Max Lingner, illustrateur, qui vient de quitter l'Allemagne sur les conseils de son amie Käte Kollwitz. Puisqu'il lui est reproché d'avoir trop négligé la littérature prolétarienne au profit d'écrivains "petits bourgeois", il ouvre largement ses colonnes, à partir de novembre 1931 aux "écrivains prolétariens" du groupe Poulaille, tels Marc Bernard, Tristan Rémy, Eugène Dabit ouvrier électricien du métro, auteur du roman "Hôtel du Nord" qui inspirera le film culte, Edouard Peisson, Louis Guilloux.


Finalement même si "MONDE" est particulièrement maltraité par le Congrès, celui-ci reconnait le rôle essentiel de Barbusse. Barbusse n'est pas un renégat, c'est seulement un homme qui se trompe. C'est surtout la question de la "littérature prolétarienne" insuffisamment traitée par Barbusse qui le fait dénoncer. C'est le sens de l'intervention de Illés Béla de l'UIER :

"Barbusse est resté un défenseur ardent et fidèle de l'URSS. Ceci nous interdit de nous comporter avec lui comme envers Panaït ISTRATI. Nous ne devons pas identifier la rédaction de "MONDE" avec la personnalité de Barbusse : nous devons combattre "MONDE" en demandant à Barbusse de réparer ses fautes comme doit le faire tout révolutionnaire sincère".



[1] Ces trois hommes représentaient les trois tendances du Front populaire : Rivet pour la SFIO, Alain pour le parti républicain radical et radical-socialiste et Paul Langevin était compagnon de route du PCF (membre du Collège de France). JPR.

[2] Souligné par moi, JPR. Ce passage est important car il pose la clé des débats vigoureux qui vont opposer Barbusse à d’autres écrivains communistes ou "révolutionnaires".

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