22/11/2010
Le congrès de Tours du
parti socialiste S.F.I.O. -extrême-gauche de l’époque- a eu lieu il y a
quatre-vingt-dix ans. La majorité (68%) des mandats des délégués s’est
portée sur la motion acceptant l’adhésion aux 21 conditions posées par
Lénine pour qu’un parti socialiste ou social-démocrate puisse devenir
membre de la III° Internationale. La minorité n’acceptera pas cette
décision et organisera un congrès à part, le 30 décembre, congrès qui
décidera le maintien de la S.F.I.O. - la « vieille maison » chère au
cœur de Léon Blum.
Parmi ces "conditions",
la huitième est particulièrement "bouleversante"
en ce sens qu’elle bouleverse de fond en comble les habitudes des vieux
socialistes d’avant 1914, le plus souvent parfaitement convaincus
d’apporter la "civilisation" aux indigènes. Voici ce que déclarait un
délégué français au congrès de Stuttgart de la II° Internationale en
1907 :
Intervention de
ROUANET (France, S.F.I.O.) : « — Je crois qu'il est faux de
considérer la colonisation comme un phénomène purement capitaliste. La
colonisation est également un fait historique. Pour ce motif, j'appuie
la déclaration de Terwagne (P.S. de Belgique)[1].
Il est possible, dés aujourd'hui, d'obtenir aux colonies des
améliorations considérables... Je trouve que le capitalisme a bon dos,
lorsqu'on lui endosse tous les crimes de la colonisation. Celle-ci n'est
pas un phénomène capitaliste, mais historique... Les peuples des pays
civilisés européens et américains se trouvent devant des espaces
énormes. Doivent-ils oui ou non se servir de ces espaces pour améliorer
l'existence économique de leur pays ? ».
Et le projet de
résolution pouvait proclamer :
« Le congrès, tout
en constatant qu'en général on exagère fortement -notamment pour la
classe ouvrière - l'utilité ou la nécessité des colonies, ne condamne
pas en principe et pour tous les temps, toute politique coloniale qui —
en régime socialiste - pourra être une œuvre de civilisation ».
Dans ces conditions,
la thèse léniniste est réellement révolutionnaire.
Condition n°8 :
Dans la question des colonies et des
nationalités opprimées, les Partis des pays dont la bourgeoisie possède
des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite
particulièrement claire et nette. Tout Parti appartenant à la III°
Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses
de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais
en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger
l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir
au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels
vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités
opprimés et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation
continue contre toute oppression des peuples coloniaux.
La réalité coloniale
confirme/justifie cette exigence de lutte contre l’impérialisme. Voici
le tableau qu’en fait un délégué au congrès de Tours, un certain Nguyen
Ai Quoc qui s'appellera plus tard Ho Chi Minh.
Un certain délégué d'Indochine
Extraits des minutes
du congrès de Tours :
Le délégué
d'Indo-Chine. - Camarades, j'aurais voulu venir aujourd'hui collaborer
avec vous à l’oeuvre de révolution mondiale, mais c'est avec la plus
grande tristesse et la plus profonde désolation que je viens,
aujourd'hui, comme socialiste, protester contre les crimes abominables
commis dans mon pays d'origine. (Très bien !) Vous savez que
depuis un demi-siècle le capitalisme français est venu en Indo-Chine ;
il nous a conquis avec la pointe des baïonnettes et au nom du
capitalisme. Depuis lors, non seulement nous sommes honteusement
opprimés et exploités, mais encore affreusement martyrisés et
empoisonnés. Entre parenthèses, je soulignerai ce mot « empoisonnés» par
l’opium[2],
l'alcool, etc. Il m'est impossible, en quelques minutes, de vous
démontrer toutes les atrocités commises en Indo-Chine par les bandits du
capital. Plus nombreuses que les écoles, les prisons sont toujours
ouvertes et effroyablement peuplées. Tout indigène réputé d'avoir des
idées socialistes est enfermé et parfois mis à mort sans jugement. C'est
la justice dite indo-chinoise, car là-bas il y a deux poids et deux
mesures ; les Annamites n'ont pas les mêmes garanties que les Européens
ou les européanisés. La liberté de presse et d'opinion n'existe pas pour
nous, pas plus que liberté de réunion ou d'association. Nous n’avons
pas le droit d'émigrer ou de voyager à l’étranger; nous vivons dans
l'ignorance la plus noire parce que nous n'avons pas la liberté
d'enseignement. En Indo-Chine, on fait tout ce qu'on peut pour nous
intoxiquer avec l'opium et pour nous abrutir avec l'alcool. On a fait
mourir plusieurs milliers d'Annamites et on en a fait massacrer
plusieurs milliers d'autres pour défendre des intérêts qui ne sont pas
les leurs. Voilà, camarades, comment plus de vingt millions d'Annamites,
qui représentent plus de la moitié de la population de la France, sont
traités. Et pourtant ces Annamites sont des protégés de la France. (Applaudissements)
Le Parti socialiste se doit de mener une action efficace en faveur des
indigènes opprimés. (Bravos !)
(…)
Le Parti doit faire
une propagande socialiste dans toutes les colonies. Nous voyons dans
l'adhésion à la III° Internationale la promesse formelle du Parti
socialiste de donner enfin aux questions coloniales l'importance
qu'elles méritent. Nous avons été très heureux d'apprendre la création
d'une délégation permanente pour l'Afrique du Nord et nous serons
heureux, demain, si le Parti envoie un camarade socialiste étudier sur
place, en Indo-Chine, les problèmes qui se présentent et l'action à
mener...
(…)°
Au nom de l'humanité
tout entière, au nom de tous les socialistes, ceux de droite et ceux de
gauche, nous vous disons: Camarades, sauvez-nous! (Applaudissements.)
Le P.C. (S.F.I.C.[3])
qui est sorti de Tours entreprend immédiatement la lutte contre le
colonialisme. L’occasion lui en est donnée par la Guerre du Rif.
La guerre du Rif [4]
La lutte des
Communistes contre la guerre du Rif déchaîne l'extrême-droite. A Maurras
qui propose d'utiliser les gaz au Maroc, les Communistes répondent par
des mesures de solidarité aux combattants marocains. Mais à l'époque
cela suscite l’ire de François Coty, propriétaire du Figaro et
premier éditorialiste de son journal[5].
Pour ce dernier la France, au Maroc, "se trouve en état de
légitime défense"! (p79, comme quoi la légitimité est un concept à
la compréhension variable dans le temps et dans l'espace). Idée reprise
par Aymard, avocat, directeur de journal, "un des journalistes les
plus en vue parmi les porte-parole de la bourgeoisie" (E. Weber),
homme des Jeunesses Patriotes, qui parle de la "rébellion"
d’Abd el Krim "qui a fini par attaquer notre frontière du Maroc"
(sic)[6].
La France, reprend Coty, défend au Maroc "la civilisation, qui a
donné aux hommes tant de juste orgueil (p.47), contre les plus
féroces des montagnards africains" (p.277). Mais ce
sont "les gens de Moscou qui ont fomenté ce conflit. L'embarquement
de soldats métropolitains pour le Maroc était un excellent prétexte à
l'action des cellules (du PCF) régimentaires. Meetings et
manifestations furent tenus pour exhorter les jeunes soldats à refuser
de partir. D'innombrables imprimés, poussant à la sédition, conseillant
de fraterniser avec l'ennemi[7],
furent distribués ou affichés à la porte des casernes ; sans parler des
articles de guerre civile publiés par l'Humanité" (p.277). Aymard,
lui aussi se déchaîne contre le P.C.F. "qui nous suscite la
guerre du Maroc" avec sa grève générale du 12 octobre 1925 et "l’appui
prêté à la rébellion d’Abd el Krim par la III° internationale".[8]
Et Coty de hurler contre "un tel déchaînement d'antipatriotisme,
toléré, accepté par les ministères qui se succédaient au pouvoir"[9].
à suivre...
[1]
Lequel disait : « Pour nous, Belges, la question se pose comme suit :
Laisserons-nous le Congo dans l'état où il est, ou bien voulons-nous y
améliorer les conditions ?... Ne fermez pas la porte de 1’avenir ! si,
du jour au lendemain, on supprimait le produit des colonies, l’industrie
serait gravement lésée. Il est donc logique que les hommes mettent à
profit toutes les richesses du globe, quels que soient les lieux où
celles-ci se trouvent... ».
[2] Les Français en Indo-Chine ont suivi l’exemple des
Anglais qui imposèrent… la liberté, liberté commerciale bien sûr. La
Compagnie anglaise des Indes importait en Chine de grandes quantités
d’opium. Le gouvernement chinois interdit l’usage de l’opium ce qui
suscita l’ire des Anglais qui lui déclarèrent la guerre. Les canonnières
anglaises furent de faciles vainqueures et imposèrent les traités
inégaux qui blessèrent gravement la fierté et le sentiment national
chinois. Rares sont les auteurs de manuels qui, comme J. ISAAC, rappellent aux élèves et étudiants que l’opium est un
poison. Les Puritains anglais firent la guerre pour la diffusion
d’un poison. (J. Isaac, L’époque révolutionnaire, 1789-1851,
Hachette, 1950, impression 1957, page 522).
[3]
Section français de l’Internationale communiste (tôt appelée Kominterm)
ou III° Internationale.
[4]
Extraits du chapitre XIV (vol.2) "le couteau entre les dents" de
mon livre « Traditionalisme et Révolution ».
[5]
Il s’agit de F. COTY -célèbre pour sa réussite dans la parfumerie- et
favorables aux thèses fascistes italiennes.
[6]
Aymard, "Le Cartel… ou la France ?", page 78. Le Maroc attaqué
par des Marocains…
[7]
Je relisais ce passage au moment où sortait le film "Joyeux Noël"…
[8] "Le
Cartel ou la France", pp. 78-79.
[9]
Toutes les citations sont extraites de son livre intitulé "Contre le
communisme". Éditoriaux datés des 29 septembre 1925, 10 mars 1927,
21 septembre 1927. A ces dates-là, la ligne éditoriale du Figaro est
carrément fascisante à cause de son propriétaire. A la mort de ce
dernier, en 1934, il y aura réajustement. Les chiffres donnés par F.
COTY sont largement sur-dimensionnés, à la mesure de son anticommunisme
obsessionnel. F. Coty est le créateur d’un ligue factieuse "Solidarité
française" que l’on trouvera le 6 février 1934, place de la Concorde.