10/05/2011 De retour d’un séjour en Italie, je pensais publier un petit carnet de voyage. Mais, dans le train qui me ramenait de Milan, j’ai été frappé de stupeur en lisant le Monde des 8-9 mai. Dans le compte-rendu de l’élimination du leader terroriste, on peut lire que "les Américains n’ont pas trouvé de meilleur nom de code pour désigner leur « ennemi public n°1» que Geronimo, ce chaman devenu « terroriste », symbole de la résistance des Indiens d’Amérique". J’apprends par ailleurs que "ce nom d'emprunt a suscité la colère des communautés indiennes américaines". Cette insulte est en effet typique de la mentalité yankee qui ne veut "ni rien apprendre, ni rien oublier". Comment mettre sur le même plan la lutte d’un Indien chassé de sa terre natale, refusant le génocide de sa nation, et celle d’un milliardaire islamiste, vivant sur son sol, et criminel contre l’humanité ?[1] Seul, un simple exposé de ce que furent les guerres indiennes permet de s’appréhender la gravité de cette insulte à la mémoire des Indiens persécutés. Les guerres indiennes dans la foulée de l’écrasement sudisteAprès la Guerre Civile, Sherman[2] fut promu et accéda au grade le plus élevé de commandant de l’armée des Etats-Unis, succédant à Grant (1869). Les Yankees poursuivaient leur expansion, vers l’Ouest cette fois, accélérant la construction du grand transcontinental. La jonction Ouest-Est eut lieu en 1869. D’autres lignes sont construites. Le chemin de fer s’installe dans un climat de spéculation inouï, les affairistes s’affairent. Que viennent faire les Indiens ici ? Ils sont indésirables, un obstacle, un caillou dans la chaussure….
.Une civilisation du bison Il y a ainsi des populations qui ont bâti leur vie, leur culture à partir d’une ressource. Civilisation du palmier-dattier dans les oasis, civilisation du chameau dans les déserts, civilisation du renne dans le Grand Nord… Pour les Indiens des Grandes Plaines d’Amérique du Nord ce fut le bison. Le bison a une origine légendaire, sa chasse est précédée de danses rituelles. « La mythologie des Indiens assimilait le bison au dieu de la nourriture, de la fécondité, de la puissance et du courage impétueux »[3]. L’animal permettait de satisfaire aux besoins essentiels : se nourrir, se vêtir, se loger. Les Indiens mirent au point une méthode de conservation de la viande, les vêtements et chaussures étaient fabriqués à partir de la peau, ainsi que les célèbres tipis. Les bullboats étaient des bateaux construits à partir de la peau également. « Cornes et sabots fournissaient de la glue, des couteaux, des cuillers et des gobelets », avec les tendons on créait des liens et lacets divers. Bref, le nomadisme des Indiens illustre mieux que tout leur dépendance à l’égard de l’animal et de ses déplacements saisonniers. Que peut bien peser cette civilisation préhistorique face à La Civilisation de Sherman capable de mettre au point le Sharps 50, petite merveille technique conçue pour tuer ? Sherman et autres yankees appliquèrent deux méthodes avec leur brutalité fanatique. D’une part, Sherman concentra les Indiens, leur interdisant toute sortie de leur réserve - c’est l’apartheid avant la lettre - et déclara aux troupes et officiers : "All Indians who are not on reservations are hostile and will remain so until killed off". La seconde méthode consiste à couper les Indiens de leur nourriture. Ce qui valait pour la Géorgie vaut bien pour les Indiens. Mais Sherman qui n’avait aucune notion des ethno-écosystèmes détruisit - avec de nombreux complices - toute une civilisation[4]. La mise en réservesLes négociations des traités de Medicine Lodge (Kansas, 1867) délimitèrent des réserves aux tribus indiennes du sud des grandes Plaines sur lesquelles elles auraient droit exclusif de chasse au bison. Ces traités ne furent pas respectés. Rieupeyrout narre cette anecdote : un chasseur professionnel pour trouver du gibier se dirigea vers le sud, dans des zones interdites aux Blancs par le traité de Medicine Lodge. Il s’adressa au commandant de Fort Dodge pour connaître la réaction de l’armée en cas de présence blanche sur les réserves indiennes. Le commandant éclata de rire, « Boys ! If I were hunting buffalo, I would go were buffalo are! ». les traités n’étaient que des chiffons de papier. Ce fut le début de nouvelles guerres indiennes, connues sous le nom de Red River Wars (1874-1875). Mais la pression des spéculateurs fonciers étaient encore bien plus grande. Aux propositions qui leur furent faites de quitter ces terres pour aller ailleurs contre indemnités, les Indiens des Grandes Plaines - comme leurs frères du versant atlantique avant eux - tinrent ces propos bouleversants : « nul n’a le droit de vendre la terre que son peuple foule du pied » ou encore « jamais je ne quitterai ce pays ; tous mes parents reposent dans cette terre ; et si je dois mourir, je veux mourir ici »[5]. Etc.… Malgré des succès éphémères comme celui de Little Big Horn, les Indiens furent submergés, vaincus et déportés ou migrèrent. Les Indiens tentèrent des recours devant la justice américaine, arguant de la teneur des traités signés. Ils furent déboutés, la Cour suprême jugeant qu’ils n’étaient pas des sujets de droit ordinaires mais des « pupilles de la nation » au nom d’une jurisprudence de 1831 : « Il serait peut-être préférable de désigner les tribus indiennes par le vocable de nations indigènes dépendantes, car elles possèdent des terres que nous (les États-Unis) revendiquons sans tenir compte de leur volonté, et nous ne pourrons entrer en possession de ces terres que lorsqu'elles n'en seront plus propriétaires. Les Indiens sont aujourd'hui sous tutelle. Leurs relations avec les Etats-Unis ressemblent à celles qui existent entre un pupille et son tuteur ». En adoptant l' "Indian Appropriations Act", le 3 mars 1871, le Congrès mit fin à cette politique des traités qui était pratiquée depuis la période coloniale, ce qui lui permit d'affirmer son emprise totale sur les Indiens. La loi ne reconnait plus les nations Indiennes indépendantes mais seulement les individus[6]. "Couper l’eau au poisson"Il y a un moyen d’exterminer les Indiens, un peu lent sans doute, c’est de détruire méthodiquement leur ressource essentielle : le bison. J.W. Mooar, chasseur de profession, débarqua au Kansas en 1870, il démarra un lucratif commerce d’une certaine qualité de peaux de bison pour les tanneurs de la Côte Est qui adorèrent cette matière première. Les expéditions étaient faciles par voie ferrée. "Le massacre commença" écrit Rieupeyrout, "en 1872-1873, le chemin de fer exporta de cette région 1.250.000 peaux attribuables aux chasseurs blancs". La chasse au bison prit donc une allure industrielle. Elle devint aussi une mode aristocratique. Le prince Alexis de Russie fut invité à une chasse sélecte. Sherman eut cette délicatesse: "it would be wise to invite all the sportsmen of England and America for a Grand Buffalo Hunt and make one grand sweep of them all» : un grand coup de balai ! Effectivement, l’éviction eut bien lieu. Voici un extrait d’une lettre du général Sherman, écrite peu de temps avant sa mort au colonel William Cody (Buffalo Bill) : « Fifth Avenue Hotel, New York. June 29, 1887. "Autant que je peux l'estimer, il y avait, en 1862, environ neuf millions et demi de bisons dans les plaines entre le Missouri et les montagnes Rocheuses. Tous ont disparu, tués pour leur viande, leur peau et leurs os[7]. À cette même date, il y avait environ 165 000 Pawnies, Sioux, Cheyennes, Kiowas et Apaches, dont l'alimentation annuelle dépendait de ces bisons. Eux aussi sont partis (they, too, are gone) et ont été remplacés par le double ou le triple d'hommes et de femmes de race blanche, qui ont fait de cette terre un jardin et qui peuvent être recensés, taxés et gouvernés selon les lois de la nature et de la civilisation (and who can be counted, taxed and governed by the laws of nature and civilization). Ce changement a été salutaire et s'accomplira jusqu’à la fin... ". Sherman savait donc parfaitement ce qu’il faisait. Et son compère Sheridan était absolument sur la même longueur d’ondes (1875) : "Les chasseurs feront l'année prochaine plus pour régler l'irritante question indienne que l'armée n'a pu faire durant les trente dernières années, ils détruisent l'intendance des Indiens. (...). Envoyez-leur de la poudre et du plomb, (...) qu'ils tuent, dépouillent et vendent jusqu'à extermination complète des bisons. Alors nos prairies seront recouvertes de bétail tacheté et du joyeux cow-boy qui suit le chasseur comme un second éclaireur d'une civilisation (sic) en marche" [8]. Relevons toutefois l’emploi du mot "jardin". C’est biblique. Le peuple élu est arrivé sur la terre promise, d’un désert il a fait un jardin. Sherman est un adepte de l’Ancien Testament. Comme Cromwell, il ne fut que le bras de Dieu. Et la leçon fut retenue : en 1962 encore, John Ford divulgue la thèse du désert transformé en jardin : "L’homme qui tua Liberty Valence". Le sénateur Ransom Stoddard[9] reviendra dans son Etat de l’Ouest quand aura été votée la grande loi sur l’irrigation qu’il a préparée, son épouse lui dit : « Regarde, c’était sauvage autrefois, aujourd’hui, c’est un jardin ». Foin des Indiens ! Exterminons ces Amalécites qui osent se mettre au travers du chemin du nouvel Israël ! Mais, en fait de jardin, cette partie des Etats-Unis connut l’une des plus grandes catastrophes écologiques mondiales dans le domaine de l’agriculture : le Dust Bowl. Le «bassin de la poussière» est une vaste région dans les grandes plaines des Etats-Unis (Kansas, Oklahoma, Texas) où une érosion éolienne très puissante détruisit les sols à partir de 1935. Les causes de cette érosion en milieu sec sont largement anthropiques (excès de la monoculture mécanisée et persistance des jachères nues). Le «Dust-Bowl» a été la référence dramatique et le point de départ pour une politique de conservation des sols ».[10]. Sherman n’était pas un prophète. .La fin de la fin.Dans la partie nord, territoires du Dakota et du Wyoming, les guerres sont relancées en 1875 par la découverte de l'or dans les Black Hills (Wyoming-Dakota du Sud). Les traités réservaient expressément ces terres, montagnes sacrées pour les Indiens, sorte de Mont Olympe des Indiens des plaines du nord. Les pionniers, par l’or alléchés, se ruèrent dans les rivières et galeries à la recherche de la pépite la plus lourde. Les Sioux et les Cheyennes se soulèvent une nouvelle fois contre les aventuriers qui pénétrèrent au cœur de leurs dernières terres. L’armée des Etats-Unis demanda d’abord aux pionniers de respecter la propriété des Indiens garantie par les traités mais ne fit rien de concret pour sanctionner les contrevenants. Les massacres de malheureux colons isolés indignèrent l'opinion américaine. La guerre reprit. On en sait l’issue. Les guerres indiennes s'achèveront avec la défaite de Geronimo et de ses Apaches, au Nouveau-Mexique, dix ans plus tard, en 1886, et à Wounded Knee en 1890. Avec elles, s’éteignit une civilisation entière. Sur le mot célèbre de Sheridan « Les seuls bons Indiens que j’ai jamais vus étaient des Indiens morts », on sait qu’il fut modifié en la phrase qui est restée dans l’Histoire : «Un bon Indien est un Indien mort ». On ne prête qu’aux riches. Terminons cette triste histoire - "mon livre n’est pas gai", écrit Dee Brown - en ciblant cette conjoncture : 1886 : inauguration du monument de la statue de la liberté. Reddition de Geronimo. 1890 : massacre de Wounded Knee, fin des guerres indiennes. 1896 : premier cimetière pour animaux à New York. L’animal idolâtré à New York n’était pas un bison.
J’ai essayé de peindre la toile de fond sur laquelle se déroula l’épopée de Geronimo. Sa fiche sur l’Encyclopédie Wiki donnera les détails de sa vie combattante. Où réside le lien avec Ben Laden ? Je n’ose croire que la haute administration civile et militaire des Etats-Unis est aussi ignorante que ses étudiants. "Une enquête du National Council for History Education, réalisée dans les années 1990, révélait que 40% des étudiants pensaient que pendant la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont combattu… au côté de l’Allemagne contre l’Union soviétique"[11]. Les USA sont capables aussi de fabriquer une élite non-universitaire érudite. Je crois plutôt que la mentalité yankee reste dans les mémoires : ceux qui se sont dressés contre le peuple élu, nouvel Israël qui réalise sa "destinée manifeste", sont à mettre dans le même sac. Geronimo comme Ben Laden incarnait l’esprit du Mal. La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis annonçait l’extermination des Indiens. Elle eut lieu. Les chefs indiens s’opposaient au Dieu des puritains du Nord. Cette mentalité est aussi lamentable que catastrophique.
[1] Je regrette que le journaliste du MONDE utilise -employât-il des guillemets- le mot de terroriste pour qualifier Geronimo qui fut un guerrier en légitime défense permanente. [2] Sur le personnage lire III. GUERRE DE SÉCESSION : WILLIAM T. SHERMAN (dans ce blog). [3] RIEUPEYROUT, "Histoire du Far West", Tchou éditeur, Paris, 1967, 732 pages. [4] Les ordres étaient exécutés avec une discipline digne de l’armée de Cromwell. « La dernière bataille se déroula au lieu-dit Palo Duro Canyon. Cernant le camp de l’ennemi, les troupes de McKenzie firent feu sur les Indiens qu’ils dominaient depuis les hauteurs. La fusillade dura toute la journée. McKenzie pouvait s’introduire dans le camp et disperser les chevaux des Indiens, une stratégie déjà utilisée par Custer à la bataille de Washita. Sans ses chevaux, l’Indien des Plaines perd sa capacité de combattre, de chasser, il perd son statut social. L’armée de McKenzie dirigea les mille chevaux dans le canyon, à quelques miles au sud du lieu de la bataille et là, les soldats les massacrèrent ». Bon site : http://redriverhistorian.com/redriverwar.html. [5] Dee BROWN, "Enterre mon cœur à Wounded Knee", Stock, Paris, 1973, 556 pages. [6] Mais, avançant le principe de la non-antériorité des lois, les Indiens survivants d’aujourd’hui estiment que les traités de 1867 demeurent valables et demandent réparation. [7] Les os de bison étaient utilisés par des compagnies industrielles pour la fabrication d’engrais. [8] Cité par RIEUPEYROUT, "Histoire du Far West". [9] Personnage principal du film. [10] Pierre GEORGE, dictionnaire de la géographie, PUF. [11] Le Monde, 2-3 mars 2008, à l’occasion de la diffusion du téléfilm THE WAR de Ken Burns. |