À quoi pouvait bien s’occuper, un jour chaud et tranquille
de mai 1921, une petite fille de 7 ans dans le sud des États-Unis ? À
la marelle ? À cache-cache ? Pour Viola Fletcher, c’était différent : « Je
n’oublierai jamais la violence de la foule blanche lorsque nous avons
quitté notre maison. Je vois encore les hommes noirs être tués, des
corps noirs gisant dans les rues. Je sens encore l’odeur de la fumée et
je vois le feu. Je vois encore les commerces noirs brûlés. J’entends
encore les avions passant au-dessus de nos têtes. J’entends les cris. »
Cheveux blancs, petites lunettes cerclées, boucles
d’oreilles en forme de perles, la désormais centenaire a témoigné,
mercredi 19 mai, devant le comité des affaires judiciaires de la Chambre
des représentants, aux côtés de deux autres survivants de l’un des
pires massacres de l’histoire américaine, qui n’en manque pourtant pas :
son plus jeune frère, Hughes Van Ellis, et Lessie Benningfield Randle. « J’ai vécu avec ce massacre chaque jour. Notre pays peut oublier cette histoire, mais je ne peux pas ! » a- t-elle encore lancé.
Le lynchage, pratique courante dans le Sud
Tout a commencé comme dans un roman de Faulkner. En ce
lundi 30 mai 1921, c’est Memorial Day, jour férié en hommage aux
militaires morts au combat. Dick Rowland, un cireur de chaussures de
19 ans, se rend dans l’immeuble qui abrite les seules toilettes du
quartier autorisées aux Noirs. Il prend l’ascenseur. Trébuche. Bouscule
Sarah Page. Elle est la « liftière ». Elle a 17 ans. Elle est blanche.
Le jeune homme est placé en détention. Dans la communauté noire, la rumeur se répand : il va être
lynché. La pratique est courante depuis la mise en place de la
ségrégation dans le Sud à partir de 1868. Encore plus dans cet
après-guerre. Dans la foulée de la sortie de Birth of a Nation,
en 1915, le Klu Klux Klan a ressurgi, exploitant les peurs du « Noir »
et du « Rouge ». La révolution bolchevique a semé une grande « peur
rouge », tandis que le retour au civil des militaires démobilisés du
front européen attise la « concurrence » à l’emploi.
Tulsa, une poudrière
Durant l’été 1919, plusieurs villes du Nord-Est et du
Midwest industriel ont connu des émeutes raciales lancées par des
Blancs, parfois avec l’appui des autorités locales, contre des
communautés noires. La revendication des droits civiques renaît
timidement depuis 1909 et la création de la National Association for the
Advancement of Colored People (NAACP). D’après les estimations, 3 200 des 72 000 habitants de la ville sont alors membres du Klu Klux Klan.
À Tulsa, la prospérité, née du boom pétrolier, a attiré
prospecteurs et entrepreneurs blancs, mais aussi de nombreux Noirs
salariés et parfois diplômés. Mais ce que l’économie leur donne, la
politique le leur retire. La première loi votée par l’Oklahoma,
constitué en État en 1907, a institué la ségrégation dans les transports
ferroviaires et établi des règles d’inscription sur les listes
électorales qui en chassent les Noirs. Les villes peuvent prendre des
mesures supplémentaires. Tulsa ne s’en prive pas. Dès 1916, elle établit
la ségrégation résidentielle et la met en œuvre, malgré un arrêt de la
Cour suprême qui la déclare inconstitutionnelle. D’après les
estimations, 3 200 des 72 000 habitants de la ville sont membres du
Klan.
La ville est une poudrière. L’étincelle survient le 31 mai
1921, au lendemain de l’arrestation de Dick Rowland, lorsqu’une
confrontation oppose les Noirs présents devant le poste de police et des
Blancs. Le déchaînement de violence dure deux jours. Selon les
historiens, 300 Noirs sont tués, 10 000 autres deviennent des sans-abri.
Greenwood, alors surnommé le « Black Wall Street », est réduit en
cendres après qu’une dizaine d’avions, dépêchés par la police locale,
ont largué des boules de térébenthine sur les toits des maisons.
Un siècle plus tard, ce drame n’est « qu’une note de bas de page »
Pourtant, comme l’a noté Van Ellis lors de son audition au Congrès, « même cent ans après, le massacre racial de Tulsa est une note de bas de page dans les livres d’histoire ». (...). C’est un épisode de la série Watchmen qui, en 2019, remet en lumière ce drame oublié.
Les survivants, de leur côté, continuent de demander
justice. En 2005, la Cour suprême a refusé de se saisir de leur cas.
Mais, l’an dernier, ils ont de nouveau porté plainte afin d’obtenir des
réparations de la part de l’État d’Oklahoma et de la Ville de Tulsa,
qu’ils jugent responsables.
« On m’a retiré des opportunités, à moi et à ma
communauté. Le Tulsa noir est encore un merdier aujourd’hui. Ils ne
l’ont pas reconstruit. C’est vide. C’est un ghetto ! » a lancé Lessie Benningfield Randle, 106 ans, devant les élus.
« Ne me laissez pas quitter cette terre sans justice »
« On vous a appris que lorsque quelque chose vous
était volé, vous alliez devant les tribunaux afin que justice soit
rendue. Cela n’a pas été le cas pour nous », a déclaré lors de son
audition Van Ellis, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, portant ce
jour-là une casquette de l’armée américaine. « On nous a fait sentir
que notre lutte ne valait pas la peine, que nous comptions moins que
les Blancs, que nous n’étions pas complètement américains. On nous a
montré qu’aux États-Unis, pas tous les hommes étaient égaux devant la
loi. On nous a montré que, lorsque des voix noires demandent la justice,
personne ne s’en soucie. »
Joe Biden s'est rendu ce mardi 1er juin à Tulsa pour commémorer cet événement tragique. Ce massacre a « trop
longtemps été oublié dans notre histoire. Aussitôt qu’il s’est produit,
il y a eu un effort manifeste pour l’effacer de notre mémoire »,
a-t-il dénoncé, face à un public parmi lequel se trouvaient trois
survivants centenaires de ce massacre : Viola Fletcher, Hughes Van Ellis
et Lessie Benningfield Randle. « Les événements dont nous parlons
se sont déroulés il y a cent ans, et cependant je suis le premier
président en cent ans à venir à Tulsa », a rappelé le président, disant vouloir « faire éclater la vérité ». « Certaines injustices sont si atroces, si terrifiantes, si douloureuses qu’elles ne peuvent pas rester enterrées », a-t-il ajouté. Des mots forts, qui font écho à la supplique d’Hughes Van Ellis : « S’il vous plaît, ne me laissez pas quitter cette terre sans justice. »