Quatre oncles lynchés, un père assassiné : il ne fait pas bon être noir dans l’Amérique des années 1930. La suprématie des Blancs, la folie assassine du Klu Klux Klan imposent le racisme et la ségrégation. Parmi les leaders de la lutte pour l’émancipation des Noirs, Malcolm X sera l’un des plus grands. Converti à l’islam, il met toute son énergie, treize ans durant, au service de sa cause. Il en redessine les contours, optant pour un tiersmondisme devenu la clef de voûte du combat pour l’émancipation. Un combat qui lui coûtera la vie. Déjà 50 ans ! Le 21 février 1965. Nous sommes à l’Audubon Ballroom, l’une des salles de danse les plus réputées de Harlem. Il est tard dans la soirée. De jeunes Afro-Américains se déhanchent sur un rythme à la mode. Quelques heures plus tôt, dans cette même salle, Big Red est abattu. Il avait à peine 39 ans. Big Red, c’est Malcolm X, de son nom musulman Malik El Shabazz, l’un des grands noms de la lutte pour la dignité des Noirs aux États-Unis, à l’instar de W. E. B. Dubois, militant des droits civiques dès le début de XX e siècle, Martin Luther King, Angela Davis, et tant d’autres moins connus en France. Le meeting de Malcolm à Audubon était prévu de longue date. Bien qu’il se sache menacé, il demande à sa femme d’être présente avec leurs enfants. Une semaine plus tôt, leur maison avait été dévastée par un incendie criminel qu’il attribue avec raison à la Nation of Islam (NOI). Connue aussi sous le nom de Black Muslims, cette puissante organisation alors séparatiste se réclamait d’un syncrétisme mêlant à des mythes racialistes et suprématistes noirs certaines croyances empruntées à l’islam. Principal organisateur de la NOI jusqu’à peu, Malcolm n’ignorait pas les méthodes de la secte. Il savait sa volonté d’en finir avec lui. Il était tout aussi convaincu que le FBI était pressé également de se débarrasser de lui. Quelques jours avant son assassinat, il déclarait au « New York Times » qu’il vivait « comme un homme qui est déjà mort». Le meeting à l’Audubon commence. Plus nerveux qu’à l’habitude, il
monte à la tribune. Il a à peine prononcé quelques mots qu’éclate une
altercation dans la salle. Le service d’ordre intervient immédiatement.
Désormais seul sur la scène, Malcolm n’a plus aucune protection. Un
premier homme se tourne alors vers lui avec un fusil à canon scié et lui
tire dans la poitrine. Malcolm X s’effondre. Deux complices s’avancent
au même moment et l’achèvent presque à bout portant avec leurs armes de
poing. Malcolm X est né en 1925 dans l’État rural du
Nebraska. Son père, Earl Little, partisan de Marcus Garvey, est
assassiné en 1931, laissant une femme et huit enfants dans une Amérique
profondément ségrégationniste. Malcolm est encore un enfant lorsque sa
mère est internée dans un asile psychiatrique. Il est alors confié à une
famille d’accueil, puis se retrouve dans un centre de détention pour
adolescents, avant de rejoindre sa demi-sœur à Boston. De petits boulots
en petits boulots, il sombre finalement dans la délinquance. En 1946,
il est condamné à 10 ans de prison pour vol. C’est là, derrière les
barreaux, qu’il découvre la NOI. À sa libération, au bout de 7 années de
réclusion, il se donne corps et âme à sa nouvelle Église et en devient
rapidement le principal porte-parole. Énergique et déterminé, excellent
organisateur, orateur hors pair, il crée 80 mosquées en quelques années,
et d’une petite secte de 400 adeptes il fait une puissante organisation
regroupant plusieurs dizaines de milliers d’adhérents. C’est en faisant son pèlerinage à La Mecque et en
rencontrant des militants et des dirigeants anticolonialistes dans
différents pays africains – où il se lie à Che Guevara – que Malcolm
espère trouver une réponse aux questions qui l’assaillent. À son retour,
il annonce renoncer définitivement à l’idéologie racialiste et
séparatiste pour proposer une nouvelle démarche politique, ancrée dans
les luttes des peuples dominés par le colonialisme. Malcolm s’engage
alors dans une violente campagne contre l’organisation à laquelle il a
appartenu et multiplie les révélations compromettantes mettant
directement en cause le chef de la NOI. Si la responsabilité de la NOI est avérée, de
nombreux soupçons se portent aussi sur les agissements étranges de la
police, qui disposait de nombreux informateurs tant au sein de la NOI
que des organisations de Malcolm X – jusque dans le service d’ordre
chargé de sa protection, affirme Manning Marable. L’historien met
également en cause les conditions d’une enquête trop rapidement bouclée.
Le groupe qui a mené l’opération contre Malcolm est composé d’au moins
cinq personnes et pourtant seuls trois membres de la NOI sont poursuivis
dont deux sont vraisemblablement innocents. Il est courant d’entendre dire au lendemain de la mort d’un grand
martyr que sa pensée va lui survivre. Cela n’est pas toujours vrai. Pour
Malcolm X, cela est vrai et faux à la fois.
Il est vrai qu’il n’est guère aisé de dégager une ligne directrice homogène des discours dans lesquels Malcolm X exprimait une pensée en mouvement. De ses longs voyages en Afrique, Malcolm revient avec deux idées majeures. L’oppression des Afro-Américains n’est pas une histoire de couleur de peau, mais relève d’une hiérarchie mondiale des puissances enracinée dans le colonialisme occidental. La révolte noire aux États-Unis « fait partie de la rébellion contre l’oppression et le colonialisme » liés aux intérêts économiques des pouvoirs impériaux. « Nous assistons aujourd’hui, ajoute-t-il, à une rébellion mondiale des opprimés contre les oppresseurs. » Plus qu’à l’anticapitalisme, comme cela a fréquemment été affirmé, la pensée de Malcolm se rattache au mouvement tiers-mondiste, un tiers-mondiste des ghettos, sensible à la misère des siens comme à celle de tous les peuples auxquels il identifie le combat des Afro-Américains. Dès lors, plutôt que d’attendre une miraculeuse séparation d’avec le « démon blanc », il s’agit de décoloniser les structures mêmes de la société américaine. D’une part, par l’internationalisation de la question noire, d’autre part, en développant les capacités d’intervention autonome des Afro-Américains dans le champ politique états-unien. « Il faut du pouvoir, affirme-t-il, pour discuter avec le pouvoir. » D’où la nécessité de construire les instruments de cette politique indépendante, des organisations propres aux Noirs, des relations fortes avec les États et les mouvements qui s’opposent à la domination impériale, un ressourcement culturel et mémoriel susceptible de défaire l’auto-dévalorisation des Afro-Américains, le développement d’un capital noir et, bien entendu, l’engagement dans la lutte quotidienne contre la ségrégation et pour rendre effectif le droit de vote. Autrement dit, « par tous les moyens nécessaires », pour reprendre ses mots, il s’agit de constituer un pouvoir noir articulant le pouvoir des Noirs sur eux-mêmes et le pouvoir noir au sein même du pouvoir, c’est-à-dire des institutions de l’État. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre son mot d’ordre de défense des droits humains. Ceux-ci incluent la notion d’autodétermination et pourraient, espère-t-il, permettre de porter la question noire devant l’ONU. Malcolm, qui a pris la mesure de l’importance des mobilisations pour les droits civiques, ne s’y rallie donc pas plus qu’il ne s’y oppose. À ses yeux, la revendication des droits humains englobe tout en la dépassant la revendication des droits civiques dont la seule finalité est de conquérir l’égalité entre individus, Noirs et Blancs, au terme d’une action bornée à l’espace institutionnel des États-Unis. Sans lui donner la priorité dans la stratégie qu’il ébauche, il envisage de s’associer au combat pour les droits civiques, non pas comme constituant le tout de la lutte, mais comme autant de points d’appui pour radicaliser celle-ci. La disparition prématurée de Malcolm ne lui a hélas pas permis de développer ses intuitions. Alors qu’avec l’affaire Trayvon Martin, en février 2012, et les émeutes du mois d’août dernier à Ferguson dans le Missouri, le mythe de la société post-raciale incarné par Obama s’effondre, que dans de nombreux pays européens le racisme à l’encontre des populations issues de l’immigration et des territoires d’outre-mer s’affirme décomplexé, peut-être ne serait-il pas inutile de relire Malcolm X, non pas, bien sûr, pour y trouver des solutions toutes faites, mais comme ressource pour penser la persistance des inégalités raciales dans un monde métamorphosé et dégager de nouvelles voies pour combattre le racisme.
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