DVD, allemand sous-titré français.
Grand prix du jury, Cannes 1985.
C’est
vraiment un excellent film pour saisir la réalité de l’empire austro-hongrois
au tournant du XX° siècle. Évidemment, il est conseillé de lire les articles
consacrés sur ce site à l’empire d’Autriche-Hongrie avant 1914, sinon on passe à côté
de plein de choses.Autriche-Hongrie en 1914 (1ère partie) : description et construction historique
C’est
l‘histoire d’un petit gars de Lemberg (Galicie), Alfred Redl, d’extraction
sociale très modeste, remarqué par son instituteur [1]
qui le fait entrer à l’école militaire impériale de la province. On le trouve à
la fin du film, à Vienne, au grand état-major, proche de l’archiduc
prince-héritier François-Ferdinand, excusez du peu. L’armée autrichienne est un
ascenseur social. Alfred va progressivement se découvrir deux passions :
l’Empereur, son parrain, et Christophe,
baron von Kubinyi. Car Alfred est homo et Christophe est beau comme un
dieu. Ils ont été camarades de promotion à l’école militaire et ont effectué
toutes "leurs classes" ensemble. Ils sont amis. Christophe l’a
invité chez lui, très tôt, dans le château de ses parents où, noblesse oblige,
on parle français. Et où Katalin, sœur
de Christophe, est tombée amoureuse d’Alfred.
Un
premier thème parcourt le film c’est celui de la lutte des classes, disons des
conflits de classes. Car Redl, quoique roturier n’est pas révolutionnaire, bien
loin de là. Mais il va porter comme un fardeau ses origines qui lui seront jetées
à la figure quand il le faudra. Le vieil officier qui l’a pris sous sa protection
-en tout bien tout honneur- lui dit "tu
t’imagines qu’un officier, de famille modeste et sans relations, passe inaperçu ?".
En revanche, Christof von Kubinyi, de veille famille noble hongroise pourra faire
n’importe quoi. Il s’est simplement donné la peine de naître, comme ne dit plus
Le Figaro qui a oublié le sens de son
titre. C’est que l’Empire est une construction féodale au départ, fondée sur l’aristocratie
d’épée ou d’Église, ou la tradition reste cantonnée à ce qui est bon pour les
grandes familles et l’Empereur. Ce dernier est la clé de voûte de tout l’édifice.
Autre
thème très fort : les rivalités et conflits de nationalités. Dès le début
du film, lorsqu’ Alfred est invité chez le père de Christof, le débat est lancé :
"L’Empire est si grand" dit
le baron von Kubinyi "que je ne
saurais dire à quel peuple tu appartiens...». Une joute verbale oppose
Christof à un officier qui lui fait remarquer que Redl est né à Lemberg ! L’Extrême-Orient
de l’Empire…
-
oui et toi en
Poméranie réplique Kubinyi.
-
Parce que pour
toi c’est pareil ?
-
exactement !
-
Tu es peut être
cosmopolite ?
-
-non, je suis
Hongrois et ami de Redl.
L’armée
conçoit son rôle de la manière suivante définie à Redl et Kubinyi par leur chef
de service : "nous sommes en
Galicie et pas sur les côtes de l’Adriatique. Il y a beaucoup de Polonais, de
Juifs, de Tziganes, de voleurs et de prostituées. Il y a des contrebandiers…".
Mais le comble est atteint lorsque l’Archiduc héritier fait le tri parmi les populations
de l’Empire pour y extraire un coupable idéal dont la condamnation redonnerait
du nerf à l’ensemble. IL s’adresse à Redl devenu chef des services secrets de
Sa Majesté : "Ce qui importe, c’est
la personnalité de l’accusé. Nous devons montrer que l’Armée est unie. Nous ne
pouvons donc pas mettre en cause un Autrichien. Surtout pas un aristocrate.
Nous ruinerions la réputation de nos officiers. Évitez d’accuser un Hongrois,
nous formons une monarchie dualiste et il serait peu opportun d’irriter les Hongrois.
N’accusez surtout pas un Tchèque ! Ils manifestent trop souvent, créent
des scandales,…, n’accusez pas non plus un juif, pensez que l’affaire Dreyfus a
enfiévré l’Europe, …, d’ailleurs l’Empereur protège la banque Rothschild. Elle
est vitale pour la Monarchie. Et enfin, n’accusez pas un Serbe ni un Croate. La
région est trop dangereuse." Il marque une pose, puis "Vous-même avez du sang hongrois ? Ruthène"
répond Redl. "Ruthène… Voilà
exactement ce qu’il nous faut : un Ruthène".
Troisième
thème : la crise de la Monarchie. Elle est partout. Sauf chez Redl. Alfred
est le soldat parfait qui aurait sauvé l’Empire si tous avaient été comme lui. Mal
élevé : le colonel de l’école le convoque pour lui demander qui a organisé
le chahut lors du cours de musique. Alfred refuse de répondre. Le colonel
déclare que c’est Kubinyi. Insiste. Annonce le renvoi de ce dernier. Finalement, Alfred
craque : il dénonce le coupable pour garder Christof. Le colonel le
félicite "vous serez un bon soldat
de sa majesté. Vous êtes un petit paysan malin"…Alfred culpabilise,
se traite de Judas. Séquence curieuse : devenu chef des services secrets,
il a connaissance de tous les fichiers de chaque officier. Dont le sien. Il en
prend connaissance. Et de sa propre plume, il écrit "manque de sincérité". En réalité, il a parfaitement intégré le
fait qu’il est un maillon d’une chaîne et qu’une chaîne ne vaut que par la
qualité de chacun de ses maillons. "La
monarchie en soi est bonne. Je ne vois pas ce qui pourrait la remplacer
avantageusement. Certes, il faudrait quelques réformes. Mais je dois montrer
que là où je suis la monarchie résiste, qu’elle est forte. Si d’autres
partageaient ce sentiment, son avenir ne dépendrait plus de l’Empereur (…)".
Bref, c’est un vrai militant monarchiste. Lorsqu’il arrive pour la
première fois à Vienne, il est en calèche avec Katalin et, et…un vieil homme,
avec des favoris fournis, en tenue de chasse, pipe à la bouche, …le kaiser !
Il a vu le Kaiser ! Il est heureux comme un enfant qui a vu le père Noël. F.
Hegel quand il a vu défiler Napoléon, a vu une Idée, l’Idée d’ État. Redl voit
mieux que François-Joseph, il voit le concept de Kaiser, il voit la Monarchie.
Mais
il est de plus en plus seul. Autour de lui c’est la débâcle qui commence. Les railleries,
les critiques, les moqueries pleuvent sur les Habsbourg, même chez les
officiers supérieurs. L’ Archiduc en a parfaitement conscience : "L’Armée impériale est en passe de devenir un
lieu où on vient pour jouer au billard, boire et courir le jupon". Hélas,
oui ! répond Redl et François-Ferdinand de mettre en cause le libéralisme. C’est
pourquoi il décide d’effectuer une purge au sein de l’Armée. Et cela donne le dialogue
que j’ai retranscris plus haut "Ruthène…
Voilà exactement ce qu’il nous faut : un Ruthène ". Et d’organiser
un complot qui fera tomber Redl, un des meilleurs soldats de l’Empire, alors qu’il
sait parfaitement qui est l’auteur d’un trafic d’informations et de matériel à
la frontière russe, coupable que Redl a démasqué mais qui s’appelle Christophe v. Kubinyi.
On
sauve une crapule qui est aristocrate et on se débarrasse d’un bon
soldat, pilier du régime mais pauvre et Ruthène. La maison Habsbourg est
pourrie. Redl voit tout s’effondrer.
On lui demande de se suicider. Non sans mal, mais en bon soldat, il …
s‘exécutera.
La
prestation de Klaus Maria Brandauer est parfaite. Je dois dire que Armin
Müller-Stahl, yeux bleus azur avec son veston bleu, barbe de trois jours,
lèvres pincées, cynique absolu, amoral, m’a bluffé. Enfin, on voit que István
Szabó a été frotté de marxisme : son film est d’une épaisseur très confortable.
C’est un vrai film avec scènes d’amour (celles de Redl avec des femmes sont
toujours plus ou moins ratées, ça ne marche pas…), avec duels, trahison, portraits
psychologiques, construction dramatique, etc... Mais il y a une charpente qui montre une
réelle compétence à l’analyse historique. Son génie tient à sa capacité à
remplir tout cela par la chair et l’âme de personnages qui vivent une période
historique exceptionnelle.
Le
film commence et se termine par une œuvre musicale bien connue : la
célèbre Marche de Radetzky où il est
d’usage d’accompagner l’orchestre avec de grands claquements de mains. Cette
marche a une histoire : elle a été composée pour célébrer un grand massacre de
patriotes italiens en 1848-1849. Toute l’histoire de la monarchie danseuse de
Vienne est là.
[1]
Qui dira assez le rôle de ces profs et instits qui ont su détecter les talents
et changer la vie de tant de petites gens ?