Les
soldats s'en vont distribuer les journaux révolutionnaires. Les tâches
sont réparties. Impossible de dire s'il s'agit d'une photo de 1917,ou
d'une capture d’écran du film d'Eisenstein. (source : Académie des
sciences de l'URSS).
Le
film a été tourné en 1927 pour le 10ème anniversaire de la
Révolution. On a réclamé à Eisenstein la plus grande fidélité aux faits et,
sans doute dans cet esprit, il enrôla des vétérans de 1917 et notamment
Podvodski qui fut membre du Comité militaire révolutionnaire (évidemment, vous
consultez mon article 1917 en Russie. 2ème partie : Octobre). Le film a été tourné en muet, noir et blanc, et
pour tout dire on croirait un reportage en direct des évènements de 1917. Mais
non, c’est une reconstitution. En 1967, le film est accompagné d’une musique de
Dimitri
Chostakovitch.
Pour le scénario, Eisenstein s’est inspiré du livre du journaliste communiste
américain, John Reed, "Dix jours qui
ébranlèrent le monde". John REED, "Dix jours qui ébranlèrent le monde", une biographie
Le
film suit assez bien la chronologie des évènements de l’année 1917, avec
quelques images de la révolution de Février et la séquence du renversement de
la statue colossale du tsar Alexandre III. Le film s’attache à montrer qu’avec
le GP – gouvernement provisoire né de cette révolution – il n’y a pas de
changements fondamentaux. La famine, les SDF, le rationnement de plus en plus
contraignant, le froid rendu sensible par la neige… pas de quoi être satisfaits.
Puis
arrive le 3 avril et l’immense rassemblement devant la gare de Finlande.
C’est en effet à cette gare que Lénine quitte son wagon plombé pris à Zurich.
C’est peu dire que l’accueil fut chaleureux. Et instantanément Lénine –
interprété par un ouvrier extrêmement convaincant, quasi sosie – prend la
parole et son discours est un condensé des Thèses
d’avril : le GP est un ennemi pour le prolétariat russe.
Eisenstein
s’attarde sur les évènements de Juillet 1917. Le drame qui s’est posé à l’angle
de la rue Sadovaïa et de la
perspective Nevsky est magistralement mis en scène.
La foule des manifestants - on a peine à croire qu’ils sont des figurants
amateurs - est l’objet d’un massacre à la mitrailleuse et elle s’égaye dans
toutes les directions. Les morts jonchent le sol. Eisenstein montre les
bourgeoises – curieusement exposées à la lumière du soleil alors que tout le
long du film règne l’obscurité propice certes à des jeux d’ombres et de
lumières. Ces bourgeoises aux bijoux clinquants maltraitent un bolchevik qui
tente de sauver l’étendard de la révolution. Il échouera au bord de la Neva,
ses cheveux trempant dans l’eau. Les exemplaires de la Pravda sont jetés au
fleuve. La mitrailleuse abat aussi un cheval blanc qui tirait un cabriolet multi-décoré
de banderoles et de drapeaux. Lorsqu’on fera relever les tabliers du pont basculant,
le cheval restera suspendu, symbole de l’échec de cette phase révolutionnaire.
Les soldats du 1er régiment de mitrailleurs défilent, inoffensifs
car désarmés, encadrés par la troupe du GP : ils avaient pris le parti des Bolcheviks. Le siège du parti
a été dévasté ; symbole du travail intellectuel une machine à écrire git
dans les débris. C’est Kerenski qui est la cible d’Eisenstein. Il est présenté
comme un Bonaparte au petit pied. Il semble hésiter à franchir la porte de la
salle où se réunit le GP, porte trop grande. Un paon en métal, articulé, fait
son fier et sa queue se déploie pour charmer un peu tout le monde. Dans les
appartements d’Alexandre III, Alexandre Kerenski deviendra-t-il Alexandre
IV ? La révolution est en danger informe un tableau du film muet. D’ailleurs
Kerenski signe le décret rétablissant la peine de mort au front.
Mais
Kerensky a un concurrent : c’est le général Kornilov qui, lui, est
carrément tsariste et tente un coup d’État militaire. Utilisant le trucage de
la marche-arrière, Eisenstein fait remonter la statue de ce tsar qu’on avait vu
basculer en avant, au tout début du film. Est-ce la restauration ? On
imagine les moujiks de 1927 devant ces images d’une statue monumentale qui se
redresse aussi vite qu’elle a été détruite ! Kornilov aussi, si l’on en
croit Eisenstein, aurait des velléités bonapartistes ! Voici deux statues en plâtre de Bonaparte les
bras croisés qui se font face… À propos de cette référence à l’histoire de
France, sachons que les révolutionnaires du monde entier connaissent l’histoire
de la Révolution de 1789-93 et du coup d’État de 1799, la révolte des Canuts,
1848, la Commune de Paris de 1871 par cœur. Exemple cette citation dans
laquelle Lénine compare Kerensky à Cavaignac "Après le 4 juillet, écrit Lénine,
la
bourgeoisie contre-révolutionnaire, marchant avec les monarchistes et 1es
Cent-Noirs[1], s'est adjoint,
en partie par intimidation, les petits bourgeois socialistes-révolutionnaires
et mencheviks et a confié le pouvoir d’État effectif aux Cavaignac, à la clique militaire qui fusille les récalcitrants sur
le front et massacre les bolcheviks à Petrograd". Cavaignac, le
grand massacreur des ouvriers de juin 1848 à Paris. Eisenstein met en scène les
cheminots qui vont saboter les voies ferrées, stations d’aiguillage et autres
pour bloquer les troupes de Kornilov qui doivent arriver par trains pour s’emparer
de Petrograd. Il montre le peuple en armes s’emparant qui de fusils, qui de
pistolets et on ne peut s’empêcher de penser aux Parisiens qui prirent 30.000
fusils aux Invalides, le 13 juillet 1789. C’est la naissance des Gardes rouges.
Armée révolutionnaire. Retour sur les voies ferrées. Les gardes rouges de Petrograd
"tombent" sur un régiment de cosaques patibulaires qui sortent le fer.
Va-t-on vers l’affrontement ? Les bolcheviques sortent des tracts
judicieusement écrits en langue maternelle cosaque, tracts qui parlent de Paix,
de Pain, de distribution des terres… les sourires apparaissent, les épées
retournent dans leurs fourreaux, on fraternise. On a droit à une magnifique
démonstration de danses folkloriques, en pleine nuit. La Révolution sait aussi
être fête.
Un
tableau muet nous informe "Prolétariat !
Apprends à manier le fusil". C’est une nouvelle étape de l’année 1917,
celle où "la période pacifique de la
Révolution a pris fin" et où "la
période non pacifique est venue, celle des conflits et des explosions"
(rapport de Staline, au comité central du parti, encore clandestin). Face aux
progrès des Bolcheviks – leur action contre Kornilov les a vivement renforcés –
Kerensky désespéré fait un caprice et se jette sur son lit, se cachant la tête
sous de multiples coussins… le 10 octobre, la résolution est adoptée : prise du
pouvoir par les gardes rouges, les fantassins et les marins favorables à la
Révolution, les ouvriers bolcheviques.. Eisenstein imbrique étroitement les
images montrant le 2ème congrès panrusse des soviets, l’action des
révolutionnaires, Lénine clandestin avec un foulard autour de la tête comme s’il
avait une rage de dents. La clé de tout est la prise du Palais d’hiver. On s’y
croirait. Je passe sur les détails mais les photos des prolos découvrant la
cuvette en émail des WC de l’impératrice est inoubliable. Ça les fait rire…
Séquence aussi sur le célèbre Bataillon
féminin de choc qui défend le Palais contre les Bolcheviques. Ces derniers gouailleurs
se demandent : est-ce un homme ? une femme ? Soldat bizarre en
tout cas. Femmes très peu féminines. Lesbiennes ? Eisenstein est très
suggestif, allusif sur ce point. Puis l’Aurore tire son boulet de canon. C’est
le signal attendu.
La fin
est une épopée. La musique de Chostakovitch donne à plein. Le Palais un fois
pris, le pouvoir est aux mains des Révolutionnaires. Lénine peut enfin se
rendre au congrès des Soviets. C’est l’euphorie. Le délire. Le triomphe. Il
annonce le passage à la construction du socialisme. L’écran se remplit du texte
des grands décrets : la paix, le partage des terres, etc…
L'Historien du cinéma Georges Sadoul écrit que "nul film n'est plus riche d'enseignements cinématographiques sinon peut-être le Citizen Kane d'Orson Welles". Je ne peux malheureusement pas abonder cette affirmation. Je
retiens une suite impressionnante de portraits, Eisenstein multiplie les gros
plans sur ces hommes et femmes militants qu’il
aime. C’est une victoire du
prolétariat et celui-ci doit être présent tout le long du film. Après cette
analyse, je réalise que la démarche d’Eisenstein est fort pédagogique. Et c’est
normal. Il faut imaginer ce film transporté par des équipes de militants qui
installent un cinéma provisoire pour montrer aux foules des moujiks, village
après village, ce qui s’est passé à Petrograd en 1917. Pour Lénine "le cinéma, de tous les arts, est pour nous
le plus important". Pour cela, il faudra nécessairement aussi
électrifier tout le pays … Tâche herculéenne. Prométhéenne.