"OCTOBRE" de Serge Eisenstein (1927)

publié le 14 juin 2019, 09:24 par Jean-Pierre Rissoan
publié le 24 janv. 2017 à 18:45 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 13 nov. 2018 à 12:24 ]

Les soldats s'en vont distribuer les journaux révolutionnaires. Les tâches sont réparties. Impossible de dire s'il s'agit d'une photo de 1917,ou d'une capture d’écran du film d'Eisenstein. (source : Académie des sciences de l'URSS).

Le film a été tourné en 1927 pour le 10ème anniversaire de la Révolution. On a réclamé à Eisenstein la plus grande fidélité aux faits et, sans doute dans cet esprit, il enrôla des vétérans de 1917 et notamment Podvodski qui fut membre du Comité militaire révolutionnaire (évidemment, vous consultez mon article 1917 en Russie. 2ème partie : Octobre). Le film a été tourné en muet, noir et blanc, et pour tout dire on croirait un reportage en direct des évènements de 1917. Mais non, c’est une reconstitution. En 1967, le film est accompagné d’une musique de Dimitri Chostakovitch. Pour le scénario, Eisenstein s’est inspiré du livre du journaliste communiste américain, John Reed, "Dix jours qui ébranlèrent le monde". John REED, "Dix jours qui ébranlèrent le monde", une biographie

Le film suit assez bien la chronologie des évènements de l’année 1917, avec quelques images de la révolution de Février et la séquence du renversement de la statue colossale du tsar Alexandre III. Le film s’attache à montrer qu’avec le GP – gouvernement provisoire né de cette révolution – il n’y a pas de changements fondamentaux. La famine, les SDF, le rationnement de plus en plus contraignant, le froid rendu sensible par la neige… pas de quoi être satisfaits.

Puis arrive le 3 avril et l’immense rassemblement devant la gare de Finlande. C’est en effet à cette gare que Lénine quitte son wagon plombé pris à Zurich. C’est peu dire que l’accueil fut chaleureux. Et instantanément Lénine – interprété par un ouvrier extrêmement convaincant, quasi sosie – prend la parole et son discours est un condensé des Thèses d’avril : le GP est un ennemi pour le prolétariat russe.


Eisenstein s’attarde sur les évènements de Juillet 1917. Le drame qui s’est posé à l’angle de la rue Sadovaïa et de la

perspective Nevsky est magistralement mis en scène. La foule des manifestants - on a peine à croire qu’ils sont des figurants amateurs - est l’objet d’un massacre à la mitrailleuse et elle s’égaye dans toutes les directions. Les morts jonchent le sol. Eisenstein montre les bourgeoises – curieusement exposées à la lumière du soleil alors que tout le long du film règne l’obscurité propice certes à des jeux d’ombres et de lumières. Ces bourgeoises aux bijoux clinquants maltraitent un bolchevik qui tente de sauver l’étendard de la révolution. Il échouera au bord de la Neva, ses cheveux trempant dans l’eau. Les exemplaires de la Pravda sont jetés au fleuve. La mitrailleuse abat aussi un cheval blanc qui tirait un cabriolet multi-décoré de banderoles et de drapeaux. Lorsqu’on fera relever les tabliers du pont basculant, le cheval restera suspendu, symbole de l’échec de cette phase révolutionnaire. Les soldats du 1er régiment de mitrailleurs défilent, inoffensifs car désarmés, encadrés par la troupe du GP : ils avaient pris le parti des Bolcheviks. Le siège du parti a été dévasté ; symbole du travail intellectuel une machine à écrire git dans les débris. C’est Kerenski qui est la cible d’Eisenstein. Il est présenté comme un Bonaparte au petit pied. Il semble hésiter à franchir la porte de la salle où se réunit le GP, porte trop grande. Un paon en métal, articulé, fait son fier et sa queue se déploie pour charmer un peu tout le monde. Dans les appartements d’Alexandre III, Alexandre Kerenski deviendra-t-il Alexandre IV ? La révolution est en danger informe un tableau du film muet. D’ailleurs Kerenski signe le décret rétablissant la peine de mort au front.

Mais Kerensky a un concurrent : c’est le général Kornilov qui, lui, est carrément tsariste et tente un coup d’État militaire. Utilisant le trucage de la marche-arrière, Eisenstein fait remonter la statue de ce tsar qu’on avait vu basculer en avant, au tout début du film. Est-ce la restauration ? On imagine les moujiks de 1927 devant ces images d’une statue monumentale qui se redresse aussi vite qu’elle a été détruite ! Kornilov aussi, si l’on en croit Eisenstein, aurait des velléités bonapartistes !  Voici deux statues en plâtre de Bonaparte les bras croisés qui se font face… À propos de cette référence à l’histoire de France, sachons que les révolutionnaires du monde entier connaissent l’histoire de la Révolution de 1789-93 et du coup d’État de 1799, la révolte des Canuts, 1848, la Commune de Paris de 1871 par cœur. Exemple cette citation dans laquelle Lénine compare Kerensky à Cavaignac "Après le 4 juillet, écrit Lénine, la bourgeoisie contre-révolutionnaire, marchant avec les monarchistes et 1es Cent-Noirs[1], s'est adjoint, en partie par intimidation, les petits bourgeois socialistes-révolutionnaires et mencheviks et a confié le pouvoir d’État effectif aux Cavaignac, à la clique militaire qui fusille les récalcitrants sur le front et massacre les bolcheviks à Petrograd". Cavaignac, le grand massacreur des ouvriers de juin 1848 à Paris. Eisenstein met en scène les cheminots qui vont saboter les voies ferrées, stations d’aiguillage et autres pour bloquer les troupes de Kornilov qui doivent arriver par trains pour s’emparer de Petrograd. Il montre le peuple en armes s’emparant qui de fusils, qui de pistolets et on ne peut s’empêcher de penser aux Parisiens qui prirent 30.000 fusils aux Invalides, le 13 juillet 1789. C’est la naissance des Gardes rouges. Armée révolutionnaire. Retour sur les voies ferrées. Les gardes rouges de Petrograd "tombent" sur un régiment de cosaques patibulaires qui sortent le fer. Va-t-on vers l’affrontement ? Les bolcheviques sortent des tracts judicieusement écrits en langue maternelle cosaque, tracts qui parlent de Paix, de Pain, de distribution des terres… les sourires apparaissent, les épées retournent dans leurs fourreaux, on fraternise. On a droit à une magnifique démonstration de danses folkloriques, en pleine nuit. La Révolution sait aussi être fête.

Un tableau muet nous informe "Prolétariat ! Apprends à manier le fusil". C’est une nouvelle étape de l’année 1917, celle où "la période pacifique de la Révolution a pris fin" et où "la période non pacifique est venue, celle des conflits et des explosions" (rapport de Staline, au comité central du parti, encore clandestin). Face aux progrès des Bolcheviks – leur action contre Kornilov les a vivement renforcés – Kerensky désespéré fait un caprice et se jette sur son lit, se cachant la tête sous de multiples coussins… le 10 octobre, la résolution est adoptée : prise du pouvoir par les gardes rouges, les fantassins et les marins favorables à la Révolution, les ouvriers bolcheviques.. Eisenstein imbrique étroitement les images montrant le 2ème congrès panrusse des soviets, l’action des révolutionnaires, Lénine clandestin avec un foulard autour de la tête comme s’il avait une rage de dents. La clé de tout est la prise du Palais d’hiver. On s’y croirait. Je passe sur les détails mais les photos des prolos découvrant la cuvette en émail des WC de l’impératrice est inoubliable. Ça les fait rire… Séquence aussi sur le célèbre Bataillon féminin de choc qui défend le Palais contre les Bolcheviques. Ces derniers gouailleurs se demandent : est-ce un homme ? une femme ? Soldat bizarre en tout cas. Femmes très peu féminines. Lesbiennes ? Eisenstein est très suggestif, allusif sur ce point. Puis l’Aurore tire son boulet de canon. C’est le signal attendu.

La fin est une épopée. La musique de Chostakovitch donne à plein. Le Palais un fois pris, le pouvoir est aux mains des Révolutionnaires. Lénine peut enfin se rendre au congrès des Soviets. C’est l’euphorie. Le délire. Le triomphe. Il annonce le passage à la construction du socialisme. L’écran se remplit du texte des grands décrets : la paix, le partage des terres, etc…

L'Historien du cinéma Georges Sadoul écrit que "nul film n'est plus riche d'enseignements cinématographiques sinon peut-être le Citizen Kane d'Orson Welles". Je ne peux malheureusement pas abonder cette affirmation. Je retiens une suite impressionnante de portraits, Eisenstein multiplie les gros plans sur ces hommes et femmes militants qu’il

aime. C’est une victoire du prolétariat et celui-ci doit être présent tout le long du film. Après cette analyse, je réalise que la démarche d’Eisenstein est fort pédagogique. Et c’est normal. Il faut imaginer ce film transporté par des équipes de militants qui installent un cinéma provisoire pour montrer aux foules des moujiks, village après village, ce qui s’est passé à Petrograd en 1917. Pour Lénine "le cinéma, de tous les arts, est pour nous le plus important". Pour cela, il faudra nécessairement aussi électrifier tout le pays … Tâche herculéenne. Prométhéenne.


[1] Mouvement ultra-réactionnaire, monarchiste, nationaliste, antisémite, anti-bolchevique, "pré-fasciste" selon un historien russe ; cf. Wikipédia.

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