Le
Ruban blanc (Das weiße Band) est un
film franco-germano-italo-autrichien de Michael Haneke sorti le
21 octobre 2009 en France. Le film a obtenu la Palme d'or lors du
Festival de Cannes 2009. En cette quinzaine du festival, les chaînes télé nous
gratifient de quelques chefs-d’œuvre.
"Le blanc est
la couleur de l’innocence" dit le pasteur. Le ruban blanc
est un morceau de tissu dont on affuble un enfant qui a fauté jusqu’à ce qu’on
juge qu’il s’est "purifié".
C’est un signe d’ostracisme, comme une étoile jaune ou rose. C’est dans cet
univers de persécution quotidienne que vivent les enfants de ce village de la
Prusse luthérienne, en 1913. Ce village est une "communauté" dit le baron qui la dirige. C’est en effet une
petite seigneurie comme il y en a des milliers d’autres dans cette "Vieille
Prusse" où le souvenir de Frédéric II est vivace.
Un plan-séquence dit
magistralement l’organisation sociale de cette communauté. La demeure du baron
est une haute bâtisse symétrique, l’axe passe par la porte d’entrée qui se
trouve au sommet d’un escalier de pierre monumental. Le plan montre la masse
des paysans rassemblés au bas de l’escalier et qui occupent toute la largeur de
l’image, puis l’escalier monte en rétrécissant jusqu’à la porte devant laquelle
se trouvent le pasteur, légèrement en retrait, le baron et son épouse.
Au-dessus d’eux, la façade élevée. Le point central de l’image est la personne
du baron. Tout concoure à mener les yeux du spectateur vers lui, vers le sommet
de cette pyramide sociale. En 1913, les domestiques saluent sa seigneurie en
effectuant une légère génuflexion et en disant "bonsoir, Mr le baron". De sa hauteur, le baron s’adresse à ses
paysans -c’est la fin des moissons- en disant "Dieu s’est montré généreux avec nous". Théisme. Le pasteur y va de son psaume.
D’autres
métiers participent de la vie collective : précepteur et nurse pour les
enfants du baron, le régisseur du domaine, le médecin et la sage-femme qui vit chez
ce dernier, l’instituteur… La masse des paysans et tout ce petit monde vit sous
la férule du pasteur qui se désigne lui-même comme "guide spirituel".
C’est peu de dire que
l’autorité est le maître-mot de l’éducation subie. Haneke insiste sur
l’obéissance des enfants : scène chez le pasteur dont tous les enfants
obéissent au doigt et à l’œil, scène chez le régisseur avec ses trois garçons
qui se tiennent au garde-à-vous, scène chez le père d’Eva -la nurse que
l’instituteur est venu demander en mariage- où tous les enfants totalement
muets, se lèvent comme un seul homme quand le père l’exige. Ces séquences sont
d’autant plus lourdes, pesantes qu’elles se déroulent sans musique. C’est le
silence complet. D’ailleurs, il n’y a pas de compositeur signalé sur la fiche
technique du film. Noter que la musique est présente mais elle est intégrée au
scénario : au pays de Luther on « fait » de la musique. C’est le
cas de la baronne qui tente d’interpréter Schubert avec le précepteur, c’est le
cas de l’instituteur qui joue du piano pour consoler Eva qui vient d’être licenciée
par le baron ; ou alors on chante au temple pour l’office. Mais par
ailleurs, pas de musique de film. Avec un film en noir et blanc cela complète
une austérité toute protestante. Faut-il penser à une ironie de Haneke quand il
fait dire que "le blanc est la
couleur de l’innocence" alors que tout le monde -ou presque- est vêtu
de noir ?
Les détenteurs de
l’autorité infligent des interrogatoires épouvantables à ceux dont ils pensent
qu’ils ont des choses à dire. Alors qu’ils n’ont peut être rien à dire. C’est
d’abord le pasteur qui inflige à son fils Martin (admirable petit Leonard
Proxauf, tout à la fois mignon et renfrogné) une persécution psychologique pour
lui faire avouer qu’il se masturbe. Oh ! le mot n’est pas prononcé !
Dieu l’en garde ! Mais le pasteur parle des "tentations de ta jeune chair" et, en Prusse luthérienne de
1913, la masturbation ne rend pas sourd, non, c’est bien pire. "J’ai connu un garçon de ton âge qui, après
six mois, ne dormait plus, n’avait plus de mémoire, eut le corps couvert
d’abcès ce qui le conduisit à la mort ! ". Pauvre Martin, mais
son pasteur de père lui déclare qu’il voit des symptômes : "tu es triste, tu déprimes, ton regard
devient fuyant…". Avec un père pareil, tout enfant normalement
constitué présenterait les mêmes symptômes, même sans masturbation. Et
d’insister "je me fais du souci à
cause de toi, et je pense que tu sais pourquoi, mais tu ne veux pas me le dire".
Procès d’intention. Et l’Écriture vient assommer le jeune garçon : "la loi divine a érigé des barrières
sacrées !". Martin dorénavant dormira avec les bras attachés, au
dessus des couvertures bien entendu, par des sangles que ses frères fixeront
avec interdiction pour eux de les défaire. Lorsque le feu brûle une immense
grange toute proche, Martin veut alerter la maison, il demande à ses frères de
le détacher, "mais on n’a pas le
droit, Père l’a défendu !". Autre interrogatoire serré :
celui que subit la petite Erna. Cette fillette avait fait part de
pressentiments à l’instituteur concernant le petit Karli, handicapé mental,
lequel est effectivement victime de sévices brutaux quelque temps plus tard
mais on ne connaît pas le ou les coupable(s). La police enquête et Erna est
violentée verbalement de façon odieuse compte tenu de son âge. Le policier
prononce ces paroles que d’autres films mettront dans la bouche d’autres
bourreaux, mais dans le même pays, "j’ai
d’autres moyens pour te tirer les vers du nez"…L’instituteur de façon
moins brutale mène aussi un interrogatoire sur Martin et Clara. Enfin, le baron
demande à sa femme qui lui déclare qu’elle a rencontré un autre homme si elle a
couché avec lui. La baronne dit que non. Le baron refuse de croire la baronne :
tout le monde attend la réponse qu’il veut entendre mais n’écoute pas la
réponse qui ne lui convient pas. Tout cela contribue à rendre l’atmosphère
difficilement respirable.
Le pasteur (prestation
remarquable de B. Klausner plus vrai que nature, dogme incarné) est bien loin
de connaitre la réussite dans l’éducation de ses nombreux enfants. Au début du
film, Martin et Clara sont sanctionnés, ils porteront le ruban blanc, tous
-punition collective- iront dormir sans manger, et Martin et Clara recevront
dix coups de verge. "Je vais mal
dormir à cause de vous" dit le pasteur. Martin fait une tentative de suicide :
il marche sur le parapet d’un pont au-dessus d’un torrent creusé, marchant
comme sur une poutre, l’agrès de gymnastique. L’intervention de l’instituteur
le sauve. "J’ai voulu donner à Dieu
l’occasion de me tuer. Il ne l’a pas fait". La croyance est incrustée,
malgré les turpitudes, dans l’âme de l’enfant. Clara, après la levée de
l’ostracisme du ruban, est surprise à mener le chahut dans la salle de classe
quand y pénètrent le pasteur puis l’instituteur. Elle, une meneuse, alors qu’on
lui a enlevé le ruban et qu’elle est fille du "guide spirituel". Le pasteur sermonne toute la classe -après
la récitation du Pater noster foi en
Dieu oblige- les sentences pleuvent et Clara s’évanouit. Sa vengeance ? Elle
entrera dans le bureau vide de son père et tuera l’oiseau en cage que possède
le pasteur. Celui-ci trouvera sur son bureau le cadavre de l’oiseau planté d’une
paire de ciseaux. Le pasteur a un autre fils, d’âge maternel, peut-être cours
préparatoire. Celui-ci a trouvé un oiseau blessé et ose frapper à la porte du
bureau de son père. Celui-ci reste assis comme un P-DG qui reçoit un salarié qui
vient demander une augmentation de salaire. Le petit garçon voudrait s’occuper
de l’animal. "Tu seras son père et
sa mère. As-tu conscience de tes responsabilité ?". Froideur
maximum. Quelque temps plus tard et après le geste de Clara, le petit garçon
amène son oiseau qui est guéri et l’offre à son père, "parce que je vous vois tellement triste"
depuis la mort de l’autre oiseau. Quel père ne prendrait pas cet enfant dans
ses bras pour le couvrir de baisers ? Le pasteur reste de marbre. Pas de
musique. Ambiance de plomb.
Interrogé
sur une éventuelle recherche documentaire préparatoire à l’élaboration de son
film, Le ruban blanc, en particulier
sur l'éducation scolaire et religieuse avant 1914, Michael Haneke
répondit :
"J’ai lu une trentaine d'ouvrages sur le sujet. C'est incroyable ce que
j'ai pu trouver dans tous ces manuels d'éducation pour la jeunesse. Les
conseils que j'y ai découverts pour élever correctement sa progéniture sont
proprement sidérants. C'est dans l'un de ces livres que j'ai découvert
l'anecdote sur le ruban blanc que l'on accroche au bras des enfants punis. Les
méthodes d'éducation utilisées dans ces différentes sociétés, qui nous semblent
aujourd'hui tellement cruelles, parfois même inimaginables, c'était la façon "normale" d'élever un enfant à l'époque. Cela m'a
fait froid dans le dos"[1].
Outre
cet écrasement moral, la communauté est-elle traversée par des conflits de
classes ? A l’image des autres seigneuries de la Vieille Prusse, le domaine
est une exploitation agricole mais aussi une petite entreprise
industrielle : il possède une scierie ce qui implique l’exploitation du
bois. Il comporte un immense jardin dont la production de légumes doit être commercialisée
ou alors doit satisfaire la consommation du petit village. Le film ne permet
pas d’en dire plus, mais on sait que cette poly-activité a permis à la noblesse
prussienne de tenir à peu près son rang face à la bourgeoisie alors qu’en
France, elle ne pouvait pratiquer des activités qui l’auraient fait déroger.
Les
conflits entre fils de régisseurs et fils du "patron" sont fréquents.
L’animosité est exacerbée dans le ruban
blanc. Au bord de la rivière, les fils du régisseur, agacés par le fils du
baron qui joue de la flûte en virtuose, le jettent carrément à l’eau. La
répression du régisseur sur ces fils sera terrible : c’est le fouet du
cocher. Mais plus grave, la mort d’une paysanne, la femme Felder. Le régisseur
la place à la scierie, pour soi-disant lui éviter les pénibles travaux
agricoles. Drame : dans la scierie, elle passe au travers d’un plancher
pourri et meurt. Qui est responsable ? Le mari s’écrase, il a trop peur
d’être chassé du domaine. Son fils aîné, un colosse, est révolté, il veut se
venger. Son père le lui interdit et lui flanque une gifle. Principe d’autorité.
Mais le fils a besoin d’une vengeance et va faucher tout un large jardin de
choux, détruisant la récolte. Il sera publiquement dénoncé, au temple, devant
toute la communauté par le baron lui-même ; l’office tient lieu, alors,
d’assemblée politique. Mais en pays luthérien, le chef politique est aussi une
autorité religieuse. Le baron appelle à la délation pour un autre forfait
commis contre lui : on a retrouvé son fils Sigi, ligoté, face contre
terre, culotte baissée, les fesses rouges de sang. "Les coupables sont dans cette assemblée". Il y aura
effectivement des dénonciations, mais les religions se sont toujours bien
accordées avec cette méthode. Ne s’agit-il pas d’aider à l’application de la
loi de Dieu ? Quelque temps plus tard, on trouve le père Felder qui s’est
suicidé par pendaison.
Je
passe sur la personnalité du médecin incestueux, dégoûtant. La baronne est bien
plus sympathique qui quitte ce village "plein de malveillance, de vengeances perverses". Lors de la
dispute avec son mari, elle ose finalement quitter le salon sans l’autorisation
de ce dernier et même, profitant de son départ, elle va se servir un verre de
Porto. Début timide d’émancipation féminine. Mais cela ne concerne pas les
autres classes. Sans parler des paysannes, les femmes du pasteur, du régisseur,
du père d’Eva sont toutes effacées et vouées aux travaux domestiques et à
l’obéissance.
A
la fin du film, l’instituteur réussit à faire une synthèse des évènements
dramatiques qui ont perturbé la vie du village. Il raconte au pasteur que les "enfants"
étaient à chaque fois immédiatement présents après chaque drame. Ne faudrait-il
pas chercher de ce côté-ci les fautifs ? Il ne réalise pas que, si cela
est avéré, c’est la démonstration de l’échec complet de l’éducation menée par
le "guide spirituel".
Celui-ci fulmine, il va presque se mettre en colère : "cessez de dire vos insanités… on vous
jettera en prison… répugnant…aberrations…cerveau détraqué… je vais vous dénoncer
à vos supérieurs hiérarchiques…je ne veux plus jamais vous voir ici".
Le
luthérianisme porte une lourde responsabilité dans les drames de l’histoire
allemande contemporaine. Voici quelques extraits du livre de Strohl qui
montrent ce que l’autoritarisme luthérien contenait en lui de dangereux :
"La
discipline ecclésiastique devait être pratiquée avec sérieux. Si les
exhortations des pasteurs et des anciens - nommés jusqu'aujourd'hui
"censeurs" étaient restées sans effet, les indisciplinés devaient
être censurés devant l'autel en présence de toute la communauté"...
"A l'occasion du jubilé de la Réforme en l617, l'ordonnance ecclésiastique
de 1576 fut élargie et complétée par des mesures policières. Tous les
cas d'immoralité étaient sévèrement punis. L’assistance aux prêches était
rendue aussi obligatoire pour les adultes que la fréquentation de l'école pour
les enfants. Ceux qui ne manifesteraient pas assez de respect pour la Cène en
allant au cabaret au sortir de l'église étaient menacés d'emprisonnement"[2]. Et encore "on était réadmis a la Cène (après une
exclusion pour indiscipline) qu'après avoir reçu solennellement l'absolution
devant l'autel en
présence des délégués chargés de veiller à la discipline. Pour
entretenir la vigilance, un service d'humiliation et de pénitence devait
être organisé une fois par mois (...). Chacun devait s'imposer des règles de
sobriété. Pour éviter tout abus, toutes les auberges devaient être fermées au
moment du couvre-feu"'.
« Comme
à Zurich, le début de la réforme cultuelle à Mulhouse fut suivi par une
ordonnance disciplinaire destinée à réprimer tout genre de désordres indignes
d’une cité chrétienne, l’abus du jeu et de la boisson, l’inconduite, les
jurons, etc.… ».
Max Weber
évoque quant à lui "la tendance
autrefois assez courante, notamment dans de larges cercles d’ecclésiastiques
luthériens, à mettre à profit leur sympathie de principe pour les mesures
autoritaires, pour jouer les "polices
de l’ombre" quand il s’agissait de dénoncer la grève comme un péché, les syndicats comme des promoteurs de
la "convoitise""[3].
Il
est temps de conclure. Si Haneke avait réussi à placer un militaire dans son
scénario, nous aurions eu un tableau complet d’une micro-société pré-fasciste
avant la guerre de 1914. Mais il réalise un film et ne fait pas un documentaire
d’histoire. La voix off qui guide le film nous invite cependant dès le départ à
réfléchir à l’impact que les évènements que nous allons vivre ont pu avoir sur
les décennies ultérieures. Comment cette communauté rurale luthérienne de la
Vieille Prusse sera-t-elle impactée -comme on dit maintenant- par la guerre de
1914-1918 et ses désastres ? Si les grandes villes allemandes, Berlin,
Munich…, les ports de la Mer du Nord et de la Baltique, Hambourg, Lübeck…seront
les berceaux de la révolution allemande -mais eux sont ouverts sur le monde- ,
quid de ce petit village recroquevillé, introverti, chloroformé, où la violence
est retournée contre soi - à l’exception de celle du fils Felder- tellement le
pasteur et le baron tiennent ferme le couvercle pour l’empêcher de sauter.
Cette soumission, cette discipline, cette inhabitude à la démocratie ouvrent
grandes les portes au conservatisme et plus tard au nazisme. On imagine mal le
pasteur de ce village tenir tête aux S.A.. La Vieille Prusse votera massivement
pour le Parti national-populaire allemand (D.N.V.P.) puis pour le parti nazi.
Entre
1933 et 1945, il y eut le « DC », le mouvement des Chrétiens
allemands, Deutsche Christen,
pro-nazis et il y eut des pasteurs qui portèrent l’uniforme. Jutta Neupert a
réalisé un documentaire (2007), diffusé par ARTE, intitulé "Hommes d’ Église et croix gammée"[4].
Le libellé annonce que sont impliqués des catholiques et des protestants.
Cependant, pour ce qui concerne la "montée" du nazisme en Allemagne, les
régions catholiques ont été bien plus réservées à l’égard du parti d’Hitler que
les régions luthériennes ou de tradition luthérienne qui sont passées du vote social-démocrate
au vote nazi en un rien de temps.
L’immense
mérite du film d’ Haneke est de se placer à l’interface de la Grande Histoire et
de la psychologie individuelle. Il y a le régime économique et social, les
idéologies -qui sont le terrain de l’historien de métier- et il y a les
individus avec leur personnalité, leur psychologie. Rares sont ceux qui tentent
de montrer les interférences entre les deux domaines. Visconti l’a fait dans Les damnés[5]. Haneke, lui aussi, par ce portrait magistral d’une
communauté pétrie de violence et de négations, va aux racines du mal.
[1]
Interview donnée au FIGARO, du 21 octobre
2009.
[2]
H. STROHL, "le protestantisme en Alsace".
[3]
Max WEBER, L’éthique protestante…, Flammarion, page 107, note infrapaginale.
[4]
Vendredi 6 avril 2007 à 23h30.
[5]
D’autres aussi bien sûr, ce site est ouvert…