1791 - 1884 : Le libéralisme dans le domaine économique et social.

publié le 2 oct. 2015, 08:40 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 16 oct. 2016, 07:10 ]

    Voici deux documents (en bleu) que j’ai réunis pour établir comme une sorte de correspondance entre un préfet et son ministre.

    Dans le premier, le préfet du Nord informe le ministre de l’intérieur - gardien de l’ordre, chef de la police - de l’irruption d’une tentative de coalition, c’est-à-dire d’une réunion de concertation entre les ouvriers pour décider ou non d’une grève suite à la décision du patron de baisser le prix de chaque pièce produite par chacun des ouvriers. Dans cette usine textile, les salaires sont fixés "aux pièces". Ce qui s’appelle -comme chez les Canuts lyonnais- le prix de la façon. C’est dans la région de Lille et de Roubaix que les enquêtes ordonnées par le gouvernement ont révélé la misère la plus grande.

    Sans attendre, le préfet a fait donner la police qui a arrêté les "3 meneurs"… L’ordre règne à Roubaix !

    Le droit de coalition est interdit depuis le vote de la loi Le Chapelier, 1791, un des grands acquis de la Révolution bourgeoise. La réponse du préfet vaut son pesant d’or.

    NB. les mots en gras sont surlignés par moi, JPR.

 

    Le préfet du Nord : Vallon

    à

    Monsieur le Ministre.

 

    J’ai l’honneur d’informer votre excellence qu’une tentative de coalition a eu lieu, samedi, dans les ateliers de M. Ternynck, fabricant à Roubaix.

    M. Ternynck avait fait afficher qu’à partir du 7, il y aurait diminution du prix des façons. Quelques ouvriers ne voulurent pas accepter cette réduction et cherchèrent à entrainer leurs camarades dans leur résolution de refuser tout travail. Déjà même un certain nombre d’entre eus avaient quitté leurs métiers lorsque, sur les observations qui leur ont été faites par l’autorité, ils sont rentrés dans le devoir. Trois ouvriers signalés comme les promoteurs du désordre viennent d’être arrêtés. Hier, le travail avait repris dans les ateliers de M. Ternynck.

    Je suis avec respect, Monsieur le Ministre, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur.

     Cette signature, parfaitement obséquieuse, reprise mot pour mot à l'Ancien régime, montre que l’esprit républicain n’est pas établi dans l’administration. Il est vrai que la République n’a pas été établie depuis le coup d’État de Brumaire en décembre 1799. Puis la République est rétablie mais les vrais républicains ont été massacrés lors des journées de juin1848. C'est le retour à l'empire après le coup d’État de décembre 1851. Le préfet est donc très à l’aise pour utiliser la force au service de ce patron. 

Circulaire du ministre aux préfets.

    Paris, 2 février 1849

    Monsieur le Préfet.

    Depuis quelques mois, et par suite du ralentissement des principales industries, des coalitions d'ouvriers et des grèves se produisent fréquemment ; comme de pareils incidents réagissent d'une manière fâcheuse sur les intérêts privés et sur la tranquillité publique, je crois nécessaire de vous rappeler les principes que l'administration doit prendre pour règle en pareille occurrence.

    L'autorité ne doit jamais s'immiscer dans les questions de salaire. Le prix de la main-d’œuvre hausse dans les temps où l'industrie est active, parce qu'alors il y a une grande demande de bras ; il baisse quand l'industrie se ralentit, parce que le travail est plus offert que demandé. Le niveau est donné par les circonstances. Faites comprendre aux ouvriers ces vérités élémentaires. Il faut parler d'abord le langage de la raison et de la sympathie, pour être ensuite plus fort en leur parlant le langage sévère de la loi.

    Ce n'est pas que la société, dans la personne de ceux qui la représentent, doive se montrer indifférente à des conflits qui touchent de si près à l'existence des familles, à la propriété de l'industrie, au maintien de l'ordre ; mais n'agissez que par voie de conseil. Que tous soient bien convaincus de votre profonde sollicitude pour les intérêts en souffrance, et de votre détermination constante de maintenir la liberté des transactions et du travail.

    Si des désordres éclatent, votre premier devoir sera de les réprimer; pour que le droit réciproque de l'ouvrier et du fabricant soit librement débattu, il faut que nul ne puisse être contraint de fléchir sous la pression de la menace (1).

    Le ministre de l'Intérieur, Léon Faucher, 2 février 1849.

 

    Il n’y a pas de texte plus clair (hors les textes des théoriciens, bien sûr) pour montrer à quel point le travail des ouvriers n’est qu’une marchandise comme les autres. Marx avait vu juste. La baisse des salaires est une évidence quand il n’y a pas assez de travail et trop d’ouvriers. C'est la loi de l'offre et de la demande, la main invisible du marché... Le Ministre ne se pose pas la question de l’évidente malnutrition des ouvriers, femmes et enfants, à cette date de 1849, où l’économie connaît une crise terrible depuis 1847.

    Notons le ton doctoral et infantilisant (vérités élémentaires, sollicitude...) , et si les prolétaires ne comprennent pas ces évidences, on frappe.

    Le ministre utilise un argument toujours repris de nos jours : la coalition des ouvriers, leur grève sont une atteinte à la liberté des patrons, les négociations ne sont pas "libres" si elles se déroulent en période de grève. En revanche, le tête à tête entre le patron et le prolo est parfaitement libre, chacun a des chances égales à l’autre… "le droit réciproque de l'ouvrier et du fabricant soit librement débattu". Sans syndicat, ni grève, on ne voit pas comment le patronat "fléchirait sous la pression de la menace".

    Le gouvernement, loin de défendre l’intérêt général, est au service de la bourgeoisie possédante (cf. les intérêts privés).

    Il y aura la loi de 1864 - Napoléon III-  autorisant la grève mais, par ses articles 414, 415 et 416 remaniés du Code pénal, elle renforça le délit d'organisation illicite.

    La loi de 1884 marque la vraie disparition de la loi Le Chapelier. 1884 : grande loi républicaine, la loi sur l'organisation syndicale.

 A SUIVRE DONC...

 (1) pensons à la loi travail dite El Kromri selon laquelle on aura des conventions d’entreprises discutées librement sans syndicats, lesquelles conventions seront supérieures en droit à la loi. Retour au XIX° siècle.

 


    
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