Révolution dans la Nièvre : Claude Tillier (1801-1843) par Roger MARTIN

publié le 27 juin 2013, 02:39 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 20 août 2016, 05:48 ]
     

    Je publie cette courte biographie de Claude Tillier, rédigée par l’écrivain Roger Martin, et qui relève d’une série publiée par le journal L’Humanité durant cet été 2012. L’ensemble des biographies a donné lieu à un numéro hors-série intitulé « Des journalistes et des combats » qui montrent des géants de cette profession aux côtés desquels les nains d’aujourd’hui font honte.

    Pourquoi extraire Claude Tillier de cette liste ? parce qu’il est un de ces personnages historiques que je recherche assidument et qui sont le tissu de notre histoire nationale. La France a une tradition révolutionnaire, on le dit et on le répète -chez les journalistes non serviles - mais comment se perpétue cette tradition ? L’histoire est une affaire d’hommes, je veux dire que ce sont les hommes en chair et en os qui l’élaborent, la construisent, la font. Comment s’est perpétuée notre Grande Révolution de 1789 ? né en 1801, Claude Tillier  a eu des parents qui ont fait la révolution, ils sont nés à la fin du règne de Louis XV. Au moment  de Waterloo, Claude a 14 ans et est donc témoin de tout, la Révolution, l’Empire, c’est tout frais dans sa tête. Le pire des hasards fait qu’il tire le mauvais numéro et effectue cinq ans de service militaire dans l’armée blanche de Louis XVIII, celle qui, en 1823, part en Espagne, détruire la révolution libérale espagnole ! Peut-être a-t-il entendu le révolutionnaire espagnol qui hurla aux soldats du roi de France franchissant la frontière comme les Allemands en 1940 : "que venez-vous faire ? C'est pour remettre un despote sur le trône que le tyran de France vous envoie combattre la liberté ? ". Paroles insupportables pour Tillier fils de la Révolution. Toute sa vie civile ultérieure sera consacrée à la lutte. Lutte contre l’ignorance : instituteur, non seulement il fait son boulot pour les fils de flotteurs (cf. le texte) mais il fait des heures supplémentaires pour les illettrés. Lutte contre les bourgeois louis-philippards, lutte pour les idées des Lumières du XVIII° siècle. Il fréquente les ouvriers flotteurs qui feront la révolution de 1848 dans la Nièvre. Pas avec Tillier, mort trop jeune d’une angine de poitrine. Mais -et c’est là où je voulais en venir- ce sont des hommes comme Tillier qui ont assuré le relai, qui ont passé le témoin, le témoin de la Révolution. L’esprit de 1789 était vivant en 1848 grâce à lui. Partout ailleurs, en France, il y eut des Tillier. L’esprit de 1848 sera présent en 1871 et ainsi de suite. L’esprit de la Révolution française ne s’éteindra pas.

    J.-P. R.


CLAUDE TILLIER, LE « FLOTTEUR PAMPHLÉTAIRE »

 

    par Roger Martin

        Écrivain

 

    «Quiconque n'a pas lu Mon oncle Benjamin ne peut être de mes amis» l’hommage de Georges Brassens, l'admiration de Jules Renard, Romain Rolland ou Roland Dorgelès ne peuvent cependant cacher que Claude Tillier est resté aux yeux de la postérité comme l’homme d’un seul livre.

    Mon oncle Benjamin, publié en 1842 en feuilletons dans l'Association, s'il est un roman picaresque qui doit beaucoup à l'esprit du XVIIIe, à Voltaire, Diderot ou Lesage, est aussi un véritable brûlot contre la religion, la monarchie et la justice [1]. Comment s'en étonner? Après tout, Claude Tillier fut aussi un journaliste d'opposition à une époque où ce statut ne réservait guère que menaces, procès, condamnations !

    Claude Tillier est né le 21 germinal an IV, le 10 avril 1801, à Clamecy [2], dans une menue bourgeoisie d'artisans, de boutiquiers et d'hommes de loi besogneux. Un milieu fortement républicain où l'on exalte volontiers les vertus de la Grande Révolution. Il a douze ans lorsqu'il entre comme boursier au lycée impérial de Bourges, treize lorsqu'il piétine la cocarde blanche et participe à la révolte contre le rétablissement des Bourbons. A dix-neuf, bachelier ès lettres, nourri d'une culture humaniste solide, il ne trouve à exercer que la profession de maître d'études à Soissons puis à Paris. «De tous les valets, le plus malheureux, c'est le maître d'études», écrira-t-il plus tard. Le service militaire le rattrape [3]. Cinq longues années, la participation à la guerre d'Espagne qu'il abomine, beaucoup de temps perdu, un grade de sergent, cassé en 1826. Il évoquera plus tard « les premiers ennemis à combattre dans la vie d'un soldat: l'ennui et le dégoût ». De retour à Clamecy, le voilà maître d'école de 1830 à 1832. On le destituera bien vite de cette fonction. N'a-t-il pas célébré les victimes des Trois Glorieuses et publié dans un journal éphémère, L'indépendant, une démystification virulente de la révolution de Juillet ? Il ouvre alors une école privée. De 1833 à 184l, il livrera un combat épuisant tant ses méthodes et ses activités extrascolaires lui ont valu d'ennemis. En mai 1843, le sous-préfet de Clamecy conclut ainsi un rapport confidentiel au préfet : « En des temps de troubles, le sieur Tillier serait un individu dangereux ».

    C'est que celui qui se considère comme un « prolétaire de la classe des gens instruits » est devenu entre-temps le pilier de l'Association, journal de l'opposition républicaine de la Nièvre dont les fondateurs n'ont rien de révolutionnaires. Avoués, docteurs en médecine, élus, à l'instar du député Manuel, maires et conseillers municipaux, ils avouent être « intéressés à la tranquillité publique avant tout ». En somme, des républicains modérés incarnant les revendications d'une bourgeoisie éclairée aspirant à gouverner. A l'Association, Claude Tillier va vite gêner. Bourreau de travail, désintéressé, pauvre, cet admirateur de Robespierre est devenu l'âme du journal. Lettres ouvertes, pamphlets, critiques littéraires, il s'occupe de tout. Avec une fougue progressiste qui finit par lui nuire. On lui reproche les « doctrines républicaines et communistes que l'Association sert trop souvent ». La répression s’abat - retrait en 1841 du bénéfice des insertions judiciaires - qui étrangle financièrement l'éditeur, l'achevant par une condamnation de 3000 francs d'amende. Les actionnaires, inquiets de l'évolution du journal, en profitent pour déserter. Qu'importe, Tillier, secondé par son frère, Alexandre, poursuit la lutte et durcit le ton. Il est usé par le travail et la maladie, son frère meurt. En avril 1843, l'Association cesse de paraître.

    Les ennemis de Tillier, et certains de ses faux amis, exultent. Le juge de paix Paillet, le président du tribunal de commerce de Nevers, Jean-Baptiste Avril, monseigneur Dufêtre, qui fit brûler 2000 livres lors d'une mission, sans compter Dupin aîné, homme clé de la monarchie de Juillet, puis procureur général de la Cour de cassation sous le gouvernement provisoire, enfin sénateur de Napoléon III, que Victor Hugo étrillera à plusieurs reprises. On croit Tillier abattu: il déclare en juillet 1843 à la préfecture la parution de 24 pamphlets. Le 12 octobre 1844, cependant, il meurt, rongé par la maladie. Ses pamphlets, tirés de 400 à 500 exemplaires et dont «les rentrées se sont bien opérées», selon la préfecture, ont secoué la Nièvre tout entière avant d'être repris dans d'autres départements. II y a attaqué à boulets rouges les jésuites, la hiérarchie de l’Église, les dotations nobiliaires, abordé des questions politiques, économiques, littéraires, artistiques. Surtout, il s'est fait le héraut d'une couche sociale systématiquement ignorée, les ouvriers flotteurs, authentiques représentants du petit peuple de Clamecy. Ces flotteurs, qui, au risque de leur vie acheminent les trains du bois coupé en Morvan jusqu'à Paris, revendiquent, se rebellent et seront l'âme de la révolution de 48 puis de la résistance au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. Tillier exalte leur rôle révolutionnaire et leur conscience de classe. Dès 1841, sous le pseudonyme du Flotteur Brèchedent, il écrit dans sa chronique de Clamecy : «La vaste confrérie de Saint-Nicolas ne ferait plus qu'une seule famille parmi laquelle le travail serait mis en commun, comme le salaire au bout de l’année. Le plus faible aurait travaillé autant que le plus fort, et le plus maladroit aurait reçu autant que le plus habile... » On ne peut s'empêcher de songer à Marx qui écrira vingt-six ans plus tard dans le Capital : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».

    Les pamphlets de Claude Tillier, ses deux romans, ses articles mériteraient assurément d’être réédités. Outre leur qualité littéraire, le lecteur serait surpris de constater la lucidité et le modernisme de la pensée et des théories de cet écrivain-journaliste dont la vie fut un combat.

    ROGER MARTIN.



[1] JPR : En 1969, Édouard Molinaro réalise une adaptation cinématographique de Mon oncle Benjamin avec Jacques Brel dans le rôle principal, Claude Jade et Bernard Blier. D’après l’article de Wikipaedia qui apporte de nombreuses précisions de détail et des citations.

[2] Sous-préfecture de la Nièvre, Yonne- canal du Nivernais.

[3] C’était l’époque du tirage au sort…

Commentaires