Mots clés : travail, lyon, prud'hommes, un lieu-une histoire, canuts, séries d'été, virginie varenne, louis babeuf, alexandre dumas,
par Stéphane AUBOUARD
En 1831 et 1834, sur les collines de la Croix-Rousse, les ouvriers de la soie luttent pour obtenir de meilleurs tarifs. Une lutte sociale qui sera aussi la naissance d’un formidable creuset de réflexions : l’Écho de la fabrique, journal "industriel et littéraire" de la "caste prolétaire". Quelques pas après s’être engagé dans la rue des Pierres-plantées, les clochers, les coupoles et les toits de Lyon se dévoilent, au fur et à mesure que l’on descend la voie pentue. La Croix-Rousse offre le plus beau des tableaux que le promeneur puisse observer de la capitale des Gaules. Sur les murs de la montée Saint-Sébastien, des portraits de Guignol rappellent l’esprit frondeur du quartier et son identité. C’est dans cette même montée que les ouvriers de la soie feront parler d’eux dans toute l’Europe voilà presque deux siècles. L’automne 1831 est bien avancé quand se noue le drame. La mollesse de l’activité de la soie entraîne la chute des salaires des ouvriers. Les soyeux, c’est-à-dire les négociants, pour la plupart issus de la classe des canuts, refusent d’augmenter le prix de la façon. Les ouvriers demandent alors au préfet qu’il obtienne des fabricants de tissu un tarif limitant la baisse des prix. Le 26 octobre, les canuts sont écoutés : un tarif limité est imposé que les prud’hommes devront se charger de faire appliquer… Mais, sous la pression des soyeux, les prud’hommes reviennent sur leur parole. Moins d’un mois plus tard, les canuts de la Croix-Rousse descendent dans la rue. La garde nationale, composée principalement de fils de soyeux, leur barre le passage. Les premiers coups de feu éclatent. Trois canuts sont tués, plusieurs autres blessés. Les survivants alertent, dressent des barricades et marchent sur Lyon, drapeau noir en tête, flanqué du slogan qu’ils élèveront en idéal : "Vivre en travaillant ou mourir en combattant". Le 23 novembre 1831, la ville leur appartient après que 600 d’entre eux ont donné leur vie à cet idéal. Mais de quel idéal parle-t-on ? D’un simple problème de tarif ? "Longtemps, les canuts ont été décrits comme dans la chanson de Bruant : pauvres et misérables", explique Virginie Varenne, directrice de la Maison des canuts. "“C’est nous les canuts, nous allons tout nus”, dit le refrain… Or la réalité était beaucoup plus complexe" Si les canuts restent aujourd’hui le premier exemple de la lutte du travail contre le capital, les conditions de vie, quoique difficiles, sont loin d’être celles de leurs collègues du nord de la France, victimes de l’industrialisation à outrance des manufactures de textile de la région. "Leur travail était au centre de leurs préoccupations", reprend Virginie Varenne, "Ils étaient quelque 50.000 dans les immeubles de la Croix-Rousse à posséder des métiers dans leurs petits ateliers. Et la conservation de leur savoir-faire était au moins aussi importante que leur lutte contre les négociants". C’est ce qui apparaît aussi à la lecture de l’Écho de la fabrique, premier journal ouvrier de France qui accompagna les deux révoltes des canuts entre 1831 et 1834. Louis Babeuf, petit-fils de Gracchus, fut un des principaux libraires chez qui l’on pouvait trouver le journal. Alexandre Dumas, de passage à Lyon en 1832, avait bien compris la portée de l’événement : "Le progrès le plus grand et le plus remarquable, c’est que les ouvriers eux-mêmes ont un journal rédigé par des ouvriers, où toutes les questions vitales du haut et du bas commerce s’agitent, se discutent et se résolvent. J’y ai lu des articles d’économie politique d’autant plus remarquables qu’ils étaient rédigés par des hommes de pratique et non pas de théorie", écrit-il dans ses Impressions de voyage. Les canuts de la Croix-Rousse étaient des gens relativement éduqués. Et leur journal sous-titré "journal industriel et littéraire" avait un quadruple but tout à fait nouveau pour l’époque. En premier lieu, définir la classe sociale à laquelle le journal est destiné. Le 5 avril 1832, dans la seconde présentation du titre, on peut ainsi lire : "Nous serons le journal de la caste prolétaire, tout entière ; à vous donc, artisans de toutes professions, industriels de toutes les classes, ouvriers travailleurs de toute la France". Défendre ensuite ses droits. Dans le numéro du 6 novembre 1831, en plein cœur de la première révolte, les plumes des journalistes se déchaînent contre une certaine bourgeoisie : "Bientôt les grands qui encourageaient la classe industrieuse en devinrent le fléau par leur cupidité (…), on diminua chaque jour le tribut qu’on payait au travail (…), c’était le temps du grand siècle ; ses lumières avaient pénétré jusque dans l’humble demeure de l’artisan, qui lassé de tant d’humiliation leva la tête et demanda le prix de ses peines et de ses travaux". Continuer d’éduquer cette même classe : dans l’édition du 14 octobre 1832, une rubrique spéciale est mise à disposition, donnant même des conseils de lecture : "Chaque pensée doit être lue et méditée avec soin, soit qu’on l’approuve, soit qu’on la rejette, afin de rendre raison des motifs d’approbation ou de blâme". Le journal sera, enfin, le lieu de tous les débats. Traversé par les idées de Fourier, des saint-simoniens et des premiers socialistes, il sera le médiateur d’inventions sociales décisives : le mutuellisme et la coopérative naîtront de cette feuille pas comme les autres. De par ce journal et la lutte des canuts, la Croix-Rousse fut bel et bien la source des futures analyses modernes, notamment marxistes, de la lutte du travail contre le capital. L’École normale supérieure de Lyon a mis en ligne l’ensemble des numéros de l’Écho de la fabrique à l’adresse : echo-fabrique.ens-lyon.fr La
maison des Canuts. Au 12, rue d’Ivry, dans le quartier de la Croix-Rousse,
s’élève la Maison des canuts. Ce musée dirigé par Virginie Varenne est le seul
lieu dédié aux canuts de la colline. Outre l’histoire des différentes révoltes
des ouvriers, cette maison présente tout le savoir-faire des canuts. Métiers à
tisser, navettes, mécaniques Jacquard, lampes, ciseaux, etc., c’est aussi
l’occasion de découvrir l’incroyable variété des métiers qui gravitaient autour
de la fabrication d’un tissu. Stéphane Aubouard Article de l’Humanité, paru le 9 août 2013, dans la série "un lieu, une histoire" *** NB. Je -JPR- rappelle au lecteur qu'il existe une association dénommée L'ESPRIT CANUT qui n'est pas satisfaite, loin de là, de la seule existence de cette maison des Canuts. Voici ce que j'ai pu retirer d'un entretien avec un membre de cette association. :
La Maison des Canuts, en 2004 après la faillite de la COOPTIS, est restée propriété publique grâce à la mobilisation populaire (de notre association en premier lieu qui s'est créée au cours de cette lutte). Nous ambitionnions la création d'un véritable lieu muséal prenant aussi en compte la dimension sociale et politique de l'aventure des tisseurs de soie. La municipalité a fait un autre choix : acheter ce lieu pour le remettre à des "artisans-commerçants" privés dont l'activité principale est la vente de foulards, cravates, cartes postales ... Ils sont tenus, en échange, par un cahier des charges, de faire des démonstrations sur les métiers que la municipalité a acquis en 2004, de résumer en quelques minutes l'odyssée des canuts à des visiteurs (que l'on s'empresse ensuite de rassembler dans la partie magasin). Du coup, cette structure, qui se présente volontiers elle-même comme "le musée des canuts", est en fait une simple vitrine d'un patrimoine canut réduit à quelques aspects, un patrimoine en voie de folklorisation. La Maison des Canuts n'est qu'un cache-misère, un prétexte officiel pour ne rien faire ... L'Esprit Canut vient de constituer un collectif (avec d'autres associations, des universitaires, historiens, architectes ...) baptisé CANUTOPIE ... Le travail continue vers une reconnaissance des patrimoines matériel et immatériel que nous ont légués les canuts et la création d'un lieu muséal à l'échelle de cette histoire. |