Les médias et l’opinion publique : la crise boulangiste (1886-1889)

publié le 12 avr. 2013, 08:09 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 7 déc. 2015, 06:33 ]
    La crise boulangiste relève de cette ambiance « fin de siècle » que décrit si bien Eugen Weber dans son livre ainsi intitulé. Elle appartient donc parfaitement au nouveau programme de Terminale(s) d’autant plus que la presse écrite atteint dès avant l’éclatement de la dite-crise son apogée. Zeev Sternhell écrit : "Les vingt dernières années du XIXe siècle constituent en réalité les premières années du XXe siècle : avec le boulangisme et l’affaire Dreyfus éclate la première grande crise de la démocratie et de l’ordre libéral. C’est alors que se forge une grande coalition des révoltés, à la fois contre le libéralisme bourgeois, démocratique et souvent conservateur de la IIIe République, et contre le marxisme " http://www.humanite.fr/politique/zeev-sternhell-les-hommes-sont-capables-de-se-cons-547156
  
C’est la première fois que la presse écrite joue un rôle si important dans une crise politique. Il y a à cela deux explications : une technique et une légale. L’explication technique tient en la mise au point de la "rotative" (1872), disons pour simplifier, et la raison légale se ramène essentiellement à la célèbre loi de 1881. Ces deux dernières décennies du XIX° siècle plus la période qui précède la guerre de 1914 sont vraiment l’âge d’or de la presse écrite et cela justifie l’inclusion de la crise boulangiste (1886-1890) dans la question au programme.
    NB. Pour se mettre "dans le bain" de la problématique du sujet, je recommande vivement de lire l’article précédent : Les médias et l’opinion publique sous la Révolution et ensuite…

 

Vers l’âge d’or de la presse écrite


rotative Marinoni 1883

a) les aspects techniques

"Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les « nouvelles » commencèrent à prendre une importance sans précédent avec l'apparition d'une espèce inédite de journal cherchant à attirer le grand public par des articles vivants, piquants, savoureux, poignants, bouleversants, captivants et généralement sensationnels. Né en 1863, alors qu'aucun quotidien français ne tirait à plus de cinquante mille exemplaires, le Petit Journal, qui coûtait cinq centimes tandis que les autres feuilles se vendaient deux à quatre fois plus cher, découvrît rapidement qu'un bon scandale ou un beau meurtre permettait de multiplier les ventes". (Eugen Weber).

Les progrès du Petit Journal avaient été rendus possibles grâce aux presses rotatives qu’Hippolyte Marinoni (1823-1904) mit au point pour lui dès 1867. En imprimerie, le terme de « rotative » apparaît au XIX° siècle, âge d'or de la presse écrite. "Rotative" désigne non pas une presse typographique mais l’offset [1] qui sert à imprimer en continu, au moyen de cylindres, en noir ou en couleur (quadrichromie), et en utilisant du papier en rouleau. L'intérêt du procédé réside dans sa capacité à réaliser une impression de masse. Le papier en bobine apparut en 1866. En 1872, Marinoni fournit au journal La Liberté la première rotative de la presse française, puis il en installe cinq au Petit Journal. En 1882, Marinoni prend le contrôle du journal : "ajoutant à ses qualités d'inventeur et de mécanicien celles d'un véritable patron de presse", il fait du Petit Journal un journal de référence (du point de vue technique, d’un point de vue moral c’est autre chose). En fait, il ouvre la voie à la presse à grand tirage accessible à tous (tableau ci-dessous).


Le scandale des décorations qui oblige le président Jules Grévy - non coupable - à démissionner permit au Petit Journal de dépasser le million d’exemplaires vendus !

Pressentant l'importance de la couleur, Marinoni fabrique en 1889 une presse rotative à impression polychrome, débitant à l'heure 20.000 exemplaires, ce qui permet d'imprimer en six couleurs le supplément illustré de fin de semaine dont la une et la dernière page sont en couleurs.

 

b) la loi de 1881

    On ne peut faire plus sobre et court que son article I : "L'imprimerie et la librairie sont libres". Fin de citation. Cette loi du 29 juillet est l’une des toutes premières des grandes lois républicaines. Elle est votée alors que les Républicains ont triomphé de leurs adversaires conservateurs (royalistes légitimistes, orléanistes et bonapartistes) et disposent de tous les postes de la République : majorité à la chambre des députés, au sénat, donc un président de la République vraiment républicain (Jules Grévy) ce qui n’était pas le cas avec Mac Mahon, royaliste légitimiste, et, enfin, présidence du Conseil des ministres.

    "Ce fut en particulier la loi de 1881", écrit Eugen Weber, "en établissant la liberté de la presse, qui changea l'aspect des rues en France et fit de l'affiche illustrée un spectacle banal puis une production essentielle. Les placards ne tardèrent pas à "pulluler" dans les villages et les bourgades, et cette "folie murale", (…), deviendrait "l'art de notre temps" par excellence" [2]. Weber consacre une belle page à l’affiche murale, il faudrait parler aussi des brochures : ainsi en août 1886, après l’immense succès de la revue du 14 juillet où tout le monde ne vit que Boulanger, une brochure se vendit dans les rues de Paris à cent mille exemplaires. J’en reproduis ci-dessous la page de couverture. Cela fit scandale parce qu’elle était ridiculement hagiographique et que Boulanger était ministre de la République ! Boulanger intervint auprès de l’imprimeur pour qu’il cesse cette publication. Mais, nous dit l’historien Dansette, un de ses collaborateurs suivit la lettre du ministre pour dire à l’imprimeur de ne pas en tenir compte. Au total, ce dernier put en vendre 25.000 exemplaires supplémentaires, 3 à 4 fois plus cher… "La campagne parisienne -celle de janvier 1889, JPR- pulvérise les records : chaque jour, plus de 100.000 affiches sont placardées, L'Intransigeant offre un portrait de Boulanger à chaque lecteur, et les camelots de Dillon sillonnent la capitale en distribuant tracts et chansons. II semble que la duchesse d'Uzès ait versé environ 500.000 F pour cette seule campagne. "On a américanisé Paris" constate le journal Le Temps" [3].

 

Pourquoi parle-t-on de "crise boulangiste"

    Le lecteur trouvera sur ce site l’intégralité du chapitre de mon livre consacré à cette crise sous le titre « La Gueuse », chapitre XI.

    Pour la première fois depuis des lustres, presque vingt ans, la population applaudit un militaire à cheval alors que l’on est sous le régime de la République. Il y eut Napoléon III, avant lui Louis-Philippe 1er, encore avant Napoléon 1er mais depuis la chute de l’empire plus rien. Or cet homme est un général, et qui plus est ministre de la guerre, soit chef des armées. On entend des "Vive Boulanger !" lors des cérémonies officielles, c’est séditieux : cela rappelle, aux plus anciens, les "Vive Napoléon !" lorsque le Prince Louis-Napoléon défilait en tant que président de la République et chacun sait comment cela s’est terminé : par le coup d’Etat du 2 décembre 1851. Et, de fait, les rumeurs de coup d’Etat remplissent les colonnes de journaux alors-même que Boulanger est au ministère de la guerre. C’est que Boulanger a une popularité extraordinaire. Inouïe. Et Boulanger est maître-es-publicité comme pourrait dire le correspondant du Times à Paris. Il a su exploiter un incident à la frontière franco-allemande et faire apparaître une décision de Bismarck à ce sujet comme une reculade. A cette date -1886- le souvenir de 1870 est toujours cuisant. Et si le général Boulanger était l’homme qui allait nous apporter la REVANCHE ? En tout cas sa popularité explose lors de la revue militaire du 14 juillet 1886, à Longchamp, où il éclipse tout le monde. Le chansonnier Paulus entonne dans un café-concert une chanson «En revenant de la revue» qui va devenir l’hymne du boulangisme :     http://www.youtube.com/watch?v=uZ_KJQ2kjw0    .Noter que ces chansons sont à considérer comme des médias, car elles sont imprimées et vendues comme des textes, et elles transmettent un message.

    A quatre moments névralgiques on a craint (si l'on est vrai républicain) ou espéré (dans le cas contraire) un coup d’État.

    D’abord, lors de la crise de deux semaines durant laquelle la France fut sans gouvernement –le "trou d'air"- entre le ministère Goblet (qui chute le 17 mai 1886) et le ministère Rouvier (investi le 30 mai). Cela aurait été une occasion possible de prise du pouvoir par Boulanger qui, pendant qu'on tergiverse, reste en fonction au ministère de la guerre pour expédier les affaires courantes comme on dit. Durant le ministère Goblet, l'idée que Boulanger pût démissionner avait déjà soulevé des rumeurs de coup d’État.

    Puis, il y eut la "journée" du 8 juillet 1887 où Boulanger - qui a été éjecté du gouvernement par les républicains opportunistes qui le trouvaient gênant - doit rejoindre son poste de général de corps d’armée (c’est une promotion, il n’était que général de division) à Clermont-Ferrand (c’est une mise au placard à cette date). On l’éloigne. Mais la presse favorable avait indiqué le jour et l’heure exacte du départ du train. C’est la foule des grands jours. Incontrôlable. Se couche sur les voies. Qui empêche le départ du train. A l’Élysée ! à l’Élysée ! entend-on. C’était possible.

    Ensuite, le 19 avril 1888, Boulanger, qui n’est plus dans l’armée d’active, se rend au Palais Bourbon pour y prendre son siège de député. En effet, il vient de remporter des élections triomphales ! Un vrai plébiscite [4]. Là encore, s’il fait un signe, il peut emmener avec lui la foule immense qui l’attendait dans la chambre des députés et se faire proclamer chef d’un gouvernement provisoire. Qui aurait résisté ?

    Enfin, autre grand moment. Le 27 janvier 1889. Élections raz-de-marée à Paris. En ce dimanche, Paris connaît la chaude ambiance des soirées électorales. Une élection partielle doit remplacer un député de la capitale. Boulanger est seul face au candidat républicain et un candidat désigné par les socialistes. Le dépouillement s'effectue lentement. Boulanger et ses amis vont manger au restaurant. La foule s'agglutine peu à peu autour de l'endroit où le brav' général reconstitue ses forces. Les premiers résultats arrivent. La tendance est bonne. Puis les résultats sont vraiment bons. Très bons. La foule est de plus en plus épaisse. On chante. On crie. On se bouscule. Il est plébiscité. 57% dès le premier tour de scrutin dans ce fief républicain et rouge. "A l’Élysée"… "A l’Élysée !"…C'était possible. Il n'y avait aucun cordon de police.

    Ce sont là quatre temps forts. Mais la crise fut ininterrompue. Entre articles de journaux, réponse, réponse à la réponse, duels, brochures, chansons, affiches, discours, commentaires des discours : tous les jours il se passait quelque chose. L’ambiance est électrique. Lorsque éclate le scandale des décorations, "tout Paris était en effervescence, préparait l'insurrection et menaçait de prendre les armes. A la fin de novembre 1887, les boulevards étaient livrés aux manifestants ; on renversait les voitures, les vieux communards essayèrent de marcher sur l'Hôtel de Ville et il fallut les disperser rue de Rivoli ; les nouveaux révolutionnaires tenaient des réunions à l'Hôtel de Ville même; les clubs patriotiques et gymniques de Déroulède se préparaient au combat ; tandis qu'on observait les casernes dans la crainte (ou l'espoir) de voir l'armée intervenir"[5]. Une ambiance éminemment favorable aux manigances de Boulanger.

    Tout cela se termina en queue de poisson. Boulanger était un pleutre qui, par ailleurs, mais était-ce le moment ? tomba follement amoureux… Boulanger fut mis en déroute par le ministre de l'Intérieur Constans qui trouva des arguments pour organiser (août 1889) un procès en Haute Cour de justice (le Sénat) et qui trouva un procureur (Quesnay de Beaurepaire) pour constituer un dossier quasiment vide (car Boulanger n'organisa ni complot ni attentat contre la sûreté de l’État). Constans fit lancer la rumeur que la police allait procéder à l’arrestation de Boulanger. Immédiatement, celui-ci partit pour Bruxelles. Le brav'général devint rapidement le "général La Frousse". Condamné à la déportation à vie, Boulanger resta à l'étranger. Il fut absent de France pour les élections générales de 1889 (septembre-octobre) qui devaient être l’aboutissement de son parcours et sa consécration et qui furent un échec pour son parti (lui-même n'étant plus éligible). Mais un triomphe pour la III° république et sa tour Eiffel. Finalement, il mourut en se suicidant sur la tombe de sa maîtresse, le 30 septembre 1891, à Bruxelles. Selon le mot vipérin de Clemenceau, "il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant". 

    Il ne faut cependant pas sous-estimer cette affaire qui met au grand jour des tendances profondes : culte du chef, irrationnel, rôle de la ligue des Patriotes et de son service d’ordre para-militaire, antisémitisme (en fin de période), mensonge et démagogie (Boulanger flatte le peuple et reçoit l’argent des royalistes), trahison de "socialistes" qui passent au culte du sauveur suprême…etc. Bref, dans la préhistoire du fascisme en France, il y aurait un chapitre à consacrer à la crise boulangiste.

 

Boulanger et la presse

    Boulanger était intelligent. Il avait visité les États-Unis d’Amérique : en 1883, il représentait la France au centenaire de 1783. Il était avec son compère Dillon, collègue de promotion à Saint-Cyr. Tous les deux admirèrent les méthodes américaines de publicité et de campagne électorale. C’était déjà confettis et cotillons. Dillon quitta l’armée pour l’industrie et fit fortune dans l’industrie des câbles sous-marins pour la télégraphie. Il sera le principal bailleur de fonds de son copain. Au ministère de la guerre, Georges Boulanger créa -c’est hautement significatif- un bureau de presse. Il fut le premier à entretenir des rapports réguliers avec les journalistes, à les tenir informer de ses déplacements, etc…              

    Lorsqu’Eugen Weber écrit "C'est Sadi Carnot (1887-1894) qui avait commencé à inviter la presse aux manifestations publiques et lors de ses tournées présidentielles dans le pays. Avant lui, les journalistes se débrouillaient tout seuls ; désormais, ils bénéficièrent de facilités spéciales : transport, nourriture, hébergement. Plus ils obtenaient d'avantages, plus ils en voulaient. Un fléau, pestait le chef de cabinet de Loubet! ", il se trompe. L’initiateur est Boulanger.

    Le document ci-dessus montre que les paparazzis existaient déjà à son époque. Il est extrait du journal plutôt hostile La Patrie du 19 septembre 1886, alors que l’armée a procédé à des manœuvres dont l’objet est apparemment de…promouvoir l’image du Général. 

    Adrien Dansette, historien traditionaliste, auteur d’un bon livre sur le Boulangisme, publie un excellent tableau qui montre le positionnement et l’évolution de quelques grands journaux par rapport à la personnalité très contestée de Boulanger et par rapport à sa politique à géométrie variable.

 

Journaux

Orientation

Fév. 1886

début du ministère

Mai 87

Chute de Goblet

Mai 88

Le général plébiscitaire

Janvier 89

Élection à Paris

La République française

Opportuniste

Pour

Contre

Contre

Contre

La Justice

Radical

Pour

Pour

Contre

Contre

L’Intransigeant

Rochefort

Pour

Pour

Pour

Pour

Le Pays

Impérialiste

Contre

Contre

Pour

Pour

Le Figaro

Conservateur

Contre

Contre

Contre

Bienveillant

Le Gaulois

Royaliste

Contre

Contre

Pour

Pour

Le Soleil

Orléaniste

Contre

Contre

Réservé

Pour

Moniteur universel

Orléaniste

Contre

Contre

Contre

Réservé

 

    NB. Dansette place l’Intransigeant comme journal « Radical-socialiste », cette étiquette n’a de sens qu’après les années 1901. Ce journal est dirigé par Rochefort qui bâtit sa réputation sur son opposition à Napoléon III, "La France compte 36 millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement" lance-t-il lors de la publication du premier numéro de La Lanterne en mai 68, mai 1868… Il fut communard ce qui le plaça à l’extrême-gauche. En fait, sa prise de position relève davantage de son patriotisme -les Communards refusaient la défaite et poursuivaient le combat contre les Prussiens - patriotisme qui évoluera vers le nationalisme. Il est boulangiste car, pour lui, l’heure de la Revanche a sonné ou doit sonner. Ses arguments font davantage appel à la passion qu’au rationnel. On relèvera qu’il reste toujours favorable à Boulanger lequel passe allégrement de gauche à droite. Rochefort terminera antidreyfusard et antisémite.

    En 1886, Boulanger apparaît comme l’homme de Clemenceau et des républicains radicaux au ministère de la guerre. L’opposition Gauche/Droite, Républicains/Royalistes [6] est parfaitement logique. En 1887, la République française se détache de Boulanger. Jules Grévy, président de la république, avait rapidement décelé les dangers potentiels que représentait Boulanger. Il l'appelait "fauteur de troubles", "perturbateur", "général démagogue". Après l'élection partielle, à Paris, du 23 mai 1887, où Boulanger quoique non candidat obtint 38.000 voix, le journaliste Joseph Reinach, favorable au gouvernement républicain, lance l'alarme, dans "La République française" du 24 mai 1887, "Eh bien! Oui, il existe une question Boulanger. S'il est un principe de gouvernement qui a été posé avec force par la Révolution française, c'est celui de la suprématie du pouvoir civil. Oui ou non, sommes-nous sous la République française, ou je ne sais quelle république hispano-américaine ?". Les républicains ont eu très tôt ce pressentiment : "jamais le parti républicain n'acceptera un général président du conseil ou président de la république". Les opportunistes [7] plus précocement que les radicaux, puisque Boulanger est sorti des rangs de ces derniers. Jules Ferry dénonce ceux qui "veulent substituer l'impulsion des foules irresponsables à l'action libre et réfléchie des pouvoirs publics et se ruent derrière le char d'un Saint-Arnaud de café-concert"[8]. C'est la manifestation de la gare de Lyon, le 8 juillet 1887 -"émeute césarienne" écrit Joseph Reinach- qui mit la puce à l'oreille des radicaux les plus lucides. La foule parisienne s'oppose au départ du général, allant jusqu'à se coucher sur les rails. Clemenceau dénonce ces scènes qui sont "la négation de la doctrine républicaine. Les républicains ont pour premier devoir de ne jamais exalter à ce point un individu. C'est à l'idée, à l'idée seule, qu'ils doivent rendre hommage". Le journal La Justice retire son soutien au général démagogue.

    Puis, Boulanger a des entrevues secrètes avec le duc d’Orléans, chef du parti royaliste. Le financement par la duchesse d’Uzès devient …monnaie courante. "Je mets à la disposition du comte de Paris pour être placés sur la carte Boulanger trois millions". On se croirait au casino. Trois millions de francs représentent une vraie fortune à l'époque. Boulanger affirme à Mackau, chef du parti monarchiste en France, en décembre 1887 : "Vous allez en Angleterre [9]. Dites au prince qu'il peut avoir confiance en moi, que rien n'est changé depuis onze mois dans mes intentions". Évidemment, Boulanger dissimulera en permanence l'origine de l'argent aux supporters de son entourage qui ont la fibre républicaine. Duplicité essentielle au personnage. Mais, aux ordres, la presse conservatrice évolue et se met progressivement à soutenir Boulanger. Lors de l’élection partielle de janvier 1889, Boulanger s’oppose à un républicain opportuniste, mais il y a un troisième candidat, un socialiste dont on apprendra par la suite qu’il était stipendié par les boulangistes afin de diviser et d’affaiblir le camp républicain.

Le soutien à Boulanger : Paris et province.

    Voici comment la presse parisienne s’est partagée sur la question du maintien ou du renvoi de Boulanger du ministère de la guerre après la censure du gouvernement Goblet par la chambre des députés (mai 1887).

POUR le maintien du général : Le Petit Journal, la Lanterne, l'Intransigeant, le Petit Parisien, la Revanche, le Cri du peuple, la France, Paris; l’Événement, le XIXe Siècle, le Voltaire, la Souveraineté, le Pays, le Gil Blas, l'Action, le Rappel, le Soir, le Mot d'Ordre, l'Écho de Paris, le Réveil-Matin, la Nation.

CONTRE : Le Figaro, les Débats, la République française, la Petite République française, l'Autorité, le Temps, la Paix, le Soleil, le National, le Radical, l'Univers, le Monde, le Petit Caporal, la Gazette de France, le Français, la Patrie, la Défense, l'Observateur, le Moniteur universel, le Petit Moniteur, la Petite Presse et le Gaulois.

NEUTRES OU INCERTAINS : Le Matin, La liberté, le Siècle, le Télégraphe, la Justice.

    Mais le boulangisme est un phénomène d’ampleur national et la presse de province a aussi son avis sur la question. Le Petit Provençal de Marseille, la Petite France de Tours, le Journal d’Amiens, le Petit Républicain de Toulouse, le Journal du département de l'Indre (Châteauroux), la Constitution (Auxerre), la Tribune de l’Aisne (Saint-Quentin), le Progrès de l'Oise (Vervins), l'Avenir (Rennes), la France du Nord (Boulogne-sur-Mer), le Patriote (Saint-Brieuc), l'Eclaireur du littoral (Nice), l'Avenir (Grenoble), le Phare du littoral Nice), le Progrès de la Loire-inférieure (Nantes), le Courrier de Lyon, le Républicain  de l'Ouest (Niort), la Touraine (Tours), le Courrier de l'Aisne (Laon), l’Union républicaine (Fontainebleau), le Rappel de l'Aude (Carcassonne), l'Avenir de la Dordogne (Périgueux), l'Eclaireur des Pyrénées-Orientales, le Midi (Nîmes), le Réveil du Dauphiné (Grenoble) le Courrier de Saumur, l'Indépendant de la Charente-Inférieure (Saintes), 1a Démocratie du Cher (Bourges), Lyon républicain, le Patriote du Centre (Nevers), la République des Hautes-Pyrénées (Tarbes), l’Union-libérale (Tours), le Réveil de l’Ain (Bourg), la Dépêche de Brest, L’Union de la Haute-Marne (Chaumont), l'Avenir de l'Est (Reims), le Petit Phare (Nantes), l'Union républicaine (Albi), le Libéral de Seine-et-Oise (Versailles), déclarent tous indispensable le maintien du général au ministère.

 

L’hostilité au régime parlementaire.

    Cet aspect fondamental du boulangisme apparaît nettement sur cette "une" de couverture du journal La Bombe du 14 juillet 1889.

    Parmi les éléments de manipulation des foules figure la confusion des idées. Le slogan des boulangistes est "Dissolution, révision, constituante", auberge espagnole où chacun amène ses espérances. L'appel à une nouvelle assemblée constituante est évidemment une référence à la grande Révolution, omniprésente en ces années où la victoire des Républicains est toute fraîche, encore contestée par les conservateurs, et où s'annonce le centenaire de 1789. Mais Boulanger est-il révolutionnaire ? Il est de ces démagogues qui émoustillent la foule en colère en lui parlant de la prise de la Bastille. La Bastille, en 1889, c'est le Parlement ! Ainsi, le journal boulangiste La Bombe (sic) dans son numéro du 14 juillet 1889, montre le brav'général guidant ses troupes à l'assaut d'un château-fort, à l'image de Bonaparte au pont d'Arcole, tenant en main droite le drapeau tricolore et l'index de la main gauche pointé en direction du château. Aux créneaux sont inscrits les mots "bastille parlementaire", et derrière, on voit des députés apeurés parmi lesquels on reconnaît Jules Ferry avec ses favoris. Un canon, gravé des mots "suffrage universel", tire un boulet et en arrière-plan, le soleil se lève, annonçant la victoire aux élections générales de novembre prochain.

    Ainsi veut-on faire croire que les députés sont les nouveaux privilégiés, qu'il faut les renverser comme les grands aïeuls culbutèrent l'Aristocratie…


    Révolution contre un des principaux acquis de la Révolution : la démocratie représentative ! Installer à sa place le pouvoir personnel ! Mais on attaque une bastille, n'est-ce pas le principal ? Combien de fois, bernera-t-on les gens en empruntant le vocabulaire révolutionnaire pour leur faire croire à un ressourcement alors que c'est tout le contraire… Révolution nationale en 1940, Comité de salut public en 1958…(discours de Marine LePen, aujourd’hui)...  Manipulations. Boulanger et les siens appellent à "une république honnête" alors qu'il est lui-même malhonnête, dissimulant à ses électeurs ouvriers l'origine royaliste de son argent.

    Tous les moyens étaient bons : "foulards, épingles, paniers, pipes, liqueurs, savons à l'effigie du général sont ainsi distribués par des colporteurs, dans toute la France. A Paris, sur les boulevards, on peut acheter pour 10 centimes une biographie illustrée du général. La vérité sur le général Boulanger, Le Petit Boulanger, Boulanger sauveur de la France, C'est lui que nous voulons, sont les brochures concurrentes. Plus de 600 portraits, photographies, lithographies, gravures du général sont à la disposition du public. 370 chansons lui sont consacrées" nous dit Jean Garrigues qui porte ce jugement : "c'est vraiment le début de la personnalisation, voire de la "starisation" dans la vie politique française" [10].

    Lourd héritage.

Biblio :

Adrien DANSETTE, "Le boulangisme, 1886-1890", librairie Académique Perrin, Paris, 2° édition, 1938.

Jean GARRIGUES, "Le boulangisme", collection Que-Sais-Je ? P.U.F., Paris, 1992, 128 pages.

Jacques NERE, "Le boulangisme et la presse", A. Colin, Paris, 1964, 240 pages.

Eugen WEBER, "Fin de siècle, la France à la fin du XIX° siècle", Fayard, Paris, 1986, 358 pages.

Jean-Pierre RISSOAN, Traditionalisme et Révolution, chapitre XI, « la Gueuse », disponible sur ce site. 

Plus difficile d’accès (voyez la date de parution) :

UN CURIEUX, "le dossier du général Boulanger", nombreuses gravures, fac-similé de caricatures en noir et en couleur, A la librairie illustrée, Paris, juin 1887, 456 pages.


[1] L'offset (de l'anglais to set off, reporter) est un procédé d'impression qui est en fait une amélioration de son ancêtre, la lithographie, par le remplacement de la pierre lithographique par une plaque cintrable, adaptée à un cylindre, et l'ajout d'un blanchet entre le cylindre porte-plaque et le papier. (Wiki). Lire aussi l’article « presse typographique ».

[2] E. WEBER, "Fin de siècle".

[3] J. GARRIGUES, Le Boulangisme, Que sais-je ?

[4] A cette date, on votait au scrutin de liste. Si un siège de député venait à se libérer, on procédait à son renouvellement dans tout le département. De surcroît, le droit électoral de l’époque permettait les candidatures multiples : si un renouvellement avait lieu dans trois départements le même dimanche, Boulanger -ou un autre- pouvait se présenter dans les trois départements. Après la crise boulangiste, on supprima ces deux dispositions : mise en place du scrutin d’arrondissement (comme aujourd’hui) et suppression des candidatures multiples.

[5] Eugen WEBER.

[6] Par « impérialistes » il faut comprendre : favorables à un retour à l’empire bonapartiste.

[7] A ce moment, le mot "opportuniste" n'a pas la connotation fortement péjorative qu'il a aujourd'hui. Les opportunistes sont les républicains qui pensent qu'il faut réaliser les réformes au moment "opportun". Ils se distinguent des républicains "radicaux" qui veulent faire aboutir au plus vite tous les objectifs de la Révolution de 1789.

[8] Sur le rôle de Saint-Arnaud dans le coup d’État de Louis-Napoléon, voir le chapitre "Le spectre rouge" dans mon livre, sur ce site. La référence au "café-concert" rappelle les succès de la chanson En revenant de la revue entonnée par Paulus à l'Alcazar d'été, après le défilé des troupes, le 14 juillet 1886, défilé militaire organisé pour la première fois sous la III° république par Boulanger, ministre de la guerre, et à partir duquel l’armée remplace la peuple.

[9] La loi de juin 1886 avait privé les chefs des familles ayant régné sur la France du droit d'y résider.

[10] J. GARRIGUES, Que sais-je ?

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