Malgré
son échec ; la grève générale déclenchée par la CGT en 1912 restera une
médaille d’honneur sur le plastron de ce syndicat. Je publie d’abord l’article
d’un historien professionnel avant d’apporter des compléments.
EN 1912, LA
CGT SE LANCE DANS UNE GRANDE MOBILISATION QUI SE VEUT "GÉNÉRALE".
BATAILLE DE CHIFFRES. DÉCEPTION.
par Alain
Dalotel,
historien [1].
Le
16 décembre 1912, la CGT organise une grève qui se veut générale pour faire
"la guerre à la guerre". Le conflit menace compte tenu de la tension
internationale (crises de 1905 et de 1911 entre la France et l'Allemagne pour
le Maroc, guerre des Balkans qui oppose la Serbie, la Bulgarie et la Grèce à la
Turquie). Ce mouvement semble s'inscrire dans les efforts déployés par la IIe
Internationale, mais les syndicalistes révolutionnaires, qui se réfèrent
toujours aux principes de l'autonomie préconisés par la charte d'Amiens de
1906, font cavaliers seuls.
L'Union
des syndicats de la Seine invite tous ceux qui ont déserté chantiers et
ateliers à participer à une vingtaine de meetings. On compte dès midi 22 000
"chômeurs", qui se livrent
à la "chasse aux renards",
aux "jaunes",
pénétrant dans les entreprises pour faire cesser le travail. Des rassemblements
tumultueux se forment, suivis d'affrontements avec les forces de l'ordre. En
province, la grève touche surtout les bassins miniers. Dans les meetings
parisiens, 133 orateurs et 4 oratrices analysent la situation internationale,
tout en attaquant le capitalisme français, sa "république pourrie" et ses parlementaires, "les employés du palais bourbeux" ;
ils dénoncent violemment "le guignol
abject, l'assassin Clemenceau", le "traître-renégat Millerand" et "ce salaud de Briand". Les orateurs développent la même
argumentation : la classe ouvrière n'a aucun intérêt à se mêler au conflit des
Balkans, qui n'est qu'une "réclame pour Krupp
et Schneider". L'on s'en prend bien sûr à la presse "bourgeoise", qui est "aux ordres du capital". Si les
leaders de la CGT ont, pour répondre à la mobilisation, le mot d'ordre d'"immobilisation", qui serait pour
une dizaine d'orateurs synonyme de "grève générale" et de
"révolution sociale", une douzaine d'autres préconisent le sabotage,
tandis que vingt-quatre veulent opposer l'insurrection à l'appel sous les
drapeaux. Fait
notable, soixante-dix orateurs ne proposent aucune consigne, une
indécision reflétée par les seize motions votées - neuf d'entre elles se
contentant d'émettre une protestation contre "la façon de faire des
gouvernants".
Au
lendemain de la grève, une bataille de chiffres oppose la CGT et ses ennemis.
Les autorités comptent 80 000 grévistes pour tout le territoire, et les
syndicalistes 600 000. Au-delà d'un certain triomphalisme, on perçoit la
déception. Cet échec s'explique en
partie par l'équivoque dans laquelle s'est engagée la direction de la CGT.
Certains dirigeants, tel l'anarchiste Georges Yvetot, grand antimilitariste,
avaient une attitude de mépris pour les masses, opposant la "foule moutonnière" et la "minorité consciente et agissante",
qui devait "faire honte aux lâches",
ces "viandes à patrons", un
antidémocratisme parfois remplacé par l'irresponsabilité. Mais le plus grave,
c'est l'équivoque
chauviniste. En 1908, Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT,
déclarait : "L'ouvrier allemand a
peur", concluant à "la
supériorité de la décision et de l'initiative française". Son successeur,
l'ex-anarchiste Léon Jouhaux, lui emboîte le pas en 1912, en écartant des
responsabilités de la tension internationale "la France républicaine, berceau de la liberté". Comme
d'autres, il n'est pas opposé à une guerre de "défense nationale", pour soutenir "la démocratie française", thème qui contient les prémisses du
ralliement à l'Union sacrée d'août 1914. Jaurès l'avait lui aussi pour une part
développé dans l'Armée nouvelle - ce
qui ne l'avait pas empêché de lutter pour la paix jusqu'à son dernier souffle.
Un réflexe patriotique républicain qui remonte à 1793, mais qui se complique
aussi chez certains de tolérance à l'égard de la colonisation et de cécité face
aux ambitions impérialistes.
Il
faut aussi souligner le fait qu'au congrès de la CGT, au Havre en septembre
1912, des éléments réformistes, guesdistes et jauressistes ont opéré une
percée, assortie d'une attaque contre les syndicalistes révolutionnaires. Le
"four" du 16 décembre n'est toutefois pas à mettre au compte des
seuls dirigeants. On déplore "l'ignorance
de la classe ouvrière", due à son indifférence, à une certaine presse,
à l'école primaire et à son "éducation pourrie" (cf. Buisson, JPR). Soulignons
aussi la faiblesse de l'implantation syndicale chez les travailleurs : 400 000
cotisants en 1912, au moment où on dénombre 7 millions de salariés dans
l'industrie. Les femmes, rebutées par la misogynie persistante de certains
cégétistes, sont très peu syndiquées. La journée du 16 décembre permit à une
minorité composite d'exprimer son irréductible opposition à la future Union
sacrée. Certains voulaient "revoir
les scènes de la Commune de 1871", d'autres, "crever la peau des bourgeois". Plus
nombreux étaient ceux qui s'opposaient d'avance à tous les "massacres", au nom de cet
antimilitarisme dont l'héritage sera recueilli par le PCF entre les deux
guerres mondiales. Ils étaient déjà dans l'esprit de ceux, hommes et femmes,
qui participèrent aux actions pacifistes durant la Grande Guerre. La journée du
16 décembre 1912 fut d'abord une démonstration de pacifisme.
Fin
de citation.
Échec de
la C.G.T., échec de la paix.
Voici
un document écrit par un policier des Renseignements Généraux qui assiste à
l'un des meetings organisé par la Confédération pour préparer la grève.
"Dijon, 14 décembre 1912. Réunion organisée par la C.G.T..
Sujet : opposition par tous les moyens à une guerre éventuelle ; Nombre de
personnes: 500 environ ; des curieux, des ouvriers, très peu de femmes. Un
responsable de la C.G.T. dit : «Devant l'attitude belliqueuse des
puissances, le congrès extraordinaire a décrété une grève générale de 24 heures».
Un conseiller municipal socialiste : «Si nous étions attaqués, je connais
beaucoup de gens au Parti Socialiste et à la C.G.T. qui n'hésiteraient pas à
défendre l'intégrité du territoire, mais j'en connais d'autres qui ne
marcheraient pas». (On entend alors dans la salle : « Si, on marcherait,
Non ! on ne marcherait pas »). Le citoyen Calhomen clôt la séance : « Nous,
travailleurs, nous n'avons pas de patrie, et nous n'avons qu'une chose à
défendre, notre peau et notre vie... Nous ne voulons pas la guerre. Si on nous
envoie en guerre, nous répondrons par l'insurrection » (textuel). Le
commissaire de police, signé : Biaggi. Nota : remarqués dans la salle : un
militaire du 109e de ligne, un gardien de prison en tenue et M. Mairey,
conseiller municipal".
Cette
grève fut un échec. Ce document montre bien les divisions qui traversent alors
le mouvement ouvrier, « on marcherait ! non ! on ne marcherait
pas ! », divisions qui furent à l'origine d'un embarras et
finalement de l'échec du mot d'ordre. L'intervention du conseiller municipal
socialiste est symptomatique. Au lieu de critiquer les politiques qui
conduisent à la guerre, il se place dans le cas de figure de l'invasion, « si nous
étions attaqués », où, forcément jouera le réflexe patriotique.
Ce faisant, il se montre défaitiste, pour lui, il y aura, un jour, la guerre et
il l'accepte comme inévitable. Mais la masse des militants pense comme lui. Le
document confirme la misogynie ouvrière de l’époque évoquée par l’historien
Dalotel, « très
peu de femmes ».
Ainsi
que je l’ai dit dans mon livre -accessible gratuitement sur ce site- l’esprit
de lutte de classe a été défait pendant cette période. En lieu et place, les
nationalistes ont réussi à placer dans les esprits, la lutte des peuples les
uns contre les autres. Le nationalisme est devenu l’idéologie dominante et la
guerre était dès lors inévitable.
La
CGT aura fait ce qui était dans ses moyens pour l’éviter.
Ses
meilleurs adhérents continuent néanmoins le combat avec Jean Jaurès qui lance
son fameux « guerre à la
guerre ! ».
[1]
Dernier ouvrage paru : "André-Léo,
1824-1900, la Junon de la Commune", Cahiers du pays chauvinois, n 29,
2004 (BP 64, 86300 Chauvigny). Cet article est paru dans l’Humanité du 29
Mai 2004.