L’année 1912 : il y a cent ans déjà…AGADIR et la haine anti-allemande

publié le 20 sept. 2012, 06:40 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 nov. 2013, 14:23 ]

    On entre dans la période anniversaire des années qui précédèrent la déflagration de 1914, année terrible aux conséquences incommensurables.

    En 1912, le chauvinisme et le sentiment anti-allemand prennent une ampleur nouvelle. A cause, entre autres choses, de l’affaire d’Agadir qui eut lieu l’année précédente. Lire l’article de Wikipaedia « Coup d’ Agadir ». En 1911, pour mater une révolte à Fès où certains de ses ressortissants étaient menacés, la France intervint militairement ce qui était contraire à de précédents accords (Algésiras, 1906). Outre le fait que l’Allemagne réclamait une compensation au Congo français - c’est l’époque de l’impérialisme triomphant, les colonies ne sont que des pions sur les échiquiers européens - l’acmé de la crise fut atteint lorsque, le 1er juillet 1911, la canonnière Panther, de retour du Sud-Ouest africain allemand, entra dans le port marocain d’Agadir alors que depuis 1906 la police des ports marocains était du ressort de la France. C’est le « coup d’Agadir »... La guerre ?

    On échappa à la déflagration grâce au soutien anglais à la France. Une part du Congo est cependant donnée à l’Allemagne laquelle ne s’oppose plus au protectorat français sur le Maroc. Chose faite le 30 mars 1912. De part et d’autre, les faucons s’en étaient donné à cœur joie.   

 

    Après la crise marocaine de 1911, les éléments se déchaînent. Le lieutenant R. (anonyme) d'Agathon [1] est ravi, les mentalités ont changé : "devant les provocations allemandes, lors de l'affaire marocaine, quelle ne fut pas notre indignation ! Nous sentons qu'entre l'Allemagne et nous il y a une question qu'il faut liquider. Tant que l'Alsace et la Lorraine seront "à eux", il ne faut pas parler de paix. Il faut prévoir la guerre, être constamment prêts à la déclarer"[2]. Et le lieutenant belliciste de narrer ses entretiens avec ses subordonnés : "j'eus l'occasion de parler de cette guerre qu'on pensait prochaine. «Oh ! Lieutenant, vienne la guerre, et qu'on se débarrasse enfin de ces gens-là»". Il observe l’anéantissement du "moi" de ses soldats : "ce qui me frappait le plus, c'était leur attitude. Instinctivement, leurs jambes serraient davantage les flancs de leur monture, leurs mains rassemblaient les rênes. (…). Ainsi, en moins de dix ans, on est passé d'un internationalisme nébuleux, d'un humanitarisme décevant à la saine notion de la patrie". On relèvera le mot "instinctivement" : la spontanéité qui court-circuite le passage par le cerveau est le comportement ad hoc. Mais l’époque n’est plus au rationalisme, c’est au contraire la dégénérescence du culte de la raison. "L'intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes" dit Barrès. Non sans raison pour ce qui le concerne.

 

    André Tardieu, futur président du Conseil durant l'entre-deux-guerres, est alors journaliste au Temps et diplomate, il n'a rien fait pour calmer les tensions. Le 12 mars 1912, il publie un livre-bilan sur la crise franco-allemande, Le mystère d'Agadir, qu'il conclut par ces mots pleins de pacifisme : "Pendant les quatre mois qu'ont duré les négociations franco-allemandes j'ai soutenu pied à pied la thèse française contre l'exigence allemande... La lutte finie, c'est l'heure d'en dégager les leçons. (…) Au total la France est maîtresse du Maroc et ce n'est pas un résultat négligeable (…) Le Maroc est désormais français. L'Allemagne a eu des "compensations", c'est-à-dire, par définition, autre chose que ce qu'elle voulait, elle n'a pas eu le Maroc... Agadir c'est aussi et surtout un échec allemand" [3]. C'est ce qui s'appelle jeter de l’huile sur le feu.

 

    Étienne Rey publie, dans le courant de l'année, un livre retentissant au titre significatif "La renaissance de l'orgueil français" dans lequel il félicite "la république de Clemenceau et de Poincaré", en phase avec de larges secteurs de l'opinion, "de ne pas céder devant l'Allemagne". Réflexion intéressante qui montre que certains, après l'affaire Dreyfus, avaient encore des doutes sur le patriotisme de la République et que la République de certains est aussi belliqueuse que celle des nationalistes. Étienne Rey écrit : "Le "coup d'Agadir" donna une impulsion vigoureuse et définitive au mouvement, il ne créa pas, à vrai dire, le patriotisme, mais il lui fournit une occasion magnifique de se révéler... Sans se montrer belliqueuse, la France n'eut plus peur de la guerre et fut prête à l'accepter et les consciences s'exaltèrent... On pouvait craindre que le mouvement national ne survécût pas à la crise. Mais au contraire il n'a cessé de se développer. Le gouvernement le favorise avec un esprit de décision et un tact extrêmement heureux ; la presse, qui dans cette circonstance a joué un rôle utile et beau, en a parlé avec le zèle le plus louable et le plus patriotique et quelques grands journaux ont mis au service de cette cause leur énorme puissance d'action ; la jeunesse enfin s'y est donnée tout entière et l'opinion publique a répondu à tous les appels".

    "Quelques grands journaux ont mis au service de cette cause leur énorme puissance d'action" constate Étienne Rey : Le Temps (organe le plus influent, c'est là que signe A. Tardieu), Le Matin (journal ayant le plus fort tirage), La République Française, L’Écho de Paris, La Croix (journal des assomptionnistes, monarchiste, nationaliste), La Libre Parole (journal de Drumont. antisémite, nationaliste) et, bien sûr, l'Action française. En face, il n'y a guère que L'Humanité (journal de la SFIO sous le contrôle de Jaurès) et La Bataille syndicaliste (organe de la CGT). La presse nationaliste laisse croire que la guerre est imminente, alors on serre les rangs. On observe le regroupement de catholiques comme Albert de Mun, Péguy, Psichari et de nombreux Radicaux autour des leaders du nationalisme. L'imprégnation de la gauche par l'idéologie de droite et d'extrême-droite est largement entamée. Les jeunes comme Péguy, Psichari qui rejoignent le camp catholique et belliciste enchantent leurs aînés, "la jeunesse s'y est donnée tout entière", et Bergson qui s'y connaît peut s'agenouiller :"l'évolution de la jeunesse actuelle m'apparaît comme une sorte de miracle" (Le Gaulois du 15 juin 1912).

 

    C'est en 1912 que le thème de l'Alsace-Lorraine retrouve sa puissance d'émotion au sein de l'opinion publique française, notamment à cause de la publication des albums du célèbre dessinateur alsacien Hansi. Hansi montre une Alsace persécutée mais rebelle à la domination allemande. L'assassin de Jaurès, Raoul Villain, était membre de la Ligue des Jeunes Amis de l'Alsace-Lorraine.

 

    N.B. sera poursuivi....



[1] AGATHON est le « pseudo » d’un auteur, dont je reparlerais, qui fit une enquête, en 1912, sur « les jeunes gens d’aujourd’hui ». Il évoque ici un jeune lieutenant qui -comme beaucoup d’autres- se lamentait que les mentalités fussent plutôt pacifistes et qui, maintenant, sont délibérément tournées vers la guerre.

[2] On notera le passage du Maroc à l'Alsace-Lorraine. Quel est le rapport ? Il n'y en a pas. Mais on est à l'époque où l'argumentation rationnelle n'est plus de mise.

[3] Cité par Michel JUNOT, "Tardieu, le mirobolant".

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