1895, Limoges : Naissance de la CGT

publié le 2 oct. 2015, 06:52 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 oct. 2015, 05:43 ]
    La création de la CGT est dans une large mesure la conséquence de la loi de 1884 autorisant la formation de syndicats professionnels. 1884 : grande loi républicaine, la loi sur l'organisation syndicale. Pour ce 120ème anniversaire, je publie deux articles : une étude de l'historien Stéphane SIROT et un entretien avec le directeur de recherche (CNRS) Michel Dreyfus.

En 1895, le congrès de Limoges voit la naissance de la CGT

    Stéphane Sirot, Historien

    Vendredi, 25 Septembre 2015

 

    Du 23 au 28 septembre 1895, le VIIème Congrès national corporatif de Limoges fonde la Confédération générale du travail (CGT). Cette initiative vise à réduire l’émiettement des organisations ouvrières à partir de la Fédération des syndicats et celle des bourses du travail.

    En 1886, la Fédération nationale des syndicats (FNS) est le premier essai de regroupement interprofessionnel. Contrôlée par les amis de Jules Guesde, qui la voient comme un appendice du parti politique, elle se heurte à la Fédération des bourses du travail, créée en 1892 puis dirigée par l’anarchiste Fernand Pelloutier. Mais les aspirations unitaires progressent. En 1893, le congrès de la Fédération des bourses invoque "l’unité prolétarienne indispensable" et décide de tenir sa prochaine assemblée à Nantes, à l’instar de la FNS. Un congrès commun a lieu en 1894. Il en sort un Conseil national ouvrier chargé de susciter, pour l’année suivante, un congrès fédérateur. Les guesdistes, défaits sur leurs conceptions de l’action syndicale, campent à l’écart. Pourtant, l’élan est donné et "ces grandes assises du travail" s’ouvrent le 23 septembre 1895. À Limoges, 75 délégués représentent 28 fédérations, 18 bourses et 126 chambres syndicales. Quelques figures militantes sont là. Ainsi l’ex-communard Jean Allemane, ou Auguste Keufer, du Livre. Après des échanges sur les revendications, le congrès débat de la physionomie de la nouvelle organisation qui doit "grouper en un seul faisceau (…) toutes les forces prolétariennes".

    Le 27 septembre, ses statuts commencent à être votés, un nom lui est donné. Après le rejet de la proposition Keufer de la baptiser "Confédération nationale ou française", l’article 1er proclame la création d’"une organisation unitaire et collective qui prend pour titre : Confédération générale du travail"[1]. Reste à l’habiller de principes rassembleurs.

S’exonérer des querelles partisanes sans déserter le champ politique

    Si l’objectif de Limoges est de bâtir une maison commune aux travailleurs, il s’agit aussi d’échapper à l’influence des chapelles socialistes. Comme le dit Keufer, sauf à perpétuer les fractures syndicales, il faut se garder des "rivalités d’écoles qui veulent dominer le mouvement". Les congressistes s’entendent donc pour graver dans le marbre quelques postulats, au premier rang desquels l’indépendance de la CGT. L’article initial de ses statuts s’achève par ces lignes : "Les éléments constituant la CGT devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques". L’atelier et l’usine sont ses champs d’investigation. Ces lieux vivants de la lutte des classes sont jugés garants de la cohésion des ouvriers, puisque tous y subissent leur plus puissant dénominateur commun : le procès d’exploitation. C’est ainsi qu’il est annoncé dans l’article 2 des statuts que la CGT "a exclusivement pour objet d’unir, sur le terrain économique et dans des liens d’étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale". La fin de cette phrase suggère une autre de ses valeurs historiques : si la CGT œuvre à améliorer les conditions d’existence quotidienne, elle prépare aussi l’éradication du système capitaliste. Ce que les syndicalistes révolutionnaires traduiront bientôt par l’expression de "double besogne". La centrale veut s’exonérer des querelles partisanes, mais elle ne déserte pas le champ politique.

Avec le congrès décisif de Montpellier, en 1902, la Confédération peut prendre son envol

    La manière de renverser le système d’ordre en place fait l’objet de discussions passionnées. L’idée de grève générale progresse, sans faire l’unanimité. Des congressistes profitent d’un débat "pour savoir si le conseil national aura la grève générale dans ses attributions" pour exprimer leurs préventions. Finalement, tant les "grèves partielles" que la "grève générale" sont inscrites au rang des prérogatives confédérales. Le 28 septembre, quand le congrès se sépare au cri de : "Vive la République sociale ! Vive l’émancipation des travailleurs !", les pères fondateurs de la CGT ne sont pas sûrs de sa pérennité, même s’ils ont choisi d’y admettre l’ensemble des organisations existantes. La Fédération des bourses garde ses distances et une myriade de syndicats de métier montre peu d’empressement à s’identifier à l’esprit confédéral. Les moyens de fonctionnement de la CGT sont en outre modestes. À Limoges, des échanges ont porté sur les subsides à octroyer à la Confédération par les organisations adhérentes. C’est la solution de la moindre cotisation qui a été préférée. Malgré cela, l’argent ne rentre guère. La CGT qui sort de Limoges est donc mal assurée. Ses statuts sont modifiés jusqu’au congrès décisif de Montpellier, en 1902. Elle se dote alors de structures reflétant "une unification aussi achevée que possible du mouvement syndical"[2]  et peut prendre son envol.

 

Le 23 septembre 1895, à Limoges, s’ouvrait le congrès fondateur de la CGT

 

    Entretien avec Michel Dreyfus, directeur de recherche émérite au Centre d’histoire sociale, université Paris-I (CNRS), réalisé par 
Yves Housson.

    L'Humanité, Mercredi, 23 Septembre, 2015.

 

    La CGT naît en 1895. Quel est alors le contexte ?

Michel Dreyfus La France est encore un pays en majorité rural, et donc proche sur certains points de l’Ancien Régime. Le basculement, c’est-à-dire le moment où les ouvriers deviendront majoritaires dans la population française, aura lieu en 1930. Ensuite, la France, comme la majorité des pays d’Europe, connaît un développement industriel qui débute dans les années 1820-1830, suivi d’une seconde vague en 1880-1890 ; ce développement se fait à un rythme assez nonchalant. Troisième point, comme souvent dans notre pays, il faut partir de la Grande Révolution. Au nom de la liberté d’entreprendre, et dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui, toutes les formes, rudimentaires, d’association que s’était données depuis le Moyen Âge le monde du travail, en particulier le compagnonnage, ont été détruites par un acte législatif essentiel, la loi Le Chapelier (14 juin 1791). Ce texte, défini par Jean Jaurès comme "la loi terrible contre les travailleurs", leur interdit toute organisation pendant près d’un siècle. Dès lors, de nombreux mouvements sociaux seront durement réprimés, notamment la révolte des Canuts (1831), les journées de juin 1848 à Paris et la Commune (1871). La légalisation des syndicats est réalisée en 1884 (...) La CGT est créée, en 1895, à partir de deux composantes, la Fédération nationale des syndicats et la Fédération nationale des bourses du travail, constituées quelques années plus tôt. Cela se situe au moment où l’État commence à intervenir dans le social et à construire, très lentement, le droit du travail. Mais les militants ont tellement subi la répression qu’ils ont beaucoup de mal à se faire à l’idée que l’État puisse mettre en place un certain nombre d’améliorations. Jusqu’à la Grande Guerre, l’idée qu’il puisse y avoir aussi un réformisme d’État passe peu chez les militants. La méfiance envers l’État et le patronat engendrée par les répressions du mouvement social au XIXème siècle est à l’origine de la culture d’affrontement qui s’installe pour longtemps au sein de la CGT. (...)

    À ses débuts, le syndicat est dominé par le courant dit du "syndicalisme révolutionnaire". Comment le définir ?

Michel Dreyfus Ce courant, qui est dominant à la CGT de 1906 à 1914, dénonce la société capitaliste, qu’il trouve injuste. Il faut donc l’abattre, par la grève générale : c’est la CGT qui le fera ; mais surtout pas les partis politiques ! La CGT se proclame complètement indépendante des partis politiques par le biais de la charte d’Amiens (1906), texte fondamental dans l’histoire du syndicalisme français. Le changement est absolu en 1914. La CGT, qui, comme le Parti socialiste, avait cru que la guerre pourrait être empêchée par la grève générale, vire à 180 degrés et adhère à l’"Union sacrée". On passe très vite d’une CGT qui voulait détruire l’État à une CGT qui négocie avec lui. La prolongation de la guerre aura deux conséquences. Tout d’abord, les Français sont de plus en épuisés par le conflit ; d’autre part, la Révolution russe éclate en 1917. Aussi, la CGT se divise en deux courants. Le premier continue à soutenir la guerre, alors que le second prend de plus en plus ses distances, tout en soutenant la Révolution russe. Quelques années plus tard, en 1921, à l’issue d’une grande grève des cheminots et à la suite d’une scission, existent deux organisations, la CGT confédérée et la CGTU (unitaire). (...)

    L’histoire de ce syndicalisme "de combat" se conjugue avec celle des grandes grèves

Michel Dreyfus C’est une particularité française. Une première grève nationale pour la journée de huit heures a eu lieu en 1906, suivie de grandes grèves en 1920, 1936, 1947, 1968 et 1995. Mais elles présentent de grandes différences. Ainsi, celle de 1936 est la seule grève qui survient après la victoire politique de la gauche et qui représente une victoire syndicale, avec ces trois conquêtes : congés payés, quarante heures et conventions collectives.

    Vous situez le début d’un cycle d’affaiblissement de la CGT à la fin des Trente Glorieuses. Quels en sont les principaux facteurs ?

Michel Dreyfus Cet affaiblissement touche tous les syndicats. Tous sont affectés par les changements de l’organisation du travail. Elle reposait sur de gros bastions ouvriers, ce qui, depuis les années 1920-1930, facilitait relativement l’implantation du syndicalisme. Depuis, le travail est beaucoup plus morcelé, ce qui rend les choses plus difficiles. En effet, ces bastions ouvriers ont considérablement décliné depuis le début des années 1980. L’implosion du camp socialiste en 1989-1991 a également joué, mais beaucoup plus pour le PC que pour la CGT. Enfin, alors qu’il a existé depuis la Libération un secteur public nationalisé et puissant, de grandes structures où le syndicalisme était possible, on a beaucoup libéralisé ces dernières décennies : ces privatisations émiettent encore davantage le travail et compliquent la tâche du syndicalisme. Elles vont de pair avec la remise en cause du droit du travail, le poids du chômage et la montée du travail précaire sous de très nombreuses formes.

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Addendum : 120 ans d’histoire sociale

    À l’occasion du 120e anniversaire de la CGT, l’Humanité a édité le hors-série de référence 1895-2015 : 120 ans de combats de la CGT. Récits de témoins et historiens, témoignages d’acteurs du mouvement ouvrier, débats et entretiens, articles sur plus d’un siècle de conflits sociaux accompagnés de nombreuses reproductions photographiques et de documents d’archives, ce numéro exceptionnel de 124 pages est à commander au prix de 9 euros sur le site à la boutique en ligne ou par courrier (L’Humanité/Service diffusion militante au 5, rue Pleyel, 93528 Saint-Denis Cedex, par chèque à l’ordre de l’Humanité). Autre initiative éditoriale importante, les éditions de l’Atelier publieront, d’ici à la fin de l’année 2015, l’ouvrage Histoire de la CGT, en lien avec l’Institut CGT d’histoire sociale. La boutique en ligne.



[1] Les citations sont tirées du compte rendu du congrès.

[2] Dans La CGT, de René Mouriaux, éditions du Seuil, 1982.


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