XIX° siècle, le train : son impact économique et géographique

publié le 28 oct. 2012, 10:11 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 8 févr. 2019, 11:39 ]

SOMMAIRE

 

I. LA MISE EN PLACE DU RÉSEAU

A. Les motivations

 

B. Impacts géographiques et économiques

La gare ferroviaire, nouvel élément structurant de l’urbanisme.

 

II. LE TRAIN ET LES CAMPAGNES FRANÇAISES

Le cas de l'Aveyron.

A. L'agriculture aveyronnaise avant l'arrivée du train

 

B. Les transformations : spécialisation ici, exode ailleurs.

 


XIX° SIÈCLE, LE TRAIN : SON IMPACT ÉCONOMIQUE ET GÉOGRAPHIQUE


Par ses fortes commandes à l'industrie sidérurgique et mécanique, aux mines de charbon, aux verreries, aux industries du B.T.P., avec ses ponts, tunnels et gares par milliers, le train et ses chemins de fer a joué un formidable rôle d'entraînement : ce fut un secteur porteur de l'économie, schumpeterien comme dirait l'autre. Mais ce n‘est pas tout : le transport par chemin de fer a joué un rôle très important en France au XIX° siècle. Rôle dans le domaine des transports de voyageurs et de marchandises ainsi que dans l'organisation de l'espace français. Mais aussi un rôle régional : grâce à lui les régions agricoles ont connu la révolution commerciale et se sont spécialisées (ex. : le Languedoc vinicole), des régions industrielles se sont spécialisées (Lorraine, Nord…). Bref, il n’y a pas de révolution industrielle sans chemins de fer. Tous les pays cherchèrent à s’équiper le plus possible et le plus rapidement possible : on parla ici ou là de railway mania. Pour le financement, les banques étaient à la fête.

 

I. LA MISE EN PLACE DU RÉSEAU

 


Le réseau ferré a rapidement pris l'allure célèbre d’une toile d'araignée autour de Paris : elle fut conçue pour la première fois pas l’ingénieur Legrand et porte son nom.

    La loi relative à l'établissement des grandes lignes de chemin de fer en France est celle du 11 juin 1842 (lire l’article Wiki correspondant). Elle marque un tournant dans la construction des chemins de fer en France après une longue période de tâtonnements. Avec un très fort accroissement du kilométrage construit de 1850 à 1880 (phase A de Kondratieff correspondant politiquement au second Empire).


A. Les motivations

    La France est un pays pionnier dans la mise au point des locomotives (Seguin)[1] et l'installation des réseaux ferroviaires (ligne Saint-Étienne-Lyon, 1832). Ce nouveau moyen de transport cumule les avantages ce que les hommes d’État ont rapidement intégré dans leurs décisions. Voici, par exemple, la lettre [2] de R.A. Hamon, secrétaire particulier de Guizot (premier ministre de Louis-Philippe), au rédacteur de l'Union en 1841, lettre écrite dans le cadre de la préparation de la loi de 1842 :

«Les voyageurs, les marchandises, les transports de céréales, de gibier, de bestiaux, en général de toutes sortes de denrées de consommation afflueront vers Paris. L'intérêt commercial autant qu'un intérêt de justice parle donc en faveur de notre ligne, que veulent aussi des intérêts politiques, intérêts de civilisation et d'unité nationale. La Bretagne forme, pour ainsi dire, une nation distincte : mœurs, coutumes, langages, tout y diffère du reste de la France. Nous avons presque à civiliser cette province si belle mais encore si sauvage (...). Qu'une ligne de fer soit construite à travers ce pays, une circulation facile s'établira, des populations bretonnes descendront vers la France centrale et des populations des provinces plus avancées en civilisation viendront à leur tour visiter la Bretagne. Un chemin de fer apprendra en 10 ans plus de français aux Bretons que les plus habiles instituteurs (...). L'intérêt stratégique veut encore la ligne de Bretagne. Cette contrée a été le théâtre de troubles civils[3]. Une route de fer en paralyserait les germes et, en cas de guerre, aiderait puissamment à la défense du territoire. Si l'Est de la France était envahi, c'est de l'Ouest qu'il faudrait tirer nos ressources pour nous sauver».

    Cette centralisation correspond à des intérêts politiques et d'unité nationale aussi bien pour maintenir l'ordre dans des provinces éventuellement rebelles que pour homogénéiser la civilisation française sur l'ensemble du territoire (l’arrivée du train, mais aussi des canaux à l’époque du ministre Freycinet, c’est la fin des isolats). . L'unité du pays permettrait aussi de prendre appui sur les provinces de l'ouest pour contrer une attaque venue de l'est. C’est la profondeur stratégique. (NB. En 1940, lors de la débâcle, le général De Gaulle envisageait de replier l'armée française sur le "réduit breton" s'appuyant sur les côtes protégées par la Navy britannique et ravitaillée par la marine marchande anglaise -un peu hors sujet mais intéressant tout de même- ). 

 

B. Impacts géographiques et économiques

En plus de cette dimension stratégique, le chemin de fer a un intérêt économique évident. Le prix de la tonne/km transportée baisse de moitié entre 1841 et 1870 (de 12 à 6,1 centimes) et le prix de revient du kilomètre-voyageur baisse de 30% entre les mêmes dates (de 7 à 4,9 centimes). L'extension du réseau, la commodité du transport (la durée du trajet entre Paris et la Bretagne passe de 3 jours avec l'ancien mode à 15 heures en 1882) et la baisse des prix permettent une hausse considérable de l'offre de transport et la demande augmente également puisque le nombre de voyageurs est multiplié par 18 en trente ans et que le trafic des marchandises connaît un croît exponentiel (noter l’unité de mesure : la tonne/kilomètre).

    Les villes antérieures se développent avec ces nouvelles industries (textiles, chimie…) et voient apparaître un nouveau pôle de développement urbain : la gare de chemin de fer qui attire de nouvelles activités industrielles et de services. La gare est construite au-delà des limites de la vieille ville héritée de la période pré-industrielle, dont les remparts sont quelques fois détruits.

La gare ferroviaire, nouvel élément structurant de l’urbanisme.

La ville n’a pas attendu le train pour se développer. Elle a gardé souvent ses remparts à l’intérieur desquels se trouvent installés tous les services administratifs et commerciaux. Où construire la gare indispensable si l’on ne veut pas passer à côté du progrès ? À l’extérieur.

Vous connaissez déjà le cas d’Avignon. Avignon est resté des siècles à l’intérieur de ses seconds remparts du XIII°-XIV° siècle : c'est Avignon intra-muros, facile à identifier sur une carte.

    voir l'article LE F.N. : CAS DU VAUCLUSE (4ème PARTIE), Avignon. Si la gare ferroviaire du XIX° siècle a été construite en dehors des remparts médiévaux, la gare TGV a été construite en dehors de la ville du XX° -mais c'est hors sujet.

 

Voici le cas de Dijon. Ci-dessous le plan d'aménagement conçu en 1867. Là aussi, le ville est enserrée dans des remparts :la belle courbe du tracé de la voie ferré va passer tangentiellement à la ville fortifiée. Voici le croquis explicatif en dessous.



La ligne ferroviaire a été concédée à la société P.L.M. (Paris-Lyon-Marseille) qui n'a disparu qu'en 1937 quand a été créée la célébrissime SNCF, société nationalisée.

Dijon se trouve sur le seuil de Bourgogne avec d'un côté le bassin versant de la Seine et de l'autre, le bassin-versant de la Saône.

retrouvez sur le plan de 1867, le tracé du canal de Bourgogne qui existait bien avant la voie ferrée.












La situation de Langres imposait le passage du train mais le site est rebutant : le train passe loin de la vieille ville.

Langres est bien situé : elle est sur le canal de la Marne à la Saône, c'est un carrefour routier. La voie ferrée devait obligatoirement passer par cette vile. Mais observer son site : c'est un site de château-fort , sur une colline. D'ailleurs l'ami Vauban a laissé des traces... . On ne pouvait pas construire la gare sur la colline : elle se trouve donc le long du canal, où il y avait de la place et où la pente n'est pas très forte. (la voie ferrée ne supporte pas les pentes de plus de 1%).


A Paris, le rail ne traverse pas la ville de part en part ; le conseil municipal s’y est vivement opposé : il fallait garder le pouvoir d’achat des aubergistes, hôteliers, transporteurs de voyageurs et autres qui vivaient précisément de ce transit. On le paie encore aujourd’hui quand il faut aller de la gare de Lyon à la gare du Nord. Le passage du TGV par Marne-la-vallée est justement fait pour éviter ces désagréments. Les gares dite « tête de ligne » s’arrêtent juste devant le Mur des fermiers généraux ou le franchissent de quelques mètres.

    Observons que les voies ferrées s'arrêtent devant le mur des Fermiers Généraux : le bâti du Vieux Paris est trop dense. (C'est Haussmann qui crèvera le ventre de Paris quelques années plus tard). Ou alors, la voie ferrée ne pénètre que de quelques centaines de mètres à l'intérieur des douze arrondissements. NB la gare d’Orsay est construite en 1900, sur la Seine, c'est un autre cas de figure.

On verra le cas de Lyon -traversé de part en part- plus tard.

Aujourd’hui, du fait de l’urbanisation, la gare du XIX° est absorbée dans le tissu urbain. C’est la gare TGV -quand il y en a ! - qui est construite à l’extérieur (cf. supra Avignon) (sauf dans les grandes métropoles, cf. St-Charles à Marseille, la Part-Dieu à Lyon...).

 

II. LE TRAIN ET LES CAMPAGNES FRANÇAISES

Le cas de l'Aveyron.

 

    Pourquoi l’Aveyron ? parce que je peux utiliser des documents pédagogiques tout à fait probants. Il s’agit de la monographie écrite par Guy Mergoil (Université de Bordeaux)[4]. Toutes les cartes (sauf une) ci-dessous sont extraites de la monographie de Mergoil.


A. L'agriculture aveyronnaise avant l'arrivée du train

    Il faut comparer la carté géologique et la carte des productions céréalières en 1837, année de recensement agricole où le train n’existe pratiquement pas en Aveyron.


    Concernant les céréales, précisons que le méteil est un mélange de blé et de seigle. Le blé exige de bonnes terres alors que le seigle est mieux adapté aux terrains acides, plus « pauvres ». L’un donne du pain blanc, l’autre du pain noir.

    Concernant la carte géologique : l’Aveyron est un département du Massif central, mais du sud : à ce niveau, le Massif a été envahi par les mers de l’ère secondaire qui ont déposé d’énormes quantités de sédiments marneux et calcaires qui, soulevés en masse à l’ère tertiaire, ont donné les Causses avec leurs canyons célèbres et les Avant-Causses. Autre présence de terrains sédimentaires, à l’ouest du département, à l’ouest de la belle faille (NNE-SSO) de Villefranche-de-Rouergue (là, nous sommes dans le bassin Aquitain). Partout ailleurs, le socle cristallin apparaît avec son granite, son gneiss, ses schistes…), la décomposition superficielle de ces roches a donné un grès rougeâtre : le rougier.

Au nord-est du département, l’Aubrac, limitrophe de la Lozère et du Cantal, culmine à 1442m, exposé de plein fouet aux vents d’ouest, il est d’influence atlantique et c’est un sol volcanique : le basalte vient du volcan du Cantal. Terrains acides et pauvres. Bonnes vacances.

La comparaison des deux cartes est féconde. Le moins futé d’entre vous observera la correspondance entre la culture du seigle sur les terrains granitiques et basaltiques. Le blé est cultivé sur les terrains sédimentaires : calcaires, marnes, rougiers… Conclusion : l’homme est totalement soumis aux conditions naturelles : la géologie guide ses pas. Le plateau granitique est toujours ensemencé en seigle et il en porte maintenant le nom : Ségala (=seigle).

Mais la carte du recensement agricole apporte une autre information capitale. Elle est établie par commune et la taille des cercles est en rapport (cf. légende) avec l’étendue de la surface emblavée[5], c’est-à-dire portant des céréales. On constatera que l’Aubrac n’est pas un désert humain.


B. Les transformations : spécialisation ici, exode ailleurs.

Voici le réseau de chemins de fer au sein et autour de l’Aveyron en 1921. Son rôle économique est souligné par G. Mergoil : "ce sont des plateaux calcaires de l’Albigeois que vint, à l’aube de ce siècle (le XX°, JPR), par la voie ferrée Carmaux - Rodez, la chaux qui permit d’amender les sols ingrats du Ségala ".


La carte du recensement agricole de 1929 est à observer de près. Deux choses apparaissent simultanément : tous les cercles sont passés au noir, c’est-à-dire au blé. D’autre part, on dirait qu’ils ont tous glissé vers l’ouest !  

Les régions sont transformées. Ainsi le département de l'Aveyron connaît la révolution agricole du XIX° siècle grâce aux chemins de fer. Seul le train pouvait permettre l'acheminement dans les gares du Massif Central des milliers de tonnes de chaux nécessaires pour transformer les sols acides des terrains granitiques en sols plus basiques aptes à la culture du blé. De plus, le train permettait l'évacuation des blés vers les grands centres urbains. L'agriculture devient commerciale [6]. Ainsi les Ségalas, dont le nom indique bien la vieille vocation de terres à seigle, sont convertis à la culture du blé en 1929.

Vendre ses produits, se spécialiser, c’est acheter les produits que l’on ne cultive plus. Il faut être bien placé ; proximité de la ville, de la route, du chemin de fer. Les régions éloignées sont défavorisées, le travail agricole ne paie plus : c’est l’exode rural. Ainsi l'Aubrac, hautes terres froides exposées aux vents atlantiques, ne peut plus nourrir les habitants de façon satisfaisantes et l'exode rural frappe cette région moins bien placée. Observez la taille des cercles : la culture des céréales est devenue marginale en Aubrac (où faute de mieux on est resté fidèle au seigle) et même sur le Larzac. L’élevage (bovins -magnifique race à viande- en Aubrac, ovins en Causses) a pu prendre le relai mais globalement, l’explication réside dans la baisse de la population par émigration.

Notons le rôle du train dans l’arrivée des textiles produits peu cher ailleurs et la ruine conséquente de la petite industrie textile locale - toiles de chanvre sur le Ségala, tissus de laine sur les Causses et Avant-Causses - Les ruraux vont dans les villes industrielles ou carrément à Paris. Le train permit l’éclosion d’un « pays noir » en Aveyron. "La mise ne service en 1858 de la voie ferrée desservant Decazeville entraîna un bond fulgurant : 160.000 tonnes de houille en 1855, plus de 500.000 en 1860 ! " (Mergoil).


[1] Elle l’est restée et c’est devenu un de ses avantages comparatifs. Pensons à la célèbre BB mise au point durant les Trente glorieuses et, bien sûr, au TGV que le monde entier nous envie (en toute modestie, bien entendu).

[2] Citée dans La Bretagne au XIXe siècle, 1789-1914, édition Skol Vreizh, 1989.

[3] Allusions aux rebellions sous la Révolution et l’Empire.

[4] Le Rouergue, Privat éditeur, 224 pages, 1982.

[5] Issu du latin médiéval « blava » = blé…

[6] C’est sa « première révolution », le passage de l’autoconsommation à la culture pour la vente, donc la spécialisation. La « seconde révolution agricole » a lieu au XX° et est fondée sur la chimisation et biochimisation (engrais, pesticide, etc…).

Commentaires