Les Etats-Unis d'Amérique : l'expansion (1865-1917) 2ème partie

publié le 10 juin 2016, 11:34 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 22 févr. 2021, 09:14 ]
plan général :

I.   LA FIN DE LA FRONTIÈRE (1ère partie)

                           A.  La Frontière

                              1.     Les transcontinentaux

                              2.       Le problème indien résolu...

                            B. L’essor économique impétueux

        II.    L’IMPÉRIALISME AMÉRICAIN (2ème partie)

                        A.      Similitudes et spécificité

                                1.       Les causes

                                2.       L’idéologie sans fard

                        B.       La pratique

                            1.       Le type colonial

                            2.       Le pénétration plus "fine"


 II. L’IMPÉRIALISME AMÉRICAIN

    Les Américains, dans le "partage du monde", arrivent après tous les pays européens. Mais ils ont les mêmes préoccupations ayant atteint rapidement le stade du capitalisme financier.l'impérialisme avant 1914 : le moteur de l'expansion (2ème partie). S’ils ne dédaignent pas la possession territoriale, ils préfèrent la pénétration invisible des flux économiques et financiers, leur statut d'anciennes colonies s'étant insurgées contre leur métropole a créé chez une partie de l'opinion publique  un sentiment très hostile à l'idée d'empire.

A.     Similitudes et spécificité

1.      Les causes

    Malgré l’élargissement de leur marché intérieur (cf. 1ère partie), les capitalistes américains, soumis à la même loi de la recherche du profit maximum, confrontés à l’ampleur de leurs investissements et à leur productivité, vivent la nécessité d’exporter leurs produits et leurs capitaux hors des États-Unis, cela à partir de la décennie 1890’. A cet égard, le discours du sénateur Beveridge (Indiana) – surnommé "l'éminent prophète et orateur de l'impérialisme" - est demeuré célèbre, il s’agit du discours prononcé devant le Middlessex Club de Boston en avril 1898 et qualifié de "véritable programme impérialiste" :

"Les usines américaines produisent plus que le peuple américain ne peut utiliser; le sol américain produit plus qu'il ne peut consommer. La destinée nous a tracé notre politique; le commerce mondial doit être et sera nôtre. Et nous l'acquerrons comme notre mère (l'Angleterre) nous l'a montré. Nous établirons des comptoirs commerciaux à la surface du monde comme centres de distribution des produits américains. Nous couvrirons les océans de nos vaisseaux de commerce. Nous bâtirons une marine à la mesure de notre grandeur. De nos comptoirs de commerce sortiront de grandes colonies déployant notre drapeau et trafiquant avec nous. Nos institutions suivront notre drapeau sur les ailes du commerce. Et la loi américaine, l'ordre américain, la civilisation américaine et le drapeau américain seront plantés sur des rivages jusqu'ici en proie à la violence et à l'obscurantisme, et ces auxiliaires de Dieu les feront dorénavant magnifiques et éclatants"[1].

    Le même Beveridge dévoile crûment les raisons de l’intérêt des USA pour les Philippines, jusque-là colonie espagnole : "Nulle terre en Amérique ne surpasse en fertilité les plaines et les vallées de Luçon. Le riz, le café, le sucre, la noix de coco, le chanvre, … le bois des Philippines peut fournir le monde entier pour le siècle à venir. Etc... " s’écrie l’orateur devant le Sénat des États-Unis (cité par Zinn).

    Cependant après la conférence de Berlin (1885), à laquelle les États-Unis étaient invités,  Berlin, février 1885, les puissances colonisatrices se partagent l’Afrique le partage colonial du globe est presque achevé. Il ne reste comme terres vacantes que l’Amérique du sud, la Chine. Difficile d’y planter son drapeau ! C’est pourquoi Beveridge se fait le héraut de l’impérialisme invisible : dans une lettre du 10 mai 1898, véritable exposé du néocolonialisme, il écrit : " ... l'expansion territoriale n'est pas souhaitable pour elle- même. Elle n'est et ne sera simplement qu'un incident de l'expansion commerciale. Et l'expansion commerciale est le résultat absolument nécessaire de la supériorité écrasante de l'énergie productrice et des talents du peuple américain".

 

2.      L’idéologie sans fard

    Les Américains parlent souvent sans vergogne, persuadés qu’ils sont d’être les élus de Dieu, ils ne vont pas se gêner. L’appel à Dieu et à la Bible permet une construction intellectuelle qui est tout simplement le cache-sexe d’intérêts matériels sordides. Mais à cette époque où les deux guerres mondiales n’ont pas encore eu lieu, la liberté de parole aborde la question de la "race" sans limite.

    Ainsi Josiah (ou Joshua) Strong, pasteur et missionnaire, "il est du devoir le plus sacré de la race anglo-saxonne de répandre les bienfaits du protestantisme, de la démocratie et de la libre-entreprise à l’étranger". « In his 1885 book Our Country, Strong argued that Anglo Saxons are a superior race who must "Christianize and civilize" the "savage" races, which he argued would be good for the American economy and the "lesser races" » (Wiki). Quant à ces races inférieures "Nothing can save the inferior race but a ready and pliant assimilation", rien ne peut les sauver sinon une assimilation concrète et souple à la fois.

    L’ami Beveridge reprend les arguments racistes, parlant à propos des Philippines de peuples non capables de "self Government", car ils ne sont pas, dit-il, "of a self governing race", et plaçant cette thématique raciste au centre même de son argumentation : "la question est plus profonde qu'aucune question de parti politique... plus profonde qu'aucune question de pouvoir constitutionnel, elle est élémentaire, elle est raciale". Il conclut en affirmant que Dieu a chargé la race anglo-saxonne de gouverner les peuples séniles et barbares, terminant par ces mots : "Il a désigné le peuple américain comme la nation de son choix pour diriger finalement la régénération du monde"[2].

    Les écrits de l'Amiral Mahan ont été la bible des hommes d’État anglo-saxons et du Président Th. Roosevelt qui en reprit les thèmes dans deux ouvrages traduits en français sous les titres "La vie intense" et "Idéal de l'Amérique", où figurait une introduction résumant la pensée de l'auteur sous l'intitulé "L'expropriation des races incompétentes" ; il en appliquait en même temps les principes dans la politique dite du "Big stick"[3] (gros bâton : méthode de pénétration coloniale si on constate des réticences de la race inférieure, JPR). NB. le thème raciste des races incompétentes est repris par le général allemand Von Bernhardi en 1912 dans un livre à très gros tirage : "Notre avenir" par le général d'Armée von Bernhardi (1912), préfacé par Clemenceau (1915)

    Quand on quitte les ouvrages théoriques, tenus à l’exercice d’une certaine abstraction conceptuelle, et que l’on descend sur le terrain, les formulations changent mais le contenu est le même. Commentant la guerre des Philippines qu’il est en train d’effectuer, le général Samuel Young déclare "the keynote of the insurrection among the Filipinos past, present and future is not tyranny, for we are not tyrants. It is race". Et de proposer de changer tout l’environnement des Philippines afin que, tels des caméléons (sic), ce peuple jaune "change his color" (re-sic)[4]. Un volontaire de l'État de Washington écrivit pour sa part que "notre esprit combatif était au plus haut et nous voulions tous tuer du "nègre" (…). On les a tirés comme des lapins" (Zinn, p.360).

    Cela nous amène directement à l’étude de la pratique impérialiste américaine.

 

B.     La pratique

1.      Le type colonial

    J’entends par là les terres sur lesquelles les Américains plantent leur drapeau en signe de souveraineté.

    En 1898 (traité de Paris), la guerre hispano-américaine, facilement remportée par les États-Unis, donne le Porto-Rico et, après une guerre indigne, les Philippines à l’Union. L’île de Cuba n’est pas une colonie stricto sensu mais un protectorat. La même année les États-Unis font main basse sur l’archipel d’Hawaï qui devient territoire de l’Union. En 1903, dans le cadre de la préparation du percement d’un canal interocéanique, les États-Unis arrache à la Colombie le territoire du Panama qui devient un État "indépendant" qui abandonne toute souveraineté sur la zone du canal laquelle devient territoire des USA[5].

    Cette allusion aux "nègres" faite par le soldat montre combien les Américains blancs sont marqués par l’action désastreuse de leurs aînés à l’encontre des Indiens comme à l’encontre des Noirs (aujourd’hui "afro-américains"). C’est "l’héritage de violence" dont parle Stéphane Audouin-Rouzeau. Pour certains auteurs américains (Slotkin[6], cité par Losurdo, p.193), l’héritage de violence est patent : "la marche de Sherman a ses racines dans les campagnes contre les Indiens de l’ère coloniale et révolutionnaire", campagnes qui fournissent aussi "le personnel et la doctrine militaire à laquelle les Américains ont recours dans leurs aventures impériales en Amérique latine et aux Philippines".

Voici comment le Président Mac Kinley[7] expliquait à une délégation de l'Église méthodiste sa décision de "mettre les Philippines sous la protection américaine" et de les y garder :

« J'arpentais les couloirs de la Maison-Blanche tous les soirs jusqu'à minuit, et je n'ai pas honte de vous confier, messieurs, que plus d'une nuit je me suis agenouillé et j'ai prié le Dieu tout-puissant de m'apporter lumière et soutien. C'est ainsi qu'une nuit la solution m'est apparue; je ne sais pas comment, mais c'est venu. 1. On ne pouvait pas rendre les Philippines aux Espagnols : c'eût été lâche et déshonorant. 2. On ne pouvait pas les confier à la France ou à l'Allemagne qui sont nos concurrents en Orient : c'eût été commercialement une faute et nous nous serions discrédités. 3. On ne pouvait les abandonner à leur propre sort (ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes) : cela aurait été rapidement l'anarchie et la situation aurait été pire que sous l'autorité espagnole. 4. II ne nous restait donc plus qu'à les prendre et à éduquer les Philippins, à les élever, à les civiliser et à les christianiser. Bref, avec l'aide de Dieu, à faire au mieux pour eux, qui sont nos semblables pour lesquels Christ est également mort. Alors je suis allé me coucher et j'ai dormi. D'un sommeil profond ». (Zinn, p. 358).

    C’était le sommeil du juste. Saint Augustin n’a-t-il pas dit "une guerre voulue par Dieu ne peut être qu’une guerre juste"… ?

    La Ligue anti-impérialiste publia des lettres de soldats faisant leur service aux Philippines. C’est une source documentaire précieuse et peu exploitée. Un capitaine originaire du Kansas écrivait : "La ville de Caloocan était censée abriter dix-sept mille habitants. Le 20° (régiment) du Kansas est passé par là et maintenant il n'y a plus âme qui vive à Caloocan". Un simple soldat du même régiment affirma : "J'ai mis moi-même le feu à plus de cinquante maisons de Philippins après la victoire de Caloocan. Des femmes et des enfants ont été victimes de nos incendies".

    "Tuer du nègre"… voilà bien un héritage de violence. Mais aux États-Unis, l’héritage est lourd : "la guérilla est combattue non seulement par la destruction systématique des récoltes et du bétail, mais aussi par l'enfermement en masse de la population dans des camps de concentration où la faim et la maladie la réduisent". Le général Jacob H. Smith donne l'ordre explicite de transformer l’île de Samar[8] en une "lande désolée" (Howling Wilderness). "I want no prisoners. I wish you to kill and burn, The more you kill and burn the better it will please me. I want all persons killed who are capable of bearing arms in actual hostilities against the United States" (Miller, p.220). Et, selon Smith, tous les hommes de plus de dix ans sont capables de manier le fusil, d’où le terrible "Kill every one over ten". Exploitant les travaux d’un historien américain, Brian McAllister Linn (Texas A&M University), le professeur Losurdo écrit (p.228) "Il ne s'agit pas (de la part de Smith, JPR) d'un geste isolé : il faut faire son profit -confirme le secrétaire à la Guerre lui-même - "des méthodes que nous avons expérimentées avec succès dans l'Ouest au cours de nos campagnes contre les Indiens"". Le génocide indien, autre héritage toujours présent. Quant à la Scorched earth tactics, la technique de la "terre brûlée", elle est bien connue des Américains, les Indiens en savent quelque chose mais les Georgiens aussi (cf. la « marche à la mer » de W.T. Sherman III. GUERRE DE SÉCESSION : WILLIAM T. SHERMAN). C’est un héritage anglais. Observons que le généralissime américain aux Philippines, Arthur Mac Arthur, est un ancien combattant de la Guerre Civile. Il deviendra gouverneur des Philippines et transmettra l’héritage de violence à son fils Douglas.

    Pour obtenir des renseignements, les militaires américains pratiquèrent la torture (the water cure).

2.      La pénétration plus "fine"

   Afficher l'image d'origine Mais l’impérialisme s’exprime aussi, là où une colonisation militaire n’est guère possible, par les flux invisibles du commerce et de la finance. Mais dire-t-on, les flux de marchandises cela se voit. Certes. Ce qui ne se voit pas c’est le déficit commercial en faveur des États-Unis, l’échange inégal de produits manufacturés et de matières premières agricoles ou industrielles, etc…La politique du président Taft (1909-1913) est surnommée "diplomatie du dollar". Taft cherche à développer les investissements à l’étranger et le commerce international pour augmenter l’influence des États-Unis dans le monde. Mais la politique rooseveltienne du gros bâton n’est pas abandonnée et il n’hésite pas non plus à utiliser la force pour protéger les intérêts américains en Amérique latine. Deux grands espaces sont le champ d’action des commis voyageurs américains : l’Amérique latine et la Chine. Photo ci-dessus : "finesse" de l'intervention américaine en Haïti dans le cadre des banana wars.

Concernant l’Amérique latine.

    map of us and caribbean possessions

http://users.humboldt.edu/ogayle/hist111/empire.html

    Le mot "panaméricanisme" apparaît pour la première fois, semble-t-il, en 1889 à l’occasion de la 1ère Conférence internationale américaine, réunie à Washington. Elle sera suivie par celles de 1901, 1906 et 1910. L’objectif des États-Unis est assez clair, c’est le pâté du cheval et de l’alouette, même s’il y a plusieurs volatiles. C’est que les Américains sont "bourrés de produits invendables", c’est-à-dire, qui dépassent leur capacité d’absorption. Ce mot – qui rejoint l’analyse de Beveridge – est de José Marti, le patriote cubain (1853-1895) mort au champ d’honneur contre les armées espagnoles. Mais ils n’obtiendront pas entièrement satisfaction, certains pays entendant poursuivre leur commerce avec les pays européens. La pénétration américaine s’effectue par les capitaux et la création d’entreprises qui ont pignon sur rue dans les pays tropicaux du continent. Le plus bel exemple est la United fruit Co qui gardera ce nom jusqu’en 1970. Célèbre pour sa white fleet – bâtiments de haute mer frigorifiques peints en blanc pour repousser les rayons du soleil – la United fruit est l’archétype de l’entreprise impérialiste qui fait ce que bon lui semble dans ses bananeraies des pays d’"accueil" et qui, en cas de difficultés, obtient l’appui des marines dont les navires croisent au large, en protecteurs bienveillants. On appelle banana wars les multiples interventions militaires de Washington dans ces pays qu’on ne tardera pas à appeler républiques bananières. Most prominently, the United Fruit Company had significant financial stakes in the production of bananas, tobacco, sugar cane, and various other products throughout the Caribbean, Central America and Northern South America. The US was also advancing its political interests, maintaining a sphere of influence and controlling the Panama Canal (opened 1914) which it had recently built and was important for global trade and projecting naval power (article banana wars, Wiki).

    Cela amène à conclure que la limite est floue entre "méthodes coloniales" et "interventions plus fines" !  

Concernant la Chine.

    Les Américains se sont très tôt intéressés à l’Extrême-Orient (lire les articles sur la Chine et le Japon). La guerre/colonisation des Philippines est une illustration des plus probantes. Leur mainmise sur Guam aussi. Ils s’opposent fermement à la conception japonaise des zones d’influence réservée à chaque pays, variante de la politique du drapeau, et imposent progressivement leur conception de la "porte ouverte" : que le meilleur, où qu’il soit, l’emporte sur ses concurrents. Les USA participent à la guerre des Boxers (1900) lien Les 55 jours de Pékin (1963) et en 1905, se posent en médiateur entre le Japon victorieux et la Russie défaite, pour la rédaction du traité de Portsmouth.

     il reste à étudier, maintenant, comment les États-Unis vont passer du Splendid isolement à l'intervention directe en 1917 dans le conflit européen.

    Dure tâche...La tâche est accomplie : 1917 : entrée en guerre des Etats-Unis (1ère partie)

    suivie de la seconde partie

[1] Albert J. BEVERIDGE, Discours du Middlesex Club de Boston du 27 avril 1898 (dans Claude G. BOWERS, Beveridge and the Progressive era, New York, 1932, p. 67-70).

[2] Extrait de l’article de Michel Barak (IEP, Alger) in L'Impérialisme ; colloque d'Alger, 21-24 mars 1969, Alger, SNED, 1970.

[3] Idem.

[4] S.C. MILLER, page 162.

[5] Aujourd’hui rétrocédée au Panama.

[6] The Fatal Environment: the myth of the frontier in the age of industrialization, 1800-1890,

[7] Mac Kinley est l’archétype du Républicain favorable aux milieux d’affaires.

[8] Où eut lieu le massacre de quarante soldats américains par les combattants philippins.

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