"Notre avenir" par le général d'Armée von Bernhardi (1912), préfacé par Clemenceau (1915)

publié le 19 nov. 2013, 09:33 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 janv. 2019, 02:30 ]

NB. L'article Les Balkans vus d’Allemagne (1912) complète celui qui suit. Il a été rédigé également après la lecture de ce livre mais les Balkans méritaient un éclairage particulier puisque la guerre part de là. C'est la synthèse de ce que pense von Bernhardi des problèmes balkaniques et l'article montre que si la guerre mondiale éclate dans les Balkans ce n'est pas anecdotique.

    Voir aussi L’idéologie allemande à l’époque de Guillaume II : Treitschke et les autres

   

    Joseph Dresch (1871-1958), érudit, recteur de l’université de Strasbourg, adepte de la révolution de 1789, germaniste spécialiste de la civilisation allemande, brosse un tableau magistral des idées qui parcourent l’Allemagne de la fin du XVIII° siècle à la seconde guerre mondiale [1]. Concernant les livres "de ce général (von Bernhardi), publiés de 1911 à 1913" dont "Notre avenir" qui fut un des livres "les plus lus en Allemagne", ces livres donc, "il faut les parcourir" nous dit J. Dresch "même s’ils nous répugnent ou nous révoltent. On verra combien ils étaient symptomatiques". J’ai donc lu "Notre avenir".

  

L’auteur, le général de corps d’armée Friedrich von Bernhardi (1846-1930), fils de diplomate prussien, historien militaire, n’est ni un génie, ni un érudit. Mais nous savons que les foules ne lisent pas que des chefs-d’œuvre. C’est tout de même un bon observateur de son temps et si les fresques historiques qu’il nous présente à larges traits sont schématiques, resucées, son analyse de la situation mondiale en 1912 est très intéressante car pertinente. Nous savons aujourd’hui, ce qui s’est passé après 1912, cela nous permet de dire si l’auteur fut lucide ou, au contraire, s’il s’est fourvoyé. Son livre a été traduit en français en 1915, en pleine guerre donc. La version française a été préfacée par G. Clemenceau lui-même [2]. Il s’agissait de donner à l’ouvrage une grande résonance, car c’est un brûlot qui met le feu aux poudres et, lu du côté français, il est une dénonciation  de la volonté de guerre des Allemands. D’ailleurs Clemenceau écrit qu’il n’entreprendra pas de riposter aux affirmations de Bernhardi : l’auteur se met à nu lui-même.  

    La thèse de Bernhardi peut se résumer ainsi : l’Allemagne est en plein boum économique et démographique, c’est une "chaudière surchauffée", or elle manque de colonies qui pourraient lui fournir sources d’énergies et matières premières, qui pourraient acheter ses produits, où pourrait s’établir sa population qui garderait un vrai contact avec la mère-patrie. XIX° siècle, le train : railway mania, impérialisme et guerre mondiale Mais de quelque côté qu’elle se tourne, l’Allemagne est bloquée par la Triple-Entente (Maroc, Congo, Balkans…) et elle n’a pas la stature mondiale à laquelle ses succès indéniables dans tous les domaines lui permettent de prétendre. Compte tenu des réalités, seule une guerre peut redéfinir le rôle des puissances dans le Monde. L’Angleterre a dominé et domine toujours le Monde mais maintenant, le tour de l’Allemagne est arrivé. Page 25, Bernhardi écrit : "Puissance mondiale ou décadence, tel est le mot d’ordre qui nous est imposé par notre évolution historique. Il n’y a pas de milieu". Un pays comme le notre, et si l’on veut être dignes du nom Allemand, ne peut accepter la décadence. Page 73 : "La guerre est donc nécessaire et devient un devoir". Pages 60-61, "Il faut que la guerre reconquière dans l’opinion publique sa légitimité morale et son sens politique (…) la guerre, tournée vers des fins idéales, …, doit être considérée non comme une barbarie, mais comme la plus haute expression de la vraie civilisation (…)" souligné par lui.

La France honnie…

    Bernhardi règle rapidement le sort de la France. Je vais procéder comme lui et citer les phrases décisives, d’ailleurs peu nombreuses. "Il semble au moins nécessaire de régler définitivement notre compte avec la France. (…). (L’Allemagne) a dû faire face aux peuples de race romane et maintenir son indépendance dans des guerres séculaires, sans pouvoir désarmer l’hostilité fanatique des Français. (…)La France est l’ennemi mortelle de l’Allemagne ; depuis 1870-1871, toute sa politique vise à humilier ses vainqueurs ; (…). A l’ouest, nous nous trouverons en face d’une armée de premier ordre et nous ne pouvons espérer une victoire définitive que si nous battons, coûte que coûte,-c’est lui qui souligne- l’armée française. (…). Il nous paraît aussi absolument impossible de forcer l'Angleterre à la paix par la puissance directe des armes. Ce but ne pourrait vraisemblablement être atteint qu'en battant ses alliés jusqu'à l'anéantissement, et avant tout autre la France. -c’est lui qui souligne- ".

    Cette dernière citation a le mérite de poser l’essentiel. Bernhardi est anti-français par habitude si j’ose dire, c’est une xénophobie transmise. A l’exception d’un seul passage où il explique que le France veut avant tout récupérer l’Alsace-Lorraine, il n’explique pas pourquoi la France doit être anéantie. Mot terrible qui annonce le nazisme. Mais le livre tourne, en réalité, autour de l’Angleterre, c’est elle la véritable ennemie de l’Allemagne et là Bernhardi est bien plus disert et bien plus convaincant - si l’on se place de son point de vue pangermaniste, militariste et colonialiste, bien sûr -.  

L’Allemagne enchaînée…

    "Presque de toutes parts, nous sommes entourés d’États qui nourrissent contre nous des sentiments agressifs", l’anéantissement de la France est un élément essentiel, mais pas unique, d’une première étape visant à donner à l’Allemagne sa liberté politique. La seconde tâche : "extension de notre empire colonial et consolidation de notre position mondiale". À ce niveau, Bernhardi développe des arguments qui ne peuvent pas, ne peuvent plus faire douter quiconque du caractère impérialiste de cette guerre de 1914-1918. Ce militaire connaît parfaitement l’ABC de l’économie contemporaine.

carte supprimée faute de place sur le site. Voici sa référence :     http://www.atlas-historique.net/cartographie/1914-1945/grand_format/Monde1914-18GF.gif

    NB. cette carte, anachronique par rapport à mon texte, a le mérite de montrer la modestie du domaine colonial allemand par rapport a celui des États de la Triple-Entente (Russie - RU - France).

    Import-export

    "Pour l'importation des matières premières dont notre industrie a besoin, nous sommes presque totalement tributaires de l'étranger ; pour l'écoulement de nos produits, nous le sommes à un haut degré. Nous devons même tirer des autres pays une partie des vivres qui nous sont nécessaires. Nous n'avons pas de marchés assurés pour notre exportation, comme l'Angleterre en possède dans ses colonies ; car les nôtres, jusqu'à présent, n'offrent que peu de débouchés et n'en offriront jamais que dans une mesure limitée, par rapport à notre industrie d'exportation. Les grands domaines économiques étrangers cherchent à se fermer à nous, pour élever leur propre industrie et assurer à leur tour leur indépendance économique. En même temps, la liberté de la mer pour la grande navigation et l'augmentation du commerce extérieur sont pour nous une question vitale, car il nous faut assurer du travail et du pain à notre population croissante; et l'on peut prévoir que la chose ne sera bientôt plus possible dans les limites actuelles de notre Empire". "L’Allemagne resta (…) exclue du partage de la terre, et c'est seulement dans les temps les plus récents qu'elle a acquis péniblement de chétives colonies qui, comme nous l’avons montré dans le précédent chapitre, ne répondent en aucune manière à nos besoins et y répondront encore moins dans l'avenir. Par suite, nous en sommes arrivés à une situation qui, vu l'étendue de notre population et de notre production et comparativement surtout à d'autres États (il pense à la France et à la Belgique, JPR), peut être considérée comme défavorable au plus haut point. Sans doute, nos colonies peuvent encore être développées ; elles rapporteront plus que par le- passé et assureront aussi de plus grands débouchés. Cependant elles ne seront jamais en état de nous rendre indépendants de l'étranger et, pour le moment, au point de vue économique, elles sont tout à fait d'une utilité médiocre".

    Nous avons besoin de colonies de peuplement

    L’idéal de Bernhardi, c’est l’empire britannique. On sait que les Anglais ont multiplié les colonies de peuplement où l’Anglais débarqué mettait en place immédiatement la même chose qu’à Londres ou Birmingham. Cela va de la perruque des magistrats au rugby à quinze. Et l’émigrant qui suivait trouvait à son arrivée quelque chose de la mère-patrie. Aujourd’hui encore les WASP dominent le monde. Bernhardi veut sinon renverser la tendance, du moins faire la même chose.

    "Dans dix ans, nous aurons une population d'environ 80 millions d'habitants, qui ne pourront jamais trouver un travail rémunérateur à l'intérieur de notre territoire d'aujourd'hui. (…). Nous avons besoin de colonies de peuplement, et, comme telles, les nôtres n'auront jamais qu'une valeur très restreinte. Nous avons reconnu, quoique bien tard, quelle est l'importance de l'activité coloniale pour la civilisation d'un peuple ; une colonisation qui conserve les émigrants à la mère-patrie crée par là-même de nouveaux centres pour la civilisation de celle-ci, et est devenue un facteur d'une portée immense pour l'avenir de tous les États. C'est d'elle que dépendra la mesure dans laquelle chaque peuple participera à la domination du monde par la race blanche ; et l'on conçoit très bien qu'un pays qui n'a pas de colonies ne comptera plus parmi les grandes puissances de l'Europe, quelque force qu'il puisse d'ailleurs posséder".

    "C’est déjà notre devoir de viser à une extension de notre domaine colonial et de grouper les Allemands dispersés dans le monde entier, non pas sans doute politiquement, mais sur le terrain national, parce que nous considérons la culture allemande comme le facteur le plus indispensable du progrès humain ; mais remplir ce devoir est en même temps une nécessité. Nous devons tendre par tous les moyens à l’acquisition de nouvelles terres, parce qu'il nous faut conserver à l'Empire allemand, politiquement parlant aussi, les millions d'habitants de notre excédent et leur procurer, outre du pain et du travail, une vie allemande sous toutes les latitudes. (…). Quand l'heure viendra où le vase allemand sera rempli jusqu'à déborder, la population, forcée de s'exiler, devra trouver une place où elle puisse s’établir en tant qu'allemande. Étant donné l'accroissement de sa population et de sa production, l'Allemagne, dans un temps prochain, sera comparable à une chaudière surchauffée qui menacera de faire explosion, s'il n'y a pas quelque part une soupape de sûreté, pour livrer passage au surcroît des énergies matérielles et intellectuelles de la nation".

Ils sont partout…

    "On a coutume de glorifier les Anglais d'avoir une politique commerciale de grands seigneurs, parce que dans leurs colonies ils n'opposent aucun obstacle au commerce étranger, et en particulier au commerce allemand. En réalité, il ne saurait en cela être question de générosité et de prévenance internationale. Ils ont besoin du négociant allemand ; sans lui, ils ne peuvent pas se tirer d'affaire. Aussi lui laissent-t-ils les mains libres, (…) Disons aussi que le commerçant allemand est, en général, plus sûr et plus laborieux que le commerçant anglais, et que l'ingénieur allemand est beaucoup plus apprécié que son émule anglais. Même à Manchester, l'un des grands centres de l'industrie anglaise, des Allemands sont placés comme directeurs techniques dans de nombreuses fabriques et des commerçants allemands se trouvent souvent dans des maisons anglaises Ce n'est donc pas nous qui devons de la reconnaissance aux Anglais pour l'admission généreuse de notre commerce dans leurs colonies, ce sont eux, au contraire, nos débiteurs, car, sans nous, ils seraient incapables de maintenir leur prodigieux commerce. Que nous en tirions avantage, c'est là une autre question : mais nous le devons à notre propre travail".

    "En dehors des colonies anglaises, il y a également des négociants allemands, des ingénieurs et industriels allemands qui sont partout répandus dans le monde, au service des intérêts étrangers, mais qui enrichissent le capital national allemand par leurs revenus souvent considérable. D'énormes capitaux allemands travaillent aussi au dehors ; (…"). Bernhardi cite alors quelques chiffres et poursuit : "C'est là une preuve concluante que les sommes d'argent gagnées en grande partie à l'étranger par le travail et le capital des Allemands sont assez fortes, non seulement pour payer l'excédent de l’importation sur l'exportation, mais aussi pour augmenter constamment le capital national".

    Et Clemenceau le confirme

    Dans sa préface, Clemenceau ne dit pas autre chose : "Il y avait un danger allemand, un danger plus redoutable, dans la paix que dans la guerre, pour les libertés du dehors. Par la haute valeur d'un prodigieux effort de travail méthodique, dans une savante organisation de machinerie humaine, ces gens étaient en train de conquérir le monde (là, c’est moi qui souligne, JPR). Nulle part sur la terre, une place ne se trouvait disponible sans qu'ils y arrivassent. Ils avaient refoulé le commerce et l'industrie de l'Angleterre. La France était submergée de germanisme. En Russie, ils tenaient des avenues du pouvoir, jetant partout les racines d'une puissance économique indéfinie. Dans les deux Amériques, en tous lieux s'affirmait leur influence. Encore un demi-siècle de paix, et le monde était à eux, dans le recul universel de toutes les forces initiatrices de civilisation sur tous les continents de la terre".

    La main invisible du marché est accompagnée du pied plus visible de l’Allemand, et Clemenceau le reconnaît sans ambages. Je ne vois pas comment on peut nier les causes économiques de cette guerre.

Florilège

    J’ai voulu distinguer la paille du grain pour bien monter le caractère impérialiste de cette guerre. Mais d’autres passages du livre montrent le caractère pré-fasciste de l’idéologie véhiculée par ce désir de guerre. NB. Tous les mots en gras sont soulignés par l’auteur.

La guerre, le militarisme

    "C’est sur la concurrence (des peuples et des États) qui peut, dans certains cas, conduire inévitablement à la guerre, c’est sur la lutte pour leur existence et leur puissance que repose tout progrès réel, en tant que les éléments faibles et usés succombent, tandis que les nations vigoureuses et fortement cultivées se maintiennent et parviennent à une situation prépondérante (…).

    La lutte pour l’existence est une loi de tout temps mais elle a été à nouveau exposée "avec une force pénétrante" par Darwin. Cette loi, selon von Bernhardi s’applique aussi à l’humanité où elle est conduite "sciemment". Quel sort, dans ces conditions, est réservé à la "minuscule Belgique" ?

    "La Belgique, par exemple, d'après le droit positif, possède l'État du Congo. Mais comme elle n'y accomplit nulle œuvre colonisatrice ou civilisatrice proprement dite et qu'elle ne s'efforce que de l'exploiter financièrement, elle a depuis longtemps déjà perdu un droit moral sur cet État, et la question se pose de savoir si, au point de vue du droit humain supérieur, il devra lui être laissé pour toujours, d'autant plus que la Belgique n'a rempli en aucune manière ses obligations internationales concernant la porte ouverte. L’Allemagne au contraire qui dans peu de temps accusera un puissant surcroît de population, ne possède pas suffisamment de colonies de peuplement et l'on peut fort bien se demander si elle n'a pas le droit moral de s'approprier des territoires convenables qui ne sont exploités par d’autres États que financièrement.

    "Cet appel à notre puissance militaire est l’unique moyen d’atteindre les fins nécessaires de notre politique. (…). Il ne reste plus que la guerre elle-même pour faire valoir des aspirations justifiées.

    "Le service militaire semble être en même temps le moyen le plus important de former et de favoriser les énergies intellectuelles et morales.

    "Il faut saper ces tendances (pacifistes, JPR) par la base. Il faut également que la guerre reconquière dans l’opinion publique sa légitimité morale et son sens politique. (…). La guerre tournée vers des fins idéales, vers le maintien d’une noble nation, doit être considérée non comme une barbarie mais comme la plus haute expression de la vraie civilisation.

    "Sans la guerre, des races inférieures et dégénérées en arriveraient trop facilement, par la masse et la puissance du capital, à étouffer les éléments sains et capables de fructifier : un recul général en serait la conséquence. C'est dans la sélection que réside la force de la guerre. Étant seule capable de la produire, elle devient une nécessité biologique, un régulateur de la vie de 1’humanité dont il n'est pas du tout possible de se passer, parce sans elle, une évolution malsaine s'effectuerait, excluant tout perfectionnement de l'espèce et, par suite, toute culture réelle.

    "La guerre n’est pas seulement une nécessité biologique ; dans certains cas, elle est encore une obligation morale, et, comme telle, un moyen indispensable de civilisation.

    Bernhardi pense que l’on vit, en 1912, dans une paix trop longue aussi bien, "l’orage de la guerre est nécessaire de temps à autre, pour purifier l’atmosphère morale". Cet imbécile assassin va être servi !   

Le rôle de l’ État ; le totalitarisme.  

    "Ce n’est que sous la protection de (la puissance politique qu’il possède) que l’esprit d’un peuple peut s’épanouir librement et sans gêne (…). « Toute extension de l'action de l'État, dit Heinrich von Treitschke, L’idéologie allemande à l’époque de Guillaume II : Treitschke et les autres est un grand bien et une chose raisonnable, quand elle éveille l'esprit d'indépendance chez les gens libres et sensés ».

    "L’État (est) l’éducateur du genre humain tourné vers la liberté. (…). Ce n’est qu’en se fondant dans une collectivité, dans la famille, dans la société et avant tout dans l’État que l’individu peut développer ses plus nobles facultés.

    "Il importera que nous nous débarrassions des querelles de doctrine (…) l’Allemagne ne peut pas être gouvernée au point de vue exclusif d’un parti ou d’intérêts particuliers (…) (par) l’attachement rigide à des principes de parti ou de personnes. (…) Corriger ses faiblesses de notre caractère … et réformer à ce point de vue notre vie politique… tel est notre premier devoir national. (…). Nul peuple, p1us que le nôtre, n'a besoin d'une cohésion rigoureuse de la collectivité pour unir, dans une seule et même volonté, toutes les forces qui tendent à se dissocier.

    "Par contre, la monarchie représente un pouvoir indépendant et, par suite, essentiellement impartial, qui plane (sic[3]) au-dessus des aspirations particulières, qui est en état de faire reconnaître les droits de la minorité et d'affirmer avec plus de suite et de cohésion la volonté de l'État que les majorités instables et chancelantes d'une république. Comme l'histoire nous l'apprend, la démocratie court aisément le risque de dégénérer en démagogie, en plaçant le pouvoir de 1'Etat sous la dépendance des instincts avides et insatiables de la masse, d'amener alors une catastrophe politique et morale, tandis que , dans une monarchie constitutionnelle, le pouvoir de l' État est à même d'opposer une barrière aux éléments destructeurs, sans avoir à craindre néanmoins la domination d'un individu ou d'une classe". Loin de planer dans les airs, l’ État wilhelminien est l’un des plus parfaits exemples, contrairement à ce que pense von Bernhardi, d’un État au service d’une classe : celle des grands propriétaires nobles de la Vieille Prusse.

    "Trois puissants moyens d’action sont à la disposition de l’ État : l’école, la presse et le service militaire obligatoire pour tous.

Anti-marxisme ; anti-SPD.

    "Du libre examen, produit inévitable de la pensée de la Réforme, est sortie une philosophie matérialiste provenant, à ce qu'il me semble, d'une utilisation par trop exclusive des données positives de la science ; cette philosophie menace d'ébranler les assises de l'idée religieuse. Dans le domaine social, des aspirations, en connexion étroite avec elle, ont acquis une puissance qui, bien que légitime en un certain sens et dans de certaines limites, n'en menacent pas moins de saper les bases de toute civilisation car elles s'affirment par la conception la plus exclusive et la plus étroite des classes, prêchant la lutte entre le capital et le travail, qui ne peuvent exercer une action favorable sur la civilisation que par des rapports de pleine confiance mutuelle.

    "Il faut que (les ouvriers) apprennent à comprendre qu'ils sont aujourd'hui sous l'influence d'agitateurs dépourvus de toute conscience et de terroristes ennemis de la nation, qu'ils retournent, en fait de civilisation, à une sauvagerie sans nom au lieu de marcher de l’avant.

    " (Les élèves allemands) quittent l'école dépourvus d'instruction et de jugement, (et sont) les victimes sans défense des agitateurs de la social-démocratie, qui cherchent à les dégrader avec un manque absolu de conscience, et étouffent en eux le sentiment de la patrie et de la religion.

Racisme ; anti-slavisme ; pureté ethnique.

    "A mon avis, le premier devoir qui nous incombe, celui en particulier de défendre notre nationalité contre l'invasion d'éléments étrangers de valeur inférieure, (est) presque exclusivement la lutte contre le slavisme, devoir transmis par notre passé. Cette lutte n'est pas seulement une lutte de défense allemande, mais il s'agit en même temps de protéger toute la civilisation de l'Europe occidentale contre l'invasion du flot slave et de féconder le monde russe par des germes de vie intellectuelle et de culture allemande.

    "Les Russes et les Polonais n'ont pas de civilisation nationale qui leur soit propre (…).

    "Il est absolument nécessaire de faire triompher énergiquement la politique de colonisation, sans aucune espèce de faiblesse sentimentale, et de refouler l'esprit polonais hors de nos frontières. Mais il serait peut-être tout aussi important de rendre impossible l'établissement d'éléments ethniques étrangers au cœur de l'Allemagne, dans nos grands districts industriels et d'empêcher un mélange de races avec des étrangers de valeur inférieure. Il est de la plus haute utilité pour tout notre avenir de garder notre nationalité intacte, en particulier dans l'éventualité de guerres internationales.

    NB. Cet anti-slavisme ressuscitera avec l'hitlérisme et sera la source du génocide anti-soviétique de 1941 et années suivantes 1°partie. INTRO : les caractères de la 2ème guerre mondiale

Vacuité du droit international

    "On ne peut exiger d'aucun État que, pour l'amour d'un engagement reposant sur le droit positif, il mette en jeu son existence, quand celle-ci peut être mieux et plus sûrement assurée par d'autres voies. (…). Fort peu de questions litigieuses internationales peuvent être réglées juridiquement. Là où une entente entre États rivaux ne peut être réalisée par le recours au principe du droit, il ne reste en fait, à l'homme d'État, qu'à en appeler à la force. Il est très hégélien (JPR).

    "Le droit n’est respecté qu’autant qu’il se concilie avec l’intérêt.

    "Chaque peuple se fait du droit une idée qui lui est propre". Ce qui ne l’empêchait pas, en début d’ouvrage, de parler de "l’universalité de l’esprit allemand"…

    "Des traités d'arbitrage universels seraient particulièrement désastreux pour un peuple comme le peuple allemand qui aspire à s'élever, qui n'a pas encore atteint son apogée politique et nationale et qui ne peut compter que sur une extension de sa puissance pour réaliser sa mission civilisatrice. (…). Un état de droit serait créé qui (…) interdirait toute extension d’influence à un État débordant de vie, au profit d’un autre dont la civilisation décline. (…). Les tribunaux d’arbitrage dans toutes les questions politiques importantes ne feraient qu’arrêter notre évolution vers le progrès.

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    Je m’arrête. Il y aurait encore beaucoup à citer. Comme écrit Clemenceau dans sa préface : "à quoi bon prendre la peine de lui répondre ?". Le drame est que l’on peut trouver des propos du même acabit en France. Voyez le chapitre XIII de mon livre (volume I), sur ce site même, chapitre que j’ai intitulé en prenant les mots d’un autre assassin, Déroulède, "Vive la tombe !"

    Deuxième conclusion : le fascisme allemand est né bien avant la révolution bolchevique de 1917. S’il n’y a pas d’antisémitisme dans ce livre de Von Bernhardi - je n’ai pas lu ses autres ouvrages - à la même date, un parti antisémite pouvait librement présenter des candidats aux élections législatives, sous le non d’Antisemiten Partei. Donc, contrairement à ce qu’affirment les historiens révisionnistes, les origines du nazisme ne sont pas à chercher du côté de 1789 ou  de 1917.

 


NB. L'article Les Balkans vus d’Allemagne (1912) complète celui que vous venez de lire. C'est la synthèse de ce que pense von Bernhardi des problèmes balkaniques. Voir aussi L’idéologie allemande à l’époque de Guillaume II : Treitschke et les autres
    XIX° siècle, le train : railway mania, impérialisme et guerre mondiale

[1] Dans son livre que j’ai déjà présenté : « de la révolution française à la révolution hitlérienne », PUF, 1945.

[2] "Notre avenir" par le général F. VON BERNHARDI, préface de Georges Clemenceau, Paris, Louis Conard, Libraire-éditeur, 1915, 180 pages. Traduction - remarquable - d’Émile Simonnot.


3] Je fais allusion à l’une des formules les plus célèbres de K. Marx "Cependant, le pouvoir d’État ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée (...)" dans Le 18 brumaire de L.-N. Bonaparte. Von Bernhardi croit parler au nom de l’Allemagne tout entière, en réalité il dit ce que pense l’aristocratie prussienne dont il est membre. 

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