Autriche-Hongrie avant 1914 : aux sources du fascisme...

publié le 18 déc. 2013, 12:48 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 6 oct. 2018, 06:13 ]

    Sous le II° Reich allemand, non seulement l’idéologie dominante était celle du nationalisme et du militarisme mais l’antisémitisme avait pignon sur rue puisque, aux élections législatives du Reichstag, un parti se présentait officiellement, la loi le lui permettait, sous l’appellation "Antisemiten Parteien" qu’il est inutile de traduire. Le socialisme en Allemagne de 1890 à 1914 (carte 1912). C’est dire que le terrain était préparé à recevoir l’idéologie nazie, bien avant la révolution bolchevique d’octobre 1917. Qu’en est-il en Autriche-Hongrie ?

    Je vais me consacrer ici aux Autrichiens de langue allemande. Réservant le cas hongrois pour une date ultérieure… L’Autriche est une terre fertile pour la mauvaise herbe fasciste. Marine LePen y va au bal, les urnes sont bourrées de bulletins bruns, etc… Cela vient de loin et n’est pas, non plus qu’ailleurs, la conséquence de la révolution bolchevique comme tentent de nous le faire croire les révisionnistes à la Furet ou à la Nolte.

    Une base essentielle a été constituée par l’implantation aux racines profondes du catholicisme, revanchard à l’égard de ces déicides que sont les Juifs pour ces croyants. De plus, la Réforme protestante a été plus qu’ailleurs combattue par la Contre-Réforme catholique. Tout n’est pas négatif : il reste de cette période des chefs-d’œuvre de l’art baroque, art de propagande certes, mais enfin on sait que l’œuvre d’art n’est pas réductible aux intentions de son auteur. Au XIX° siècle, l’Autriche connaît l’expansion du capitalisme, avec sa cohorte de misères ouvrières et de luxe insolent des nantis, avec ces crises qui éliminent les "canards boiteux" au profit des grandes entreprises. Ces nantis sont souvent des Juifs, très minoritaires malgré tout mais leur nombre suffit pour soulever des vagues d’antisémitisme. En fin de siècle, les pogroms anti-juifs dans l’empire russe provoquent une concentration d’exilés à Vienne où la population israélite dépasse les 10% du total. Et pourtant, ces Juifs étaient parfaitement intégrés.  

"Ces juifs-là firent de la Vienne des années 1900 le creuset de toutes les angoisses d'une classe patricienne habitée par la certitude de son déclin. Convaincus d'être à l'avant-garde d'un rêve non encore réalisé - celle d'une Europe où se dissoudraient les nationalités -, ils firent briller de mille feux les facettes de leur identité introuvable. D'où la recherche permanente d'un futur dont la réalité se projetterait dans le passé : rationalité scientifique et restauration des grands mythes grecs chez Sigmund Freud (psychanalyse), quête d'une terre promise ancestrale capable de rénover l'identité juive chez Nathan Birnbaum et Theodor Herzl (sionisme politique et sionisme culturel) ; fantasme d'une "Vienne rouge" antilibérale chez Victor Adler et Otto Bauer (socialisme) ; adoption d'un idéal de destruction et de reconstruction satirique de la langue allemande chez Karl Kraus ; nostalgie d'une fusion des Lumières françaises et de l'Aufklärung allemande chez Stefan Zweig ; affirmation d'une esthétique romanesque juive et autrichienne chez Arthur Schnitzler ; et enfin élaboration d'un nouveau formalisme musical avec Gustav Mahler et Arnold Schoenberg. Tous ces juifs qui n'étaient plus juifs recherchaient dans les mots, dans l'art, dans la littérature, la face cachée d'une utopie capable de succéder à l'agonie d'un monde dont ils se savaient les principaux acteurs" [1].

    Jean Bérenger (Sorbonne) dans son livre déjà cité par ailleurs, "histoire de l’empire des Habsbourg" nous offre la synthèse suivante (c’est moi qui souligne) :

"Les partis désormais traditionnels, issus de la Révolution de 1848, les libéraux et les conservateurs, auxquels il faut ajouter les partis nationaux en Cisleithanie et le Parti de l'indépendance en Hongrie, devront désormais compter avec un parti social-démocrate qui traduit les aspirations du mouvement, mais aussi, en Autriche, avec un parti chrétien-social et un mouvement pangermaniste grand-allemand qui remet en question l'existence même de la monarchie pour incorporer les Allemands d'Autriche et de Bohême dans un État national à direction prussienne".

    Le terreau au fascisme de l’entre-deux-guerres futur se trouve dans ces trois partis : le parti conservateur, le parti chrétien-social et le mouvement pangermaniste autrichien.

- le parti conservateur

    Il est constitué par l’aristocratie nobiliaire et par ses "gens", entendez les paysans, les régisseurs des propriétés, et par la hiérarchie catholique gardienne des traditions, bref, tout ce qui prolonge l’Ancien régime et qui peut alimenter la contre-révolution faisant barrage à tout ce que la Révolution française a pu apporter de "diabolique". Il n’y eut pas de 1789 en Autriche… Ce parti est intimement lié à la pratique du suffrage censitaire et n’a aucune influence dans la classe ouvrière qui émerge. Le parti conservateur reste influent dans les régions alpines de l’Autriche où la population, fortement encadrée par l’Église, ne va pas rester à l’écart de l’industrialisation mais va, au contraire développer ce que les géographes appellent des "districts industriels" : soit une industrialisation de PME-PMI locales avec main-d’œuvre locale et financement local et ouverte sur l’exportation. Cela est toujours vrai aujourd’hui. Et ces régions sont des bastions du vote populiste, c’est-à-dire de droite.

    Le parti conservateur fut entendu sous le ministère (1879-1893) du comte Taaffe. Avec le contrôle des évêques sur l’enseignement ou l’établissement de corporations pour certaines professions. L’État prit en compte le malaise social créé par le capitalisme incontrôlé. Création d’un corps d’inspecteur du travail, loi sur les accidents du travail, loi sur les assurances -maladie… Ainsi la Droite conservatrice apparaît-elle comme critique du libéralisme et capable de "faire du social". Cette analyse vaut encore mieux avec le parti chrétien-social.

- le parti chrétien-social

    Comme son nom l’indique, ce parti reste fidèle au catholicisme et son appellation "social" vient de sa prise en compte des méfaits du capitalisme de libre-entreprise avec sa célèbre main invisible du marché, tant vantée par les Libéraux, mais que les ouvriers ont du mal à percevoir. Ils voient surtout le chômage et la misère. Cette situation fait les beaux jours de démagogues qui exploitent la vieille opposition entre le populo grosso et le populo minuto - qui est bien réelle - mais ils y ajoutent l’antisémitisme ; le "peuple gras", selon eux, est constitué par les Juifs. "La grande bourgeoise de la Ringstrasse [2] était souvent d’origine juive" (Bérenger) Vienne (Autriche) : urbanisme et comportement électoral.(pour situer le "Ring"). Et voilà pourquoi votre fille est muette. Et le capitalisme reste bien en place. Un homme émerge à cette époque, il s’agit de Karl Lueger (1844-1910) dont la politique n’est pas sans rappeler celle d’Abraham Kuyper XIX° siècle : "réveil" fondamentaliste aux Pays-Bas et création de l’Anti-Revolutionnaire Partij. Ce Kuyper, intégriste fondamentaliste, anti-révolutionnaire patenté, qui laissera l’esclavage perdurer, et qui, sans vergogne, porte sa haine sur les grands bourgeois libéraux et veut défendre les "petites gens", en néerlandais les Kleine luyden. Pour le germanophone K. Lueger, le petit se dit kleiner Mann. En France, le catholique Albert de Mun veut aussi défendre le petit avec ses" cercles ouvriers"… C’est un phénomène général dans cette Europe de la seconde partie du XIX° siècle.

    En 1888, K. Lueger transforma un club politique de chrétiens antilibéraux en parti de masse, "travaillant" les victimes de la crise économique - la période 1873-1896 est une phase B d’un Kondratieff - ou s'engageant vers les artisans dépassés par la révolution industrielle. Mais c’est surtout un jeune ouvrier sellier, Léopold Kunschak qui élargit l’influence du parti de Lueger sur la classe ouvrière. Tout cela baignant dans l’antisémitisme le plus répugnant, au demeurant, Lueger est un grand admirateur de Drumont. Lueger, grâce à cette diffusion parmi les masses réussit à devenir bourgmestre de Vienne (1897). Il coupe l’herbe sous le pied à la social-démocratie en donnant à la ville la gestion des tramways, du gaz et de l’électricité, accompagnant l’essor de la ville durant la phase A qui suit.

- le mouvement pangermaniste autrichien.

    Le pangermanisme wilhelminien est bien connu. Qu’en est-il en Autriche ?

    1er cas : Dans la Monarchie danubienne, le pangermanisme atteignit d'abord une petite minorité d'Allemands d'Autriche qui, après 1866, refusèrent d'être séparés des Allemands du Reich et envisagèrent l'annexion de l'Autriche allemande au Reich, même au prix de la destruction de leur propre patrie. Mais pour eux, il n'y a qu'une seule patrie : la Germanie...

    2ème cas : Les pangermanistes autrichiens qui auraient voulu regrouper les États d'Allemagne du Sud et l'Autriche dans un grand État jouissant des mêmes droits que la Prusse. Il y a là une connotation religieuse fondamentale quoique non dite : il s’agit de regrouper les Germains de confession catholique aux côtés des Germains rassemblés par la Prusse luthérienne.

   

D’où un 3ème cas représenté par un sinistre personnage : Georg Ritter von Schönerer. Georg Schönerer est un admirateur farouche de Bismarck, l’homme aux chiens énormes et partisan "du fer et du sang". D’ailleurs sa biographie (en anglais) nous dit qu’il avait préparé ses obsèques de sorte qu’il fût enterré aux côtés de la tombe de Bismarck. Irrationalisme très germanique. Il fut choqué par le Kulturkampf que mena son héros contre les Catholiques allemands et c’est pourquoi il lança à Vienne un mouvement "Los-von-Rom-Bewegung" qui peut se traduire par "Rome : on laisse tomber" appelant les Autrichiens catholiques à abandonner ni plus ni moins la religion du Vatican pour rejoindre le luthérianisme prussien, façon décisive, selon lui, de fonder l’unité définitive des Allemands. Ce mépris de la religion qui est objectivée en gadget pour satisfaire l’unité de la race annonce le paganisme hitlérien.  

    

légende de la caricature :
Schönerer was imprisoned for his raid on a newspaper office. While doing so, he allegedly was drunk, hence this caricature

    Bérenger nous dit que "Les pangermanistes répudiaient en fait les valeurs traditionnelles et avaient une vision apocalyptique d'un paradis germanique, d'où serait bannie la «corruption moderne», ils répudiaient toutes les valeurs du XlX° siècle : le parlementarisme, le libéralisme, le socialisme, les libertés, l'égalité civique ("Les idées de 1914" : 1914 versus 1789.) Ils trouvèrent une audience dans les milieux populaires. Le mouvement pangermaniste se situait hors des cadres politiques classiques, il prônait l'action directe, la violence, la force étant le seul argument qu'il employait. En ce sens il annonçait les méthodes politiques du XXe siècle". En France, Déroulède puis Maurras utiliseront aussi la manière forte. Georg Ritter von Schönerer, leader incontesté du mouvement, fut condamné et emprisonné pour avoir pénétré avec effraction dans les locaux d’un journal qui s’opposait à ses idées et pour avoir agressé les journalistes. Méthodes typiquement fascisantes avant la lettre.

    Ces faits et gestes, ces "théories" ont influencé Hitler -qui vivait à Vienne lorsque Schönerer commettait ses forfaits- et aussi Alfred Rosenberg, le doctrinaire du parti nazi. Schönerer est cité dans Mein Kampf, c’est tout dire [3]. "La filiation est claire tant dans les méthodes (violence, action directe) que dans les buts (réunion de tous les germanophones dans un seul État, écrasement de la démocratie libérale)" écrit Bérenger.

Prolongement : L’entre-deux-guerres

    Qui a étudié l’histoire de l’Anschluss, le rattachement interdit par le traité de Versailles de l’Autriche à l’Allemagne, a rencontré cette opposition dramatique entre les Austro-fascistes et les Nazis autrichiens. LES R.I. DE 1936 à 1939. C. "LES GRANDES MANOEUVRES" Schuschnigg le timide -c’est une image- contre Seyss-Inquart le fanatique inspiré par Hitler… Il est aisé à la lecture de ce qui précède d’établir la filiation. L’Austro-fascisme de Schuschnigg, précédé par Dollfuss -lui-même assassiné- est dans la continuité du parti Chrétien-social d’avant 1914. Son fondement reste le catholicisme et le lien avec Rome. Il est patriotique autrichien et le régime est proche ce que Paxton appelle un régime clérico-militariste. Le Nazisme autrichien est un legs nauséeux laissé derrière lui par le pangermanisme de Schönerer.    

 

Sur Lueger et l’admiration que lui porte Hitler lire l’article http://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Lueger

 

 Cf. aussi : Autriche-Hongrie en 1914 (1ère partie) : description et construction historique



[2] Le 20 décembre 1857, l'empereur d'Autriche François-Joseph signe le décret décidant du démantèlement des remparts qui enferment la ville de Vienne. Il crée ensuite un boulevard annulaire longé de bâtiments publics et de maisons de rapport, le Ring. (Wiki).

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