c. Calvin

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    Publié à 28 juil. 2016, 08:28 par Jean-Pierre Rissoan
  • Calvinisme aux Provinces-Unies     La lutte contre l’Espagnol est congénitale au calvinisme néerlandais. Puisque l’occupant et persécuteur est catholique, il convient de lui opposer une religion radicalement contraire. Le calvinisme hollandais est ...
    Publié à 25 août 2018, 11:09 par Jean-Pierre Rissoan
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XIX° siècle : "réveil" fondamentaliste aux Pays-Bas et création de l’Anti-Revolutionnaire Partij

publié le 2 juil. 2013, 07:07 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 28 juil. 2016, 08:28 ]

    Après la Révolution française et avec le développement du capitalisme industriel, le libéralisme triomphe. Il triomphe non seulement au plan économique et social avec l’inévitable "fracture sociale" mais même au plan théologique, dans ce fief calviniste que sont les Pays-Bas. On voit émerger des théologiens "humanistes" qui cherchent une improbable synthèse avec les rationalistes. Cela va être vigoureusement condamné par le mouvement fondamentaliste du Réveil et aura son pendant dans le domaine politique avec la création d’un parti non moins improbable : Anti-Revolutionnaire Partij (ARP). Ce rejet du libéralisme doctrinal et des excès du capitalisme étant commun aux catholiques de Pie IX, du Syllabus, de l’Infaillibilité, la carpe et le lapin s’unissent dans cet ARP qui, loin d’être minoritaire, accédera au pouvoir avec Abraham Kuyper.

 

L’ ANTI-RÉVOLUTION AU POUVOIR

 

    Il est assez rare de lire un libellé de parti tel que Anti-Revolutionnaire Partij. En France toutefois, Maurras conséquent avec lui-même a toujours dit qu’il se battait pour "la contre-révolution" et, en 1939, pour le cent-cinquantième anniversaire de la Révolution française, il lança une souscription dans son journal l’Action française, en faveur de la Contre-révolution. Aux Pays-Bas, le théoricien de ce courant semble bien être Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876). Mais celui-ci n’est pas né ex-nihilo, idéologiquement parlant, et d’autre part il a eu un successeur d’envergure, Abraham Kuyper, théologien calviniste, schismatique de l’Eglise réformée, premier ministre de 1901 à 1905.

    Cette appellation est d’autant plus surprenante que les Provinces-Unies, devenues Pays-Bas, sont nées d’une révolution : celle qui leur a permis de sortir de l’ordre médiéval en se libérant de la tutelle du pape et des Espagnols, et en sortant du Saint empire romain germanqiue (1568-1648).

    Mais l’esprit humain, souvent diabolique, a réponse à tout[1]. Il y a des insurrections "légitimes" même pour les Traditionalistes. Groen en accepte trois : celle du Taciturne, celle de Guillaume d’Orange qui fait une "Glorious revolution" en Angleterre et celle de G. Washington, admirée également par Burke anti-révolutionnaire invétéré qui bénéficie de toute l’affection respectueuse de Groen. Ce qui rassemble ces trois révolutions, c’est "le même amour des libertés nationales et historiques", c’est le retour à l’ordre naturel des choses, c’est l’autorité décentralisée qui en a résulté, au profit des communautés naturelles. Communautés naturelles où les élites peuvent briller et diriger, car, bien sûr, le suffrage universel n’est pas concevable. Groen "oppose un non vigoureux à l’omnipotence de l’Etat qui émanerait du suffrage universel,…, à une centralisation administrative excessive. "Je me suis opposé au despotisme de la bureaucratie (…) j’ai demandé de véritables libertés provinciales et communales"". Voilà qui fleure bon un traditionalisme de bon aloi. Et il y a des révolutions illégitimes car elles sont des "révoltes contre Dieu" comme dira un contemporain français de Kuyper, Albert de Mun[2]. Le frais émoulu Anti-Revolutionnaire Partij néerlandais n’a qu’un seul ennemi : la Révolution française dont les métastases se sont partout répandues dans tous les cerveaux.

 

Le Réveil

    Après la Révolution française, avec les progrès du libéralisme - jusques et y compris au sein de la religion calviniste - il y eut aux Pays-Bas une réaction appelée le Réveil. Parmi les hommes qui ont compté dans l’entourage de Groen, il faut citer l’écrivain W. Bilderdijk, ainsi que Abraham Capadose et Isaac Da Costa. Max Weber présente ces individus crûment[3] en les posant comme meneurs du mouvement prédestinatien. Capadose, par exemple, est non seulement hostile à la démocratie -"résistance à la volonté du Créateur"- mais farouchement opposé à la vaccination antivariolique "laquelle entrave l’action de la Providence"… Intégrisme criminel.

    Notons que, à cette date, les Néerlandais - comme d’autres pays colonisateurs - sont confrontés au problème de la traite négrière et de l’esclavage. Le Réveil hollandais prend vigoureusement le parti du maintien de l’esclavage. (Cf. un autre article sur l’empire néerlandais en Afrique du Sud). Notons aussi que pour les adeptes du Réveil réformé, il faut bien avoir conscience de l’ampleur de la vision du mouvement :

"Car, s’il s’agit du salut personnel et éternel des hommes, il s’agit aussi du salut temporel (c’est moi qui souligne, JPR) de la culture, de la société et du Règne du Christ sur tous les domaines de la pensée et de l’existence"[4].

    En un mot : il s’agit –déjà- de la défense de l’Occident et de ses valeurs matérielles, y compris - à l’époque - le racisme et l’esclavage. Héritage chrétien de l’Europe.

 Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876).

" (…) Groen a défini, décrit et combattu la grande religion des temps modernes qu'est l'humanisme (l'homme rendant un culte idolâtrique à l'Homme). Pour lui, la Révolution française, en son esprit profond, s'inscrit dans la continuité de la (prétendue) Renaissance des XVe et XVIe siècles et des (prétendues) Lumières du XVIIIe siècle, avec leur rejet de la Parole de Dieu, leur rejet du Seigneur Créateur et Sauveur, Père, Fils et Saint-Esprit, et leur exaltation de l'Homme divinisé et prétendument autonome, l’exaltation de sa raison et/ou de ses sentiments. Groen a démontré quel est le choix inéluctable devant lequel, hommes et nations, nous sommes placés : Révolution ou Réformation. Il a démontré l'actualité de l'exhortation biblique et divine : "Choisissez aujourd'hui qui vous voulez servir" (Josué 24:15) ".

    La Théonomie (ou hétéronomie, en l’occurrence) face à l'Autonomie humaniste : Rushdoony [5] a fort bien discerné que :

"La raison pour laquelle certains chrétiens choisissent de chercher un fondement ("de la morale et du droit", P. Courthial) en l'homme, c'est qu'ils aspirent à trouver un terrain commun à tous les hommes et à toute la réalité hors de Dieu".

    Ces humanistes veulent échapper à ce qu'ils appellent un "système sectaire de pensée". Ils affirment la nécessité d'une philosophia perennis, d'une philosophie permanente qui serait commune à tous les hommes en tant qu'hommes, en dehors de toute considération théologique. Ces chrétiens pensent qu'ainsi ils peuvent établir les vérités de la religion chrétienne d'une manière rationnelle satisfaisante pour tous et qu'en place d'une révélation exclusive et bornée pourra être établi un terrain commun d'entente.

A contrario, face à cette hérésie, tout chrétien fidèle est appelé

"à sanctifier en son cœur le Christ Seigneur, à être toujours prêt à la défense (en grec : apologia), avec douceur et respect, de l'espérance chrétienne devant quiconque lui en demande compte" (1 Pierre 3:15-16); "les armes que nous utilisons dans notre combat ne sont pas d'origine humaine ; leur puissance vient de Dieu, pour la destruction des forteresses ; nous détruisons les faux raisonnements et tout ce qui se dresse orgueilleusement contre la connaissance de Dieu, faisant captive toute pensée pour l'amener à obéir au Christ" (2 Corinthiens 10:4 et 5).[6] "Groen oppose au principe de la Révolution humaniste et apostate (principe de l’autonomie de la raison), le principe chrétien de la Parole de Dieu, dont l’autorité souveraine (hétéronomie, JPR) s’exerce dans tous les domaines de la vie"[7].

    Pour les idéologues néerlandais de l’Anti-révolution, les Lumières et la Révolution française ne s’en sont prises que secondairement aux abus et aux injustices criants (…). Ce qu’elles ont attaqué et rejeté surtout et d’abord, c’est la vérité et l’autorité de la Révélation divine. A la place du Dieu trinitaire, Créateur et Sauveur, on pose l’homme absolutisé, norme suprême, point central de référence. Selon eux, au début du XIX° siècle, c’est encore et toujours l’humanisme - la religion de l’homme, en place de la religion du Dieu vivant - qui reste à l’ordre du jour. On admirera la pureté de la définition de l’esprit de révolution :

"Il faut choisir entre l’esprit de la « Révolution permanente » et l’esprit de la Reformation selon la parole de Dieu. L’esprit de la Révolution, c’est le culte de l’homme ne reconnaissant d’autre souverain que lui-même, d’autre lumière que celle de sa propre raison, d’autre loi que sa volonté[8]".

    Ce subjectivisme ne tient compte ni de la volonté de Dieu, ni de la chute et de la faiblesse de l’homme. Il ne s’agit pas d’ajouter "la religion" aux autres sujets enseignés à l’école mais d’enseigner tous les sujets selon la vraie religion, celle du Dieu vivant. Sur ce point lire l’article  Pour qui votent les intégristes ?

 La crise de 1877

    Christophe de Voogd, dans son excellente synthèse sur l’histoire des Pays-Bas, nous invite à faire une comparaison entre la crise de 1877 qui éclate en France et aux Pays-Bas. La crise française du 16 mai est connue (cf. Traditionalisme et Révolution, vol. I, chapitre X) : c’est la tentative de Mac-Mahon d’imposer un gouvernement conservateur/royaliste à une chambre républicaine. Gambetta se dresse, "il faudra se soumettre ou se démettre". Finalement grâce à l’alliance de tous les Républicains de toutes nuances, c’est la fin des espoirs royalistes et conservateurs lors de l’élection de 1877. Puis, en 1879, la République triomphe sur tous les tableaux. Plus tard, seront les lois de Jules Ferry.

    Aux Pays-Bas, après une réforme électorale - toujours censitaire mais doublant le pays légal - le ministre libéral Van de Coppello, en pleine bataille scolaire mais vainqueur aux élections, augmenta les dépenses nécessaires au recrutement des maîtres et à la construction des bâtiments, réservant les fonds publics aux écoles publiques. C’était bloquer toute perspective de croissance à l’enseignement confessionnel dont les partisans lancèrent une formidable campagne de pétitions. C’est alors que l’on vit se dresser, main dans la main, l’eau et le feu, la carpe et le lapin, l’alliance des Protestants orthodoxes (Gomariens) et des Catholiques de Saint Pie IX, pape du Syllabus… En 1879, nait l’Anti-Revolutionnaire Partij initié par Abraham Kuyper.

    Tandis qu'aux Pays-Bas cette crise allait précipiter l'union des mouvements confessionnels contre l’ennemi libéral, en France, le libéralisme et la République laïque sortaient renforcés.

"Cette mutation du paysage politique est décisive pour comprendre l'orientation divergente du processus de modernisation des deux pays, permettant en France, l'émergence du modèle laïc et, aux Pays-Bas, celle du « cloisonnement » des différents groupes de pensée, le verzuiling" écrit C. de Voogd. (cf. la fin de l’article).

    Voilà toute la différence entre un pays où la révolution initiale a été menée au nom de principes religieux - "pour les protestants orthodoxes, l’essence des Pays-Bas réside dans le calvinisme" (de Voogd) - et un pays où c’est la philosophie matérialiste des Lumières qui balaya le terrain. Il faut insister sur ce point fondamental.

 Abraham Kuyper, 1837 - 1920

    A. Kuyper est pasteur, théologien, calviniste gomarien, Premier ministre (1901-1905). Son journal "der Standaard" devient l’organe de diffusion des idées de Groen van Prinsterer. Il fonde le parti anti-révolutionnaire (ARP) en 1878. "The first properly organized Dutch political party" selon l’Encyclopaedia Britannica, avec une philosophie traditionaliste mais un programme social avancé pour l’époque (comparable à celui d’Albert De Mun et La Tour du Pin, en France, parfaits contemporains). Il quitte l’Eglise réformée (Hervoormde kerk) trop aristocratique à son goût et, surtout, qui a, d’après l’historien-idéologue P. Chaunu "jeté aux orties son identité réformée et calviniste" (sic)[9]. A. Kuyper fonde l’Eglise réformée des Pays-Bas (Gereformeerde Kerk) en 1892, église "puissante, vivante, cohérente, rigoureuse", se déchaîne Chaunu. En 1888, à la surprise générale, Kuyper s’est allié avec les catholiques contre les Libéraux. Chef du gouvernement, il réprime la grève des cheminots et celle des dockers ("Les cheminots chrétiens ont empêché la grève générale des chemins de fer" écrit triomphalement le Dictionnaire -français- de Théologie catholique[10]). Kuyper reconnaît les universités confessionnelles (denominational en langue anglaise).

    En 1908, l’ARP subit une scission avec la création d’un parti idéologiquement très proche : l’Union Chrétienne-Historique (CHU). Il convient d’additionner les suffrages de ces deux partis pour apprécier l’influence électorale de ce courant d’idées.

 Le point de vue du maurrassien Pierre Chaunu

    P. Chaunu, historien français, membre de l’Institut, protestant orthodoxe contre-révolutionnaire, ne rejette pas l’étiquette de maurrassien. De fait, il réalise l’union improbable que les catholiques ultras et les protestants ultras des Pays-Bas ont concrétisée avant lui autour de l’Anti-Revolutionnaire Partij. Voici comment il voit la scission entre le protestantisme libéral et le protestantisme orthodoxe à qui va sa dévotion :

"Après la dérive orthodoxe et la débandade libérale vient, nouvelle Réformation, le Réveil. Au fur et à mesure que l'on avance dans le XIX° et le XX° siècle, la tension principale oppose :

D’une part, l'orthodoxie, qui signifie seulement fidélité au contenu de la dogmatique pérenne et fidélité à une exégèse qui respecte l'inspiration de l’Écriture,

D’autre part, un libéralisme qui sauve on ne sait pas à l'avance trop quoi, ni pourquoi, au sein du flot de tous les abandons et de toutes les négations. La grande et noble figure du libéralisme est l’Allemand Friedrich Ernst Schleiermacher (1768-1834), qui ne garde qu'un attachement sentimental à l'homme Jésus (ni naissance virginale, ni résurrection, ni ascension) et un sens quasiment catholique de l'Eglise, le culte méritoire de la boîte vide".

 

    Et Chaunu de donner son absolution à L’Église ultra de Kuyper :

"On a alors une Église libre fidèle à l'esprit de la Réformation contre l’Église officielle abâtardie, une Église libre donc pour vivre librement l'orthodoxie authentique. L'exemple le plus typique est celui de la Hollande où face à la Hervoormde Kerk qui a jeté aux orties son identité réformée et calviniste, se dresse Abraham Kuyper (1837-1920), protestant historique et contre-révolutionnaire, fondateur de l'université libre d'Amsterdam (1885) et de la puissante, vivante, cohérente, rigoureuse Eglise re-réformée de Hollande (Gereformeerde Kerk). En 1985, ses trois millions de calvinistes rigides (sic) se distinguent de l'ensemble de la population, en pleine déroute éthique, par des taux de fécondité élevés, test d'un sens concret, pratique, de la vie"[11].

 

Le populisme classique de la droite extrême.

    L’ARP développe une idéologie très malsaine. Voici comment C. de VOOGD présente les choses :

"Ce rapprochement des protestants avec les catholiques et ce succès reposaient également sur une lecture de l'histoire nationale, trop longtemps dominée, aux yeux de Kuyper, par "l'oligarchie de la classe financièrement et intellectuellement privilégiée"; le leader calviniste n'eut jamais de mots assez durs pour stigmatiser cette élite qui, d'Oldenbarnevelt à Jan Kappeyne van de Copello[12], détenait tous les pouvoirs depuis l'indépendance du pays. Pour lui, les libéraux du XIX° siècle étaient les descendants des Régents du "siècle d'or", suspects comme leurs ancêtres d'égoïsme social, de patriotisme incertain et de laxisme religieux et moral. Le temps de leur hégémonie arrivait â son terme les "petites gens" (Kleine luyden), artisans, paysans, indépendants, employés, commerçants, bref le cœur de l'identité nationale et le conservatoire des vertus sociales, exclu du vote par le suffrage censitaire, devait désormais obtenir son émancipation. Dans une sorte de grande revanche de l'Histoire "le peuple opprimé demandait des comptes aux libéralistes [sic]". [13]

    Entretenir l’acrimonie des petites gens contre le libéralisme de la grande bourgeoisie, voilà un grand classique de l’extrême-droite. Les bases historiques sont profondes.

    "Le règne de la Bourgeoise est terminé" aurait déjà pu dire Kuyper, comme le dira Hitler plus tard. Au mieux, ce discours annonce celui de R. Reagan qui n’eut de cesse de critiquer les élites de Washington et de s’adresser au peuple de la classe moyenne américaine à grand renfort de propagande religieuse évangélique (et les plus riches sortirent de l’ère Reagan plus riches que jamais). Au pire, avec ses arguments tous hostiles à la Révolution française, ce discours explique la soumission chez les "petites gens", leur sens de la discipline autoritaire, leur sensibilité à une opposition déclarée entre les petits et les gros, opposition lourde de démagogie car Kuyper ne fera jamais rien contre le capitalisme, on s’en doute. Au pire donc, cela prépare le terrain au fascisme. Cette politique fera très mal lors de l’occupation allemande de 1940. La Hollande a eu son Quisling-Norvégien ou son Pétain-Français, comme l’on voudra, en la personne de Mussert, fondateur du parti nazi néerlandais. L’ARP a préparé le terrain à un régime clérico-dictatorial comme dit l’historien américain Paxton.

    Finalement, les partis confessionnels remportèrent la victoire et chaque courant (catholique, protestant orthodoxe, libéral, socialiste) s’organisa sur lui-même. Chaque aspect de la vie individuelle est pris en charge. Ainsi le courant catholique est structuré de la manière suivante. Les catholiques ont leur hiérarchie, bien entendu, mais aussi leur enseignement (écoles libres catholiques), leur parti politique (le KVP, parti catholique populaire[14]), leur presse (dont De Maasbode à Rotterdam), leurs associations (dont le syndicat catholique des salariés) avec l’association chrétienne des Jeunes Filles et la mutuelle "notre pain de chaque jour"[15]. Cet agglomérat constitue un des "piliers" (verzuiling) de la vie politique nationale. Plus tard s’ajouteront une radio TSF et une chaîne de télévision, etc… les Protestants orthodoxes sont organisés de la même façon, les Socialistes également, etc…Un Hollandais protestant orthodoxe pouvait ne jamais rencontrer un concitoyen membre d’un autre "pilier".

    C’est tout le contraire de la conception républicaine française.

    Kuyper et ses amis de l’Anti-Revolutionnaire Partij mettent leurs convictions religieuses en œuvre dans l’empire néerlandais ou en Afrique du Sud, là où les héritiers de Dordrecht II sont majoritaires. 

 

 



[1] Pour présenter le parti Anti-révolutionnaire, j’utilise la version internet du texte « La personne et l’œuvre de Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876) » suivie de l’analyse de « Le parti anti-révolutionnaire et confessionnel dans l’Eglise Réformée des Pays-Bas, 1860 » accessible sur le site http://www.vbru.net/src/divers/divers/vbru_groen.htm. Ce texte date de 2008. Il y a un autre texte fort semblable « Guillaume Groen Van Prinsterer (1801-1876) », signé Pierre COURTHIAL, ancien professeur d’apologétique, d’éthique et de théologie pratique à la Faculté libre de Théologie Réformée d’Aix - en - Provence, "La personne et l’œuvre de Guillaume Groen Van Prinsterer (1801 - 1876)" de 2007, http://www.vbru.net/src/ theologiens/groen_van_prinsterer.htm, 17 pages. Les deux textes émanent de la Faculté libre de Théologie Réformée d’Aix - en - Provence.

[2] Traditionalisme & Révolution, vol. I, chapitre X. accessible sur ce site.

[3] Lire sa note infrapaginale de la page 329.

[5] Calviniste américain, anticommuniste militant (1916-2001).

[6] Pierre Courthial, « Un Critique Réformé de la Révolution Française : Guillaume Groen van Prinsterer (1801-1876) », disponible sur le net : http://sentinellenehemie.free.fr/courthial.html ou mieux car plus complet : http://www.vbru.net/src/theologiens/groen_van_prinsterer.htm

[7] http://www.vbru.net/src/divers/divers/vbru_groen.htm. On observera comment les ultra-traditionalistes savent parfaitement définir les concepts d’autonomie et d’hétéronomie.

[8] C’est moi qui souligne cette phrase écrite par des contre-révolutionnaires qui est parfaite en ce qu’elle dit merveilleusement ce qu’est l’autonomie de la pensée humaine (ce qu’ils condamnent !).

[9] P. CHAUNU, L’aventure de la Réforme, Éditions Complexe, Bruxelles, 1991, 210 pages. Chaunu est contre-révolutionnaire affiché.

[10] D.T.C., Article "Pays-Bas". Triste.

[11] P. CHAUNU, L’aventure de la Réforme, Éditions Complexe, Bruxelles, 1991.

[12] 1822-1895, premier ministre libéral de 1877-1879, réputé pour sa politique en faveur de l’école publique que Kuyper combattit victorieusement. cf. supra.

[13] D’après le texte de C. de VOOGD.

[14] Dénomination de 1926. Parti distinct du CHU qui s’allie à l’ARP. Mais les trois s’uniront en 1977.

[15] Source Dictionnaire de Théologie Catholique,  article Pays-Bas.

Calvinisme aux Provinces-Unies

publié le 1 juil. 2013, 15:07 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 25 août 2018, 11:09 ]

    La lutte contre l’Espagnol est congénitale au calvinisme néerlandais. Puisque l’occupant et persécuteur est catholique, il convient de lui opposer une religion radicalement contraire. Le calvinisme hollandais est marqué du sceau de ses origines : une lutte nationale - pour l’indépendance- et une lutte libérale – pour la liberté religieuse- contre un adversaire particulièrement puissant et acharné (c’est la guerre de quatre-vingts ans pour les Néerlandais, 1568-1648). Mais une minorité importante de Néerlandais demeure catholique et, de plus, chez les protestants, tout le monde n’accepte pas l’extrême rigidité des actes des synodes et notamment ceux du synode de Dordrecht II. C’est alors la lutte entre Arminiens et Gomariens.

 

Une Église presbytéro-synodale

    Il est intéressant de relever le parallélisme entre les institutions des Provinces-Unies et la hiérarchie de l’Église réformée. Les deux partent, si l’on peut dire, d’en bas. Au niveau local, le consistoire réunit les ministres du culte, diacres et Anciens (presbytes en grec, mais en réalité des laïcs). Si la commune/paroisse est d’importance, il y a plusieurs consistoires qui délèguent des fidèles à la "classe" ou classis [1]. L’ensemble des consistoires et classis d’une Province délèguent des députés pour un synode provincial. Et les sept synodes provinciaux désignent des députés pour le synode national. Le calque est parfait sur les trois échelons politiques : la paroisse, la province, les États généraux. Il semble bien que ce soit le synode français de 1559 - lequel fut, selon J. Michelet, "l'acte de naissance de la démocratie religieuse" - qui inspira les réformés des Pays-Bas. Ce fonctionnement de bas en haut est évidemment propice à la démocratie républicaine et abonde le concept de "révolution" servant à qualifier les évènements hollandais.

    Hélas, il n’en sera pas toujours ainsi dans les siècles à venir.

 

Les professions de foi

    Dès la lutte d’Indépendance, les réformés précisent leurs croyances, leurs dogmes. Ce fut, en 1562, la Confessio belgica [2] et, en 1574, le premier synode national de Dordrecht. La lutte contre les catholiques espagnols ne favorise pas les nuances. Ainsi, l’article 16 de la Confessio belgica, énonce le dogme de la prédestination sous sa forme la plus dure :

"Nous croyons que toute la race d'Adam étant ainsi précipitée en perdition et ruinée par la faute du premier homme, Dieu s'est démontré tel qu'il est, miséricordieux et juste, miséricordieux, en retirant et sauvant de cette perdition ceux qu'en son conseil éternel et immuable il a élus et choisis par sa pure bonté en Jésus-Christ NS, sans aucun égard de leurs œuvres ; juste, en laissant les autres en leur ruine et trébuchement où ils se sont précipités".

    C’est le double décret : l’un pour les élus, un second pour les autres. Pas de pitié pour les non-élus ! Ils iront droit en enfer, quelles que soient leurs "œuvres".

    Mais Dordrecht I - qui confirme en tous points la Confessio belgica - va jusque dans les moindres détails dont la mise en cause ultérieure déclenchera des guerres picrocholines. Ainsi pour l’usage de l’orgue dans les églises devenues temples… (Schama, page 92, voir biblio).

    Max Weber cite plusieurs synodes hollandais, aux XVI° et XVII° siècles, qui "sont pleins de considérations sur les conditions d’admission à la communion"[3]. La communion, seul sacrement - avec le baptême - a avoir été institué par le Christ selon les protestants. Dordrecht I (1574) précise qu’une communauté instituée avec des Anciens est absolument nécessaire : en effet, le rôle des Anciens -ou laïcs- est de dire si le prétendant est apte à recevoir le Seigneur. Cela donne au groupe des moyens de pression exorbitants. A Alkmaar (1599) on s’interroge sur l’admission à la Cène de ceux qui ont fait banqueroute. A Enkhuizen (1618), on se penche sur le débiteur qui a obtenu un accord de rééchelonnement de sa dette et qui demande la communion. Est-il solvable ? Les créanciers sont-ils satisfaits de cet accord ? Les voies du Salut sont impénétrables. En tout cas, il ne faut pas badiner avec les florins. Le baptême aussi est objet de débats ; peut-on baptiser un enfant d’alcoolique, par exemple ? La pression du groupe est considérable sur les individus.

    On imagine sans peine le comportement évangélique de certains sectateurs quand ils seront face à des Indiens ou des Noirs… En 1820, le groupe ultraconservateur de Bilderdijk, Da Costa et Capadose dénonceront "la délivrance des sacrements à des personnes qui n’en étaient pas dignes » et dans la foulée "s’oppose(ro)nt à l’abolition de l’esclavage des nègres". Ce faisant, ils ne font que répéter ce qu’on leur avait appris dans les siècles précédents.

    Cette radicalité s’est exprimée très tôt lors de la crise arminienne.

 

Gomarus versus Arminius : le synode de Dordrecht II.

    La "dispute" - le mot est faible car il y eut mort d’hommes – entre Gomarus et Arminius prit des dimensions diaboliques.

    Ce sont deux collègues (aux noms latinisés comme cela était d’usage à l’époque) de la même université (Leyde) qui développent sur le dogme de la prédestination un discours opposé. Sommairement, Arminius pense que le libre arbitre, le libre examen de chacun peut jouer un rôle dans le Salut. Ainsi parle Max Weber : "l’arminianisme rejette le dogme de la prédestination sous sa forme radicale et refuse l’ascèse intramondaine" [4]. Gomarus à l’inverse était pour un calvinisme de stricte observance : il y a les élus et les autres, c’est le choix de Dieu, le double décret. Le ton monta si haut qu’ Arminius se retira, mais ses idées furent reprises. Ses adeptes requirent le soutien des États de Hollande par une remontrance solennelle qui les fit dénommés les Remonstrants. La Hollande arminienne s’opposa à la convocation d’un synode national par les États-Généraux où les gomariens étaient majoritaires : erreur fatale car cela mettait en jeu l’unité nationale alors que l’état de guerre contre l’Espagnol perdurait. Gomarus se déchaîne :

« Si la pureté de la foi et l’unité du dogme ne sont assurées au plus tôt par le synode national, on verra s’élever autel contre autel, province contre province, ville contre ville, citoyen contre citoyen »[5].

    Amsterdam prit parti dans ce débat d’idées pour Gomarus, la raison est simple si les arminiens l’emportaient, la paix internationale serait rétablie et Anvers, port concurrent, bloqué par les Espagnols, retrouverait sa prospérité…

 

Les forces en présence.

    Le parti de la guerre -gomarien- avait pour lui les troupes de mer et de terre, il possédait la chaire où les ministres calvinistes déclaraient qu’une paix avec les papistes serait une paix impie, il disposait des plus grandes fortunes établies par les entreprises maritimes à l’occasion du conflit d’Indépendance et revendiquait la liberté des mers. Il avait pour lui la VOC, la grande compagnie maritime dont nous reparlerons- et plusieurs villes, il avait pour chef Maurice de Nassau, un descendant du père de la nation : Guillaume le Taciturne. Maurice ne désespère pas rétablir la royauté à son profit.

    Le parti de la paix - arminien - était celui des républicains. Il avait un immense personnage comme leader : Jan Van Oldenbarnevelt, Grand pensionnaire. C’était un homme irréprochable qui fut l’adjoint de Guillaume le Taciturne durant la guerre d’Indépendance. Sa carrière politique fut fulgurante. Oldenbarnevelt "voyait chaque victoire de Maurice de Nassau comme un péril pour l’État" républicain. Le patriciat marchand et industriel était arminien.

 

Saturne dévorant ses enfants

    Cependant que Maurice faisait expulser les arminiens de plusieurs municipalités (preuve de l’influence nouvelle du pouvoir central sur l’exercice des libertés locales), Oldenbarnevelt mobilisa les milices municipales pour défendre ces mêmes libertés. Il y eut des soulèvements armés des arminiens à Hoorn, Alkmaar, Leyde... Les gomariens surent habilement affirmer que la tolérance des arminiens était de l’indifférentisme et donc favorisait le catholicisme et donc l’Espagnol. De Voogd écrit :

"On glissait ainsi de l’accusation d’hérésie à celle de haute trahison". "La liberté et la foi se sentent incompatibles. Le pouvoir civil et le personnel ecclésiastique entrent en lutte. Un schisme violent déchire l’Église. L’État se divise contre lui-même. Le faible nœud de l’union menace de se rompre. La république est entraînée à sa ruine"[6].

    Le prince d’Orange réussit à faire accuser Oldenbarnevelt - combattant de la liberté hollandaise contre Philippe II - de haute trahison, à le faire condamner par un tribunal d’exception, exorbitant du droit. Oldenbarnevelt est exécuté sur la place publique, à 72 ans (1619). Grotius, "cerveau" de la Hollande, fut condamné à la prison à vie [7]. Près de deux cents pasteurs arminiens furent destitués. Triste page d’histoire des Pays-Bas. "Aujourd’hui encore une ombre dans l’histoire nationale" (DeVoogd). Voici un autre cas où la révolution combat la révolution. L’accusation de haute trahison ne tient pas. Arminius lui-même avait vu toute sa famille exterminée par les Espagnols. Et qui croit encore aujourd’hui au dogme de la prédestination absolue ?

 

Le second synode de Dordrecht.

    De ce synode de 1619 - qui fut international, car des protestants de Genève, de Suisse, d’Angleterre, d’Écosse, de Hesse étaient présents - sortirent les Cinq canons de l’Église Réformée [8] : "pensée calviniste peut-être précisée à l’excès" doit écrire en pratiquant l’euphémisme, l’historien du protestantisme, Emile-G. Léonard, en 1950. En réalité pensée brutale, marquée par l’atmosphère des guerres de religion.

    La quasi unanimité qui se dégagea à Dordrecht en faveur des thèses radicales renforça Maurice de Nassau et c’est au terme de ce synode que Jan Van Oldenbarnevelt fut décapité. Cela colore l’évènement dans un sens théocratique : c’est l’Église au pouvoir. Et, de fait, elle va veiller au grain, en permanence. Schama parle de "commissaires politiques" pour désigner les dévots chargés de contrôler les débats de synodes provinciaux et assemblées d’ecclésiastiques [9]. Ces dévots étaient issus de la classe moyenne.

Weber écrit que "l’orthodoxie calviniste et une étonnante foi dans la Bible étaient l’apanage de la petite-bourgeoisie" en ayant auparavant écrit que "c’est plutôt la moyenne et petite-bourgeoisie, dont l’ascension produisit des générations d’entrepreneurs, qui fut (aux Pays-Bas) comme ailleurs le vecteur "typique" de l’éthique capitaliste et de la religion calviniste. (…). La petite-bourgeoisie hollandaise croyait fermement à la prédestination ; quiconque niait l’existence du double décret était à (ses) yeux un hérétique et un damné"[10].

    Les Gomariens étaient largement majoritaires, alors, aux Pays-Bas. Et les Régents, 2. Le Régent aux Pays-Bas grands bourgeois d’affaires, portés vers la liberté arminienne, devront toujours jouer serré et afficher une orthodoxie de façade. Ce n’est qu’en 1795, avec la révolution des Patriotes (sensibles aux idées de la Révolution française), que les Arminiens furent tolérés.

    C’est cette Église de Dordrecht II qui va coloniser l’Afrique du sud. Conséquences incommensurables. Elle va donner la doxa pour les calvinistes du monde entier. Ainsi, Henry Bargy (Columbia U.) parle de la "haine entre arminiens et calvinistes" ce qui implique que les vrais calvinistes sont les Gomariens, partisans d’une prédestination implacable et irréversible. Tout cela autorise le professeur Losurdo à écrire :

« Les vagues successives de scission ne sont donc pas une caractéristique particulière et exclusive de la Révolution française. Significativement, avant même son explosion, J.-G. Herder -un des anti-Lumières les plus productifs d’après Zeev Sternhell (JPR)- affirme qu'étant donné les bouleversements incessants qui caractérisent l'histoire des "gouvernements", "notre Terre, dans sa plus grande partie, ne devrait pas s'appeler Terre, mais Mars ou Saturne, qui dévore ses fils"[11]".

    Et Losurdo fait remarquer que, bien avant les furetistes de tous bords, les Philosophes du XVIII°s français avaient dénoncé les violences que les guerres de religions, souvent liées à des mouvements révolutionnaires, avaient déclenchées :

 Encore plus intéressant se trouve le fait qu'une des premières dénonciations d'une telle dialectique est due aux hommes des Lumières qui, pendant qu'ils préparent idéologiquement la Révolution française, le regard tourné vers la Réforme et ses développements, mettent en accusation le fanatisme clérical parce qu'il reproduit dans la pratique «le culte abominable de Saturne et de Moloch» (c’est moi qui souligne, JPR). En effet le schéma de Saturne peut très bien être appliqué aux décennies et aux siècles de luttes politico-religieuses qui commencent par la Réforme et se prolongent jusqu'à la Glorious Révolution ou, à la vérité, jusqu'à la révolution américaine »[12].

 

Un peuple élu

    Avec toute la prudence nécessaire (il y a des Néerlandais catholiques, anabaptistes, juifs…), Voogd nous dit que "la Réforme a profondément marqué les mentalités néerlandaises" et de citer S. Schama qui écrit que les habitants des provinces de l’Union d’Utrecht, s’identifiant rapidement à Israël, ont voulu écrire "un supplément néerlandais à l’Ancien Testament". Le Taciturne contre le roi d’Espagne, c’est Moïse contre le Pharaon, ou David contre Saül… Les paroles du Wilhelmus, chant national des Pays-Bas, écrites à la fin du XVI° siècle, disent ceci : "Voici que je proclame / Devant le Dieu puissant / Je n'ai honni dans l'âme / Le Roi un seul instant / Mais au Seigneur (God dans le texte), mon Maître / Suprême Majesté / J'ai bien dû me soumettre / Justice m'a guidé". Ainsi donc Guillaume - Wilhelmus en latin - n’a jamais honni son roi (d’Espagne) - il est noble…- mais c’est la volonté divine qui l’a guidé. Cromwell dira la même chose avec plus de force. Dieu l’avait choisi, désigné, élu… Cela explique la pérennité de la pensée hétéronomique en Hollande. Quiconque pourra toujours opposer le texte sacré à une loi votée prosaïquement par le Parlement…

"La Bible devint un recueil d’analogies pour (l’)histoire contemporaine des Provinces-Unies", ainsi, en 1668, après la paix victorieuse de Breda, on clame "par-dessus tout, je remercie le Seigneur, lui qui de la Hollande fit Jérusalem". "Tous les dimanches (au moins), se déversait du haut de la chaire une cascade rhétorique, invoquant la destinée des Hébreux comme si l'assemblée des fidèles était elle-même une tribu d'Israël. Les lignes de démarcation entre l'histoire et l’Écriture s'estompaient cependant que l'on attribuait le sens de l'indépendance et de la puissance hollandaise à la Providence qui avait élu un nouveau peuple pour éclairer les nations. Dans cette addition néerlandaise à l'Ancien Testament, les Provinces-Unies apparaissaient telle la nouvelle Sion, Philippe II en roi d'Assyrie et Guillaume le Taciturne comme le pieux capitaine de Juda ». (S. SCHAMA)

    De tout cela résultent un esprit de certitude, un dogmatisme, une confiance en soi, un patriotisme exacerbés. Les colons qui partirent pour Le Cap étaient imbibés de la même certitude d’être élus. A l’égard des "Nègres", cela prédisposait, on s’en doute, à un racisme intransigeant.

 

Le calvinisme paganisé ou bas de gamme.

Ces combats théoriques/théologiques et sociaux sont parfois évacués par une morale de vie quelconque.

 La théorie

    Voici la réponse de Calvin à la question suivante : "s'il est permis de mettre son argent à intérêt et quand il est licite de le faire ? "[13]

"Je ne voudrais jamais conseiller à personne de mettre son argent à intérêt lors qu'il pourra l'employer d'une autre manière. Cependant, lorsque les facultés d'une personne consistent en argent contant (sic), il peut fort bien contracter avec telle ou telle personne, et demander qu'à un tel terme il ait droit d'exiger un profit de l'argent qu'il aura prêté. Mais qu'il prenne garde aussi de ne pas faire des demandes exorbitantes et d'en vouloir tirer un profit excessif, comme plusieurs ont de coutume, et de ne pas molester la personne avec qui il aura contracté et de ne porter aucun préjudice au bien public par son intérêt particulier. C'est pourquoi, absolument parlant, je n'ose approuver aucun contrat pour de l'argent mis à intérêt que je ne sache premièrement, comment, en quels termes, sous quelles conditions et avec quelles personnes le contrat en est passé".

Voici ce qu’écrit Michel Johner, théologien réformé[14] :

"Jean Calvin est souvent présenté comme étant le père du capitalisme, à la suite de la thèse célèbre de Max Weber. La plupart des économistes, historiens et théologiens contestent aujourd'hui la pertinence de cette thèse, mais reconnaissent que Calvin a bien été le premier théologien à apporter la caution morale de l'Église à la pratique du prêt à intérêt, donnant ainsi au capitalisme une sorte de «bénédiction baptismale» qui a fortement contribué à son développement, notamment dans les pays protestants aux XVIIe et XVIIIe siècles. Sans être l'inspirateur du capitalisme, il est certain que le calvinisme a eu pour effet psychologique et spirituel de débarrasser le commerce et le rapport à l'argent de plusieurs des inhibitions qui les paralysaient dans la morale antérieure".

Johner apporte quelques précisions sur le rôle de Calvin : c'est dans la lettre de Calvin à de Sachins, datée de septembre 1545, appelée plus tard Concilium de Usuris, que de nombreux historiens, à la suite de l'anglais William Ashley, voient le turning point de l'évolution économique européenne. La proposition du réformateur est publiée à Genève, deux ans plus tard, en 1547, dans les Ordonnances ecclésiastiques, fixant le taux de l'intérêt à 5%.[15] La notion de turning point est contestée, mais laissons là cette dispute. Une chose est sûre, les protestants peuvent déclamer le rôle du chevalier blanc :

"Calvin a purifié l'atmosphère commerciale des ruses, des faux contrats et des restrictions mentales qui la déshonorent pendant le Moyen Age, parce que l'Église (catholique) l'interdisait, tout en y ayant recours pour les besoins de la cause pontificale".

C’est moi qui souligne, mais, paradoxalement, ce n’est pas là où je veux en venir.

 

La pratique

Johner, à qui j’emprunte les données de ce paragraphe, écrit que, aujourd’hui, "il n’y a plus un seul théologien pour reconnaître la foi protestante dans le descriptif de Max Weber". Soit. Supposons l’affaire entendue du côté des Églises, des Théologiens, des docteurs et universitaires ; mais qu’en est-il du côté du praticien, c’est-à-dire du côté de l’acteur économique de base : chacun des entrepreneurs, négociants, épargnants, propriétaires des moyens de production ?

"Il faut reconnaître" écrit Johner "que le puritanisme s'est développé, dans les siècles ultérieurs, dans une direction qui, malheureusement, donne raison sur plusieurs points au descriptif de Weber. Les puritains, au départ, se sont livrés à une activité professionnelle intense, dont le succès leur est apparu comme étant don de Dieu, signe de sa grâce, et jusque-là il n'y a rien à redire. Mais, ensuite, la connivence entre la religion et l'esprit capitaliste n'a pas manqué, chez de nombreux puritains au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, de s'accroître de plusieurs degrés supplémentaires, conduisant la pensée sur le terrain glissant de ce que nous pourrions appeler une «théologie de la rétribution» (ou «théologie de l'abondance»), qui consiste à poser une équation directe (et surtout retournable) entre enrichissement et bénédiction[16]. Au sein du puritanisme américain, en particulier, s'exprime parfois un rapport à l'argent que les calvinistes français ressentent comme ambigu, chaque fois que le profit, ou la richesse, est regardé comme signe, pour ne pas dire sacrement de la bénédiction divine. Et c'est là une des difficultés majeures dans l'analyse des thèses de Weber : si ce qu'il dit est faux de Calvin et de la tradition calvinienne du XVIe siècle, cela est malheureusement vrai, dans les siècles ultérieurs, d'un puritanisme sécularisé et devenu largement libéral[17]".

 

L’auteur parle du puritanisme américain mais on peut dire la même chose pour ce qui se passe à Genève, en Écosse, en Angleterre…et, en l’occurrence ici, aux Provinces-Unies. Max Weber est peut-être plus percutant lorsqu’il écrit : "dans la sphère où elle ne connaît plus aucune entrave - les Etats-Unis - l’aspiration au profit, affranchie de sa signification éthique ou religieuse, tend à s’associer aux passions de pure compétition"[18]. Bref, on sombre dans la vulgarité ou, pire encore, dans la violence du "struggle for life". Cette âpreté au gain, soulignée par tous les manuels scolaires, ne cherche pas/plus une justification systématique dans la Révélation. Retenons donc que les calvinistes ou autres adeptes de confessions frottées au calvinisme ont reçu une impulsion de départ et que, par la suite, la recherche du profit maximum, paganisée, s’est auto-entretenue confortée par l’idéologie dominante.

 

Les Hollandais et le goût de l’argent

    Nos amis Hollandais ont l’amour du florin chevillé au corps[19]. Mais quel peuple n’a pas son petit défaut ? C. De Voogd, directeur de la Maison Descartes à Amsterdam, dans son excellent livre, est tenu à  une bien compréhensible et amicale obligation de réserve. Aussi parle-t-il délicatement "d’un peuple pour le moins économe" et de "l’omniprésence de la préoccupation monétaire dans les esprits et la conversation, du centime au million, qui reste aujourd’hui encore l’un des traits frappants des mœurs néerlandaises". 

    Jules Isaac avait relevé la réaction des Hollandais après l’imposition, par les Espagnols occupants, de la taxe de 10% sur chaque transaction : « la perception de ces impôts produisit ce qu’à elle seule la persécution religieuse n’avait pu produire : un soulèvement général de la population ; les catholiques firent cause commune avec les protestants ». Propos confirmés par Maurice Braure, historien des Pays-Bas, qui écrit : « cet appel à la bourse - pas la bourse des valeurs mais le petit sac que l’on met dans sa poche JPR- dans un pays avant tout commerçant réalisa chez les mous, les indifférents et même chez les catholiques ce que n’avait pu faire la persécution religieuse ».

    À l’occasion de la guerre de Hollande (1672-1678) menée par Louis XIV, « l’aveuglement et la passion du négoce étaient tels qu’à la veille de la guerre, les poudres qui se trouvaient dans les Provinces-Unies furent vendues à un agent de Louvois » nous dit Jules Isaac. Confirmé par Braure qui souligne « le sens commercial hypertrophié (sic) de gros fournisseurs qui vendirent des munitions aux ennemis la veille de la guerre ». Les Hollandais ont vite appliqué la loi qui consiste à baisser l’offre pour faire monter les prix : "J’admire (sic) ces Hollandais qui brûlèrent la moitié de la moisson pour augmenter le prix du reste" dit R.W. Emerson (1803-1882) qui fut, un temps, pasteur unitarien (cité par Bargy). P. Emmer (U. de Leyde) cite un auteur (pasteur néerlandais) selon lequel "le marchand néerlandais-type préfère laisser pourrir ses marchandises au grenier que de les vendre au-dessous du prix"[20].

    Le Magistrat d’Amsterdam fit tout pour que l’Escaut restât fermé afin que le port d’Anvers, concurrent immédiat, continuât de végéter[21]. Lors d’un fait de guerre qui conduisit Maurice de Nassau devant Anvers, la ville assiégée pouvait "tomber" et être réintégrée dans les Provinces-Unies, perspective atroce pour les Amstellodamois. Ainsi vit-on les Hollandais "apporter des fournitures de vivres et de munitions" au port flamand afin qu’il résiste et demeure espagnol et… dans l’impossibilité d’utiliser l’Escaut. Diabolique. Mais rentable. La paix revenue, "la ville d’Anvers (perdit son port, JPR, mais) se vit attribuer le rôle important de lien entre la partie espagnole du monde et la république des Provinces-Unies -qui ne rougissait pas d’entretenir avec l’ennemi un commerce lucratif-"[22]. L’argent n’a pas d’odeur. Surtout avec les vents de la mer du Nord qui balaient les cieux de Ruysdael.

    Ce goût immodéré s’est exprimé lors de la macabre mise à mort des frères De Witt :

"But worse came when a man cut off the two forefingers of John’s right hand and shouted that these were the fingers with which he had sworn the Eternal Edict. When he came down from the gallows, he was offered money for the grim memento. Onlookers, hearing this, ran up to the corpses and cut off locks of hair, noses and ears, toes and fingers, even the nipples and genitals, then slit the bodies open and pulled out the hearts and entrails as if they were slaughtered cattle. The desecrators speared the parts each had got upon quills and ran through the streets selling them. A finger joint went for 6 strivers, a whole finger for 15 to 20, an ear for even more"[23].

C’est ce que Weber appelle « une propension excessive et obsessionnelle à l’accumulation du capital (chez les cercles les plus religieux)». Contrainte ascétique d’épargne. [24]

 

La pauvreté du pays.

    A la décharge des Néerlandais, on peut dire que leur pays offre des conditions naturelles particulièrement médiocres. Il est inutile de s’appesantir sur ce point. Il est clair que la richesse des Hollandais vient de l’importance du facteur travail. Comme dans tous les pays pauvres, la population est particulièrement sensible à la quantité de travail incorporée dans une pièce de monnaie. Autre pays pauvre, la Finlande peuplée de lacs et de forêts, a un hymne national fort ancien qui dit - toujours - « notre pays est pauvre et le restera ». C’est fort inexact aujourd’hui. La Finlande luthérienne vend au monde entier son facteur "travail" et est devenue un pays riche. Sur l’importance du travail, luthériens et calvinistes sont parfaitement d’accord. L’Allemagne a eu des princes calvinistes, des huguenots français réfugiés, une vague piétiste à la fin du XVIII° siècle (variété du puritanisme cher à Weber) qui a favorisé l’éclosion du capitalisme.

LIRE AUSSI : 2. Le Régent aux Pays-Bas

 Références des ouvrages cités.

Christophe DE VOOGD, directeur de la Maison Descartes, Amsterdam, "Histoire des Pays-Bas", Fayard, Paris, 2003, 392 pages.

Daniel STERN, (Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, dite), Histoire des commencements de la République aux Pays-Bas, Michel - Lévy, Paris, deuxième édition, 1874, 450 pages.

J.A. et E.H. KOSSMANN, Histoire des Pays-Bas du nord et du sud, Rekkem (Belgique), 1987, 64 pages.

Simon SCHAMA, (Harvard), L’embarras de richesses, la culture hollandaise au Siècle d’or, Gallimard, Paris, 1991 pour la traduction française, 870 pages.

Léopold SCHÜMMER, faculté théologique protestante de Bruxelles, "les fondements de l'éthique de l'économie et des affaires selon le protestantisme", La Revue réformée, 237, disponible sur le net.

Michel JOHNER, faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, La liberté et l’argent, Calvinisme et économie, disponible sur le net.

André BIELER, "La pensée économique et sociale de Calvin", Librairie de l’Université & Georg et Cie SA, Genève, 1959, 564 pages.

Max WEBER, "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme" suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Flammarion, collection Champs, 3° édition, 2002, Paris, 396 pages.

Henry BARGY, "La religion dans la société aux Etats-Unis", Armand Colin, Paris, 1902, 300 pages.

Pieter C. EMMER, U. de Leyde, Les Pays-Bas et la traite des Noirs, éditions Karthala, Paris, 2005 pour la version française, 214 pages.



[1] Cf. TEULIE, L’Eglise réformée hollandaise d’Afrique du Sud, E.T.R., 2002, n°4.

[2] Belgica vaut ici pour tous les Pays-Bas, septentrionaux et méridionaux.

[3] Max WEBER, "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme" suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Flammarion, collection Champs, 3° édition, 2002, Paris, 396 pages.

[4] WEBER, ouvrage cité. L’ascèse intramondaine se pratique au vu et au su du monde où l’on vit. Les moines catholiques, pris pour exemple, pratiquent une ascèse retirée de ce monde, extra-mondaine.

[5] Cité par Daniel STERN.

[6] Daniel STERN.

[7] Il réussit à s’évader et trouva refuge en… France.

[8] Les Huguenots (les Français) étaient absents de Dordrecht II, par interdit royal. Les Cinq canons furent adoptés par l’Eglise réformée de France, en 1620, lors d’un synode national.

[9] S. SCHAMA, L’embarras de richesses.

[10] Extrait de L’éthique protestante…. La citation précédente est extraite de Les sectes protestantes….

[11] Dans son livre “ Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit“ (1784-1791), réédité en 1971, page 267, Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, trad. Française : Max Rouché, « Histoires et cultures », Paris, Flammarion, 2000. Note de Losurdo. C’est le même Herder qui est cité dans un autre article.

[12] D. LOSURDO, le révisionnisme en histoire. L’Encyclopédie, article « Tolérance ».

[13] 6° synode national tenu à Vertueil en Angoumois, en septembre 1567, sous le règne de Charles IX, tome I, Jean Aymon, pp. 72-97, « décisions de plusieurs cas de conscience et autres points importants des Eglises chrétiennes réformées, par R. Mr Jean Calvin, pasteur et professeur à Genève, ces cas et leur solution furent tous joints aux canons du synode de Vertueil ». Question XV.

[14] M. JOHNER, La liberté et l’Argent, chapitre III. C’est moi qui souligne.

[15] Calvin n’a pas débarqué à Genève dans une terra nullius… Depuis 1387, les Franchises de la ville reconnues par l'évêque Adhémar Fabri à sa ville de Genève, autorisaient le prêt à intérêt.

[16] Sur ce point, les puritains reprennent à leur compte la morale présumée de l'Ancien Testament selon laquelle Dieu bénit visiblement ses élus ici-bas et de façon mesurable dans toutes leurs entreprises ; selon A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, (note de JOHNER).

[17] Comme le dit Biéler: «L'enthousiasme religieux des débuts des mouvements puritains n'a-t-il pas cédé le pas progressivement à un style de vie sécularisé, vide des préoccupations spirituelles antérieures ? Lentement, la sève religieuse s'est retirée pour laisser la place à cet esprit purement utilitariste qui caractérise aujourd'hui la morale bourgeoise» (La pensée économique et sociale de Calvin) Note de M. JOHNER.

[18] M. WEBER, ouvrage cité, page 301.

[19] Évidemment, ce paragraphe ne saurait remplacer le chapitre V de la deuxième partie du livre de SCHAMA, « l’embarras de richesses », notamment « au pays de l’argent-roi » (437), « l’argent sans frontières : ‘je place, il spécule, ils jouent’ ».

[20] P. EMMER, Les Pays-Bas et la traite des Noirs.

[21] L’embouchure de l’Escaut fut fermée par les Espagnols en représailles à la lutte des Anversois. Ce qui fit le jeu d’Amsterdam libéré de cette concurrence d’autant plus que le port hollandais reçut des émigrés calvinistes d’Anvers.

[22] KOSSMANN, Histoire des Pays-Bas du nord et du sud.

[23] Traduction proposée par mes soins : « Mais le pire arriva lorsqu’un homme coupa les deux doigts de la main droite de John de Witt et hurla que c’était là les  doigts avec lesquels il avait signé l’Édit perpétuel. Quand il descendit du gibet, on lui offrit de l’argent pour acheter ce souvenir. Voyant cela, d’autres curieux se précipitèrent sur les cadavres et découpèrent qui des mèches de cheveux, qui le nez et les oreilles, les orteils et les doigts, et même les bout des seins et les parties génitales. Puis les corps furent carrément ouverts et on s’arracha le cœur et les entrailles comme s’il s’agissait d’une carcasse de bétail. Les profanateurs disposèrent leurs morceaux de chair sur un coussin et se répandirent dans les rues pour les vendre. Un morceau de doigt était vendu 6 strivers, un doigt entier de 15 à 20, une oreille davantage encore ». H.H. ROWEN (Princeton), John de Witt.

[24] L’éthique protestante...  Chapitre « ascèse et esprit capitaliste ». Il parle du cas hollandais.

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