Calvinisme aux Provinces-Unies

publié le 1 juil. 2013, 15:07 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 25 août 2018, 11:09 ]

    La lutte contre l’Espagnol est congénitale au calvinisme néerlandais. Puisque l’occupant et persécuteur est catholique, il convient de lui opposer une religion radicalement contraire. Le calvinisme hollandais est marqué du sceau de ses origines : une lutte nationale - pour l’indépendance- et une lutte libérale – pour la liberté religieuse- contre un adversaire particulièrement puissant et acharné (c’est la guerre de quatre-vingts ans pour les Néerlandais, 1568-1648). Mais une minorité importante de Néerlandais demeure catholique et, de plus, chez les protestants, tout le monde n’accepte pas l’extrême rigidité des actes des synodes et notamment ceux du synode de Dordrecht II. C’est alors la lutte entre Arminiens et Gomariens.

 

Une Église presbytéro-synodale

    Il est intéressant de relever le parallélisme entre les institutions des Provinces-Unies et la hiérarchie de l’Église réformée. Les deux partent, si l’on peut dire, d’en bas. Au niveau local, le consistoire réunit les ministres du culte, diacres et Anciens (presbytes en grec, mais en réalité des laïcs). Si la commune/paroisse est d’importance, il y a plusieurs consistoires qui délèguent des fidèles à la "classe" ou classis [1]. L’ensemble des consistoires et classis d’une Province délèguent des députés pour un synode provincial. Et les sept synodes provinciaux désignent des députés pour le synode national. Le calque est parfait sur les trois échelons politiques : la paroisse, la province, les États généraux. Il semble bien que ce soit le synode français de 1559 - lequel fut, selon J. Michelet, "l'acte de naissance de la démocratie religieuse" - qui inspira les réformés des Pays-Bas. Ce fonctionnement de bas en haut est évidemment propice à la démocratie républicaine et abonde le concept de "révolution" servant à qualifier les évènements hollandais.

    Hélas, il n’en sera pas toujours ainsi dans les siècles à venir.

 

Les professions de foi

    Dès la lutte d’Indépendance, les réformés précisent leurs croyances, leurs dogmes. Ce fut, en 1562, la Confessio belgica [2] et, en 1574, le premier synode national de Dordrecht. La lutte contre les catholiques espagnols ne favorise pas les nuances. Ainsi, l’article 16 de la Confessio belgica, énonce le dogme de la prédestination sous sa forme la plus dure :

"Nous croyons que toute la race d'Adam étant ainsi précipitée en perdition et ruinée par la faute du premier homme, Dieu s'est démontré tel qu'il est, miséricordieux et juste, miséricordieux, en retirant et sauvant de cette perdition ceux qu'en son conseil éternel et immuable il a élus et choisis par sa pure bonté en Jésus-Christ NS, sans aucun égard de leurs œuvres ; juste, en laissant les autres en leur ruine et trébuchement où ils se sont précipités".

    C’est le double décret : l’un pour les élus, un second pour les autres. Pas de pitié pour les non-élus ! Ils iront droit en enfer, quelles que soient leurs "œuvres".

    Mais Dordrecht I - qui confirme en tous points la Confessio belgica - va jusque dans les moindres détails dont la mise en cause ultérieure déclenchera des guerres picrocholines. Ainsi pour l’usage de l’orgue dans les églises devenues temples… (Schama, page 92, voir biblio).

    Max Weber cite plusieurs synodes hollandais, aux XVI° et XVII° siècles, qui "sont pleins de considérations sur les conditions d’admission à la communion"[3]. La communion, seul sacrement - avec le baptême - a avoir été institué par le Christ selon les protestants. Dordrecht I (1574) précise qu’une communauté instituée avec des Anciens est absolument nécessaire : en effet, le rôle des Anciens -ou laïcs- est de dire si le prétendant est apte à recevoir le Seigneur. Cela donne au groupe des moyens de pression exorbitants. A Alkmaar (1599) on s’interroge sur l’admission à la Cène de ceux qui ont fait banqueroute. A Enkhuizen (1618), on se penche sur le débiteur qui a obtenu un accord de rééchelonnement de sa dette et qui demande la communion. Est-il solvable ? Les créanciers sont-ils satisfaits de cet accord ? Les voies du Salut sont impénétrables. En tout cas, il ne faut pas badiner avec les florins. Le baptême aussi est objet de débats ; peut-on baptiser un enfant d’alcoolique, par exemple ? La pression du groupe est considérable sur les individus.

    On imagine sans peine le comportement évangélique de certains sectateurs quand ils seront face à des Indiens ou des Noirs… En 1820, le groupe ultraconservateur de Bilderdijk, Da Costa et Capadose dénonceront "la délivrance des sacrements à des personnes qui n’en étaient pas dignes » et dans la foulée "s’oppose(ro)nt à l’abolition de l’esclavage des nègres". Ce faisant, ils ne font que répéter ce qu’on leur avait appris dans les siècles précédents.

    Cette radicalité s’est exprimée très tôt lors de la crise arminienne.

 

Gomarus versus Arminius : le synode de Dordrecht II.

    La "dispute" - le mot est faible car il y eut mort d’hommes – entre Gomarus et Arminius prit des dimensions diaboliques.

    Ce sont deux collègues (aux noms latinisés comme cela était d’usage à l’époque) de la même université (Leyde) qui développent sur le dogme de la prédestination un discours opposé. Sommairement, Arminius pense que le libre arbitre, le libre examen de chacun peut jouer un rôle dans le Salut. Ainsi parle Max Weber : "l’arminianisme rejette le dogme de la prédestination sous sa forme radicale et refuse l’ascèse intramondaine" [4]. Gomarus à l’inverse était pour un calvinisme de stricte observance : il y a les élus et les autres, c’est le choix de Dieu, le double décret. Le ton monta si haut qu’ Arminius se retira, mais ses idées furent reprises. Ses adeptes requirent le soutien des États de Hollande par une remontrance solennelle qui les fit dénommés les Remonstrants. La Hollande arminienne s’opposa à la convocation d’un synode national par les États-Généraux où les gomariens étaient majoritaires : erreur fatale car cela mettait en jeu l’unité nationale alors que l’état de guerre contre l’Espagnol perdurait. Gomarus se déchaîne :

« Si la pureté de la foi et l’unité du dogme ne sont assurées au plus tôt par le synode national, on verra s’élever autel contre autel, province contre province, ville contre ville, citoyen contre citoyen »[5].

    Amsterdam prit parti dans ce débat d’idées pour Gomarus, la raison est simple si les arminiens l’emportaient, la paix internationale serait rétablie et Anvers, port concurrent, bloqué par les Espagnols, retrouverait sa prospérité…

 

Les forces en présence.

    Le parti de la guerre -gomarien- avait pour lui les troupes de mer et de terre, il possédait la chaire où les ministres calvinistes déclaraient qu’une paix avec les papistes serait une paix impie, il disposait des plus grandes fortunes établies par les entreprises maritimes à l’occasion du conflit d’Indépendance et revendiquait la liberté des mers. Il avait pour lui la VOC, la grande compagnie maritime dont nous reparlerons- et plusieurs villes, il avait pour chef Maurice de Nassau, un descendant du père de la nation : Guillaume le Taciturne. Maurice ne désespère pas rétablir la royauté à son profit.

    Le parti de la paix - arminien - était celui des républicains. Il avait un immense personnage comme leader : Jan Van Oldenbarnevelt, Grand pensionnaire. C’était un homme irréprochable qui fut l’adjoint de Guillaume le Taciturne durant la guerre d’Indépendance. Sa carrière politique fut fulgurante. Oldenbarnevelt "voyait chaque victoire de Maurice de Nassau comme un péril pour l’État" républicain. Le patriciat marchand et industriel était arminien.

 

Saturne dévorant ses enfants

    Cependant que Maurice faisait expulser les arminiens de plusieurs municipalités (preuve de l’influence nouvelle du pouvoir central sur l’exercice des libertés locales), Oldenbarnevelt mobilisa les milices municipales pour défendre ces mêmes libertés. Il y eut des soulèvements armés des arminiens à Hoorn, Alkmaar, Leyde... Les gomariens surent habilement affirmer que la tolérance des arminiens était de l’indifférentisme et donc favorisait le catholicisme et donc l’Espagnol. De Voogd écrit :

"On glissait ainsi de l’accusation d’hérésie à celle de haute trahison". "La liberté et la foi se sentent incompatibles. Le pouvoir civil et le personnel ecclésiastique entrent en lutte. Un schisme violent déchire l’Église. L’État se divise contre lui-même. Le faible nœud de l’union menace de se rompre. La république est entraînée à sa ruine"[6].

    Le prince d’Orange réussit à faire accuser Oldenbarnevelt - combattant de la liberté hollandaise contre Philippe II - de haute trahison, à le faire condamner par un tribunal d’exception, exorbitant du droit. Oldenbarnevelt est exécuté sur la place publique, à 72 ans (1619). Grotius, "cerveau" de la Hollande, fut condamné à la prison à vie [7]. Près de deux cents pasteurs arminiens furent destitués. Triste page d’histoire des Pays-Bas. "Aujourd’hui encore une ombre dans l’histoire nationale" (DeVoogd). Voici un autre cas où la révolution combat la révolution. L’accusation de haute trahison ne tient pas. Arminius lui-même avait vu toute sa famille exterminée par les Espagnols. Et qui croit encore aujourd’hui au dogme de la prédestination absolue ?

 

Le second synode de Dordrecht.

    De ce synode de 1619 - qui fut international, car des protestants de Genève, de Suisse, d’Angleterre, d’Écosse, de Hesse étaient présents - sortirent les Cinq canons de l’Église Réformée [8] : "pensée calviniste peut-être précisée à l’excès" doit écrire en pratiquant l’euphémisme, l’historien du protestantisme, Emile-G. Léonard, en 1950. En réalité pensée brutale, marquée par l’atmosphère des guerres de religion.

    La quasi unanimité qui se dégagea à Dordrecht en faveur des thèses radicales renforça Maurice de Nassau et c’est au terme de ce synode que Jan Van Oldenbarnevelt fut décapité. Cela colore l’évènement dans un sens théocratique : c’est l’Église au pouvoir. Et, de fait, elle va veiller au grain, en permanence. Schama parle de "commissaires politiques" pour désigner les dévots chargés de contrôler les débats de synodes provinciaux et assemblées d’ecclésiastiques [9]. Ces dévots étaient issus de la classe moyenne.

Weber écrit que "l’orthodoxie calviniste et une étonnante foi dans la Bible étaient l’apanage de la petite-bourgeoisie" en ayant auparavant écrit que "c’est plutôt la moyenne et petite-bourgeoisie, dont l’ascension produisit des générations d’entrepreneurs, qui fut (aux Pays-Bas) comme ailleurs le vecteur "typique" de l’éthique capitaliste et de la religion calviniste. (…). La petite-bourgeoisie hollandaise croyait fermement à la prédestination ; quiconque niait l’existence du double décret était à (ses) yeux un hérétique et un damné"[10].

    Les Gomariens étaient largement majoritaires, alors, aux Pays-Bas. Et les Régents, 2. Le Régent aux Pays-Bas grands bourgeois d’affaires, portés vers la liberté arminienne, devront toujours jouer serré et afficher une orthodoxie de façade. Ce n’est qu’en 1795, avec la révolution des Patriotes (sensibles aux idées de la Révolution française), que les Arminiens furent tolérés.

    C’est cette Église de Dordrecht II qui va coloniser l’Afrique du sud. Conséquences incommensurables. Elle va donner la doxa pour les calvinistes du monde entier. Ainsi, Henry Bargy (Columbia U.) parle de la "haine entre arminiens et calvinistes" ce qui implique que les vrais calvinistes sont les Gomariens, partisans d’une prédestination implacable et irréversible. Tout cela autorise le professeur Losurdo à écrire :

« Les vagues successives de scission ne sont donc pas une caractéristique particulière et exclusive de la Révolution française. Significativement, avant même son explosion, J.-G. Herder -un des anti-Lumières les plus productifs d’après Zeev Sternhell (JPR)- affirme qu'étant donné les bouleversements incessants qui caractérisent l'histoire des "gouvernements", "notre Terre, dans sa plus grande partie, ne devrait pas s'appeler Terre, mais Mars ou Saturne, qui dévore ses fils"[11]".

    Et Losurdo fait remarquer que, bien avant les furetistes de tous bords, les Philosophes du XVIII°s français avaient dénoncé les violences que les guerres de religions, souvent liées à des mouvements révolutionnaires, avaient déclenchées :

 Encore plus intéressant se trouve le fait qu'une des premières dénonciations d'une telle dialectique est due aux hommes des Lumières qui, pendant qu'ils préparent idéologiquement la Révolution française, le regard tourné vers la Réforme et ses développements, mettent en accusation le fanatisme clérical parce qu'il reproduit dans la pratique «le culte abominable de Saturne et de Moloch» (c’est moi qui souligne, JPR). En effet le schéma de Saturne peut très bien être appliqué aux décennies et aux siècles de luttes politico-religieuses qui commencent par la Réforme et se prolongent jusqu'à la Glorious Révolution ou, à la vérité, jusqu'à la révolution américaine »[12].

 

Un peuple élu

    Avec toute la prudence nécessaire (il y a des Néerlandais catholiques, anabaptistes, juifs…), Voogd nous dit que "la Réforme a profondément marqué les mentalités néerlandaises" et de citer S. Schama qui écrit que les habitants des provinces de l’Union d’Utrecht, s’identifiant rapidement à Israël, ont voulu écrire "un supplément néerlandais à l’Ancien Testament". Le Taciturne contre le roi d’Espagne, c’est Moïse contre le Pharaon, ou David contre Saül… Les paroles du Wilhelmus, chant national des Pays-Bas, écrites à la fin du XVI° siècle, disent ceci : "Voici que je proclame / Devant le Dieu puissant / Je n'ai honni dans l'âme / Le Roi un seul instant / Mais au Seigneur (God dans le texte), mon Maître / Suprême Majesté / J'ai bien dû me soumettre / Justice m'a guidé". Ainsi donc Guillaume - Wilhelmus en latin - n’a jamais honni son roi (d’Espagne) - il est noble…- mais c’est la volonté divine qui l’a guidé. Cromwell dira la même chose avec plus de force. Dieu l’avait choisi, désigné, élu… Cela explique la pérennité de la pensée hétéronomique en Hollande. Quiconque pourra toujours opposer le texte sacré à une loi votée prosaïquement par le Parlement…

"La Bible devint un recueil d’analogies pour (l’)histoire contemporaine des Provinces-Unies", ainsi, en 1668, après la paix victorieuse de Breda, on clame "par-dessus tout, je remercie le Seigneur, lui qui de la Hollande fit Jérusalem". "Tous les dimanches (au moins), se déversait du haut de la chaire une cascade rhétorique, invoquant la destinée des Hébreux comme si l'assemblée des fidèles était elle-même une tribu d'Israël. Les lignes de démarcation entre l'histoire et l’Écriture s'estompaient cependant que l'on attribuait le sens de l'indépendance et de la puissance hollandaise à la Providence qui avait élu un nouveau peuple pour éclairer les nations. Dans cette addition néerlandaise à l'Ancien Testament, les Provinces-Unies apparaissaient telle la nouvelle Sion, Philippe II en roi d'Assyrie et Guillaume le Taciturne comme le pieux capitaine de Juda ». (S. SCHAMA)

    De tout cela résultent un esprit de certitude, un dogmatisme, une confiance en soi, un patriotisme exacerbés. Les colons qui partirent pour Le Cap étaient imbibés de la même certitude d’être élus. A l’égard des "Nègres", cela prédisposait, on s’en doute, à un racisme intransigeant.

 

Le calvinisme paganisé ou bas de gamme.

Ces combats théoriques/théologiques et sociaux sont parfois évacués par une morale de vie quelconque.

 La théorie

    Voici la réponse de Calvin à la question suivante : "s'il est permis de mettre son argent à intérêt et quand il est licite de le faire ? "[13]

"Je ne voudrais jamais conseiller à personne de mettre son argent à intérêt lors qu'il pourra l'employer d'une autre manière. Cependant, lorsque les facultés d'une personne consistent en argent contant (sic), il peut fort bien contracter avec telle ou telle personne, et demander qu'à un tel terme il ait droit d'exiger un profit de l'argent qu'il aura prêté. Mais qu'il prenne garde aussi de ne pas faire des demandes exorbitantes et d'en vouloir tirer un profit excessif, comme plusieurs ont de coutume, et de ne pas molester la personne avec qui il aura contracté et de ne porter aucun préjudice au bien public par son intérêt particulier. C'est pourquoi, absolument parlant, je n'ose approuver aucun contrat pour de l'argent mis à intérêt que je ne sache premièrement, comment, en quels termes, sous quelles conditions et avec quelles personnes le contrat en est passé".

Voici ce qu’écrit Michel Johner, théologien réformé[14] :

"Jean Calvin est souvent présenté comme étant le père du capitalisme, à la suite de la thèse célèbre de Max Weber. La plupart des économistes, historiens et théologiens contestent aujourd'hui la pertinence de cette thèse, mais reconnaissent que Calvin a bien été le premier théologien à apporter la caution morale de l'Église à la pratique du prêt à intérêt, donnant ainsi au capitalisme une sorte de «bénédiction baptismale» qui a fortement contribué à son développement, notamment dans les pays protestants aux XVIIe et XVIIIe siècles. Sans être l'inspirateur du capitalisme, il est certain que le calvinisme a eu pour effet psychologique et spirituel de débarrasser le commerce et le rapport à l'argent de plusieurs des inhibitions qui les paralysaient dans la morale antérieure".

Johner apporte quelques précisions sur le rôle de Calvin : c'est dans la lettre de Calvin à de Sachins, datée de septembre 1545, appelée plus tard Concilium de Usuris, que de nombreux historiens, à la suite de l'anglais William Ashley, voient le turning point de l'évolution économique européenne. La proposition du réformateur est publiée à Genève, deux ans plus tard, en 1547, dans les Ordonnances ecclésiastiques, fixant le taux de l'intérêt à 5%.[15] La notion de turning point est contestée, mais laissons là cette dispute. Une chose est sûre, les protestants peuvent déclamer le rôle du chevalier blanc :

"Calvin a purifié l'atmosphère commerciale des ruses, des faux contrats et des restrictions mentales qui la déshonorent pendant le Moyen Age, parce que l'Église (catholique) l'interdisait, tout en y ayant recours pour les besoins de la cause pontificale".

C’est moi qui souligne, mais, paradoxalement, ce n’est pas là où je veux en venir.

 

La pratique

Johner, à qui j’emprunte les données de ce paragraphe, écrit que, aujourd’hui, "il n’y a plus un seul théologien pour reconnaître la foi protestante dans le descriptif de Max Weber". Soit. Supposons l’affaire entendue du côté des Églises, des Théologiens, des docteurs et universitaires ; mais qu’en est-il du côté du praticien, c’est-à-dire du côté de l’acteur économique de base : chacun des entrepreneurs, négociants, épargnants, propriétaires des moyens de production ?

"Il faut reconnaître" écrit Johner "que le puritanisme s'est développé, dans les siècles ultérieurs, dans une direction qui, malheureusement, donne raison sur plusieurs points au descriptif de Weber. Les puritains, au départ, se sont livrés à une activité professionnelle intense, dont le succès leur est apparu comme étant don de Dieu, signe de sa grâce, et jusque-là il n'y a rien à redire. Mais, ensuite, la connivence entre la religion et l'esprit capitaliste n'a pas manqué, chez de nombreux puritains au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, de s'accroître de plusieurs degrés supplémentaires, conduisant la pensée sur le terrain glissant de ce que nous pourrions appeler une «théologie de la rétribution» (ou «théologie de l'abondance»), qui consiste à poser une équation directe (et surtout retournable) entre enrichissement et bénédiction[16]. Au sein du puritanisme américain, en particulier, s'exprime parfois un rapport à l'argent que les calvinistes français ressentent comme ambigu, chaque fois que le profit, ou la richesse, est regardé comme signe, pour ne pas dire sacrement de la bénédiction divine. Et c'est là une des difficultés majeures dans l'analyse des thèses de Weber : si ce qu'il dit est faux de Calvin et de la tradition calvinienne du XVIe siècle, cela est malheureusement vrai, dans les siècles ultérieurs, d'un puritanisme sécularisé et devenu largement libéral[17]".

 

L’auteur parle du puritanisme américain mais on peut dire la même chose pour ce qui se passe à Genève, en Écosse, en Angleterre…et, en l’occurrence ici, aux Provinces-Unies. Max Weber est peut-être plus percutant lorsqu’il écrit : "dans la sphère où elle ne connaît plus aucune entrave - les Etats-Unis - l’aspiration au profit, affranchie de sa signification éthique ou religieuse, tend à s’associer aux passions de pure compétition"[18]. Bref, on sombre dans la vulgarité ou, pire encore, dans la violence du "struggle for life". Cette âpreté au gain, soulignée par tous les manuels scolaires, ne cherche pas/plus une justification systématique dans la Révélation. Retenons donc que les calvinistes ou autres adeptes de confessions frottées au calvinisme ont reçu une impulsion de départ et que, par la suite, la recherche du profit maximum, paganisée, s’est auto-entretenue confortée par l’idéologie dominante.

 

Les Hollandais et le goût de l’argent

    Nos amis Hollandais ont l’amour du florin chevillé au corps[19]. Mais quel peuple n’a pas son petit défaut ? C. De Voogd, directeur de la Maison Descartes à Amsterdam, dans son excellent livre, est tenu à  une bien compréhensible et amicale obligation de réserve. Aussi parle-t-il délicatement "d’un peuple pour le moins économe" et de "l’omniprésence de la préoccupation monétaire dans les esprits et la conversation, du centime au million, qui reste aujourd’hui encore l’un des traits frappants des mœurs néerlandaises". 

    Jules Isaac avait relevé la réaction des Hollandais après l’imposition, par les Espagnols occupants, de la taxe de 10% sur chaque transaction : « la perception de ces impôts produisit ce qu’à elle seule la persécution religieuse n’avait pu produire : un soulèvement général de la population ; les catholiques firent cause commune avec les protestants ». Propos confirmés par Maurice Braure, historien des Pays-Bas, qui écrit : « cet appel à la bourse - pas la bourse des valeurs mais le petit sac que l’on met dans sa poche JPR- dans un pays avant tout commerçant réalisa chez les mous, les indifférents et même chez les catholiques ce que n’avait pu faire la persécution religieuse ».

    À l’occasion de la guerre de Hollande (1672-1678) menée par Louis XIV, « l’aveuglement et la passion du négoce étaient tels qu’à la veille de la guerre, les poudres qui se trouvaient dans les Provinces-Unies furent vendues à un agent de Louvois » nous dit Jules Isaac. Confirmé par Braure qui souligne « le sens commercial hypertrophié (sic) de gros fournisseurs qui vendirent des munitions aux ennemis la veille de la guerre ». Les Hollandais ont vite appliqué la loi qui consiste à baisser l’offre pour faire monter les prix : "J’admire (sic) ces Hollandais qui brûlèrent la moitié de la moisson pour augmenter le prix du reste" dit R.W. Emerson (1803-1882) qui fut, un temps, pasteur unitarien (cité par Bargy). P. Emmer (U. de Leyde) cite un auteur (pasteur néerlandais) selon lequel "le marchand néerlandais-type préfère laisser pourrir ses marchandises au grenier que de les vendre au-dessous du prix"[20].

    Le Magistrat d’Amsterdam fit tout pour que l’Escaut restât fermé afin que le port d’Anvers, concurrent immédiat, continuât de végéter[21]. Lors d’un fait de guerre qui conduisit Maurice de Nassau devant Anvers, la ville assiégée pouvait "tomber" et être réintégrée dans les Provinces-Unies, perspective atroce pour les Amstellodamois. Ainsi vit-on les Hollandais "apporter des fournitures de vivres et de munitions" au port flamand afin qu’il résiste et demeure espagnol et… dans l’impossibilité d’utiliser l’Escaut. Diabolique. Mais rentable. La paix revenue, "la ville d’Anvers (perdit son port, JPR, mais) se vit attribuer le rôle important de lien entre la partie espagnole du monde et la république des Provinces-Unies -qui ne rougissait pas d’entretenir avec l’ennemi un commerce lucratif-"[22]. L’argent n’a pas d’odeur. Surtout avec les vents de la mer du Nord qui balaient les cieux de Ruysdael.

    Ce goût immodéré s’est exprimé lors de la macabre mise à mort des frères De Witt :

"But worse came when a man cut off the two forefingers of John’s right hand and shouted that these were the fingers with which he had sworn the Eternal Edict. When he came down from the gallows, he was offered money for the grim memento. Onlookers, hearing this, ran up to the corpses and cut off locks of hair, noses and ears, toes and fingers, even the nipples and genitals, then slit the bodies open and pulled out the hearts and entrails as if they were slaughtered cattle. The desecrators speared the parts each had got upon quills and ran through the streets selling them. A finger joint went for 6 strivers, a whole finger for 15 to 20, an ear for even more"[23].

C’est ce que Weber appelle « une propension excessive et obsessionnelle à l’accumulation du capital (chez les cercles les plus religieux)». Contrainte ascétique d’épargne. [24]

 

La pauvreté du pays.

    A la décharge des Néerlandais, on peut dire que leur pays offre des conditions naturelles particulièrement médiocres. Il est inutile de s’appesantir sur ce point. Il est clair que la richesse des Hollandais vient de l’importance du facteur travail. Comme dans tous les pays pauvres, la population est particulièrement sensible à la quantité de travail incorporée dans une pièce de monnaie. Autre pays pauvre, la Finlande peuplée de lacs et de forêts, a un hymne national fort ancien qui dit - toujours - « notre pays est pauvre et le restera ». C’est fort inexact aujourd’hui. La Finlande luthérienne vend au monde entier son facteur "travail" et est devenue un pays riche. Sur l’importance du travail, luthériens et calvinistes sont parfaitement d’accord. L’Allemagne a eu des princes calvinistes, des huguenots français réfugiés, une vague piétiste à la fin du XVIII° siècle (variété du puritanisme cher à Weber) qui a favorisé l’éclosion du capitalisme.

LIRE AUSSI : 2. Le Régent aux Pays-Bas

 Références des ouvrages cités.

Christophe DE VOOGD, directeur de la Maison Descartes, Amsterdam, "Histoire des Pays-Bas", Fayard, Paris, 2003, 392 pages.

Daniel STERN, (Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, dite), Histoire des commencements de la République aux Pays-Bas, Michel - Lévy, Paris, deuxième édition, 1874, 450 pages.

J.A. et E.H. KOSSMANN, Histoire des Pays-Bas du nord et du sud, Rekkem (Belgique), 1987, 64 pages.

Simon SCHAMA, (Harvard), L’embarras de richesses, la culture hollandaise au Siècle d’or, Gallimard, Paris, 1991 pour la traduction française, 870 pages.

Léopold SCHÜMMER, faculté théologique protestante de Bruxelles, "les fondements de l'éthique de l'économie et des affaires selon le protestantisme", La Revue réformée, 237, disponible sur le net.

Michel JOHNER, faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, La liberté et l’argent, Calvinisme et économie, disponible sur le net.

André BIELER, "La pensée économique et sociale de Calvin", Librairie de l’Université & Georg et Cie SA, Genève, 1959, 564 pages.

Max WEBER, "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme" suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Flammarion, collection Champs, 3° édition, 2002, Paris, 396 pages.

Henry BARGY, "La religion dans la société aux Etats-Unis", Armand Colin, Paris, 1902, 300 pages.

Pieter C. EMMER, U. de Leyde, Les Pays-Bas et la traite des Noirs, éditions Karthala, Paris, 2005 pour la version française, 214 pages.



[1] Cf. TEULIE, L’Eglise réformée hollandaise d’Afrique du Sud, E.T.R., 2002, n°4.

[2] Belgica vaut ici pour tous les Pays-Bas, septentrionaux et méridionaux.

[3] Max WEBER, "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme" suivi de Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, Flammarion, collection Champs, 3° édition, 2002, Paris, 396 pages.

[4] WEBER, ouvrage cité. L’ascèse intramondaine se pratique au vu et au su du monde où l’on vit. Les moines catholiques, pris pour exemple, pratiquent une ascèse retirée de ce monde, extra-mondaine.

[5] Cité par Daniel STERN.

[6] Daniel STERN.

[7] Il réussit à s’évader et trouva refuge en… France.

[8] Les Huguenots (les Français) étaient absents de Dordrecht II, par interdit royal. Les Cinq canons furent adoptés par l’Eglise réformée de France, en 1620, lors d’un synode national.

[9] S. SCHAMA, L’embarras de richesses.

[10] Extrait de L’éthique protestante…. La citation précédente est extraite de Les sectes protestantes….

[11] Dans son livre “ Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit“ (1784-1791), réédité en 1971, page 267, Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, trad. Française : Max Rouché, « Histoires et cultures », Paris, Flammarion, 2000. Note de Losurdo. C’est le même Herder qui est cité dans un autre article.

[12] D. LOSURDO, le révisionnisme en histoire. L’Encyclopédie, article « Tolérance ».

[13] 6° synode national tenu à Vertueil en Angoumois, en septembre 1567, sous le règne de Charles IX, tome I, Jean Aymon, pp. 72-97, « décisions de plusieurs cas de conscience et autres points importants des Eglises chrétiennes réformées, par R. Mr Jean Calvin, pasteur et professeur à Genève, ces cas et leur solution furent tous joints aux canons du synode de Vertueil ». Question XV.

[14] M. JOHNER, La liberté et l’Argent, chapitre III. C’est moi qui souligne.

[15] Calvin n’a pas débarqué à Genève dans une terra nullius… Depuis 1387, les Franchises de la ville reconnues par l'évêque Adhémar Fabri à sa ville de Genève, autorisaient le prêt à intérêt.

[16] Sur ce point, les puritains reprennent à leur compte la morale présumée de l'Ancien Testament selon laquelle Dieu bénit visiblement ses élus ici-bas et de façon mesurable dans toutes leurs entreprises ; selon A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, (note de JOHNER).

[17] Comme le dit Biéler: «L'enthousiasme religieux des débuts des mouvements puritains n'a-t-il pas cédé le pas progressivement à un style de vie sécularisé, vide des préoccupations spirituelles antérieures ? Lentement, la sève religieuse s'est retirée pour laisser la place à cet esprit purement utilitariste qui caractérise aujourd'hui la morale bourgeoise» (La pensée économique et sociale de Calvin) Note de M. JOHNER.

[18] M. WEBER, ouvrage cité, page 301.

[19] Évidemment, ce paragraphe ne saurait remplacer le chapitre V de la deuxième partie du livre de SCHAMA, « l’embarras de richesses », notamment « au pays de l’argent-roi » (437), « l’argent sans frontières : ‘je place, il spécule, ils jouent’ ».

[20] P. EMMER, Les Pays-Bas et la traite des Noirs.

[21] L’embouchure de l’Escaut fut fermée par les Espagnols en représailles à la lutte des Anversois. Ce qui fit le jeu d’Amsterdam libéré de cette concurrence d’autant plus que le port hollandais reçut des émigrés calvinistes d’Anvers.

[22] KOSSMANN, Histoire des Pays-Bas du nord et du sud.

[23] Traduction proposée par mes soins : « Mais le pire arriva lorsqu’un homme coupa les deux doigts de la main droite de John de Witt et hurla que c’était là les  doigts avec lesquels il avait signé l’Édit perpétuel. Quand il descendit du gibet, on lui offrit de l’argent pour acheter ce souvenir. Voyant cela, d’autres curieux se précipitèrent sur les cadavres et découpèrent qui des mèches de cheveux, qui le nez et les oreilles, les orteils et les doigts, et même les bout des seins et les parties génitales. Puis les corps furent carrément ouverts et on s’arracha le cœur et les entrailles comme s’il s’agissait d’une carcasse de bétail. Les profanateurs disposèrent leurs morceaux de chair sur un coussin et se répandirent dans les rues pour les vendre. Un morceau de doigt était vendu 6 strivers, un doigt entier de 15 à 20, une oreille davantage encore ». H.H. ROWEN (Princeton), John de Witt.

[24] L’éthique protestante...  Chapitre « ascèse et esprit capitaliste ». Il parle du cas hollandais.

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