Les Balkans vus d’Allemagne (1912)

publié le 14 nov. 2013, 05:47 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 janv. 2019, 01:45 ]

  

     En 1912, le général de corps d’armée Friedrich von Bernhardi (1846-1930), fils de diplomate prussien, historien militaire, publiait son livre "Notre avenir" qui est un authentique crime contre la paix [1] tant la promotion qu’il fait de l’idée de guerre est patente et sans vergogne. J’y reviendrai plus longuement dans un article consacré exclusivement à ce livre. 1912, c’est l’année des guerres balkaniques Les guerres balkaniques 1912-1913 et Bernhardi non seulement expose le point de vue de son pays sur les Balkans mais, juste avant la sortie du livre, le conflit touchant à sa fin, nous donne son sentiment sur ce qui apparaît comme une victoire du camp slave et donc une défaite des Turcs et de leurs alliés.

    Les Balkans, est-ce important pour l’Allemagne de Guillaume II ? Ou bien celle-ci n’a-t-elle soutenu l’Autriche, en juillet 1914, uniquement pour poursuivre ses propres ambitions nationalistes ? La lecture du livre de Bernhardi permet de se faire une idée de la réponse à donner à cette question.

    D’abord, il faut bien comprendre que l’Allemagne - selon elle - souffre d’une disette coloniale : elle n’a pas assez de colonies et enrage de voir la France - qui paraît être arrivée à la limite extrême de ses capacités de développement physique [2] - dominer un empire de mondiale ampleur. Or l’Allemagne veut se faire une place et elle a un axe de développement vers l’Orient qui passe par la Turquie.

    La Turquie, clé de voûte du système germanique dans les Balkans.

    "Seule, l'Autriche se tient fidèlement à nos côtés. Mais ces mêmes puissances ennemies (celles de la Triple-Entente, JPR) travaillent à affaiblir et à ruiner intérieurement la Turquie. Cet État forme le complément nécessaire de l'Alliance austro-allemande. Il est pour nous du plus grand intérêt d'assurer sa force et sa capacité productrice, en cas de guerre aussi bien qu'en temps de paix, pour l'extension de notre action en Orient. Son démembrement ou son affaiblissement porterait une atteinte tout à fait directe à notre position sur le continent européen. (...). L'existence d’une Turquie d'Europe puissante est pour nous d’une importance capitale ; en-cas de guerre européenne, il est à prévoir, en effet, qu'elle serait l'unique voie d'accès par où nous pourrions tirer des vivres et des matières premières pour notre industrie. Au nord, la route maritime nous serait barrée par l'Angleterre et la France; par voie de terre, à l'est comme à l'ouest, nous serions coupés du trafic mondial par des États hostiles ".

    Dans l’article relatif aux guerres balkaniques, j’ai donné une carte de la répartition du territoire turc entre grandes puissances capables d’y financer et construire le réseau ferré. Les guerres balkaniques 1912-1913 Elle permet de voir que les Allemands portent leur regard non seulement sur Bagdad avec le célèbre Chemin de fer de Bagdad, ainsi qu’il est dénommé en France, mais aussi sur Bassora, port maritime du Golfe arabo-persique, ouverture sur les "mers chaudes", gisement de pétrole, au cœur d’une zone d’influence britannique. Bassora est limitrophe du Koweït, protectorat britannique.


    Certes, l’empire ottoman n’est pas une colonie allemande mais il constitue un bel exemple de l’impérialisme "invisible" où la domination se fait non pas par la présence physique de la force militaire et d’administrateurs mais par les multiples liens financiers et commerciaux, avec des traités "d’amitié" ou autres, etc…    

    Dans son chapitre intitulé "la situation mondiale actuelle", Bernhardi s’efforce de monter l’évolution depuis le Congrès de Vienne (1815) où l’Angleterre triompha avec le succès de son concept "d’équilibre européen". Depuis, bien des choses ont changé : unité et sur-développement de l’Allemagne, recul relatif de l’Angleterre dans le monde, tout est perturbé.

    "C'est surtout sur le terrain de la politique coloniale et mondiale (que cela) amène sans cesse des contestations lourdes de conséquences ; de même aussi en Orient, où les révolutions turques (celle des jeunes-Turcs, JPR) et le mélange d’États et de races dans les Balkans constituent un foyer de troubles constants, qui exercent continuellement une répercussion sur la situation politique générale, car ils touchent aux intérêts fondamentaux de toutes les grandes puissances européennes.

    " (…) La Turquie a perdu une grande partie de ses possessions européennes ; dans la péninsule des Balkans se sont formés toute une série de petits États indépendants qui représentent, vu leur soif d'agrandissement et leurs efforts pour refouler de plus en plus la Turquie, un foyer de troubles continuels où se croisent toutes les intrigues politiques des grands États intéressés.

L’opposition Autriche-Russie et le soutien à l’Autriche

    "Quant aux efforts de l'Autriche pour gagner-de l'influence dans les Balkans, ils contrecarrent la prétention russe de rattacher pour toujours à sa sphère d'influence les États de cette péninsule, essentiellement slaves, et ainsi d'étendre sa puissance jusqu'à la Méditerranée

    "La Russie a des intérêts manifestement contraires à ceux de l'Allemagne. Ses efforts naturels tendent à conquérir au Nord, la maîtrise de la mer Baltique, et au Sud, à s'ouvrir par les armes le libre accès de la Méditerranée. Or, par là, elle entre en conflit direct avec les États de la Triple-Alliance. Pour l'Allemagne, la domination de la mer Baltique est une question vitale, et le maintien d'une Turquie puissante a une importance capitale. L'Autriche ne saurait souffrir une influence prépondérante de la Russie dans les Balkans, et enfin, l'entrée en scène d'une nouvelle puissance maritime (la Russie) dans la Méditerranée ne pourrait qu'être défavorable à l'Italie (alliée de l'Allemagne et de l'Autriche, officiellement).

    "Nous ne devrons donc jamais tolérer que la Turquie d'Europe passe sous l'influence de la Russie, c'est-à-dire de l'ennemi, comme ce serait vraisemblablement le cas si les petits États balkaniques s'étendaient jusqu'à la Mer Égée. Cette considération entraîne comme corollaire le maintien d'une puissance militaire solide de la Turquie, si l'on veut que cet État nous soit d'une réelle utilité. Une Turquie affaiblie militairement ne serait pas en état, à la longue, de s'opposer avec succès à l'influence slave dans les Balkans ni de se préserver de l'emprise russe et anglaise".

Autres enjeux : Italie, Roumanie, Suez…

    Bernhardi évoque le cas d’autres pays.

    Relativement à l’Italie, il ne semble pas voir l’importance du contentieux qui existe entre les deux alliés de l’Allemagne : Rome et Vienne. Il y fait une allusion cependant : "De plus, nos efforts doivent viser à favoriser de toute manière les aspirations de l'Italie dans la mer Méditerranée, afin d'enchaîner plus étroitement le jeune royaume à la Triple-Alliance et à le détourner d'une intervention politique dans les Balkans. Il faut que la conquête de Tunis soit le but que nous envisagions pour l'Italie". Avec l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche et la création du nouvel État d’Albanie, sous tutelle autrichienne, l’Italie qui rêve de récupérer la côté dalmate, ancienne possession vénitienne, est furieuse. D’autant que le Trentin italophone est resté autrichien.

    Concernant la Roumanie dirigée par un prince allemand, il voit dans ce pays un allié imperturbable de la Triple-Alliance alors que les nationalistes roumains n’ont d’yeux que pour la Transylvanie, soumise aux Hongrois.   

    Enfin, Bernhardi n’oublie pas son intime ennemi : l’Angleterre.  "Nos rapports avec la Turquie et la Roumanie sont de la plus haute importance. Ces deux États sont de nature à servir de contrepoids vis-à-vis de la Russie. La Turquie est d'ailleurs le seul État qui soit à même de menacer sérieusement sur terre la situation de l’Angleterre, car il lui est possible d'engager une action contre le canal de Suez et de couper, le cas échéant, ce nerf vital le plus sensible de la Grande-Bretagne"

Que faire en cas de conflit dans les Balkans ?

    "Si donc l'Allemagne voulait garder la neutralité, alors que la position d'un de ses alliés et amis serait sérieusement menacée, elle suivrait une politique absolument fausse. Au cas où l'Autriche et la Russie en viendraient aux mains, nous n'avons pas le droit de rester tranquillement spectateurs, en exposant notre alliée à être vaincue par une force supérieure ; il faut au contraire que nous volions immédiatement à son secours, au risque même de déchaîner une guerre européenne, puisqu'aussi bien celle-ci est inévitable" (sic).

    "Or, il en est de même avec la Turquie. Si les Turcs sont battus et la Roumanie réduite à l'impuissance avant que la guerre européenne éclate, ce sera un affaiblissement énorme pour les États de la Triple-Alliance, affaiblissement qui pourrait avoir une importance capitale, car nos adversaires seraient les seuls à s'enrichir aux dépens de ces États. Ce serait une illusion dangereuse de croire qu'une garantie de papier (sic et souligné par lui. Bernhardi, deux ans avant le chancelier Bethmann-Hollweg, prononce donc ces paroles qui disent assez le mépris des Allemands du II° Reich pour le droit international) pourrait préserver de ce malheur ce qui reste actuellement de la Turquie, fût-elle même signée de toutes les grandes puissances".

    "Ce serait l'intérêt le plus évident des États de la Triple- Alliance, à ce qu'il me semble, de prévenir des éventualités de cette nature. Si une guerre devait en résulter, la lutte pour le maintien de la Turquie mettrait en cause nos intérêts les plus importants. Une politique prête à tout événement est, dans un pareil cas, commandée par le souci de sa propre existence et la sagesse de la diplomatie"

     Tout cela est écrit par Bernhardi avant l’issue de la première guerre balkanique qui voit un fort recul de l’influence turque. Juste avant la sortie de l’ouvrage, il écrit un appendice sur "La situation actuelle" alors que des négociations sont déjà engagées, la Turquie est défaite.

    Bernhardi enrage contre la Triple-Alliance qui n’a rien fait. La Triple-Entente non plus certes, mais "c’est à elle seule que la victoire des États balkaniques pouvait être avantageuse, alors qu’elle portait à ses adversaires un coup des plus rudes". Sa colère est d’autant plus grande que "la déroute de l’armée turque est fêtée partout par nos adversaires comme une défaite de l’Allemagne". Et de rappeler que l’armée ottomane se servait de canons Krupp et avait des instructeurs allemands. Fête donc en Angleterre, en France où le bellicisme "s’est étendu maintenant à la nation entière", fête en "la minuscule Belgique qui reprend conscience de son cœur français" (sic). Les Allemands méprisent profondément la Belgique. Bernhardi s’indigne de la façon dont le Congo belge est "exploité". Il y a tout lieu de penser que le Congo-Zaïre était dans la ligne de mire des Allemands pour la guerre qu’ils préparent. "En Russie, les panslavistes l'emportent de plus en plus et se livrent sans réserve à des excitations contre l'Autriche. Les deux États se préparent aujourd'hui à une guerre possible. Toutes ces circonstances rendent le danger d'une guerre générale en soi imminente. La situation tendue entre l'Autriche et la Serbie suffirait à elle seule probablement pour la déchaîner".

    Évoquant la Serbie, Bernhardi écrit

    "La Serbie sera toujours dans des dispositions hostiles à l’égard de l’Autriche, tant que des millions de Serbes seront sous la domination de celle-ci (…), tant que l’État serbe recherchera une voie d’accès à la mer Adriatique, chose qu’il fera toujours".

    "En cas de guerre européenne, il faut donc absolument envisager la possibilité pour les États balkaniques d’être aux côtés de la Triple-Entente, afin de s'étendre aux dépens de l’Autriche.

    Du même coup, la route de ravitaillement par la Turquie, qui jusqu’ici avait été assurée, (il s’agit de la voie ferrée de Sarajevo à Salonique, voir les cartes de l'article relatif aux Guerres balkaniques, JPR) est également perdue pour la Triple-Alliance. Car, quand bien même cette route commerciale serait neutralisée (…) on sait à quoi s’en tenir sur la valeur de ces garanties de papier (bis repetita placent, JPR)

    Présentant les intérêts allemands dans cette affaire, Bernhardi dénonce à l’avance ceux de ses compatriotes qui affirmeraient que "l'Allemagne n'a aucun intérêt vital engagé dans les Balkans". Bien au contraire, "il y va pour nous de l'intérêt le plus direct et le plus vital, de maintenir intacte la situation de l'Autriche dans les Balkans (…), vu les nouvelle circonstances, notre propre avantage exige impérieusement de conserver aux Turcs Constantinople avec un avant-pays aussi grand que possible, tant que la-Russie appartiendra à la Triple-Entente; de défendre par tous les moyens tout au moins la Turquie d'Asie et de crier aux Anglais comme aux Français, s'ils prétendaient y toucher : À bas les mains!".

    Tout cela explique que les Allemands, quoiqu’on en dise, seront à fond derrière l’Autriche-Hongrie après l’attentat de Sarajevo, le 28 juin 1914.


NB. Cet article ne concerne que l'analyse de la situation dans les Balkans par Von Bernhardi. Pour une analyse de l'ensemble de son ouvrage voir "Notre avenir" par le général**** von Bernhardi (1912), préfacé par Clemenceau (1915)

[1] Cette notion juridique n’existait pas en 1912.

[2] Toutes les phrases en bleu sont des extraits du livre ou de l’appendice au livre de Bernhardi, écrits par l’auteur. Les mots soulignés en gras dans les passages en bleu le sont par Bernhardi.


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