Hippolyte Taine, dans les premiers volumes des Origines de la France contemporaine qu'il commence à publier en 1876, dresse un réquisitoire sans pitié et sans nuances de la Révolution (de 1789) dans laquelle, il voit une cause profonde des drames de 1870 et 1871. L'œuvre historique de Taine est inspirée par un pessimisme grave. Il croit voir, lui qui a été horrifié par la Commune, affleurer la brute enfouie dans l'homme "civilisé", brute qui menace le fragile édifice de la civilisation. "Taine, entreprend dès 1876, dans Les origines de la France contemporaine, de décrire les foules révolutionnaires comme des hordes barbares, composées d'alcooliques[1] et menées par la lie de la société, où les femmes, de par leur nature, sont les plus bestiales. Selon lui, ce déchaînement des hommes en foule est le produit de la "contagion" mentale"[2]. II entend démonter les ressorts secrets du drame révolutionnaire, chercher les dessous psychologiques des faits. Frappé de ce phénomène que «le peuple» au nom duquel on parle, légifère et agit, est en réalité dominé et tyrannisé par une minorité, que le «petit peuple» jacobin qui, sous prétexte qu'il est seul patriote, vertueux, conscient, s'arroge le droit de tout décider, Taine recourt aux raisons psychologiques. Dans les motivations révolutionnaires, il ne voit qu'envie cupide parmi la bourgeoisie, qu'instinct sanguinaire parmi le peuple[3]. De cette conception du "peuple" découlent deux arguments : dédain du suffrage universel et valorisation du rôle de l' État. (…) Lire la 2ème partie de cette série concernant Taine et le suffrage universel. Taine est le contemporain du second Empire. Il y a vu la prolifération de la gangue étatique mais loin de la critiquer comme Marx ou de la rejeter comme la Commune, il y adhère[4]. Non seulement il est soucieux de défendre l'ordre social, prenant le parti de la noblesse contre la bourgeoisie, et le parti de la bourgeoisie contre le peuple, mais il promeut le rôle de l’Etat. "Le plus souvent" écrit-il "l'intérêt personnel l'emporte sur l'intérêt commun, et, contre l'instinct égoïste, l'instinct social est faible. - C'est pourquoi il est dangereux de l'affaiblir ; (…) Or cela dépend de l'État ( …) (l’Etat) est responsable ; à lui d'agréer ou d'imposer le bon statut, la forme sociale la plus propre à fortifier l'instinct social, à entretenir le zèle désintéressé, à encourager le travail volontaire ou gratuit"[5]. On remarquera les exemples qu’il donne d’abnégations : "le dévouement de la sœur de charité et du missionnaire, l'abnégation du savant qui s'ensevelit pendant vingt ans dans les minuties d'une besogne ingrate, l'héroïsme de l'explorateur qui risque sa vie dans le désert ou parmi les sauvages, le courage du soldat qui se fait tuer pour défendre son drapeau", voilà les zèles désintéressés que l’Etat doit encourager. Texte écrit en 1890. Le vocabulaire est bien d’époque et très connoté : missionnaire, explorateur, sauvages, soldat, drapeau… Taine est aussi un des hommes de l’impérialisme, fauteur de guerre mondiale. De surcroît, Il écrit : "La guerre est le coup de fouet qui empêche une nation de s'endormir". Élargissant le débat, Taine estime que la France en particulier a trop souffert de son tour d'esprit abstrait et rationnel à l'excès, qui la pousse à détruire pour tout rebâtir. "En fait d'histoire" écrivait Taine, "il vaut mieux continuer que recommencer" (cela ouvre la voie à l'empirisme organisateur de C. Maurras) et il poursuit "La Nation, même unanime, n’a pas le droit de disposer arbitrairement de la chose commune, de la risquer à sa fantaisie, de la subordonner à l’application d’une théorie ou à l’intérêt d’une classe, cette classe fût-elle la plus nombreuse. Car la chose commune n’est pas à elle, mais à toute la communauté passée, présente et future. Chaque génération n’est que la gérante temporaire et le dépositaire responsable d’un patrimoine précieux et glorieux qu’elle a reçu de la précédente à charge de la transmettre à la suivante". Aussi Taine traite-t-il durement le rationalisme français, l'artificialité de constructions politiques et sociales qui négligent l'empirisme et la lente croissance organique des institutions. Cette analyse sera reprise intégralement par Charles Maurras et aujourd'hui par J.-M. Le Pen[6]. Taine inspirera Gustave Le Bon. Son apologie de l'Etat, de la guerre ouvre sur l'idéologie pré-fasciste d'avant 1914. Son maître-ouvrage "Les origines de la France contemporaine" devient ainsi le bréviaire de plusieurs doctrines politiques conservatrices en France et à l'étranger. On comprend pourquoi, écrit P. Pierrard, Louis Dimier a introduit Taine dans son essai sur les Maîtres de la Contre-Révolution (1907) ; il y écrit : "Le mouvement contre-révolutionnaire dans les intelligences françaises date de 1876, lorsque parut le premier volume de L'histoire de la Révolution de Taine... Tout ce qui pensait, en France, comprit que le procès de la Révolution commençait (c'est moi qui souligne, JPR). Les amis de celle-ci s'en plaignirent avec une amertume où se peint toute l’importance du fait. Les ennemis furent surpris puis enchantés…". On comprend également pourquoi André Tardieu, homme de la droite extrême des années 30' éprouvera une grande admiration pour Taine et entreprendra d'en être le successeur spirituel. On a là, avec Taine et Renan, deux individus d’envergure, Académie française pour les deux, Collège de France pour Renan, École libre des Sciences Politiques pour Taine[7], deux intellectuels, deux maîtres-penseurs qui, après la Commune, abandonnent certaines de leurs convictions et rejoignent le camp de la Contre-Révolution[8]. Ce ne sont pas de purs traditionalistes pour autant, leur engagement en faveur de l’aventure coloniale, leur "positivisme" en font résolument des hommes de leur temps. Mais il est à noter que la leçon qu’ils tirent de la Commune est clairement réactionnaire. "Les fondateurs de l'Action française invoquaient l'autorité de tous ceux qui avaient remis en lumière l'une ou l'autre des vérités niées par la révolution : Joseph de Maistre et Auguste Comte, Bonald et Renan, Le Play et Sainte-Beuve, Taine et Veuillot"[9] écrit le marquis M. de Roux, bras droit de Charles Maurras, et bien mieux placé que Philippe Raynaud pour savoir ce qu’est la contre-révolution[10]. Que Gustave Le Bon, maître à penser d'Adolphe Hitler, ait trouvé des idées chez Taine n'est pas sans signification. Pour Maurice Barrès, Taine et Renan "sont morts en doutant de la vitalité française (…) ils désespéraient (…)", à leur suite Barrès, va désirer redonner courage à la nation. Son poison nationaliste servira de produit de dopage. liens : Taine ou la contre-révolution absolue. (1ère partie) Hyppolite TAINE ou LA CONTRE-RÉVOLUTION ABSOLUE (2ème partie) [1] Il inaugure une longue liste. R. Brasillach, condamné à mort en 1945 pour intelligence avec l'ennemi, associe presque toujours les Rouges avec le coup de rouge… Ce n'est qu'un exemple. Aujourd’hui, Canal+ se déshonore en s’inscrivant dans la tradition d’extrême-droite en représentant la marionnette de Mélenchon avec un litre de gros rouge dans la poche. [2] Citation extraite du site de l’université Paris 5 : http://www.psycho.univ-paris5.fr / [3] Lire P. PIERRARD, page 206, "L’Église et la Révolution". [4] Sur ce point il se distingue de son homologue néerlandais, Groen van Prinsterer (2ème partie). [5] Hippolyte TAINE, Les Origines de la France contemporaine, «Le Régime Moderne», livre quatrième, chapitre 1, 1890. [6] Le Pen qui dit que « les Français sont les héritiers du patrimoine national créé, conquis et défendu par leurs ancêtres ». [7] Ancêtre de l'Institut d’Études Politiques (I.E.P.) actuel, à Paris. [8] Camp qu’il ne faut pas réduire aux seuls Bonald et Maistre, aux De Mun et La Tour du Pin pour la période du vivant de Taine. Les Catholiques traditionalistes ont été rejoints dans leur détestation de 1789 par les Protestants ultra-conservateurs de l’école hollandaise, entre autres. Aujourd’hui, le protestant ultra Pierre Chaunu se réclame de Maurras, politiquement catholique. [9] M. DE ROUX, "C. Maurras et le nationalisme de l'Action française", page 85. [10] LE MONDE des Livres, 25 novembre 2011. |