Je poursuis la présentation de mon travail sur le caractère laïque et matérialiste de la pensée qui conduira à la Révolution française, vrai berceau de notre patrie.
LE POINT DE VUE AUTORISE DE D’ALEMBERT.
D'Alembert, dans son Discours préliminaire de l'Encyclopédie, situe Francis Bacon – avant même Descartes - en tête de ceux à qui la philosophie des Lumières est redevable. Mieux placés que quiconque, les Encyclopédistes savent de qui ils sont les obligés. Ils savent qui "sont les principaux génies que l’esprit humain doit regarder comme ses maîtres". D’Alembert place trois Anglais parmi ces génies : F. Bacon, Newton et Locke. Quelques mots sur Bacon. Francis Bacon (1561-1626) Fils du garde des sceaux de la reine Élisabeth, F. Bacon est d’extraction élevée. Élève extraordinairement facile, il se rend compte de l’inanité de la scholastique médiévale (protubérance de la religion chrétienne de l’époque) qu’il qualifie de "frein au développement des sciences". Il n’aura de cesse de la démolir corps et biens. F. Bacon, non seulement s'attaque à la scholastique, non seulement reconnaît l'existence de la matière comme extérieure et indépendante de l'esprit humain mais il affirme "que la matière est engagée dans le mouvement qui est sa propriété immanente" et que ce mouvement présente une "diversité qualitative", c'est-à-dire qu'il n'est pas seulement mécanique. Et F. Bacon aura ce mot libérateur : "l'objet de la philosophie est de rendre compte de la nature, de façon à permettre à l'homme d'exercer son emprise sur elle". Cela lui vaudra ce quitus de la part de K. Marx "Bacon fut l'ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne". L’influence intellectuelle de Bacon est manifeste. On ne peut en dire autant de son influence politique. Il est apparu comme lié aux classes dirigeantes et son matérialisme philosophique comme un gadget dans les mains de l’aristocratie (on peut en dire autant de Hobbes et de Locke). Le matérialisme anglais n’a pas pénétré les milieux populaires. Quant à la bourgeoisie britannique, elle préférait la lecture littérale de la Bible et l’aval donnée par la vulgate calvinienne à la manipulation des taux d’intérêt. Nonobstant, le matérialisme anglais fut un engrais des Lumières françaises. René Descartes (1596-1650) Le rôle de Descartes fut décisif - sa métaphysique exceptée (les fumeuses idées innées) qui fut dissoute dans le scepticisme de Pierre Bayle - . Ses travaux scientifiques ont alimenté la conception matérialiste que l'on pouvait avoir du monde. Mais c'est surtout sa démarche intellectuelle autonome, débarrassée de la tutelle de l'Autorité dogmatique de la vérité révélée, prônant l'hégémonie/autonomie de la Raison, qui fait date. Bossuet en avait a frémit d'ailleurs : "je vois un grand combat se préparer contre l’Église sous le nom de philosophie cartésienne". Jean-Paul II a confirmé les craintes que pouvait avoir Bossuet. Pour ce pape, la crise de la tradition chrétienne, en Occident, part de Descartes qui rompt avec la philosophie thomiste. "Pour mieux illustrer un tel phénomène, (la crise de la tradition chrétienne) il faut remonter à la période antérieure aux Lumières, en particulier à la révolution de la pensée philosophique opérée par Descartes. Le «cogito, ergo sum» -«Je pense donc je suis»- apporta un bouleversement dans la manière de faire de la philosophie. Dans la période pré-cartésienne, la philosophie, et donc le cogito, ou plutôt le cognosco ("je connais"), étaient subordonnés à l'esse (l'Etre), qui était considéré comme quelque chose de primordial. Pour Descartes, à l'inverse, l'esse apparaissait secondaire, tandis qu'il considérait le cogito comme primordial. Ainsi, non seulement on opérait un changement de direction dans la façon de faire de la philosophie, mais on abandonnait de manière décisive ce que la philosophie avait été jusque-là, en particulier la philosophie de saint Thomas d'Aquin : la philosophie de l'esse. Auparavant, tout était interprété dans la perspective de l'esse et l'on cherchait une explication de tout selon cette perspective. (…). Le «cogito, ergo sum» portait en lui la rupture avec cette ligne de pensée. L'ens cogitans (être pensant) devenait désormais primordial. Après Descartes, la philosophie devient une science de la pure pensée : tout ce qui est esse — tout autant le monde créé que le Créateur — se situe dans le champ du cogito, en tant que contenu de la conscience humaine. La philosophie s'occupe des êtres en tant que contenus de la conscience, et non en tant qu'existants en dehors d'elle".[1] La raison et le raisonnement cartésiens - dont les Français sont légitimement si fiers - sont en réalité pour les traditionalistes, et Jean-Paul II n’y échappe pas, aux origines de la Révolution française. Hyppolite Taine, contemporain de Groen van Prinsterer et qui a vu naître Abraham Kuyper (1867-1930) président-fondateur de l’Anti-Revolutionnaire Partij, XIX° siècle : "réveil" fondamentaliste aux Pays-Bas et création de l’Anti-Revolutionnaire Partij Taine relève du protestantisme le plus rétrograde et c’est ainsi qu’il croit avoir trouvé une généalogie qui fait remonter l'"esprit révolutionnaire" à sa matrice : le classicisme français. Dans une lettre de 1874, adressée à Boutmy, Taine énonce ainsi son projet : "Il s'agit de montrer que Boileau, Descartes, Lemaistre de Sacy, Corneille, Racine, Fléchier, etc. sont les ancêtres de Saint-Just et de Robespierre (sic). Ce qui les retenait, c'est que le dogme monarchique et religieux était intact ; une fois ce dogme usé par ses excès et renversé par la vue scientifique du monde (Newton apporté par Voltaire), l'esprit classique a produit fatalement la théorie de l'homme naturel abstrait et le Contrat social". Par-delà les Lumières, c'est dans le triomphe de la "raison raisonnante" du classicisme que s'enracine la Révolution. Substituant un "monde abstrait" à "la plénitude et à la complexité des choses réelles", remplaçant l'individu réel, tel qu'il existe effectivement dans la Nature et dans l'histoire, par l'"homme en général", l'esprit classique a fourni son armature à la pensée philosophique en même temps qu'il a sapé les fondements coutumiers et historiques de la monarchie [2]. La Révolution montagnarde, quant à elle, estima que "René Descartes avait mérité les honneurs dus aux grand hommes" par décret pris le 2 octobre 1793 et l’admit au Panthéon. Mais après Descartes, la pensée libre a poursuivi sa progression. Le génie de Pierre Bayle (1647-1706). Pierre Bayle marque une autre étape importante dans l'histoire de la pensée révolutionnaire. Avant même son exil au Pays-Bas, il écrivait (1683) : "Je me demande si l'athéisme n'est pas moins grave, dans ses effets comme dans son principe, que les superstitions et l'idolâtrie. (…). Il me paraît que ce n'est pas l'athéisme –fruit, somme toute, du doute salutaire et de la réflexion – qui puisse abaisser l'homme comme font les superstitions". Maître Bob Claessens qui rapporte ces propos insiste auprès de ses auditeurs : "Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que de telles affirmations présupposaient d'héroïsme et de froide résolution. Elles firent très exactement l'effet d'une bombe. Curés et pasteurs qui, normalement, s'entredéchiraient, cette fois s'unirent contre le monstre que les deux Églises avaient couvé dans leur sein [3]. Mais le livre eut un considérable succès. L'édition fut enlevée en quelques jours". Il s'agissait des célèbres "Pensées sur les comètes". P. Bayle est également l'auteur –unique - du colossal "Dictionnaire historique et critique" qui ouvre la voie à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Il y développe un point de vue matérialiste qui permit à Marx d’écrire : "P. Bayle fit perdre leur crédit à la métaphysique et à la scolastique. Il fit mieux que préparer au matérialisme et à la philosophie du bon sens leur entrée en France". D’Alembert explique fort simplement pourquoi les Philosophes ont suivi des routes divergentes de celles ouvertes par les "principaux génies": "les sciences ayant fait depuis de grands progrès, on ne doit pas être surpris que nous ayons pris quelquefois une route divergente". Il est vrai que le matérialiste F. Bacon lui avait appris que "l’homme n’étend ses connaissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre naturel des choses ". Le progrès de la pensée matérialiste est inséparable des progrès scientifiques. Ne pouvant tout citer, d’Alembert énumère après Huygens et Kepler, Galilée, Harvey, Pascal, "les Vésale, les Sydenham, les Boerhaave, l’illustre Leibniz… ". D’Alembert brosse un "tableau des sciences qui constitue une véritable histoire de la recherche scientifique. Sans doute le premier traité de ce genre que l’on ait écrit depuis l’Antiquité"[4]. Il n’oublie pas Buffon et il souligne le rôle de deux grands pédagogues : Fontenelle, l’abbé de Condillac. Mais on est là en plein XVIII° siècle.
Le Grand siècle, "je veux dire le XVIII° siècle"[5] F. Engels expose, dans un résumé limpide, la différence radicale dans l’histoire du matérialisme philosophique entre l’Angleterre et la France : "Cependant, le matérialisme passait d'Angleterre en France où il rencontra une autre école philosophique matérialiste, issue du cartésianisme avec laquelle il se fondit. Tout d'abord, il demeura en France aussi une doctrine exclusivement aristocratique ; mais son caractère révolutionnaire ne tarda pas à s'affirmer. Les matérialistes français ne limitèrent pas leurs critiques aux seules questions religieuses, ils s'attaquèrent à toutes les traditions scientifiques et institutions politiques de leur temps ; et afin de prouver que leur doctrine avait une application universelle, ils prirent au plus court et l'appliquèrent hardiment à tous les objets du savoir dans une œuvre de géants qui leur valut leur nom - l'Encyclopédie. Ainsi sous l’une ou l’autre de ses deux formes - matérialisme déclaré ou déisme - ce matérialisme devint la conception du monde de toute la jeunesse cultivée de France, à tel point que, lorsque la grande Révolution éclata, la doctrine philosophique, mise au monde en Angleterre par les Royalistes, fournit leur étendard théorique aux républicains et aux terroristes français, et fournit le texte de la Déclaration des droits de l'homme"[6]. Buffon et l’héritage cartésien "Nous inclinons à croire que Buffon, en 1749, était pratiquement athée" écrit Jacques Roger (Directeur d’études à l’EHESS) qui dit ailleurs "la conception de la science de Buffon exclut toute considération sur le rôle du Créateur"[7]. Voici la conclusion - que j’ai pris le risque d’excessivement condenser - de Jacques Roger, conclusion de la présentation par ce savant de l’œuvre majeure de Buffon : Les époques de la Nature. "Celle activité synthétique de la pensée fait de l'esprit humain l'instrument suprême de toute découverte. (…). L’esprit, découvre par ses propres forces, et par ses propres forces juge ses découvertes. Ainsi la nature tout entière est-elle soumise à la raison humaine qui ne saurait longtemps se laisser abuser par ses apparences fallacieuses. L'esprit humain est au centre d'un univers qu'il peut comprendre et conquérir. (…). Conquête assurée, parce qu'il n'est rien d'impénétrable aux forces de la pensée, parce que la raison humaine est toute puissante, parce que l'univers lui-même est rationnel dans ses lois et dans son principe. "Buffon n'a séparé la religion de la science que dans la mesure où il a voulu écarter de la science la contrainte que faisait peser sur elle la théologie chrétienne. En ce sens, affirmer que le Dieu de Moïse n'avait jamais prétendu enseigner la physique, c'était surtout ôter à ses prêtres tout droit de regard sur les opinions des physiciens[8]. Mais le désaccord était plus profond. Le Dieu de Buffon était le Dieu des philosophes et des savants, non le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. (…). Il était fait à l'image de la pure raison, impersonnel et sans visage : il était la raison humaine parfaite, omnisciente et toute puissante, la raison divinisée. (…). "En donnant à l'homme cette place exceptionnelle dans le monde, en glorifiant la raison humaine, en affirmant la rationalité de l'univers, Les Époques de la nature allaient à l'encontre des idées les plus répandues au XVIII° siècle. (…). Aux contempteurs des systèmes, elles présentaient la plus magnifique construction intellectuelle qu'on put imaginer. (…). Les uns (les Théistes, JPR) faisaient à chaque instant intervenir le Créateur, pour la formation d'un fossile ou la naissance d'une fourmi : Les Époques renvoyaient Dieu à l'origine des temps et ne voulaient connaître que des causes matérielles (c’est le déisme, JPR). Les autres ne voyaient en l'homme qu'un animal mieux doué et plus heureux : Les Époques affirmaient l'infinie supériorité de l'esprit humain sur l'instinct machinal des bêtes. Aux «cause-finaliers», elles niaient les causes finales ; aux tenants du hasard et des infinies combinaisons de la matière vivante, elles niaient le hasard et présentaient une histoire des êtres vivants. Aux partisans du « principe vital » elles soutenaient que la vie est mécanisme pur. A un siècle qui rabaissait l'homme au profit de Dieu, de la société, ou de la nature, elles proclamaient la grandeur de l'homme et de son génie. A un siècle qui se méfiait de la raison humaine, elles chantaient la gloire de la raison. Elles étaient rationalistes en un siècle qui ne l'était pas". Et J. Roger montre le lien entre Descartes et Buffon : "Aussi n'est-ce pas surprenant que les contemporains n'aient pas compris les Époques de la Nature, et moins surprenant encore que le nom de Descartes leur soit aussitôt venu à l'esprit. (…). Ce que représentent les Époques de la nature, c'est bien en effet l'esprit cartésien, avec ses témérités et ses échecs, mais aussi avec sa grandeur et sa discipline. C'est la même confiance dans l'homme et dans son génie, …, c'est le même souci d'écarter de la science tout ce qui n'est pas elle, d’en bannir les explications théologiques et morales, de n'accepter pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel, et de ne faire intervenir que des causes matérielles pour expliquer des phénomènes matériels. (…). En conservant intact l'esprit de Descartes dans un siècle qui l'avait oublié ou renié, Buffon pourra le léguer aux grands savants du XIX° siècle, avec sa foi dans l'homme et dans l'avenir de la science"[9]. Sans doute avons-nous ici un texte conçu et rédigé dans l’euphorie des Trente Glorieuses - il est publié en 1962 - écrit avec un optimisme débordant et qui emballe le lecteur comme la finale d’une symphonie beethovénienne, écrit avant que les "nouveaux philosophes" et les historiens révisionnistes viennent jeter l’ombre mauvaise de leur pessimisme et de leur dénigrement des Lumières[10]. Mais au-delà de l’emphase du vocabulaire et des formules, Roger dit bien où se trouve le chemin. Éloge de l’autonomie.
sera continué A propos des racines chrétiennes de la France (suite n°2)... [1] Pape JEAN-PAUL II, "Mémoire et identité". [2] Hippolyte Taine, L'Ancien Régime (1876), l.es Origines de la France contemporaine, t. I, Paris, Laffont, 1986 (la lettre à Boutmy du 31 juillet 1874 est citée dans l'Introduction, «Taine et les Origines de la France contemporaine-», de François Léger, p. XXXI). Note de R. CHARTIER, page 12. Il est intéressant de noter que Taine, le protestant, reprend intégralement les arguments des catholiques Bonald et De Maistre. [3] P. Bayle fut alternativement protestant et catholique, catholique et protestant.... Cela lui était indifférent. Selon Sainte-Beuve, il fut le "champion le plus redoutable du scepticisme au XVII° siècle". En réalité, cette collusion contre la pensée libre, comme dit Jaurès, n'est pas nouvelle. Elle date des origines mêmes de la Réforme. [4] Me B. CLAESSENS, première conférence sur l’Encyclopédie. [5] Jules Michelet. [6] F. ENGELS, Études philosophiques. [7] J. ROGER, Les sciences de la vie…. Dans le même ordre d’idées, la religion de l’Être suprême de Robespierre aurait eu pour fêtes nationales : le 21 janvier, le 2juin, le 14 juillet, le 5 septembre, le 21 septembre… [8] Ainsi Copernic disait, dès le XVI° siècle ; « les vérités mathématiques doivent être jugées par les mathématiciens eux-mêmes ». Pensée laïque. [9] Introduction à l’édition critique de l’œuvre de Buffon « Les époques de la Nature », publication du Muséum national, pages CXLVIII et CXLIX. [10] Lire le brillant compte-rendu du livre de M. Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche, par Jean RISTAT, Les lettres françaises. (Cf. biblio.). |