A propos des racines chrétiennes de la France (suite n°2)...

publié le 17 févr. 2016, 09:31 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 21 août 2017, 04:54 ]

    Il s’agit donc de la troisième partie de cet exposé consacré aux soi-disant "racines chrétiennes de la France". La première partie montrait que derrière Rabelais la bourgeoisie française optait pour le "Ni Rome, ni Genève" et choisissait la science. La partie suivante montrait les influences distinguées par D’Alembert, l’encyclopédiste, sur la pensée française au XVIII° siècle. Voici maintenant un point mis sur l’importance du matérialisme philosophique.

    mots-clés : Encyclopédie, D. Diderot, arts mécaniques, matérialisme & idéalisme, Augustin Cochin, F. Furet, Agathon, Taine, Frères des écoles chrétiennes, autonomie, raison, Ridicule-le film. Chevalier de la Barre.


Le goût des Philosophes pour la "matière".

    Le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ? Selon qu'ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. Ceux qui affirmaient le caractère primordial de l'esprit par rapport à la nature et qui admettaient par conséquent, en dernière instance, une création du monde, de quelque espèce que ce fût ceux-là formaient le camp de l'idéalisme. Les autres, qui considéraient la nature comme l'élément primordial, appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.

Pour en finir avec le matérialisme vulgaire

    Au cours du temps, le mot matérialisme a pris une connotation péjorative et F. Engels dut s’astreindre à fustiger l'emploi vulgaire de ces deux expressions (i.e. idéalisme et matérialisme) et notamment…

«…le préjugé philistin contre le mot matérialisme, préjugé qui a son origine dans la vieille calomnie des curés. Par matérialisme, le philistin entend la goinfrerie, l'ivrognerie, la convoitise, les joies de la chair et le train de vie fastueux, la cupidité, l'avarice, la rapacité, la chasse aux profits et la spéculation à la bourse, bref tous les vices sordides, dont il est lui-même l'esclave en secret. Et par idéalisme il entend la foi en la vertu, en l'humanité et, en général, en « un monde meilleur », dont il fait parade devant les autres, mais auxquels il ne croit lui-même que tant qu'il s'agit de traverser la période de malaise ou de crise qui suit nécessairement ses excès « matérialistes » coutumiers (…). Mais si l'on entend par idéalisme, au sens vulgaire, la croyance en de nobles idéaux humains et la poursuite de ces idéaux— fait remarquer eu outre Engels —, il est impossible de ne pas réfléchir au fait que les matérialistes français du XVIIIe siècle, par exemple, furent précisément des hommes exemplaires à cet égard, n'hésitant pas à faire « les plus grands sacrifices personnels » à leurs idéaux : « Si jamais quelqu'un consacra toute sa vie à 1'«amour de la vérité et du droit » - la phrase étant prise dans son bon sens-, ce fut, par exemple, Diderot»[1].

    La grande nouveauté de l’Encyclopédie est d’avoir attaché une importance décisive aux arts mécaniques : aux forges, au tissage, à l’imprimerie… Diderot entreprit cela très consciencieusement :

« On a trop écrit sur les sciences (…) on a presque rien écrit sur les arts mécaniques. Tout nous déterminait à recourir aux ouvriers. On s’est adressé aux plus habiles de Paris et du royaume. On s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer  leur pensée, d’en fixer les termes propres à leur profession, d’en dresser des tables, de les définir, (…) ».

    Conférant à l’Encyclopédie une finalité délibérément pratique, Diderot introduit son chef d’œuvre en nous expliquant : « on a envoyé des dessinateurs dans les ateliers ; on a pris l’esquisse des machines et des outils. On a rien omis de ce qui pouvait les montrer distinctement aux yeux ». Avec ses articles précis, puisés aux meilleures sources et accompagnés de dessins soignés - onze volumes de planches accompagnent dix-sept volumes in-folio de texte - « Diderot, à brève échéance, inaugurait une science nouvelle : la technologie »[2]. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2100119j  En ouvrant, quelques années plus tard, le C.N.A.M. (conservatoire des arts et métiers), la Révolution ne fera que continuer l’œuvre des Encyclopédistes.

  Afficher l'image d'origine  C’est ainsi que Diderot rédige vingt-six pages sur l’entrée "Acier". Les Diderot de Langres sont maîtres-couteliers de père en fils. Fils d’artisans catholiques amoureux du travail bien fait, Denis, s’il quitte la religion de ses parents, conserve le respect et l’amour du métier mécanique.

« De tous les métaux, l’acier est celui qui est susceptible de la plus grande dureté quand il est bien trempé. (…). Prenez le morceau que vous destinez à l’ouvrage dans des tenailles, mettez-le dans le feu ; faites le chauffez doucement, comme si vous vous proposiez de la souder : prenez garde de le surchauffer : l’acier surchauffé se pique et le tranchant qu’on en fait est en scie et, par conséquent, rude à la coupe (…) sur l’enclume, prenez un marteau proportionné au morceau d’acier (…) un marteau trop gros écrasera et empêchera de souder… » Etc.…. etc.…

    N’est-ce pas étonnant sous la plume de cet éminent intellectuel dont la pensée suscite toujours autant d’admiration ?

    Buffon quant à lui, achète des terres, des forêts, des carrières ; il achète aussi des mines de fer et installe sur ses terres des forges qui occupent jusqu’à 400 ouvriers. Il est actionnaire de la Compagnie pour l’exploitation et l’épuration du charbon de terre, qui tentera d’utiliser industriellement le charbon "épuré" - autrement dit le coke - dans la métallurgie.

    Helvétius faisait cultiver ses terres selon les méthodes de la "révolution fourragère". Ses paysans pouvaient bénéficier des services d’un chirurgien et d’une pharmacie. Les "Lumières", c’est du concret. Dans sa propriété de Voré (Perche), il installa une "manufacture de bas au métier" qui fut très profitable. Mais il échoua dans son entreprise de faire valoir les gisements de minerai de fer normands, tentative plus ou moins torpillée par la concurrence.

    Voltaire équipe sa propriété de Ferney, y assèche les marais, y installe des ateliers d’horlogerie. Il montre par ailleurs le rôle utile de l’activité productive : "Je ne sais pourtant pas lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate ou au Caire, et contribue au bonheur du monde" (Lettres philosophiques, 1734). Oublions pour l’instant que Voltaire finançait aussi la traite des Noirs. Notons qu’il emploie le mot "bonheur" dans le sens anglo-saxon du XVIII°: c’est la conséquence de l’abondance de richesses.

       Réaumur, suivant pas à pas les progrès de la métallurgie fonde les bases de la sidérurgie scientifique dès les premières années de la décennie 1720 et la métallographie en 1724. Il vulgarise la possibilité de transformer la fonte en acier dès 1722 et promeut le fer blanc. Familier de la mise au point des fours, il écrit sur l'art du verrier et invente en 1729 un verre blanc opaque, nommé « porcelaine de Réaumur » qui n'est qu'un verre dévitrifié par chauffage et refroidissement. Ses recherches sur la vraie porcelaine ouvrent la voie aux travaux de Darcet et Macquer.

    D'Holbach traduisit et préfaça la "Minéralogie" de Henckel, "l'art des mines" de Lehmann, "les œuvres métallurgiques de Orshall, le "traité du soufre" de Stahl ; parmi plusieurs articles pour L'Encyclopédie, on distingue "la métallurgie".

    Nous sommes à mille lieues de la vie quotidienne de l'aristocratie oisive, de ce que H. Lüthy, dans sa somme imposante d’érudition et de vérité, appelle

« l’histoire anecdotique et mondaine d’une société brillante et raffinée, très éclairée, très cosmopolite et très blasée, assez riche et assez désœuvrée pour n’avoir plus d’autres problèmes que de cultiver l’art de vivre et les jeux de l’esprit »[3].

    Société décadente et parasitaire magnifiquement mise en scène dans le film Ridicule[4] .RIDICULE, à voir … Le héros du film est inspiré d’un personnage réel : le baron Ponceludon de Malavoye. Ponceludon est un seigneur de la Dombes, propriétaire d’étangs mal drainés qui génèrent la maladie du palud. Ingénieur, il met au point un système de drainage et de mise en valeur qu’il se propose de soumettre directement au roi de France. Il se heurte, à Versailles, à cette Cour qui se moque éperdument des morts provoquées par ces étangs insalubres. Il n’obtiendra pas gain de cause. Mais, bien plus positive, la Révolution, en l’espèce la Convention montagnarde, adoptera le décret du 14 frimaire an II (4-XII-1793), portant sur l’assèchement et la mise en culture immédiate de la quasi-totalité des étangs et marais en France. Rallié à la Révolution, Ponceludon se mettra au travail et, jusqu’au XX° siècle, ce sont ses plans et ouvrages qui sont mis en œuvre dans la Dombes. Bel exemple d’esprit des Lumières au service du travail très concret pour le bonheur des gens.

    Diderot n’ignorait pas les sarcasmes que ces/ses "arts mécaniques" suscitaient dans les mentalités du passé. Dans l’article "Art" de l’Encyclopédie, il se moque de ceux qui croient que donner une application constante et suivie à des expériences et à des objets particuliers, sensibles et matériels, c’était déroger à l’esprit humain. Aux "orgueilleux raisonneurs", aux "contemplateurs inutiles", Diderot oppose l’activité pratique, l’activité utile. Il exalte le travail créateur de richesses[5]. Il a cette formule saisissante : « l’intérêt de la vérité demanderait que ceux qui réfléchissent daignassent enfin s’associer à ceux qui se remuent ». Théorie et pratique doivent s’enrichir mutuellement.

Les élucubrations d' A. Cochin et la coquille vide des révisionnistes.

    C'est pourquoi les pensées d’Augustin Cochin (1876-1916), extrême-droite, contre-révolutionnaire, fournisseur officiel d’arguments aux révisionnistes du XX° siècle, dont les mots ont été ressuscités par François Furet, font sourire, même si le sujet est grave. Dans sa conférence du 15 mai 1912 - année de forte et définitive poussée de l'extrême-droite - Cochin, culotté comme son compère Maurras, ose déclarer :

"Dès 1770, la république des lettres est fondée, organisée, armée et intimide la Cour (sic). On voit avec stupeur se lever d'un seul vol de Marseille à Arras, et de Rennes à Nancy, l'essaim tout entier des philosophes. Car on persécute (re-sic). Avant la Terreur sanglante de 1793, il y eut, de 1765 à 1780, dans l'a république des lettres, une terreur sèche, dont l'Encyclopédie fut le comité de salut public, et d'Alembert le Robespierre. Elle fauche les réputations comme l'autre les têtes".

    Voilà la prose mensongère de Cochin, oubliée, enterrée, que Furet a exhumée. Alors que ce sont les amis politiques de Cochin qui ont fait tomber la tête du chevalier de la Barre. Et avec quel barbare raffinement ! (NB. lire le post-scriptum sur cette dramatique affaire) Et les rétractations de Buffon et Helvétius (parmi d'autres) donnent une idée de ce que furent "les racines chrétiennes de l’Europe". Cochin, c'est le voleur qui crie "au voleur! ". Sa mauvaise foi nauséeuse est d'autant plus flagrante que ce qu'il dit est démenti par ses propres amis politiques. Ainsi, les Frères des écoles chrétiennes, en 1924, traditionalistes bon teint, ont une vision bien plus juste de la situation lorsqu'ils évoquent les progrès de leur congrégation enseignante qui passe de 274 frères et 27 établissements à la mort du fondateur (1717, pratiquement avec Louis XIV) à plus d'un millier de frères et 121 écoles dont 6 à l'étranger lors du généralat de frère Agathon (1777-1797)[6].

"Que la France du XVIII° siècle, avec son incrédulité, son libertinage de pensée et de mœurs, ait permis à l'institut de s'établir solidement, c'est, à juger un peu trop vite, chose surprenante" nous disent-ils avant d'apporter la bonne explication "mais on se rappellera qu'entre 1719 et 1789, il existe un pouvoir royal qui officiellement protège la religion, un roi qui, vertueux ou débauché veut rester le "roi très chrétien"; une Église qui légalement garde sous sa juridiction tous les Français; qui a dans l’État la première place; qui en particulier, continue à assumer les responsabilités et les charges de l'enseignement public et montre un souci réel, constant et parfois vif jusqu'à l'angoisse, de l'instruction populaire... ".

    Il faut mépriser les hommes et la pensée pour affirmer les contre-vérités de Cochin. La vérité est que ce dernier se comporte comme un militant politique de l'Action française, c'est un monarchiste qui veut démolir l'héritage révolutionnaire de la France, il le fait dès la période impérialiste de notre histoire (fin XIX°-début XX°) sans attendre - et pour cause - le bolchevisme[7]. Il faut savoir d'où nos furetistes contre-révolutionnaires d'aujourd'hui tirent leurs arguments.

    Augustin Cochin écrit également :

"On a peine à comprendre aujourd’hui, comment la morale de Mably, la politique de Condorcet, l’histoire de Raynal, la philosophie d’Helvétius, ces déserts de prose insipide (sic), purent supporter l’impression, trouver dix lecteurs "[8].

    Et que pense-t-il de l’Encyclopédie ? Il parle du livre et stupeur : c’est une coquille vide :

"Ici, et seulement ici, nous sommes déçus : ce puissant appareil de défense, ne défend rien, rien que du vide et des négations. Il n’y a rien, là derrière (ces reliures, JPR) à aimer, rien à quoi se prendre et s’attacher. Cette raison dogmatique n’est que la négation de toute foi, cette liberté tyrannique, la négation de toute règle. (Les philosophes) eux-mêmes avouent et glorifient le nihilisme de leur idéal"[9].

    Mensonge total et absolu. Cochin avec sa mauvaise foi maurrassienne inverse totalement les propositions. Ces philosophes qui veulent changer le monde, qui exploitent tout progrès scientifique pour mieux enrichir leur conception matérialiste, qui s’intéressent de près aux "arts mécaniques", qui s’attirent les quolibets des oisifs de la Cour, ces philosophes, Cochin les voit… dans les salons. Il est vrai que D’Holbach - par exemple - tenait salon et déjeunait le plus souvent avec vingt ou trente convives, mais la journée avait été préparée, avec un intervenant principal, et chacun devait avoir lu plusieurs ouvrages relatifs au sujet traité ce jour-là. C’était donc un salon d’élaboration de la pensée. On a vu comment Diderot allait prendre ses informations dans les ateliers des artisans. Tout cela n’empêche pas Cochin d’écrire que

"la république des lettres est un monde où l’on cause, mais où l’on ne fait que causer, où l’effort de chaque intelligence cherche l’assentiment de tous (comme Buffon obligé de dissimuler le résultat de ses travaux ! JPR), comme il cherche dans la vie réelle, l’œuvre et l’effet. (…). L’ironie remplace la gaité, (…). Le jeu devient une carrière, le salon un temple, la coterie un empire (…). Et que fait-on dans ce pays-là ? Rien autre, après tout, que dans le salon de Mme Geoffrin : on cause. On est là pour parler, non pour faire"[10].

    J’ai montré, par quelques exemples, que cela est totalement faux. Cochin brosse sans s’en rendre compte, le portrait de ses amis d’autrefois. La citation de Lüthy montre assez le style de vie des oisifs de Versailles. Un fait montre l’inanité des propos de Cochin : si les Philosophes n’avaient fait que "causer", qu’elle eût été leur dangerosité ? Pourquoi l’assemblée générale du clergé de France leur consacre-t-elle toute sa session de 1770 ? Pourquoi une révolution est-elle née de leurs bavardages ? Pourquoi leur Déclaration des droits et de l’homme et du citoyen[11] a-t-elle fait le tour du monde ? Pourquoi Cochin leur consacre-t-il une conférence ?

    Les Philosophes ont voulu changer le monde et c’est ce qu’ils ont permis de faire. Un député aux États généraux devenus Assemblée constituante peut dire sans être démenti : "serions-nous ici si les lumières de la sagesse n’eussent dissipé les ténèbres qui couvraient notre horizon ?".Ils ont permis une démarche autonome que F. Engels décrit de manière lumineuse.

Autonomie de la Révolution française

    Engels montre, en effet, les révolutionnaires au travail[12].

"Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux-mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu’elle fût. Religion, conception de la nature, société, organisation de l'État, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l'existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure à appliquer à toute chose. (…). Toutes les formes antérieures de société et d'État, toutes les vieilles idées traditionnelles furent déclarées déraisonnables et jetées au rebut ; le monde ne s'était jusque-là laissé conduire que par des préjugés; tout ce qui appartenait au passé ne méritait que pitié et mépris. Enfin, le jour se levait ; désormais la superstition, l'injustice, le privilège et l'oppression devaient être balayés par la vérité éternelle, la justice éternelle, l'égalité fondée sur la nature, et les droits inaliénables de l'homme".

    Le même processus rend Hyppolite Taine -aussi haineux que Cochin à l’égard de la Révolution Taine ou la contre-révolution absolue. - comme fou-furieux,

"Au nom de la raison que l’État seul représente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes, l'ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s'aborder, de parler et d'écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit. Ce sera là l'œuvre finale et le triomphe complet de la raison classique" [13].

    Il est exact que Robespierre, par exemple, reprochait à la plupart des philosophes d’avoir développé des théories matérialistes, proches de l’athéisme, parfois assumant cet athéisme (D’Holbach), cela loin du peuple, socialement - dans les salons mondains - et idéologiquement -le peuple a besoin d’un secours moral que la foi peut lui apporter et, dans cet esprit, Robespierre voulut implanter le culte de l’Être suprême-. Mais, nonobstant, les philosophes français du XVIII° ont été un chaînon capital dans l’histoire de la pensée libre. Marx et Engels ont dit leur dette à leur égard. Preuve que pour eux, il n’y avait pas de "science bourgeoise". Helvétius et D’Holbach étaient richissimes, ils n’en furent pas moins, eux aussi, un "moment de la conscience humaine"[14].

    Il est exact aussi que, dans le souci de faire table rase de l’Ancien Régime, des erreurs furent commises. Ainsi, dans la première constitution (1791) le représentant du pouvoir central était élu par les populations locales (par souci de décentralisation), les nécessités obligèrent à établir les "représentants en mission" puis les préfets. Il y eut même des propositions de découper la France administrative nouvelle en fonction des méridiens et des parallèles, comme aux États-Unis… On utilisa après réflexion les fleuves et rivières et les crêtes de montagne pour délimiter nos départements. Mais notre système métrique fut un triomphe, le mile anglais est détrôné par le 1500m aux jeux olympiques. Au-delà des cocoricos, avouons que l’héritage législatif et administratif de la Révolution et, dans sa foulée, du Consulat et de l’Empire est colossal.

    La première chose à faire par une révolution authentique est de poser de manière ferme et définitive son autonomie, c’est-à-dire de décider, pour ce qui est de la France "fille ainée de l’Église", en dehors des Écritures, de la tradition patristique, de la tradition romaine, de la hiérarchie pontificale, mais également indépendamment du roi, de la Cour, des institutions du passé (dont les parlements judiciaires). Cela fut fait avec ce que les historiens appellent la "révolution juridique" grâce à laquelle les États généraux se transformèrent en Assemblée nationale constituante. Au secours de laquelle vint le peuple de Paris (et les fusils pris au Invalides) et son immortel 14 juillet. Idéologiquement, l’autonomie de la Révolution s’affirme lors de la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Sera continué.

    PS. "Il y a 251 ans, le 1er juillet 1766, un tout jeune homme qui n’avait pas 20 ans, François Jean Lefebvre de La Barre, était décapité et brûlé en place d’Abbeville après avoir subi, le matin même, le supplice des brodequins. Cette torture faisait partie de la sentence rendue contre lui par le tribunal de police d’Abbeville, confirmée par le Parlement de Paris. Son crime, qu’il nia jusqu’au bout : avoir avec une bande de jeunes gens de la ville – tous fils de bonne famille comme lui – « chanté une chanson impie, passé près d’une procession sans enlever le chapeau qu’il avait sur la tête ni s’agenouiller et rendu le respect à des livres infâmes dont le Dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ». Lequel dictionnaire est brûlé avec lui.

    Voltaire, une fois de plus mis en cause, consacrera une partie des douze années qui lui restent à tâcher d’obtenir la réhabilitation du supplicié et du jeune Gaillard d’Etallondes (16 ans au moment des faits), condamné à la même peine par contumace : il avait fui et trouvé en Prusse la protection de Frédéric II, ami du philosophe. La Revue Voltaire – créée en 2001 par la Société d’études voltairiennes et qui paraît tous les ans – consacre à cette affaire abominable l’essentiel de son numéro 17 qui vient de paraître. Des chercheurs y analysent les quelque 160 lettres et autres écrits que Voltaire a consacrés à ce qu’il appelait « un assassinat juridique », notamment « Le cri du sang innocent ». Voltaire y dénonce un système judiciaire soumis au pouvoir royal et trop perméable au fanatisme religieux.

    « Pouvez-vous soutenir l’humanité contre ces cannibales ? La philosophie peut-elle réparer les maux affreux qu’a fait(s) la superstition ? » écrit Voltaire, cité par Linda Gil, dans la lettre par laquelle il lègue à Condorcet et d’Alembert le soin de poursuivre après sa mort la défense de son protégé. Une autre citation, tirée d’une lettre écrite quelques jours avant sa mort, dans l’article introductif de Myrtille Méricam-Bourdet, qui a coordonné ce numéro, mérite réflexion : « Quelle abominable jurisprudence que de ne soutenir la religion que par les bourreaux. » Le fanatisme est malheureusement toujours d’actualité et continue de tuer. Face à lui et contre lui, être voltairien n’est pas seulement un état d’esprit mais un combat. Compte-rendu de Françoise GERMAIN-ROBIN, « L’Affaire La Barre » Revue Voltaire, numéro 17, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 363 pages, À commander sur pups.paris-sorbonne.fr.

 

 



[1] F. ENGELS, L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

[2] Roland DESNE, C.N.R.S., Le matérialisme français : Diderot, d’Alembert et l’Encyclopédie, Cahiers de l’Université nouvelle, 1965, n°311.

[3] H. LÜTHY, La banque protestante en France…, vol. I, page 11.

[4] Sortie en 1996. Scénario de Rémi Waterhouse, auteur du roman éponyme. Mise en scène de P. Lecomte.

[5] D’après Roland DESNE, page 22. Citation suivante de Diderot extraite de la page 24, (Pensées sur l’interprétation de la nature, 1753).

[6] Frère Agathon, général de l'ordre, est l'auteur d'un traité d'éducation qui "était lu par Maurice Barrès (extrême-droite, JPR) avec ravissement", cité dans LES FRÈRES DES ÉCOLES CHRÉTIENNES, publié par "les Frères des Écoles chrétiennes", 50° édition, Letouzey et Ané éditeurs, Paris, 1924, 160 pages. Page 88. Cf. Traditionalisme & Révolution, vol. 1, chap. V. (sur ce site).

[7] 1789 est accusé par les révisionnistes à la Furet d'avoir engendré 1917 et le bolchevisme. Pour combattre l'URSS, il fallait donc déconstruire aussi notre tradition révolutionnaire. Mais, par Cochin, on constate que la tradition contre-révolutionnaire n'a pas attendu 1917 pour se manifester. Cochin est mort en 1916 dans cette guerre qu’il a tant désirée.

[8] Conférence du 15 mai 1912, déjà citée. On se demande pourquoi l’Église établie du XVIII° a condamné Helvétius à la rétractation.

[9] Conférence du 15 mai 1912, pp. 11 & 13.

[10] COCHIN, page 15.

[11] On peut leur en attribuer la paternité même si la plupart étaient morts en 1789. Elle est le fruit des Lumières.

[12] F. ENGELS, Anti-Dühring, pp. 47-48. (C’est moi qui souligne).

[13] Cité par CHARTIER, p19. Nous avons vu que, pour Taine, la raison cartésienne est la source de tous les maux. 

[14] Mot d’Anatole France en hommage à Émile Zola, lors de ses obsèques.

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