LES CANUTS ou l’ennemi de l’intérieur…

publié le 27 juin 2011, 03:16 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 4 sept. 2013, 09:56 ]
  13/05/2011  

    Avec cet article je voudrais "rebondir" sur celui de J.P. Prévost consacré à la lutte permanente des Canuts lyonnais pour obtenir un tarif digne de leur travail et à la hauteur de leurs besoins. LES CANUTS, LE SMIC ET LE POUVOIR D’ACHAT : LA LUTTE CONTINUE…

    Cette lutte a pris en 1831 une dimension telle que chacun a ressenti que les révoltes ouvrières du passé laissaient la place aux révolutions ouvrières que la révolution économique en cours généraient quasi obligatoirement.

    Louis de Bonald, théoricien de l’extrême-droite, reliquat de l’Ancien régime, voit se dresser devant lui le "quatrième État", autrement dit la classe ouvrière. En bon conservateur, il préfère la bonne vieille France agricole, regrette l’industrialisation et les conséquences qui, selon lui, en dérivent. Il se dresse plusieurs fois contre les dépenses de l’État dont celles liées à la misère. "Les maisons de correction, les bagnes, les prisons ne suffisent plus à la multitude des condamnés ; on est obligé de prendre sur la subsistance du pauvre et d'augmenter les impôts pour loger, nourrir, entretenir et garder une population de malfaiteurs, de vagabonds, d'enfants trouvés, de révolutionnaires réfugiés de tous les pays" (xénophobie en germe). Plus loin, il écrit : la plus grande dépense de tous les États sont les pauvres"[2].

    Pour notre extrémiste, l’une des causes principales est le développement inconsidéré de l'industrie : c'est le superflu de la population industrielle qui peuple les hôpitaux, les bagnes, les maisons de détention et de correction. La partie agricole est le peuple de l’État, la partie industrielle en est la populace. Ne nous méprenons pas, Bonald sait très bien la différence entre peuple et populace : il cite ses lettres dont Cicéron : non populus sed plebs. Cela avant que Thiers ne parle de la "vile multitude" peu de temps après.

    Après les barricades des Trois Glorieuses parisiennes, Bonald a connu la révolte des canuts lyonnais de 1831 et les secousses qui ont suivi. Il met au point, alors, son concept de guerre civile : celui d’ennemi intérieur. "A mesure que les États se placent dans leurs limites naturelles, et que de grandes puissances toujours armées se balancent les unes les autres (…) on a moins besoin de grandes armées pour faire la guerre au dehors mais une force publique est nécessaire contre l'ennemi intérieur qui marche constamment au renversement de toutes les institutions sociales, et pour faire cette guerre avec succès, il faut des armées moins nombreuses qu'obéissantes et fidèles au pouvoir et propres à l'état de paix comme à l'état de guerre. C'est le chef d’œuvre de la civilisation chrétienne[3], c'est ce que n'ont pas connu les monarchies de l'antiquité et que ne connaît pas le despotisme oriental. C'est aussi ce que la révolution a tué comme tant d'autres choses en abolissant la noblesse, force morale de l'armée dont le soldat n'est que la force physique". Un peu plus loin, il insiste car cela lui tient à cœur : "Les seules et vraies ennemies des sociétés sont aujourd'hui les fausses doctrines et les mauvais exemples".[4] Bonald théorise donc le recours à l'armée pour mater les révoltes populaires. La peur sociale est bien présente dans son discours "(…) la propriété, objet d'envie plutôt que de respect, est devenue matière de vol et de brigandage et mal défendue par la souveraineté du peuple". Bonald est victime de l’insécurité …

    Ce thème odieux de l'ennemi intérieur est appelé à perdurer. "Le parti communiste est un ennemi de l'intérieur contre lequel il faut décréter la mobilisation générale" déclarera la vice-présidente du Front National lors d'un meeting, en 1984[5].

    Ce mot bonaldien est pris à la lettre. En 1834, à Lyon, on a pu comprendre à quoi pouvait servir la ceinture de fortifications qui enserrent la ville : le feu des forts est dirigé sur la ville insurgée. "Les forts des hauteurs bombardent la ville" écrit Jean Bruhat qui cite un député conservateur de 1834 : "Lyon a subi les ravages d’une horrible dévastation, les lois de la guerre ont été appliquées avec toutes les conséquences. Des habitations sont tombées au bruit de la foudre ou ont été dévorées par l’incendie. Des citoyens inoffensifs, des femmes, des enfants sont morts, victimes des moyens employés pour comprimer et réduire la rébellion". Mais tout cela était prémédité. "Je serai franc" écrit Monfalcon, auteur d’une histoire contemporaine des évènements (1834) "oui, l'autorité en plaçant autour de Lyon une ligne formidable de défense a pensé à l'ennemi intérieur autant qu'aux Sardes[6] et aux Autrichiens ; oui, son système de fortifications porte l'influence dés souvenirs de novembre (1831, JPR), fortement empreints, et celle de la prévision d'une nouvelle attaque à main armée des ouvriers contre nos institutions".

    Pareillement, en 1841, Guizot construit les fortifications de Paris. Cet état d'esprit des classes dirigeantes contre les classes "dangereuses" est conservé en permanence. Les grands travaux haussmanniens à Lyon et Paris, les grandes avenues percées au travers du tissu urbain hérité du Moyen-âge ont explicitement pour objectif "le maintien de la tranquillité de la cité", et la construction de ces avenues -où les pièces d'artillerie pourront manœuvrer facilement[7]- "est encore plus indispensable sous le rapport stratégique que sous ceux de la salubrité et de l'embellissement de cette ville". C’est ce qu’on peut lire dans une lettre du maréchal-comte de Castellane, gouverneur militaire de Lyon, à Vaïsse, préfet du Rhône-maire de Lyon[8] en octobre 1853. La préméditation du massacre des insurgés est patente.

    Mais les objectifs de classe sont atteints, au moins pour un temps. Un mois seulement après l’échec de la tentative de 1834, un député lyonnais déclare à la chambre des députés : "dans Lyon, plus le salaire est faible, plus les ouvriers sont laborieux ; car, lorsque le prix des journées est élevé, ils gagnent en trois jours de quoi ne rien faire le reste de la semaine "[9].

    Voilà des propos que ne contredirait point l’ami Wauquiez qui préfère s’en prendre aux chômeurs plutôt qu’au chômage. 

    L’ennemi de l’intérieur n’est pas mort : il est la force vive de la nation. Cette position dominante n’empêchera pas les répressions sanglantes comme nous le rappelle Zola dans Germinal, ni le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891, date anniversaire qui permet de saluer la mémoire des innocents.

Mais notre règne arrivera

Quand votre règne finira.

Mais notre règne arrivera

Quand votre règne finira.

Alors nous tisserons

Le linceul du vieux monde,

Car on entend déjà la révolte qui gronde !

 sur ce thème, lire aussi : LYON : L’ENNEMI DE L’INTERIEUR, EN 1564 DEJA




 

[2] Louis de BONALD (1754-1840), "Réflexions sur la révolution de juillet 1830" suivis d'autres inédits présentés et annotés par Jean BASTIER, Co-édition Duc-Albatros, Paris, 1988, 176 pages. Ce thème est repris trois fois.

[3] Sans doute pense-t-il au chef d’œuvre de répression que fut celle du Maréchal Soult à Lyon en 1831 (Bonald avait rallié Napoléon, faisant passer par-dessus bord ses convictions légitimistes, il a gardé son admiration pour l’armée impériale).

[4] La faute de grammaire est de Bonald.

[5] Journal LA CROIX, 17 janvier 1984.

[6] Le Piémont (et la Savoie à cette date) appartenait au roi de Piémont-Sardaigne.

[7] En juin 1849, à la Croix-Rousse, une manifestation/émeute des canuts fut écrasée par un feu d’artillerie qui dura six heures ! Le célèbre boulevard de la Croix-Rousse n’était pas encore percé.

[8] C’est l’empire : l’élection libre du maire est supprimée.

[9] Cité par J. BRUHAT, Histoire du mouvement ouvrier français, Éditions Sociales, 1952.

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