LES CANUTS, LE SMIC ET LE POUVOIR D’ACHAT : LA LUTTE CONTINUE…

publié le 27 juin 2011, 03:13 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 2 juil. 2011, 01:33 ]
  12/05/2011  

Je publie aujourd’hui un article de la revue L’esprit canut que j’ai déjà présentée. L’auteur, J.P. Prévost, présente la lutte permanente des Canuts pour le TARIF. Ce fut une lutte poursuivie de père en fils puisqu’il nous apprend que les émeutes/insurrections eurent lieu, sur deux siècles, en moyenne tous les vingt ans, ce qui est l’âge d’une génération. La relève des combattants fut en quelque sorte toujours assurée. La grande bataille de 1831 étonna le monde et fut un exemple international. Je me souviens d’un colloque tenu à Stockholm en 1960 où des savants étrangers citaient en exemple les Canuts lyonnais de 1831. La célèbre devise des travailleurs croix-roussiens "Vivre en travaillant ou mourir en combattant" a mérité de faire le tour du monde. Y-a-t-il autre voie pour améliorer son sort que la lutte concertée et délibérée ? Leur exemple est à suivre, aujourd’hui où on peut noter chez les plus démunis une tendance à baisser les bras.

Marx avait bien dit que le patronat du XIX° siècle ne donnait qu’un salaire capable de reconstituer la force de travail de l’ouvrier et de préparer celle de ses proles, c’est-à-dire de ses enfants car le capitalisme industriel ne peut se passer des ouvriers. Aller au-délà eût été un gaspillage pour ces familles de marchands-fabricants dont J.-P. Prévost nous dit fort justement qu’ils ne fabriquaient rien. Sur ce thème, on lira avec intérêt l’analyse d’un certain Mayet dès 1786, analyse que cite Prévost dans son article fort bien documenté. Mais l’article de Prévost montre aussi que la revendication du Canut tient à la conscience qu’il a de la qualité de son travail : le rémunérer correctement c’est reconnaître le caractère créateur, artistique de ce tissage. Le Canut défend tout à la fois sa dignité de travailleur et celle d’artisan/artiste créatif.

En novembre 2011, souhaitons que la révolte des Canuts lyonnais de 1831 ait l’anniversaire qu’elle mérite. "Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent" disait le grand républicain Victor Hugo. Que les salariés d’aujourd’hui s’emparent de cet exemple lumineux et s’engagent dans la révolution citoyenne dont les Canuts ont ouvert la brèche.

 

Jean-Pierre RISSOAN

 

DE LEUR TARIF A NOS SALAIRES, LE MEME COMBAT !

 

Par Jean-Paul PREVOST

Revue L’esprit canut, n°17.

 

On a largement décrit les révoltes des canuts : les ouvrages cités en référence en témoignent, comme en témoignera aussi le prochain "Novembre des Canuts" lors du 180ème anniversaire de l’émeute insurrectionnelle de 1831. Bien sûr, nous en serons comme vous en serez. Mais au-delà de l’évènement, l’histoire des Canuts est-elle une matière vivante ? Y-a-t-il encore quelque chose à apprendre d’eux ? En quoi ces ouvriers sont-ils exemplaires ?

La haute conscience qu'ils eurent de la valeur de leur travail, du prix auquel ils devaient être payés, comme du rôle de la puissance publique comme arbitre-régulateur des abus des employeurs sont, de notre point de vue, les aspects essentiels que nous retenons. Car depuis l'origine de l'activité de la soierie, les ouvriers canuts n'eurent qu'une constante : la reconnaissance de leur travail au travers de son prix dans la cadre d'une garantie minimum du salaire, qu'ils appelèrent LE TARIF.

Toujours revendiquée, y compris face aux marchands-fabricants-banquiers tout puissants soutenus par des pouvoirs politiques autoritaires soumis totalement au libéralisme économique, cette garantie, toujours promise ne fut jamais obtenue. Qu'il s'agisse des monarchies (absolues ou constitutionnelles), des révolutions (1789, 1830, 1848), des républiques ou des empires, la bataille du TARIF, menée au prix du sang, ne s'éteignit point Les Canuts nous ont appris que la bataille du prix du travail n'est jamais terminée. Aussi, la Croix-Rousse fit-elle avancer le monde lorsqu'en se soulevant elle cria "Vivre en travaillant ou mourir en combattant". Dans leurs émeutes, insurrections, les ouvriers en soie inventèrent le salaire minimum garanti, ils ont comparé le salaire à l'évolution des prix, interpellé l'Etat dans son rôle de régulateur. Ces géants ont placé la valeur travail au centre de l'activité humaine comme ils ont remis en cause la forme inégalitaire du monde, où tout est centré sur le coût du travail humain, tandis que certains "s'enrichissent même en dormant". Et leur monde est, toutes proportions gardées, toujours le nôtre. Voilà pourquoi il est bon de célébrer les Canuts, ces visionnaires.

1. De l'artisanat à la forme capitaliste du tissage des soies

Tout commence lorsque Charles VIII (1436) autorise "tout artisan à travailler la soie en boutique sans y être empêché", puis que Français 1er (1536) invite "les Italiens à s'installer à Lyon" permettant les transferts de technologie et de capitaux nécessaires, la constitution de grandes fortunes. C'est pourquoi, cent ans plus tard (1619), les "financiers appelés aussi marchands" sont exclus de la "Fabrique" qui redevient alors artisanale à la très grande satisfaction des artisans-tisseurs et de leurs ouvriers.

Toutefois, sous les pressions des marchands-financiers, ces derniers seront réintégrés dans la fabrique en 1667, et, malgré les émeutes d'ouvriers à Lyon et dans les faubourgs voisins (Croix-Rousse, Vaise), l'Ordonnance Consulaire de 1731 leur octroie définitivement la maîtrise totale du tissage des soies : coûts et organisation de la production, des prix de vente, des salaires. L'échec des émeutes de 1745 consacrera la forme capitaliste de l'organisation colbertiste de l'industrie de la soie.

Désormais, la question du salaire ne cessera de se poser!

- 1779 et 1786 un tarif régulateur minimum est ébauché qui ne sera jamais appliqué.

- 1789, Révolution. Rien de nouveau. Pire, la loi Le Chapelier (1791) interdit "toute association entre gens du même métier et toute coalition, base du libéralisme économique". C'est une catastrophe sociale et politique. A Lyon, les émeutes se succèdent, durement réprimées ; les clubs révolutionnaires fleurissent, y compris chez les femmes !

Des comparaisons entre hausse des prix et pouvoir d'achat

- 1793 (janvier), le Comité de Salut Public de Lyon convoque une commission mixte fabricants-artisans fixant une augmentation de 30% pour l'aune tissée, avec un blocage des prix des produits de première nécessité car "le marchand a un pied sur la gorge de l'ouvrier et lui dit : pense comme moi, veux un roi ou meurs de faim".

- L'échec de l'insurrection royaliste lyonnaise fin 1793 sera l’occasion d'annuler la mesure salariale. Répression féroce. Denis Monnet et François-Joseph L'Ange sont condamnés à mort pour n'avoir pas démissionné de leurs fonctions électives municipales pendant le siège royaliste de Lyon.

Le Premier Empire une sorte d'âge d’or

1804 : affluence de commandes pour les demeures impériales sous l'impulsion de Joséphine de Beauharnais qui introduit le motif des roses[1]. Création des Prud'homme.

Les conséquences terribles de la crise économique

1826 : la grande crise économique pendant la Restauration (Charles X) cause la fermeture de 11000 métiers sur plus de 40000. Par rapport à 1812 le salaire s'effondre de plus de 50% suite à "une concurrence infernale".

1830 : l'ouvrier ne gagne pas le tiers de ce qu'il gagnait en 1810, ni la moitié de ce qu'il gagnait en 1824. La journée dure de quinze à dix-huit heures, même pour les enfants de 11 ans. Le canut est décrit comme "une des races les plus chétives d'Europe".

Or le canut est un artiste. Chaque ouvrier, aidé de sa famille, possède sa "patte identifiable" au fini de la soie tissée. Avec le métier à bras, tout travail commencé par l'un doit obligatoirement être fini par ce dernier. Mais son art est nié pour mieux en justifier le sous-paiement Aussi le canut est-il décrit comme un être "chétif, malingre, patibulaire, repoussant". Ses conditions de vie sont très difficiles, le salaire est toujours insuffisant, la misère règne. Mais le canut est fier. Sa prise de conscience sociale ira de pair avec celle de son art. La pire des situations étant celle de l’Edit Somptuaire qui contraint au chômage...

2- Un "grand Lyon" d'ouvriers majoritairement précaires en 1830.

Si Lyon compte alors 133000 habitants, avec les villes des faubourgs de La Guillotière (21000), de la Croix-Rousse (16000), de Vaise (5000), de Caluire (5000), le "Grand Lyon" c'est 180000 personnes (104400 ouvriers dont 52000 pour la soie). Au sommet 600 négociants-fabricants "ne fabriquent rien", au milieu 7000 à 8000 maîtres-ouvriers possèdent les métiers dans leurs ateliers, et, (en intérim avant la lettre), 40000 ouvriers canuts (83% de la profession et près de 30% de la population) travaillent à la tâche pour un ouvrage défini, puis sont débauchés à sa fin. S'ils retrouvent de l'ouvrage, ce sera forcément moins payé, compte tenu des délocalisations, des usines-pensionnats, du recrutement de nouveaux canuts dans les campagnes environnantes, de l'emploi des femmes et des enfants, avides hélas de travailler à n'importe quel prix !

Et pendant que les négociants invoquent les "concurrences suisses et anglaises", le préfet du Rhône affirme que "les fabricants supportent avec courage les pertes que les entreprises de commerce éprouvent de la crise commerciale", et les ouvriers chargés de famille sont dans l'impossibilité de subvenir à leurs besoins. Aussi, victimes des prêteurs et des usuriers, ils sont emprisonnés pour dettes et le bureau de bienfaisance est dans l'obligation de leur tendre des secours en nature, et chaque jour "on trouve cinq enfants abandonnés dont deux par leur mère à la naissance".

Aussi 1831 et 1834 voient des émeutes successives pour obtenir "un tarif minimum à l'aune tissée", suivies des sanglantes répressions du pouvoir politique (plus de 150 morts et 1500 arrestations). Et l'échec des tentatives d'interventions originales du préfet et des élus locaux pour concilier les intérêts entre financiers-marchands et ouvriers, toutes désavouées par le pouvoir central partisan du libéralisme pur et dur, entraînera encore de nouvelles émeutes pour LE TARIF en 1848 et en 1885.

Rien de changé en un siècle puisqu'en 1786, dans son mémoire sur les "Fabriques de Lyon" Mayet écrivait déjà, "Personne n'ignore que c'est principalement au bas prix de la main-d’œuvre que Les Fabriques de Lyon doivent leur étonnante prospérité. Il est donc important de ne jamais oublier que le bas prix de la main d'oeuvre rend l'ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses mœurs, plus soumis à la volonté du fabricant et moins suspect de fomenter des ligues".

3- Rien de nouveau sous le soleil : la question du travail et de son prix reste la question

Il y eut donc dix émeutes historiquement connues pendant la période 1667-1885, soit une tous les vingt ans en moyenne. Et la question du TARIF, toujours posée, n'a jamais été solutionnée, toujours été repoussée, vaincue dans le sang. Et toujours elle se pose, encore et encore.

Lorsque le gouvernement de Louis-Philippe annule le tarif négocié à Lyon le 26 novembre 1831, le Journal des Débats (monarchiste) écrit le 8 décembre "la société moderne périra par ses prolétaires, si elle n'en fait pas des propriétaires", et n'entend-on pas dire aujourd'hui "il faut une France de propriétaires et d'auto- entrepreneurs" ? Lorsque l’Echo de la Fabrique écrit "Tant que l'ouvrier ne gagnera à Lyon que 1fr15 à 1fr25 par jour, il ne pourra vivre. Il faut préserver d’un anéantissement total une branche du commerce qui, à elle seule, fait vivre 200.000 individus" on dit encore aujourd'hui "le prix du travail trop élevé en France fait fuir les investisseurs. Il faut travailler plus pour gagner plus".

Imperturbables, les marchands-fabricants externalisent la Fabrique dans les agglomérations autour de Lyon. Les tonnages de tissus de soie passent de 661 tonnes en 1832 à 718 en 1833, et la question des salaires reste toujours posée. Les patrons d’aujourd’hui délocalisent toujours, c'est seulement plus loin au-delà des frontières et des mers...

Ne sont-ce pas à 180 ans d'intervalle les ni mots, sur les mêmes sujets ?

4- Mais qu'est-ce donc que le travail ?

L'être humain n'est-il pas le seul être à créer, inventer, fabriquer, travailler, transformer la nature ? Mais pourquoi donc la société, telle qu'elle est, réduit-elle le travail, essence de l'homme, au seul salaire, moyen de vie voire de survie ? Pourquoi le travail, œuvre de création pure, est-il ravalé à une marchandise à envisager uniquement comme un "coût" à réduire continuellement ? Les Canuts, entre autres, sont l'expression du refus de cette perversion criminelle quand ils refusent que l'art de tisser devienne un bagne. Hier comme aujourd'hui, on meurt de travailler comme de ne pas travailler. Ne dit-on pas que la pire des punitions est d'empêcher l'être humain de travailler ?

Allez, soyez fiers de votre bataille du TARIF, Canuts ! Elle n'est pas terminée. D'ailleurs, le sera-t-elle un jour ?

 

Jean-Paul Prévost.

Bibliographie de l’auteur :

Cet article se réfère aux ouvrages suivants :

"Les Canuts, Vivre en travaillant ou mourir en combattant" de Maurice Moissonnier, Editions Sociales/Messidor (1988),

"Les révoltes des canuts 1831-1834" de Fernand Rude, Editions La Découverte,

"Les canuts ou la démocratie turbulente" de Ludovic Frobert, Editions Tallandier,

et aux discours de Justin Godart.



[1] Cet "âge d’or" explique sans doute le succès de Louis-Napoléon Bonaparte à la Croix-Rousse, lui qui jouait sans cesse de la corde napoléonienne. (JPR).

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