15 octobre 1934, CHINE : la Longue Marche commence..

publié le 17 janv. 2015, 08:02 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 janv. 2017, 10:51 ]

    par Dominique BARI

    Sinologue

 

15 octobre 1934, l’acte I de la Chine populaire : l’épopée de la Longue Marche commence.

 

 

    Chassées par l'armée nationaliste, les troupes communistes quittent leur bastion du sud pour entamer un périple de 12.000 km vers le nord. 86.000 partants vont braver la faim, la nature hostile, livrer bataille sur bataille durant un an contre des légions mieux équipées. Un marcheur sur deux n'arrivera jamais au bout. Cette course tragique n'en reste pas moins un tour de force. Mao, qui y voyait "non pas une fin mais un premier pas", a réussi à convertir une retraite en exploit militaire et politique, faisant de la Longue Marche le mythe fondateur de la Chine populaire.

 NB. Voici d'abord une carte de 1906 avec les noms propres de l’École française d'extrême-Orient, noms que j'ai mis entre parenthèses dans le texte qui suit, après ceux utilisés par D. Bari qui sont l'usage actuel.. Texte intégral de D. Bari ; présentation et mise en page par votre serviteur.


    Confronté depuis 1927 aux campagnes d’anéantissement menées par le Kuomindang, le parti nationaliste de Tchang Kai-Chek, les militants communistes sont contraints de quitter, le 10 octobre 1934, les derniers bastions qu'ils avaient pu conserver dans la province du Jiangxi (Kiang-Si) au sud du pays. Commence alors une longue retraite à travers la Chine qui, en l'espace d'un an, conduit les rescapés aux grottes de Yan'an, dans la province du Shaanxi (Shen-si), en Chine du Nord. Cette épopée de plus de 12000 kilomètres, connue sous le nom de Long Marche - Chang Zheng -, fait figure de mythe fondateur de la révolution chinoise qui a permis à Mao Tsé-toung de s'imposer à la direction du PCC.

    Le futur "Grand Timonier" livrera lui-même, en décembre 1935, l'analyse de cette fuite spectaculaire, qui allait sauver les communistes chinois d'une destruction programmée, en détaillant sa portée historique et l'utilisation qui en sera faite dans la conquête du pouvoir : "La Longue Marche est la première de ce genre dans les annales de l'histoire. Elle est à la fois un manifeste, un instrument de propagande et une machine à semer. (…) Elle a annoncé au monde entier que l'Armée rouge une armée de héros, que les impérialistes et leurs valets Jiang Jieshi (Tchang Kaï-Chek - NDLR) et ses semblables, ne sont bons à rien. (…) Elle a fait savoir aux quelque deux cents millions d'habitants des onze provinces traversées que la voie suivie par l'Armée rouge est la seule voie de leur libération. Sans cette Longue Marche, comment les larges masses populaires auraient-elles pu apprendre aussi rapidement l'existence de la grande vérité incarnée par l'Armée rouge ? La Longue Marche est aussi une machine à semer. Elle a répandu dans les onze provinces des semences qui germeront, porteront des feuilles, des fleurs et des fruits, et qui donneront leur moisson dans l'avenir. (..) Qui l'a conduite à la victoire ? Le Parti communiste. Une situation nouvelle s'est créée après la Longue Marche"[1].

  

   I
les prémices
     

   II est un fait que la Longue Marche est un tournant dans la jeune histoire du Parti communiste chinois (PCC), fondé à Shanghai en 1921. A cette date, c'est une minuscule formation politique d'une cinquantaine de membres. Mais elle est rapidement encadrée par l'Internationale communiste qui la pousse à s'inscrire dans sa stratégie par laquelle une révolution ne peut se faire que par la classe ouvrière. Celle-ci est à l'époque extrêmement réduite en Chine et circonscrite à quelques grandes villes : le prolétariat industriel représentait, en 1949, moins de 2 % de la population chinoise et les masses rurales, plus de 90%. Le PCC tente rapidement d'organiser des syndicats ouvriers révolutionnaires. Conjointement, l'URSS apporte son appui au Kuomintang, le parti nationaliste de Sun Yat-sen, évincé du poste de président de la République de Chine qu'il a occupé après la révolution de 1911. 1911 : SUN YAT-SEN, LA REVOLUTION CHINOISE (1ère partie). Sun cherche à reconquérir le pouvoir, soutenu par les Soviétiques. Un accord est passé entre lui, le PCC et son premier secrétaire général, Chen Duxiu.

    Dès 1925, des grèves éclatent à Shanghai, Canton, Hongkong, amorces d'une montée en puissance d'un fort mouvement anti-impérialiste et d'une poussée révolutionnaire. Syndicats ouvriers et unions paysannes regroupent plusieurs centaines de milliers de militants. Des succès qui suscitent la méfiance des nationalistes, et le Front uni se fissure. La mort de Sun Yat-sen, en 1925, accélère la déchirure.

    ci-dessous : décapitation d'un militant communiste à Canton.

    

    Dès 1926, son successeur, Tchang Kaï-Chek, chef de l'armée du Kuomintang, s'attaque aux communistes. Avec l'aide des puissances occidentales, il réprime l’insurrection ouvrière à Shanghai et la Commune de Canton en 1927, instaurant une terreur blanche. Le PCC est mis hors la loi. Les conseillers soviétiques auprès du Kuomintang sont expulsés. Les premiers doutes s'installent au sein de la direction communiste chinoise sur la voie prônée par Staline et l'Internationale communiste consistant à aider au succès d'une révolution bourgeoise pour y greffer une révolution socialiste. Les dissensions se creusent au sein de la direction du PCC.

    Sous la direction de Li Lisan qui succède à Chen Duxiu, le PCC va multiplier les tentatives insurrectionnelles en milieu urbain. Cette politique souvent conseillée par Moscou est de plus en plus contestée par Mao Tsé-toung et ses partisans, qui misent sur des soulèvements paysans malgré l'échec de la rébellion "Moisson d'automne" dans les campagnes du Hunan (Hou-Nan) (1927-1928) dont Mao assume la responsabilité. Les rescapés se réfugient dans la zone des monts Jinggang, au Jiangxi (Kiang-Si), pour y créer la première "base rouge", qui devient, en novembre 1931, la première République soviétique de Chine. Mao est rejoint par Zhu De, un général nationaliste rallié, fondateur de l'Armée rouge. Celle-ci, en 1929, compte 10.000 hommes. Au dire de Mao, c'était une armée disparate et dépenaillée, équipée de "lances et de vieux fusils de chasse". Dans une quinzaine de régions montagneuses, d'autres petites bases se constituent où se prépare une lutte de guérilla de longue durée. Mao cultive l'idée que les révolutionnaires chinois doivent s'appuyer en priorité sur la paysannerie misérable des campagnes plutôt que sur la classe ouvrière des villes. Cette idée est longtemps combattue par les autres leaders du Parti, notamment le très influent Chou En-lai.

    La relance de la politique des soulèvements urbains menée en 1930 par Li Lisan dilapide tout un héritage de luttes ouvrières. Il ne reste dans les villes que quelques poignées de survivants militants clandestins. En septembre 1930, Li Lisan est éliminé de la direction. La critique du "lilisanisme" - surestimation du mouvement révolutionnaire et sous-estimation du rôle des "bases soviétiques rurales" - bat son plein. Pourtant, la direction du PCC échoit aux "28 bolcheviks", surnom que leur donne Mao par dérision, tout frais émoulus des universités de Moscou qui préconisent une réforme agraire radicale et une politisation systématique des luttes ouvrières. Sur le plan militaire, ils poussent à une guerre frontale avec les forces de Tchang Kaï-Chek, alors que Mao veut s'en tenir à une stratégie plus souple de guérilla. Dès 1932, il est écarté des centres de décision, une marginalisation dissimulée par sa nomination au poste de président de la République soviétique de Chine.

    L'heure est alors extrêmement grave pour la Chine : le Japon a envahi la Mandchourie en 1931 et y a créé un État fantoche, le Mandchoukouo. En avril 1932, la République soviétique chinoise appelle officiellement à la formation d'"une armée anti-japonaise de volontaires". Les troupes nippones progressent inexorablement vers l'ouest et le sud du pays. C'est le moment choisi par Tchang Kaï-chek pour lancer ses "campagnes d'anéantissement" contre les soviets du Jiangxi. Le généralissime n'a qu'un objectif : exterminer les "bandits communistes". Entre 1930 et 1933, quatre campagnes de l'armée nationaliste ne réussissent pas à détruire les bases révolutionnaires. En octobre 1933, Tchang Kaï-Chek concentre un million de soldats et déclenche la "5ème campagne". Assiégés, les soviets sont au bord de la disparition.


    II

l'épreuve


    Répartis en petits groupes, les communistes parviennent à rompre le blocus. Le 10 octobre 1934, 86.000 hommes de la première armée, celle de Mao et de Zhu De, quittent Ruijin et Gucheng, dans la province du Jiangxi. Ce qui allait devenir la Longue Marche n'était encore désigné que comme un "transfert stratégique" vers un lieu non connu. L'objectif final était-il un retour au Jiangxi après un passage prolongé au Sud-Hunan (Hou-Nan), ou envisageait-on l'établissement de nouvelles bases ?

    Nul ne pensait alors qu'un périple de l2.000 kilomètres, qui allait se terminer en Chine  du Nord, 368 jours plus tard, attendait ces milliers de militants. Parmi eux se comptaient 40.000 à 45.000 soldats et autant de cadres politiques, dont la quasi-totalité de la direction du PCC. Une trentaine femmes y participaient. Parmi elles, la troisième épouse de Mao, He Zizhen, qui, enceinte et grièvement blessée, abandonnera son nouveau-né (une fille) à des paysans. On n’en retrouvera pas la trace. Les soldats sont des paysans capables de parcourir 40 kilomètres par jour, voire plus, sur des pistes qu'il faut souvent tracer. Combats et escarmouches sont pratiquement quotidiens.

    Mais durant ces semaines terribles, les confrontations politiques se poursuivent au plus haut niveau. Itinéraire à suivre et tactique militaire opposent Mao à d'autres dirigeants du PCC soutenus par les représentants Komintern : guerre de mouvement et guérilla pour Mao ou choc frontal avec des unités nationalistes. Poursuite vers l'ouest pour le premier au lieu de la route du nord vers le Sichuan pour les seconds, où les attendent les troupes nationalistes. Pour la première fois depuis 1932, Mao va imposer ses choix. L'armée fait halte à Zunyi, au nord de la province de Guizhou (Kouei-Tcheou), après avoir subi, début décembre, une des plus terribles défaites de la Longue Marche [2] à Quanzhou, dans le Guangxi (Kouang-Si). Une bataille de trois jours au cours desquels 15.000 hommes sont tués ou blessés. Sur les 86.000 qui avaient quitté le Jiangxi, trois mois plus tôt, il n'en reste que 40.000. Plus que jamais, l'armée n'est qu'une bande de fuyards promis à une destruction prochaine dont se moque la propagande réactionnaire. Les soldats gravement blessés sont laissés dans les villages avec quelques yuans pour assurer leurs soins. La plupart sont pris par les poursuivants nationalistes et exécutés.

    À la mi-janvier 1935, la réunion du Bureau politique de Zunyi entérine les propositions de Mao, qui atteint pour la première fois une position dominante à la direction du PCC. Il est élu président du Comité central du PCC, fort du ralliement de l'influent Chou En-lai. Ce succès n'est en rien définitif, contrairement à la légende maoïste ultérieure. Sa nomination est contestée, notamment par Zhang Guo-tao qui conduit la 4ème armée, plus nombreuse et mieux équipée. Mao refuse de le rejoindre au nord du Yang-tse, dont la route est coupée par les soldats de Tchang Kaï-Chek.

    Pendant deux mois, Mao met en pratique son "art de la guerre" entre le Guizhou et le Yunnan, une guerre mobile qui déroute l'ennemi. Ses troupes traversent quatre fois la rivière Chïshui, entre le Guizhou (Kouei-Tcheou) et le Sichuan, avant de remarcher vers le sud : elles font des cercles de 500 à 600 kilomètres autour de Zunyi (ville du nord de la province du Guizhou (Kouei-Tcheou), JPR) et finissent par remonter vers le nord pour traverser enfin, début mai, le haut Yangtze, là où elles étaient le moins attendues. La stratégie de Mao a coûté cher en vies humaines à la 1ère armée; ses détracteurs le lui reprochent. Zhang Guo-tao, membre du BP, se pose officiellement en rival.

    En juillet 1935, la jonction se fait entre la 1ère et la 4ème armée à Maokhai, dans le Sichuan, mais les dissensions demeurent entre leurs deux chefs sur la destination finale. Il s'en est fallu de peu que le désaccord ne dégénère en conflit. Les deux armées se séparent. La première manœuvre pour rejoindre le Nord-Shanxi (Shan-Si), où subsiste une base rouge. Après quelques combats, Mao et quelque 5.000 militants arrivent le 19 octobre à bon port. La 4ème armée, qui voulait se rendre au Xinjiang, plus proche de la frontière soviétique, est, elle, mise en pièces par la cavalerie musulmane des Hui, fidèles aux nationalistes, aux confins du Gansu (Kan-Sou) et du Xinjiang. C'est en vaincus que Zhang Guo-tao et les rescapés rallient en 1936 les forces de Mao à Yan'an.

    Mao et les survivants s'installent dans les grottes du plateau de lœss à Yan'an, que les dirigeants communistes vont habiter jusqu'au printemps 1947. C'est là que les journalistes américains Edgar Snow, Nym Wales et Agnes Smedley découvrent un communisme de troglodytes au plus profond de la "Chine jaune" (l'intérieur), rurale et misérable. La résistance à l'invasion japonaise leur permet bientôt de rompre l'isolement. La Longue Marche marque l'ascension de Mao à la tête d'un communisme national dont les "internationalistes" sont écartés par la coalition Mao - Liu Shaoqi - Chou En-lai, qui dominera le parti jusqu'à la rupture de la Révolution culturelle. A Yan'an, Mao tient enfin le cadre politique national qui manquait à sa construction au Jiangxi (Kiang-Si). La perspective du passage au pouvoir s'ouvre à lui et la Longue Marche s'en trouve justifiée et mythifiée.

 

    DOMINIQUE BARI

    (article paru dans l'Huma-dimanche du 16/22 octobre 2014).

 La carte peut-être plus lisible ? En tout cas, les vilaines croix bleues représentent les soviets du PCC détruits pat l'armée de Tchang Kaî-tcek (carte supprimée à cause du manque de place sur ce site JPR.

source de la carte : http://fr.wikipedia.org/wiki/Longue_Marche#mediaviewer/File:LaLargaMarcha19341935-fr.svg

 

A consulter également:

Mao Tsé-toung, de Philip Short, Fayard, 1999.

Mao et la révolution chinoise, d’Yves Chevrier, Casterman, 1993.

 sur ce site, lire aussi : 1911 : SUN YAT-SEN, LA RÉVOLUTION CHINOISE (1ère partie)

                                            1912 : la Chine devient la première république d’Asie

                                            Chine : La révolution du 4 mai 1919

                                et aussi La Chine avant 1911 : la géopolitique et les hommes (1ère partie) et, donc, la deuxième partie etc...


[1] MAO Tsé-toung, rapport au Bureau politique du PCC, 27 décembre 1935.

[2] Dixit le maréchal Nie Rong-zhen dans ses Mémoires, cité par Alain Roux, « Le Singe et le Tigre, Mao un destin chinois», Larousse, 2009.

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