Ce texte est de l’historien sinologue Alain Roux. Il est extrait de son travail intitulé « Les Révolutions chinoises » publié dans le volume « les révolutions chinoises » par les éditions Martinsart. NB. : les intertitres sont de moi-même J.-P. R.. Mais d’abord, je me permets une mise en exergue d’un texte de Confucius qui montre l’essence traditionaliste de la pensée de ce personnage. La Chine a vécu des millénaires avec ces idées. On comprend que l’Empire du milieu ait duré si longtemps et même sous la menace japonaise et occidentale, à la fin du XIX° siècle, certains Chinois refusaient tout changement. Quand Alain Roux dit que le 4 mai 1919 est la mort de Confucius, il montre toute l’importance historique de cette date et de l’évènement qui annonce d’ailleurs la naissance du Parti communiste chinois. Le sage règle sa conduite d'après la condition dans laquelle il se trouve; il ne désire rien en dehors de sa condition. Dans les richesses et les honneurs, il agit comme il convient à un homme riche et honoré. Dans la pauvreté et l'abjection, il agit comme il convient à un homme pauvre et méprisé. Au milieu des barbares de l'occident et du septentrion, il agit comme il convient au milieu de ces barbares. Dans le malheur et la souffrance, il agit comme il convient dans le malheur et la souffrance. Partout et toujours le sage a ce qui lui suffit. Dans un rang élevé, il ne vexe pas ses inférieurs ; dans un rang inférieur, il ne recherche pas la faveur des grands. II se rend lui-même parfait, et ne demande rien à personne; aussi ne se plaint-il jamais. Il ne se plaint pas du Ciel, il n'accuse pas les hommes. Le sage ne quitte pas le chemin uni ; il attend tranquillement les dispositions de la Providence. Celui qui n'est pas vertueux court chercher la fortune à travers les précipices. L'invariable milieu,
LE 4 MAI 1919
par Alain Roux
(…) de nouvelles forces s'affirment à la ville qui vont relancer la révolution chinoise (de 1911, JPR). Le Mouvement du 4 mai 1919 en témoigne. En quelques semaines, Confucius va mourir tandis que la jeunesse intellectuelle va découvrir le socialisme européen: Marx, Lénine. Et la classe ouvrière chinoise sort de l'ombre, attentive aux salves de la Révolution d'Octobre. On l'a écrit: le 4 mai 1919, c'est le jour où mourut Confucius. Cette mort fut causée par un incident d'une gravité moyenne qui révéla combien la jeunesse urbaine avait rejeté les idéaux de la Chine traditionnelle.
La gifle du traité de Versailles Le 4 mai 1919, à Pékin, à 1 heure trente de l'après-midi, 3000 étudiants de 13 collèges et universités se rassemblent près de la porte de la Paix Céleste. Un tract distribué par leurs soins, écrit en langue populaire, pose le problème : ces jeunes gens en colère veulent s'opposer aux décisions de la Conférence de Versailles concernant les possessions allemandes en Chine. La Chine a déclaré la guerre aux Empires centraux en 1917. Elle a envoyé vers l'Europe quelque deux cent mille coolies employés dans les usines françaises. Or, on vient d'apprendre que les « droits » acquis naguère par l'empire allemand au Shandong sont transmis... au Japon. Le pillage de la Chine se poursuit donc. Les milieux intellectuels chinois qui s'étaient fait quelques illusions sur les idéaux humanitaires du président américain Wilson sont particulièrement irrités. On sait, par ailleurs, que certains ministres chinois sont ouvertement liés aux intérêts japonais. Il n'est donc pas étonnant que la foule nombreuse qui écoute les discours enflammés des étudiants demandant que la Chine repousse les traités de paix et que l'on chasse les ministres traîtres, soit émue. On pleure, on crie. On marche sur le quartier où sont les ambassades étrangères. Refoulés par la troupe, les manifestants se ruent sur la demeure d'un des trois ministres haïs. Vers 5 heures, elle est en flammes. Le propriétaire est en fuite, mais un de ses collègues est roué de coups... La police intervient avec mollesse. Vers 18 heures tout est fini. 32 étudiants sont arrêtés.
Les étudiants, moteurs de l’histoire Désormais les meetings et les grèves d'étudiants se multiplient. Bientôt les étudiants de Tien-tsin, puis de Shanghai, de Nankin, de Canton suivent. Les Chambres de commerce chinoises appellent au boycott des marchandises japonaises. Les militaristes de Pékin réagissent et arrêtent 1.150 étudiants, transformant des collèges en prison. Le 5 juin, 5000 étudiants se répandent dans les rues et haranguent la foule, juchés sur des caisses, aux carrefours. Leurs robes noires de lettrés impressionnent les auditeurs. A nouveau, on pleure. Une grève générale des étudiants est soigneusement organisée. A Shanghai, les 13.000 étudiants se sentent soutenus par toute la population chinoise. Les boutiques des commerçants sont fermées par un volet de bois. Le 11 juin il y a 90.000 grévistes dans sept usines de coton, dans sept chantiers de constructions mécaniques; les bus, les tramways, les trains s'arrêtent. La bourgeoisie chinoise s'affirme. La classe ouvrière apparaît, mais comme force d'appoint, comme « bouclier d'arrière-garde des marchands et des étudiants », déclare un tract de la Guilde des métaux. Des « groupes de dix pour sauver la patrie » parcourent les grandes artères où se tient un meeting permanent et indigné. Il y a partout des affiches en gros caractères. Le gouvernement recule, relâche les prisonniers. La liesse populaire éclate ; des parades promènent les héros momentanés tandis que fusent les pétards. Le 28, on apprend que la Chine ne signe pas les traités de paix. Le premier mouvement de masse anti-impérialiste de la Chine contemporaine se terminait par un succès. Bien que plus des 90 p. 100 de la population chinoise - les paysans - n'aient pas été atteints par cette vague de colère, l'événement inaugurait une nouvelle étape de l'histoire de Chine. Il faut donc dégager sa signification.
Une vraie révolution culturelle Certes, et avant tout, la description des faits laisse surtout apparaître l'aspect patriotique. Un nationalisme moderne s'affirme. La Chine humiliée, dominée par l'impérialisme, veut reconquérir son indépendance. Cette lutte va durer trente ans. La plupart des dirigeants de la Chine actuelle y ont participé, notamment Chou-En-lai, Mao Tsé-toung, Liu-Shao-chi. Mais, de plus, ce mouvement se situe au cœur d'une véritable révolution culturelle, commencée dès 1915. Cette année-là, en effet, de jeunes intellectuels lancent une revue dont le titre - en chinois et en français - La Jeunesse est un défi à la tradition chinoise. On y exalte tout ce qui est neuf dans une rage iconoclaste. Lisons plutôt des extraits d'articles de l'animateur de la publication, Chen Tu-hsiu. Ce lettré, issu d'une bonne famille du bas Yang-tse ayant renoncé à des études classiques, sachant le français, puis séjournant au Japon, admire la Révolution française et déteste l'héritage culturel chinois. « La jeunesse, écrit-il, c'est le début du printemps, le soleil levant, l'herbe tendre et les arbres en fleurs, une lame fraîchement aiguisée. C'est le moment le plus précieux de la vie ». Réponse brutale à la célèbre formule de Confucius : « A quinze ans, je m'appliquais à l'étude de la sagesse; à trente ans je marchais d'un pas ferme dans le chemin de la vertu ; à quarante ans, j'avais l'intelligence parfaitement éclairée ; à cinquante ans, je connaissais les lois de la Providence ; à soixante ans, je comprenais sans avoir besoin d'y réfléchir tout ce que mon oreille entendait ; à soixante-dix ans, en suivant les désirs de mon cœur, je ne transgressais aucune règle» soit un éloge de la vieillesse et de la soumission... Chen Tu-hsiu appelle, au contraire, à la rébellion, au rejet de tout ce qui est vieux et bon à rien. En lutte contre les conservateurs, il écrit à leur propos : « Ils ont accusé ce magazine de se proposer de détruire le Confucianisme, le code des rites, la quintessence nationale, la chasteté des femmes, la morale traditionnelle. Nous acceptons ces accusations, mais nous ne plaidons pas coupable. Nous avons commis ces crimes pour la seule raison que nous défendions Monsieur Démocratie et Monsieur Science. Pour prendre la défense de Monsieur Démocratie, nous étions obligés de lutter contre le Confucianisme, les rites, la chasteté des femmes, la morale traditionnelle et la politique à l'ancienne mode ; pour prendre la défense de Monsieur Science nous étions obligés de nous en prendre aux arts et à la religion traditionnels ». L'écho de ces idées nouvelles est grand, notamment dans la jeunesse des écoles.
Mao déjà Mao, jeune étudiant du Hun-an, lit avec ferveur ces textes. II écrira bientôt ses tout premiers articles : l'un prône l'éducation physique, l'autre s'indigne du suicide d'une jeune fille menacée d'être mariée par sa famille contre son gré. Certes, les forces les plus obscurantistes sont toujours dominantes. Tel ce professeur de géographie et d'histoire de l’École normale de Wuhan qui fait une brillante démonstration mathématique pour confirmer le confucianisme : le nombre 1 (en chinois"-") signifie l'homme ; le nombre 2 (en chinois "=") signifie la femme : il appert que l'on ne peut écrire "=" sans "-" donc que l'homme l'emporte sur la femme ! Quant au gouvernement, il y met du sien : on décide d'honorer (d'une arche, par exemple) la femme vertueuse, c'est-à-dire qui se suicide après la mort de son époux ou de son fiancé. Ainsi une malheureuse met 98 jours à agoniser après la mort de son mari ; seule sa neuvième tentative de suicide est réussie. Mais que d'honneur pour sa famille qui reçoit une belle médaille ! Aussi ces jeunes gens qui refusent les mariages arrangés par leur famille - parmi eux, Mao - qui annoncent l'abandon de leur nom de famille, qui affirment les droits de l'individu face à la famille féodale ne doivent-ils pas faire sourire. Leurs rêves ne seront réalisés que trente ans plus tard, dans un contexte totalement différent. Leur révolte est celle de fils de bonne famille; l'immense monde rural en ignore tout, ou désapprouve. Mais un des piliers de l'ordre chinois, de la vieille société, est ébranlé. Les premiers dirigeants révolutionnaires vont se recruter parmi ces intellectuels, ces fils de hobereaux ou de bourgeois. Cette révolution culturelle en grande partie avortée, se prolonge, semblant se contenter de n'être qu'une révolution littéraire... d'où sortira après 1925 une littérature révolutionnaire.
Les voies de l’avenir Sans doute en 1919 témoigne-t-elle surtout des progrès accomplis par la bourgeoisie chinoise depuis 1911. Car la guerre de 1914 lui a été profitable. La disparition momentanée des puissances impérialistes libère le marché chinois de leur emprise ; les achats massifs de l'Europe en guerre stimulent la production ; des grands brasseurs d'affaires chinois s'affirment; ainsi dans le coton ou la banque à Shanghai. Un optimisme d'allure saint-simonienne se précise. En témoigne, les rêves de Sun Yat-sen dans son livre : Le développement international de la Chine : de nouveaux ports doivent être construits qui rivaliseront avec New York, on verra disparaître les zones d'influence impérialiste, on reliera par 10.000 kilomètres de voies ferrées la plaine du Fleuve Jaune au réseau russe d'Asie centrale. Pékin et le Cap seront réunis par le rail. Le boycott anti-japonais de 1919, en plein boom économique, permet de lancer des filatures à Ning-Po, à Hang-Tcheou, Tien-tsin. Ce printemps de la bourgeoisie nationale sera bref : dès mars 1920, la crise économique gagne peu à peu la Chine ; elle est très sévère en 1923. Il n'en reste pas moins que le goût pour les valeurs occidentales, l'apologie du libéralisme, l'exaltation de l'individu, sont des thèmes que l'on peut mettre en rapport avec cette prise de conscience que la bourgeoisie chinoise fait de sa jeune force. La révolution culturelle tentée et, pour l'essentiel, manquée, en 1919, est celle de la bourgeoisie chinoise en lutte contre les valeurs féodales; mais c'est aussi autre chose. La tuerie de 1914 jette un doute dans l'opinion chinoise sur l'excellence de la civilisation occidentale ; la Révolution d'octobre 1917 pose de nouveaux problèmes. En mai 1919, un autre intellectuel, beaucoup moins occidentalisé que Chen Tu-shiu, découvre avec hésitation le marxisme. Après la destruction du confucianisme et l'exaltation de l'Occident, Li Ta-chao présente les éléments d'une solution. Le marxisme n'est guère connu, cependant, que par une traduction du Manifeste de 1906 et par des discussions au Japon. C'est en juin 1919 que Salaire, Prix et Profit de Marx est traduit. Car le Mouvement du 4 mai 1919, commencé dans l'enthousiasme patriotique et novateur, nourri d'idéologies contradictoires, soutenu par une bourgeoisie en expansion, va voir, dans sa phase déclinante, naître le Parti communiste chinois. (…) Durant
l’été 1920, 70 personnes constituent un comité d’initiative pour la fondation
du Parti communiste chinois. L’argent nécessaire provient des bénéfices de la
revue La
jeunesse. Fin de l’article d'Alain ROUX NB. Alain Roux parle de la mort de Confucius, c'est un point sur lequel on peut ne plus être d'accord. Une pensée ancestrale, millénaire même, qui a façonné des centaines de générations de Chinois ne peut disparaître aussi rapidement. La "révolution" du 4 mai 1919 n'en marque pas point une rupture idéologique décisive avec cette pensée traditionaliste, conservatrice et réactionnaire. Aujourd’hui, 2013, on parle de renaissance du confucianisme dans la Chine "communiste". C'est logique : les 400 millions de nouveaux-riches, parfois multimilliardaires, ont besoin de justifier leur fortune, de la légitimer, aux yeux du milliard de Chinois qui restent encore pauvres. note de JPR. |