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Socialisme en Allemagne : Berlin-la-rouge (1871-1933) 2ème partie.

publié le 1 déc. 2015, 04:16 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 5 avr. 2016, 06:31 ]

    Après la guerre de 1914-18, le socialisme se divise avec la création du KPD -parti communiste allemand-. Progressivement, ce parti va devenir le premier parti de la capitale : son implantation est très forte chez la classe ouvrière où il est reçu comme l’héritier direct des glorieux Spartakistes mais très forte également au sein des intellectuels. L’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 fait cesser l’histoire du socialisme à Berlin comme partout ailleurs en Allemagne[1]. Je vais m’attacher surtout à la géographie électorale de la capitale que la 1ère partie avait pour but de préparer.  Socialisme en Allemagne : Berlin-la-rouge (1871-1933) 1ère partie

 

I.

BERLIN DE LA RÉPUBLIQUE DE WEIMAR

 

        Le Grand Berlin (Groß-Berlin) ou, à proprement parler, la ville de Berlin (Stadt Berlin), est créé par la loi du 1er octobre 1920 par l’annexion de 7 villes (Charlottenbourg, Köpenick, Lichtenberg, Neukölln, Schöneberg, Spandau et Wilmersdorf), 59 communes rurales (Landsgemeinde) et 27 territoires communaux (Gutsbezirke). Comme Paris, on le divise alors en 20 districts administratifs (Bezirke) ou arrondissements (cf. la carte ci-dessous). La ville compte à cette époque 3,8 millions d’habitants, s'étalant sur une superficie de 883 km2. Grosso modo, les limites du Grand Berlin ressemble à un trapèze dont la base mesure 40km et le sommet 25. Entre les deux, la longueur nord-sud et d’environ 30km. L’Inner Berlin, c’est 10km de large et 7 de haut.

          Sur la carte suivante, les trois étapes décisives sont illustrées par

-          le Berlin initial : c’est le district n°1 : Mitte (ou Centre).

-          l’Inner-Berlin d’après 1861 : ce sont les districts numérotés de 1 à 6.

-          Le Groß-Berlin ou Grand Berlin devenu Stadt Berlin comprend les 20 districts dont le nom figure en bas de la carte.


    Pour bien "lire" la carte il faut se remémorer le texte de la partie précédente. Une des originalités de Berlin est d'avoir gardé ses ouvriers au centre mais comme dans les autres capitales européennes, bourgeoisie et aristocratie ont fui les quartiers pauvres, industriels et pollués. A Berlin, la tendance portait les immeubles vers l'ouest (Charlottenburg) puis le sud-ouest à travers la forêt de Grunwald (9° district) et autour du lac de Wann (Wannsee). Un quartier du 10° district, se dénomme Potsdamer Forst, mot à mot forêt de Potsdam, autrement-dit on a le phénomène urbanistique versaillais...
    Tout cela peut se lire dans la carte élaborée par Milatz.    
    

    Cette carte est élaborée de façon bizarre. Elle est bâtie à partir des statistiques des familles (parents et enfants) dont le chef travaille dans l'industrie et l’artisanat ainsi que dans le transport et le commerce. Ne sont donc pas compris les professions libérales et fonctionnaires ainsi que les rentiers et autres personnes inactives. Je précise que sous l'Allemagne impériale et celle de Weimar, un quartier de fonctionnaires vote à droite. Le fonctionnaire est au service de l’empereur (ou au service de son souvenir sous la république) alors que, en France, il est au service de la république et vote généralement à gauche.
    Les districts où ces professions disons, grossièrement, manuelles sont le plus représentées (80 à 90%) sont numérotés 3, 5, 15, 14 puis -avec de 70 à 80%- les districts 1,4,6,13.
    En bas de l'échelle - mais au haut de l'échelle sociale - on a le district n°10 de Zehlendorf au sud-ouest avec seulement de 40 à 50% de professions "manuelles". Wilmersdorf dépasse à peine la majorité absolue. Les plus observateurs d'entre-vous auront constaté que la délimitation diffère entre les districts 9 et 10 selon les deux cartes. Il faut considérer comme juste la délimitation de Milatz, ci-contre. Je précise que Zehlendorf comprend le quartier de Dohlen, hyper-sélectif socialement, et que c'est là, à cet endroit, que le grand massacreur des Spartakistes, Noske,  a concentré ses troupes afin de foncer sur le centre de Berlin tenu par les insurgés. Vieille méthode déjà utilisée par Thiers, massacreur de la Commune de Paris, qui avait fait sortir tous les soldats réguliers de Paris pour les rassembler sur Versailles. Fort heureusement, nous disposons d'une autre source pour l'étude du comportement électoral des Berlinois, le livre de Karl-Dietrich BRACHER mais celui-ci donne des renseignements épars selon les exemples qui lui semblent les plus convaincants. 

II.

BERLIN DES ANNÉES VINGT

 

    Pour se faire une idée de l’extraordinaire vigueur de la vie culturelle à Berlin durant la période Weimar, on pourra lire l’article : https://en.wikipedia.org/wiki/1920s_Berlin et visionner une vidéo des années 1920, « les Goldene Zwanziger à Berlin » 

https://www.youtube.com/watch?v=4ls8SPpRXgU&feature=player_embedded

    Berlin s’est renforcé comme centre industriel d’importance qui repose sur les activités de transformation modernes comme les constructions mécaniques et électriques. Les ouvriers sont souvent hautement qualifiés. Ils furent, nous l’avons vu, la base sociale du spartakisme. Puis le KPD s’y est solidement implanté.

    Concernant l’élection présidentielle de 1925, opposant Hindenburg à Wilhelm Marx - catholique du Zentrum soutenu par le SPD - avec, en outsider, le candidat communiste Thaelmann, les résultats à Berlin montrent le zoning social. Hindenburg obtient la majorité absolue dans les districts du sud-ouest : Zehlendorf, Steglitz et Wilmersdorf, respectivement numérotés 10, 12 et 9. Les districts les plus récalcitrants au vote de droite-extrême sont : Wedding (n°3), Friedrichshain (n°5) et Neukölln (n°14), là, Thaelmann obtient d’excellents scores. Partout ailleurs, la social-démocratie place Marx en tête. Je dis social-démocratie car le vote Zentrum/catholique est mineur à Berlin (4% maximum), la ville étant de tradition et culture protestantes.

    Nous savons le comportement des Berlinois à l’égard de l’indemnisation des princes. (lien Weimar : ni révolution, ni république... (atlas)). Très républicains, les Berlinois votèrent à 63% des INSCRITS contre l’indemnisation des princes évincés par la révolution de 1918-1919. C’est à Berlin que l’opposition à cette indemnisation fut la plus forte. Mais Berlin est une avant-garde trop éloignée des forêts bavaroises...

    En fait, Berlin après-guerre[2] a connu une authentique révolution culturelle marquée par le rejet de la tradition Hohenzollern. Gilbert Badia, germaniste reconnu, traducteur de nombreuses œuvres[3], écrit :

"L’Expressionnisme allemand, même avec ses outrances et ses aspects souvent déclamatoires, n'en est pas moins au total un effort pour rompre avec un passé dont la guerre et la défaite ont prouvé le caractère néfaste. Les artistes se révoltent contre la société wilhelminienne qui apparaît figée et conformiste, mutilant l'homme et débouchant sur le massacre de la guerre. Un monde nouveau a surgi qu'il s'agit de traduire et d'interpréter".

    Si cela concerne toute l’Allemagne (Munich est aussi très créative), c’est surtout à Berlin que le changement s’exprime de manière échevelée et tous azimuts. Berlin n’est plus Berlin. Des artistes tels que Otto Dix, Lionel Feininger, Bertolt Brecht et Arnold Zweig vivent et travaillent ici. C´est ici qu´œuvrent les prix Nobel Albert Einstein et Fritz Haber.

    L’union nouvelle entre ouvriers et intellectuels s’exprime de façon originale avec les Agit-prop-Truppen de Piscator et Berthold Brecht :

"Les théâtres existants avaient fortement subi l'influence de l'action populaire qui s'était développée dans la période de désordres politiques durant laquelle Georg Kaiser et Ernst Tôlier, puis Brecht, étaient apparus sur la scène. S'étaient alors esquissées les premières formes de ce qu'on nommait le « théâtre ouvrier », surtout entre 1925 et 1930, également sous l'influence des formes populaires du théâtre soviétique. Ainsi l'Arbeiter-Theater-Bund, créé sur le thème de « l'art pour le peuple par le peuple », comptait en 1926 plus de 8 000 acteurs amateurs, ouvriers, répartis par groupes de 8 à 15 et interprétant des scènes courtes (mimes, tableaux vivants), des « chœurs parlés », de-poèmes, des mots d'ordre dialogues si l'on peut ainsi dire, cela dans la rue, les usines, les villages. En 1929, l'ampleur de ce mouvement était telle qu'elle suscitait la création d'une Fédération des théâtres ouvriers d'Allemagne"[4].

    C’est dans ces conditions, dans cette ambiance que le Parti communiste allemand progresse régulièrement. Entre les deux élections générales de 1924 et de 1928, période de la Prosperität, des Goldene Zwanziger, le KPD passe de 19 à 29% des voix pour la circonscription de Berlin [5]. Il culminera à 37% en novembre 1932, devançant largement tous les autres partis. En revanche, de 1924 à 1928, le parti nazi passe de 1,6 à 1,4% après avoir obtenu 3,6% peu de temps auparavant. Cela étant dit pour contrecarrer cette antienne qui fait du Parti communiste un parti de crise pour lequel on vote au moment des difficultés. Pour les nazis, au contraire, il est clair que la crise est une aubaine : il bondit à 12,8% dès septembre 1930 (circonscription de Berlin, élections générales). Son plus gros score, sur Berlin, ne dépassera pas 24,6 en juillet 1932 [6].

    Ce n’est pas à Berlin-la-rouge que pense Joseph Dresch quand il parle des conséquences néfastes du prussianisme.

 

    CLASSES SOCIALES ET COMPORTEMENT ÉLECTORAL

    Comment les différentes classes sociales ont-elles "reçu" le nazisme. A Berlin la réponse est claire. NB. Il faut, ici, avoir un œil sur la carte socio-professionnelle des districts.

Tableau 1

La réception du nazisme par la bourgeoise allemande : le cas de Berlin.

Élections du 6 novembre 1932.

 

Secteurs de Berlin

%

ouvriers

%

Indépendants

Fonction.

& cadres

%

K.P.D.

%

Nazis.

Berlin - Zehlendorf

22,2

30,5

34,4

10,4

29,4

Berlin - Centre

43,5

23,7

26,8

34,4

25,9

Berlin - Wedding

61,9

13,0

22,3

47,1

18,0

Berlin (20 districts)

-

-

-

37,1

22,5

Ensemble du Reich

45,1

17,3

16,5

16,9

33,1

Sources : établi à partir des données fournies par Karl-Dietrich BRACHER.

 

    Le cas de Berlin permet de constater la différence de comportement. A Berlin, les ouvriers ne votent pas nazi. Le cas du secteur de Wedding (district n°3, fief de Schering et AEG) est édifiant. Le KPD y frôle la majorité absolue. Les nazis font presque la moitié de leur score national. La capitale allemande est de surcroît une ville intellectuelle pleine de créativité mais il est évidemment difficile de trouver des bureaux de vote où seraient concentrées ces professions qui sont très réceptives au marxisme. Le tableau montre bien où le parti nazi fait ses meilleures - ses pires - performances : le quartier résidentiel et cossu de Zehlendorf, avec ses 64,9% de classes moyennes et supérieures ne donne que 10% au KPD mais 29% au parti hitlérien. Mitte (district n°1, Berlin-Centre) conjugue la force du prolétariat à celle des intellectuels.

    A titre de comparaison voici le cas de quelques villes de taille moyenne. Ratisbonne illustre le cas d’une ville de Bavière "encadrée" par l’Eglise catholique (46,3% au Zentrum) et la plupart, moins industrialisées que le reste du pays, donnent un score moindre au KPD, cependant que le parti nazi récolte les voix des bourgeoisies petite et moyenne fortement représentées dans ces villes. Francfort-sur-le-Main, ville de foire célèbre, ouverte sur le monde et historiquement libérale, est moins rétive au vote communiste (18%, plus que la moyenne nationale).

Tableau 2

Cas de villes moyennes.

Élections du 6 novembre 1932.

 

Villes

 

%

Ouvriers

 

% Prof
indépen.

 

Fonction.
& Cadres

 

%

K.P.D.

 

%

Nazis.

 

Francfort/Main

 

40,7

 

19,1

 

34,6

 

18,0

 

34,2

 

Wiesbaden

 

38,1

 

24,3

 

30,8

 

15,7

 

36,9

 

Weimar

 

35,5

 

23,3

 

33,4

13,9

 

38,9

 

Ratisbonne

 

40,6

 

19,3

 

34,8

 

09,1

 

17,1

Reich

 

45,1

 

17,3

16,5

 

16,9

 

33,1

 

Sources : établi à partir des données fournies par Karl-Dietrich BRACHER.

III.

LES VOTES SUCCESSIFS A BERLIN

    Voici une batterie de cartes qui permet de voir les progrès du KPD à Berlin, mis à part les dramatiques élections de mars 1933, en pleine terreur nazie.

    On peut élaborer le tableau suivant :

 

 

KPD

SPD

DNVP

NSDAP

1924

 

14

6

 

1928

2

15

3

0

1930

10

8

1

1

1932

9

1

0

10

   En 1924, les 6 arrondissements où le parti de droite-extrême, le DNVP, arrive en tête sont tous situés dans l'angle sud-ouest de la capitale, la direction du Versailles berlinois : Potsdam. Ce sont les districts portant les numéros 7, 2, 9, 11,10 et 12. En 1928, ce parti de droite perd 3 districts et n'est plus majoritaire qu'à Stiglitz, Zehlendorf et Wilmersdorf. Deux arrondissements sont emportés pat le KPD : Wedding et Friedrichshain. L’année 1930 marque le premier grand bond en avant du nazisme en Allemagne. Cela se manifeste à Berlin où le quartier traditionnellement marqué à droite du fait de sa sociologie élitiste, Stiglitz, bascule dans les rangs hitlériens. Mais la progression du KPD est encore plus grande, à Berlin où il est en tête dans 10 arrondissements sur 20. Le DNVP ne garde plus que Zehlendorf. En 1932, autre bond en avant des nazis, le KPD conserve 9 arrondissements, le SPD n’en a plus qu’un et le parti d’Hitler en prend 10.

    La carte de 1933 est intéressante pour montrer le courage des électeurs de 3 districts qui donnent la majorité au KPD (les districts de Wedding et Friedrichshain ainsi que celui de Neukölln (n°14)). Ces élections au Reichstag ont lieu après l’incendie du Reichstag, occasion pour le Chancelier Hitler et ses sbires de montrer leur savoir-faire. Les électeurs votèrent parfois pour des candidats communistes et aussi parfois SPD qui étaient déjà en prison. La terreur était installée. Et pourtant avec 52,5% (30 pour le KPD et 22,5 pour le SPD) les partis de gauche restent majoritaires dans la capitale, Berlin-la-rouge.

Bibliographie

Karl-Dietrich BRACHER, Die Auflösung der Weimarer Republik, Athenäum/Droste Taschenbücher Geschichte, 1978, Düsseldorf, 712 pages. (Statistiques électorales exploitables par un non germaniste).

Alfred MILATZ, "Wähler und Wahlen in der Weimarer Republik", Bonn, 1968, 15 cartes, 152 pages.

Gilbert BADIA, Histoire de l’Allemagne contemporaine, deux volumes : 1917-1933 ; 1933-1962, Editions Sociales, Paris, 1971.

Paul-Marie de LA GORCE, "La prise du pouvoir par Hitler, 1928-1933", Plon, Paris, 1982, 398 pages.

Richard OVERY, Atlas historique du III° Reich, collection Atlas/Mémoires, éditions Autrement, Paris, 1999, 144 pages.

Luc ROSENZWEIG, il y a soixante-dix ans, la république de Weimar, Le Monde, 19-20 février 1989.

Yves MOREAU, soixante-seize ans après le crime, Écrits révélateurs du meurtrier de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, L’Humanité, 17 janvier 1995.





[1] En réalité, il y eut des résistances d’autant plus admirables que l’ennemi était une bête immonde, capable de tout.

[2] Cela débute avant la guerre. Mais il n’est pas surprenant de voir des œuvres conçues avant 1914 annoncer la grande et dramatique fracture… On sait que le génie des artistes réside dans leur aptitude à anticiper le réel.

[3] Il a traduit les œuvres de B. Brecht, H. Kipphardt, M. Walser, rédigé une édition critique du Faust de Goethe.

[4] Léon MOUSSINAC, Le théâtre des origines à nos jours, Flammarion, 1966, page 226.

[5] A l’échelle nationale, le KPD passe de 9 à 10,6% entre décembre 1924 et 1928.

[6] Compte non tenu des élections de mars 1933, où les nazis sont au pouvoir depuis deux mois, établissant une ambiance de terreur qui fausse les résultats.







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