La république allemande est dite « de Weimar » parce que sa constitution a été adoptée dans cette petite ville suffisamment éloignée de Berlin pour ne pas être influencée par les turbulents ouvriers et intellectuels de la capitale. Certes, Noske et ses militaires des Corps-francs viennent de leur faire rendre gorge, (cf. La révolution allemande de 1918-1919. Ebert, Rosa, Liebknecht…) mais enfin, on ne sait jamais. La situation est loin d’être stabilisée. La comparaison avec l’Assemblée Nationale française de 1871 qui préfère s’installer à Versailles plutôt qu’en Paris insurgé, s’impose. Weimar est une république malade de ses origines : le massacre des Spartakistes et l’alliance politique entre la social-démocratie et l’Etat-major militaire.
I. UN
CHANGEMENT SANS RÉVOLUTION
Lors de cette fameuse « révolution » qui précède l’armistice du 11 novembre 1918, « l’effervescence (en Allemagne) est à son comble » écrit Gilbert Badia. Mais on décide pourtant de ne pas toucher à l'appareil d'État des Hohenzollern. Pas un général, pas un ministre, pas un fonctionnaire ne sera destitué par le nouveau pouvoir social-démocrate. Et il en va de même dans la plupart des Länder. A Munich, la proclamation qui instaure la République, dans la nuit du 7 au 8, dit expressément «Tous les fonctionnaires restent à leur poste». Et un appel aux paysans, du 8 novembre, dit «Fonctionnaires, maires et gendarmes ! Nous vous demandons de faire respecter l'ordre et d'assurer la sécurité et de remplir votre office comme par le passé». A peine se borne-t-on à adjoindre aux anciens secrétaires d'État un social-démocrate, qui en fait n'aura que peu de pouvoirs, les administrations obéissant naturellement à l'ancien titulaire du portefeuille et faisant grise mine à celui qui est considéré comme un «intrus». Après la « révolution », le 15 novembre 1918, est signé l’Arbeitsgemeinschaft qui est publié le 18 novembre. Cet accord entre « partenaires sociaux » comme nous dirions aujourd’hui, codifiait un certain nombre de conquêtes ouvrières importantes mais déjà acquises : journée de 8 heures, création de comités paritaires pour régler les conflits du travail dans l'usine, reconnaissance des syndicats comme partenaires légaux. Mais cet accord entre « partenaires » - et c'était l'essentiel pour les patrons - impliquait que les usines demeuraient la propriété des industriels. On a pu dire, à propos de cette convention: «Sans aucun doute cet accord a adouci le cours de la révolution. C'était son plus grand mérite. Il a constitué un puissant rempart contre toutes les tentatives de renverser par la violence notre système social et d'instaurer la domination d'une classe »[1] (sous-entendu : de la classe ouvrière). Dans ces conditions, les changements ne furent guère substantiels. Un social-démocrate, Wissel, pendant un temps ministre de l'Économie, prononça au Congrès de son parti à Weimar, le 14 juin 1919, ces paroles désabusées : « Malgré la Révolution, l'attente du peuple est déçue. Nous n'avons rien fait d'autre que poursuivre la réalisation du programme inauguré par le gouvernement impérial du prince Max de Bade (dernier chancelier de l’empereur Guillaume II, JPR). Nous avons pour l'essentiel conservé les anciens cadres de notre vie politique. Et le peuple croit qu'en définitive un gouvernement en a remplacé un autre sans que les principes de gouvernement se distinguent de ceux de l'ancien régime. Je crois que le jugement que l'histoire portera sur l'Assemblée nationale et sur notre gouvernement sera dur et amer ». Le SPD Eduard Bernstein écrivait à Rathenau[2] dès la fin mai 1919 : « La Commission générale des syndicats est, dans de larges couches de la classe ouvrière, encore plus déconsidérée que Scheidemann et Ebert»[3]. En 1924, au cours des premières années de stabilisation - après « l’année inhumaine » (1923) marquée par l’invasion de la Ruhr et l’hyperinflation - les forces conservatrices gagnent du terrain et consolident leur position. Les cadres de l'État n'ont pas été renouvelés. Les professeurs d'Université, les officiers, les magistrats, la majorité des hauts fonctionnaires ne sont au mieux que des républicains résignés. En 1927, un professeur d'Université de Hambourg déclare à Maurice Pernot[4] «80 % de nos étudiants sont nationalistes et antisémites avec violence». « Tels maîtres, tels élèves » peut sarcasmer G. Badia. En tout cas, la seule République qu'ils conçoivent est une République autoritaire, une République dont le Président soit un monarque sans couronne.[5] Les milieux d'affaires ne pensent pas différemment : ils s'accommodent d'un état de fait qui, aussi bien; leur permet d'accumuler profits et puissance. Il ne faut pas perdre de vue que les hauts fonctionnaires, les professeurs, les juges, tout ce monde qui constitue l'appareil d'État - et a toujours une grande influence sur l'opinion publique - a servi sous l'Empire, qu'il en garde, peu ou prou, la nostalgie et vit dans un climat imprégné de nationalisme prussien : Bismarck, Frédéric II, Hindenburg sont les grands hommes dont personne, dans ces milieux, ne conteste la gloire. Le social-démocrate A. Winning affirme tout de go en 1928 dans son ouvrage : Das Reich als Republik «Le présent allemand ne représente pas une rupture avec le passé wilhelminien, mais son accomplissement». Il est vrai qu’à cette date, le monde est en pleine prospérité, Allemagne comprise. Bref, on l’a compris : il n’y pas eu de révolution en Allemagne après la guerre de 1914-1918. Trois faits historiques vont le démontrer : l’élection du maréchal Hindenburg à la présidence de la république, l’acceptation de l’indemnisation des anciennes familles princières de l’Empire, la formation du « cabinet des barons ».
II. UNE RÉPUBLIQUE SANS (BEAUCOUP DE) RÉPUBLICAINS.
La République de Weimar va de plus en plus ressembler à notre période de l’Ordre moral où le président de la République française était le maréchal monarchiste Mac Mahon, duc de Magenta, prêt à se retirer devant son altesse royale dès que l’occasion se présentera. Mais en France l’issue sera républicaine avec l’élection de Jules Grévy, vieux révolutionnaire de 1848, alors qu’en Allemagne, le maréchal Hindenburg nommera A. Hitler à la chancellerie du Reich.
A. Hindenburg, président de la république En 1925, il faut choisir un nouveau président de la république. Au suffrage universel comme le prévoit la constitution. Le premier tour est très incertain[6]. Le KPD propose un désistement en faveur du candidat SPD. Mais le SPD préfère retirer son candidat et soutenir le candidat du Zentrum, W. Marx, qui représente l’aile droite de ce parti[7]. C’est alors que les milieux conservateurs et patronaux sortent de leur chapeau un nouveau candidat - le code électoral l’autorisait - Paul von Benckendorff und von Hindenburg. Hindenburg est le maréchal vaincu de 1914-1918. Mais ça, c’est en France ! En Allemagne, « son nom est auréolé de la gloire d’avoir conduit à la victoire en territoire étranger les armées allemandes » (Noske et alii), il est le héros qui stoppa le « rouleau compresseur russe » en 1914 en Mazurie, le vainqueur du front de l’Est mais aussi le héros du front français lâchement abandonné par les civils qui lui plantèrent « un couteau dans le dos ». C’est sans doute un soldat efficace [8] mais sa moralité est douteuse. Il incarne, façon Bismarck, la classe des junkers du Brandebourg, noble, fidèle à l’Empire de Guillaume II dont il garde une photo dans son bureau. « Je suis un monarchiste trop invétéré pour ne pas préférer ce régime à la meilleure des républiques ». Détail important : il est protestant luthérien. Il est élu au second tour, battant d’une courte tête W. Marx (3% d’écart) alors que le candidat communiste Thaelmann obtient 6,3%. Le KPD pouvait-il faite voter pour le candidat catholique Marx et faire battre, ainsi, Hindenburg ? Pour répondre à cette question, il faut savoir à quoi ressemblent les catholiques allemands en 1925. Un catholicisme rétrograde. L'archevêque de Cologne, le cardinal von Hartmann, se prononçait encore en 1917 contre l'introduction du suffrage universel en Prusse. Le 1er novembre 1918, les évêques allemands publiaient un mandement contre ceux « pour qui la volonté du peuple est l'ultime source du droit et de la puissance»[9]. L’aile droite du Zentrum suivit le chancelier W. Marx contre ceux qui, en août 1922, voulurent élargir le parti au-delà de son support exclusivement catholique. L’état d'esprit des évêques, hérité des enseignements du pape Pie X, était au fond celui que formulait le cardinal von Faulhaber au 62e Katholikentag (journée catholique) de Munich, en 1922 : « Malheur à l’État qui ne fait pas reposer ses institutions et sa législation sur les mandements divins, dont la Constitution ignore le nom de Dieu, qui ne connaît pas les droits des parents dans ses lois scolaires, qui n’éloigne pas de son peuple la peste du théâtre et celle du cinéma, qui par sa législation favorise le divorce et protège la maternité illégitime. Là où les dix commandements n'ont plus de force, des milliers de lois ne peuvent maintenir un ordre véritable». Discours hétéronomique pur et parfait. C’est l’Église du Syllabus, celle qui condamne le monde moderne[10]. Certes, les hommes politiques du Zentrum ne sont pas tous sur cette ligne particulièrement réactionnaire. Mais on voit mal le KPD appeler ses électeurs à voter pour le candidat de ce catholicisme. Au demeurant, Hindenburg, luthérien, obtiendra de nombreuses voix catholiques -en Bavière notamment- grâce à son traditionalisme sans fard : c’est la version allemande du Parti Révolutionnairement (ARP) que l’on a rencontré aux Pays-Bas au XIX° siècle : Cf. "réveil" fondamentaliste aux Pays-Bas et création de l’Anti-Revolutionnaire Partij. Von Papen, député Zentrum, co-président des établissements Villeroy & Bosch, vote Hindenburg en 1925, avant de faire le lit d’Hitler quelques années plus tard. En Bavière, précisément, les autorités du Land signent un concordat avec le Vatican en 1924. L’école sera confessionnelle et la religion matière d’enseignement. Le négociateur du Vatican est le nonce Pacelli, futur Pie XII. Lequel nonce s’aventurera à recommander au chancelier Zentrum Brüning, une coalition de tous les partis de droite - y compris le parti nazi[11]. Géographie d’un vote La carte suivante tirée du livre de Milatz montre la géographie du vote Hindenburg en 1925. Le vote aux élections législatives de 1924 permet d’éclairer la lecture. L'importance du texte explique son renvoi dans une troisième partie : analyse électorale. NB. ARTE a diffusé, mardi 6 août, un bon documentaire sur "Le maréchal Hindenburg" de Christoph Weinert. On y apprend que le maréchal a soutenu à fond son Chancelier, jusqu'à sa mort, en août 1934, persuadé qu'Hitler était en train de remettre l'Allemagne sur de bons rails. Les historiens nient toute sénilité dans les actes d'Hindenburg : il est resté lucide jusqu'à la fin. B. L’indemnisation des familles princières Cette affaire pourrait passer pour anecdotique. Mais dans le cadre de notre problématique traditionalisme/révolution, hétéronomie/autonomie, elle est d’une grande signification. De quoi s’agit-il ? Devenue nominalement une république, l’Allemagne s’est débarrassée des empereurs, rois et autres roitelets du second Reich. Ceux-ci se sont exilés et leur richesse est revenue à la nation allemande. Du moins le croyait-on. Après l’élection de Von Hindenburg, le nouveau gouvernement de droite propose une large indemnisation des princes. La richesse de ces princes, accumulation multiséculaire de la rente féodale prélevée sur le peuple allemand, est-elle légitime ? La richesse des princes luthériens qui ont fait main-basse sur les biens de l’Église romaine, comme l’avoua Frédéric II ? C’est toute la question de la révolution qui est posée. Pour les vrais républicains, la réponse est évidente. Pour les autres, c’est le sacro-saint principe du droit de propriété qui est en cause. Hindenburg ne se refuse pas à la grandiloquence : « refusez l’indemnisation, se serait violer les principes politiques de l’État, mettre en cause les bases de la morale et du droit ». Pour Hindenburg, c’est clair : il n’y a pas eu de révolution économique et sociale. Hitler aussi est pour l’indemnisation. La loi est rejetée au Reichstag. Mais SPD et KPD, pour une fois d’accord, exploitent la possibilité offerte par la constitution du referendum d’initiative populaire. Ils obtiennent aisément les 10% d’électeurs nécessaires pour demander l’organisation du referendum. Pour le referendum, c’est une autre affaire. Il faut que ceux qui ont pris l’initiative obtiennent le vote positif de 50% des électeurs inscrits. Barre très haute. Barre trop haute. Les 20% à 25% d’abstentionnistes systématiques sont mis dans le camp de ceux qui repoussent l’initiative. Les Églises -catholique et luthérienne - appellent à l'abstention, ce qui revient à voter NON et pour l'indemnisation des princes expropriés. Elles savent de qui elles retournent ! Le 20 juin 1926, SPD et KPD obtiennent 14,5 millions de « oui », il en aurait fallu 20 millions. A
Berlin, le oui obtient 63% des
inscrits, 52% à Hambourg et Leipzig. En Basse-Bavière, 12%. Idem en Prusse
orientale. Mais, en Allemagne du sud, plus de 48% de la population vit dans des
villages de moins de 2.000 habitants au lieu de 36 pour l’ensemble du pays Cf. carte infra. A
titre de comparaison, en Rhénanie-Westphalie, déjà très industrialisée - au
point que des plans anti-pollution sont mis en œuvre dès 1920 dans la Ruhr -
ce chiffre est de 18,2%. En revanche, c’est le vide
industriel autour de Ratisbonne (sur le Danube bavarois). La Prusse orientale (celle de Königsberg) et
la Poméranie orientale sont également totalement délaissées au plan industriel.
Voir la carte n°3 d’Alfred Milatz [12] ci-dessous qui montre l'importance de la population rurale (exactement paysans et forestiers) dans les communes de moins de 10.000 habitants. Carte de Milatz : La part de la population sylvicole et agricole dans les municipalités comptant jusqu'à 10000 habitants
Bref, on voit où se trouvent les régions éclairées et celles qui restent sous la domination des cadres traditionnels de l’Église ou des hobereaux, nostalgiques avoués de l’ancien régime, les régions du ruban blanc la Prusse prussienne avant 1914 : LE RUBAN BLANC de M. Haneke. Dans sa masse, le peuple allemand reste fidèle à ses seigneurs. Cela montre l’étroitesse de la base révolutionnaire. Mais y-a-t-il eu seulement révolution ? Les Allemands n’ont jamais appris à se tirer d'affaire tout seuls, ainsi que Marx l’avait souhaité. L’indemnisation aura donc lieu. G. Badia cite des chiffres écœurants. Le Grand-duc de Mecklembourg obtient une rente annuelle de 628.000 marks, là où un mutilé ancien combattant, père de famille, touche 300 marks. C. Le cabinet des barons Après l'échec politique du chancelier Brüning, membre du Zentrum catholique, la droite allemande tente une expérience avec Von Papen. Objectif : préparer le terrain pour une réconciliation des droites pouvant aller à un front national intégrant le parti d'Hitler. Le cabinet du baron Von Papen (du 31 mai 1932 au 16 novembre de la même année) comprenait le baron Von Gayl au ministère de l'Intérieur, le général Von Schleicher au ministère de la Reichswehr, Warmbold qui retrouvait le ministère de l’Économie dont il avait démissionné quatre semaines plus tôt, le baron Von EItz-Rübenach au ministère des Postes et des Transports, le baron Von Neurath au ministère des Affaires étrangères, le comte Schwerin-Krosigk au ministère des Finances, le docteur Gürtner à la Justice, le baron Von Braun à l'Agriculture, le secrétaire d’État à la chancellerie Planck et le docteur Schäffer, ministre du Travail à partir du 6 juin. Ce cabinet ne comportait que trois membres du parti des nationaux-allemands (DNVP), tous les autres ministres étant réputés "indépendants". L'Allemagne n'avait peut-être jamais eu, depuis les débuts de l'empire, un gouvernement possédant une telle homogénéité politique et sociale.
Le baron Von Braun écrivit lui-même : "Quand nous prêtâmes serment, nous eûmes l'impression que le président (Hindenburg) était heureux et content parmi les membres de son nouveau cabinet... Papen, Gayl, EItz-Rübenach et moi avions appartenu à des régiments de la Garde, Schleicher avait été dans le même régiment que les deux Hindenburg père et fils, Gürtner avait servi dans l'artillerie bavaroise, Neurath chez les dragons wurtembergeois, Krosigk chez les dragons de Poméranie". Mis à part Schleicher dont la personnalité complexe était inclassable, c'était une équipe uniquement constituée de conservateurs proches de l'aristocratie traditionnelle et des milieux des grands propriétaires terriens, monarchistes de cœur ou de raison, étroitement liés au pouvoir militaire et tout à fait étrangers à l'esprit démocratique des institutions de Weimar. On comprend que, pour les journaux allemands, ce fût "le cabinet des barons"[13]. En France, on a connu la "République des ducs" avec les De Broglie et consorts, mais Gambetta et ses amis veillaient. Pas de Gambetta en Allemagne malgré les appels du KPD. Mais pour que la République de Weimar, historiquement née d’une révolution qui donne le pouvoir à un parlement et – par ce biais – à la bourgeoisie, puisse engendrer un tel gouvernement qui rappelle les ministères de Guillaume II, la suprématie de l’aristocratie et de la caste militaire, il faut véritablement que le nerf révolutionnaire soit sectionné ou alors qu’il n’ait jamais fonctionné… Les hommes politiques allemands qui vénéraient le passé de la Prusse émaillaient souvent leur discours de références dont ils savaient qu’elles faisaient écho chez leurs auditeurs/lecteurs. Von Papen déclara "nous affirmons notre volonté de créer un pouvoir d'État puissant, qui ne soit pas ballotté à droite et à gauche par des forces politiques et sociales, mais qui se tienne inébranlable au-dessus d'elles comme un rocher de bronze". C’était en octobre 1932, quand les négociations avec les nazis étaient bien engagées. Et c’est Frédéric-Guillaume Ier (roi en 1713) qui avait dit que la royauté devait être un môle sur qui tout repose et à quoi tout s’accroche, comme "einen Rocher von Bronce" (sic). Et pendant ce temps, le parti nazi tresse les mailles de son filet. Von Papen - qui a été exclu du Zentrum - affirmera à la radio nationale qu’il y avait une "grande différence entre le communisme révolutionnaire et le national-socialisme qui tend à promouvoir une renaissance nationale". Complicité coupable. L’échéance arrive… et Hitler n’est pas arrivé par la seule force de ses moyens.
III. ANALYSE ÉLECTORALE
D’abord la carte des grandes circonscriptions électorales au sein desquelles s’organisent les élections générales à la proportionnelle. Ce sont les Reichstagswahlkreise ou Wahlkreise, en abrégé WK. NB. pour la géographie traditionnelle/habituelle du vote catholique (Zentrum), voir la carte de conclusion de L’empire allemand et ses nationalités en 1914 A. La carte des élections générales de décembre 1924. Ces
élections ne sont pas très bonnes pour la gauche (SPD et KPD) qui ne représente
plus que 35% des suffrages exprimés alors qu’en 1919 et 1924 (NB. il y eut deux élections en 1924, début et fin d'année), les résultats
additionnés des deux partis atteignaient 42 et 46%. En revanche, la droite
prospère. Le DNVP, parti de la droite extrême, dépasse les 20%. Les partis
catholiques dépassent les 17%. Il y a deux partis catholiques : le Zentrum
organisé à l’échelon national et le Volkspartei
bavarois (BVP) qui cultive l’identité de la Bavière à cette époque très
retardataire[14]. Géographiquement, le choix des couleurs par l’auteur de la carte met en valeur le vote catholique avec ce violet qui domine à l’ouest et au sud ainsi qu’à l’extrémité de la Silésie (Wahlkreise n°9 : Oppeln). On notera les cinq cantons violets de la Prusse orientale (WK 1) : c’est l’évêché catholique d’ Ermland. Le
parti des grands propriétaires à la Bismarck, le DNVP, (couleur vert-de-gris) est très implanté à
l’est de l’Allemagne : il est majoritaire en Prusse orientale, en
Poméranie (WK 6), à Francfort-sur-Oder (WK 5), en Silésie, sur la rive droite
de l’Oder, en Schleswig-Holstein (WK 13). On remarquera aussi sa majorité
absolue dans au moins sept cantons à l’ouest de Nuremberg. Très présent
(majorité relative) dans le WK 4 de Potsdam 1.C'est le parti d'Alfred Hugenberg, administrateur de Krupp puis P-DG d'une énorme entreprise d'édition de quotidiens et d’hebdomadaires. Le SPD -jaune effacé- est surtout dominant dans les régions protestantes. La couleur jaune vif est réservée à ce que l’on pourrait appeler les "mouvements paysans". Il s’agit de mouvements contestataires qui protestent contre la baisse des prix agricoles, la concurrence des céréales étrangères, et exigent des tarifs douaniers. Le DNVP a pris en compte ces revendications : les junkers comme Hindenburg veulent vendre leurs grains à bon prix. Le KPD a malheureusement délaissé ces catégories de paysans petits et moyens d’où la prolifération des mouvements, car, en Allemagne on raisonne local (comme durant la Guerre des paysans de 1525, où l’on a vu des paysans rentrer chez eux après avoir obtenu satisfaction laissant leurs collègues de l’Etat voisin se battre seuls). Ainsi sont[15] : le Badischer Landbund (Pays de Bade WK 32), le Bauernliste Koblenz-Trier (Coblence - Trèves WK 21), le Bayerischer Bauern - und Mittelstandsbund (Bavière), le Hessischer Landbund (WK 19 et 33), le Landbund Thûringen (WK 12, Thuringe) ainsi que le Wurtemberg Bauern - und Weingärtnerbund (là, les vignerons s’en mêlent…) (WK 31). Le Deutsch-Hannoversche Partei a des motivations différentes : c’est un parti régionaliste, le parti de ceux qui n’ont jamais accepté l’absorption du Hanovre par la Prusse de Bismarck. Il reprend aussi les revendications agricoles. Le succès électoral du DNVP ainsi que des coalitions rurales aura pour résultat l’arrivée au pouvoir de ministres DNVP ainsi que le vote de tarifs douaniers en 1925. Autres sigles : DVP : populistes (droite) ; DDP : parti démocrate : libéraux ; KPD : Parti communiste allemand.
B. La carte du vote Hindenburg D’un
côté Hindenburg, maréchal, contre-révolutionnaire, luthérien, soutenu par les
possédants, homme du DNVP mais pas seulement, de l’autre, W. Marx, candidat du
parti catholique Zentrum, soutenu par le parti social-démocrate. Il y a aussi
le communiste Thaelmann. On aurait dû assister à un duel catholiques vs protestants, bien connu en Allemagne,
mais après la révolution française, après la révolution russe, il y a des
choses plus importantes que l’infaillibilité pontificale ou le cas de la vierge
Marie. L’Ancien régime est à conserver comme une relique partout où il en reste
des traces. Le BVP, parti catholique bavarois, appelle à voter Hindenburg,
contre le candidat catholique "officiel". C’est que la Bavière est
travaillée par des forces obscurantistes dans ses campagnes profondes (cf. supra,
carte de la géographie des professions rurales), Hitler y a commis un coup d’État. En mai 1924, alors que le parti nazi n’obtint que 6,5% au niveau du Reich, il obtenait 17% en Haute-Bavière-Souabe (WK 24), 10,2% en Basse-Bavière
(WK 25) et 20,7% en Franconie (WK 26). Certes, le soufflé retombe en décembre
1924, mais son score reste le triple de ce qu’il est au plan national. Par
conséquent, lors de la présidentielle 1925, je crois que les dirigeants du BVP
ont craint que leur électorat ne se tourne spontanément vers Hindenburg, au
casque à pointe rassurant.Ils ont préféré prendre les devants. C’est ce qui explique l’importance du vote Hindenburg en Bavière : c’est là qu’il fait son meilleur score. Les cantons DNVP à l’ouest de Nuremberg lui donne aisément 80% avec l’électorat catholique. Autrement le Zentrum proprement dit garde ses ouailles bien en mains : la Rhénanie lato sensu n’a pas voté pour le maréchal moustachu. Le Pays de Bade, le sud du Wurtemberg, les WK 20 et 21 avec leurs archevêchés millénaires (Cologne, Trêves, Mayence), la Westphalie-nord, le Weser-Ems (WK 14) : tout cela vote Marx comme un seul homme. Au cœur de la blanche Rhénanie-Westphalie, l’observateur attentif a noté une "percée" hindenburienne : il y a là une région protestante depuis la Réforme : Luther d’abord ! Je vous invite à observer comment les ligues paysannes ont voté. Généralement, le vote pour Hindenburg est massif : c’est que derrière le maréchal se profile le DNVP, parti des gros agrariens favorable aux tarifs douaniers protecteurs. Ce sont là de bonnes réserves de voix ultérieures pour les nazis. Les régions protestantes de l’Allemagne du nord et de l’est ont suivi les consignes des Églises luthériennes -comme, au sud, le Palatinat (WK 27)-. On remarquera cependant la "blancheur" relative de la région de Berlin, sociale-démocrate, de même celle de l’évêché d’Ermland, fidèle à la hiérarchie du Zentrum comme toujours, gris pâle aussi pour la WK 9 (Oppeln) catholique. [1] Leibrock, Die polkswirtscha/tliche Bedeutung der deuischen Arbeitgebererbànde. p. 65, cité par G. Badia. « Cet accord allait permettre en réalité le rétablissement de la domination d'une classe : la classe bourgeoise » réagit Gilbert Badia. [2] Industriel (P-DG de la firme AEG), membre du parti démocrate (centre gauche), prêt à jouer la carte de la république de Weimar. [3] In G. Badia qui cite ANGEL : Eduard Bernstein et l'évolution du socialisme allemand, Paris, 1961, p. 415. [4] Chroniqueur au Temps, spécialiste de politique étrangère. Après un séjour en 1919, visita une seconde fois l’Allemagne en 1926-27 et écrivit un témoignage remarquable : "L’Allemagne d’aujourd’hui". [5] Sur ce point, avec Hindenburg, ils auront satisfaction… [6] Le candidat conservateur est en tête avec 38,7% mais le SPD est second avec 29% suivi du Zentrum W. Marx qui obtient 14,4%. Le candidat communiste obtient 6,9%. Ludendorff, le généralissime de 1918, ami d’Hitler, n’obtiendra que 210.000 voix. [7] L’aile gauche était représentée par Erzberger, signataire du traité de Versailles. L’extrême-droite le fit assassiner pour cette raison. Mais l’émergence de W. Marx correspond à une tendance profonde de l’électorat allemand : poussée à droite. [8]
Quoique peu économe de la vie de ses hommes comme en témoignent ses quatre
tentatives de percer le front des Alliés en juillet-août 1918. Les Alliés
avaient demandé son extradition et condamnation pour crimes de guerre (BADIA, p.226). Son nom est cité dans le traité de Versailles. [9] Alors que l’ultime source du droit et de la puissance est Dieu ! Cf. mon livre Traditionalisme et Révolution. [10] Voir mon livre, volume I, chapitre VIII, § D : L’Église et le monde moderne. Sur ce site. [11] En 1932, Hindenburg sera réélu avec le soutien (dès le premier tour) de la social-démocratie, contre A. Hitler (30% au premier tour, 36,8 au second). [12] Alfred MILATZ, "Wähler und Wahlen in der Weimarer Republik", Bonn, 1968, 15 cartes, 152 pages. [13] P.-M. DE LA GORCE, "La prise du pouvoir par Hitler, 1928-1933", Plon, Paris, 1982, 398 pages. [14] Il en va de même aujourd’hui, où la droite allemande est désignée par les sigles CDU-CSU : la CSU est l’Union Chrétienne-sociale bavaroise. Jusqu’en 1914, la Bavière tenait une ambassade distincte à Paris. Sous l’empire, l’armée bavaroise était moins antisémite à l’égard des officiers juifs que l’armée prussienne : certains demandaient leur mutation en Bavière pour bénéficier des promotions qu’ils estimaient légitimes. En revanche, c’est en Bavière que Hitler fit son putsch en 1923 et bénéficia de la clémence des juges lors de son procès et fut dorloter lors de son emprisonnement qui ne dura que 6 mois. [15] Land signifie : la terre, le terroir et ici peut être traduit par rural ; bund c’est la coalition, la ligue, l’association ; bauer signifie paysans et Weingartner : vignerons. |