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I. Le F.N., les ouvriers : le cas de l'Yonne

publié le 24 juin 2011, 23:53 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 23 janv. 2017, 08:52 ]
  03/03/2011  

    J’intitule de cette manière mon article parce que "FN" et "ouvriers" sont des mots-clés qui apparaissent facilement sur Google ! Il est d’ailleurs très curieux de constater à quel point cette problématique "FN-ouvriers" fascine les lecteurs. C’est une des réussites ( ?) idéologiques du PCF d’avoir inscrit dans la tête des gens cette causalité : présence ouvrière = vote communiste. Et aujourd’hui, quand -comme en Moselle - on apprend qu’un ouvrier vote FN on en conclut que les ouvriers sont passés du vote PC au vote FN. Les classes ouvrières sont comme les autres : elles héritent d’une histoire, elles ont des électeurs déterminés et d’autres qui sont "flottants" qui votent à droite puis à gauche, qui s’abstiennent, retournent au bureau de vote[1], etc…En 1981, on a dit et répété que 70% des ouvriers votaient à gauche. Ce qui est, en effet, une très nette sur-représentation de cette tendance au sein de ces catégories alors que pour l’ensemble des Français, le partage s’effectuait -les résultats officiels l’ont montré- sur une base 50/50. Mais, en ces jours d’espérance profonde pour les catégories du salariat modeste (SM), 30% des ouvriers ont voté V. Giscard dont j’ai dit ce qu’il représentait et nous avons là un électorat ouvrier particulièrement déterminé, dont le vote à droite est formidablement ancré dans la conscience[2]. Ma série d’articles sur la Moselle a montré que ces ouvriers de droite votent aujourd’hui FN massivement. Il en va de même pour l’Alsace, l’Ardèche du nord, etc... Ensuite, F. Mitterrand et le PS en général ont su séduire des masses ouvrières flottantes qui ne sont pas formatées au vote de Gauche et qui, après la désillusion, sont allées au FN comme le montrent de nombreux exemples de municipalités socialistes ou anciennement socialistes. Le PS siphonnant, quant à lui, les voix du PC comme l’a indiqué d’ailleurs le vote de 1981 : la perte de 5% par G. Marchais a abondé le vote Mitterrand et non le vote FN puisque celui-ci était, à cette date, inexistant. Ce processus s’est poursuivi le long des élections suivantes. 

    Bon, cela nous éloigne de l’Yonne…

    Lors de l’année noire 2002, ce département figure en brun sur les cartes électorales des journaux : l’extrême-droite FN + MNR obtient 24,4% des suffrages exprimés (au lieu de 19,2 en France entière) et 17,4% des inscrits (13,28% France entière). J.-M. Le Pen arrive en tête de tous les candidats …

Quelques points d’appui historiques

 

La variable religieuse

    Sur la célèbre carte de la pratique religieuse du chanoine Boulard CHANOINE BOULARD : LA RELIGION, VARIABLE POLITIQUE MAJEURE.(atlas)- dont on sait que la carte du vote Giscard est un copier/coller - le département de l’Yonne est, avec quelques autres, fort original : c’est un pays de mission ! Déchristianisé donc, avec, en son centre, des paroisses « indifférentes à tradition chrétienne » ainsi que dans sa partie orientale (axe Tonnerre-Avallon). Le radicalisme, façon III° république, a dû y être bien implanté puisque, en 1889, lors du vote portant sur la suppression de l’ambassade au Vatican, tous les élus de l’Yonne ont voté POUR ![3] Ce qui, pour F. Goguel, est un vote d’extrême-gauche[4].

    Mais la déchristianisation, fût-elle totale, ne signifie pas que la circonscription concernée opte pour la révolution sociale. F. Goguel l’indique : « En 1946, les zones déchristianisées décelées par le chanoine Boulard n'ont pas la même attitude politique : celle de Champagne-Brie-Bourgogne (Aube, Seine-et-Marne, Yonne) vote non au référendum, celle de la Marche et du Limousin (Creuse, Haute-Vienne, Corrèze) vote oui ». Le référendum en question était très important : il s’agissait d’accepter (vote "oui") ou pas le projet PCF-PS SFIO de constitution qui prévoyait un régime d’assemblée monocaméral de type Convention 1793… De Gaulle, le MRP, l’Église, les Radicaux, les Indépendants se déchaînèrent contre ce projet soviétique. L’Yonne vota non.

    On a là un premier élément d’explication. On sait en effet que Le Pen obtient ses meilleurs scores parmi les électeurs "sans religion" et "catholiques non pratiquants" qui refusent la transformation sociale. C’était le cas de l’Yonne avec ses propriétaires indépendants.

Vote Poujade en 1956[5].

    Longtemps, l’Yonne a été un département rural avec une masse importante de propriétaires agricoles et l’artisanat et petit commerce qui va avec. Goguel fournit une carte par département de la population active travaillant dans l’industrie et le transport en 1954, autrement dit, la carte des départements les mieux engagés dans la révolution industrielle. A cette date, l’Yonne fait pâle figure. Sur une échelle de sept barreaux, elle n’est qu’au troisième avec un pourcentage compris entre 27 et 34%. A titre de comparaison, la Moselle dépasse les 60%.

    Cela explique le succès du vote Poujade en 1956. Structure sociale et déchristianisation de droite s’associent pour placer l’Yonne dans la liste des quarante départements qui ont donné plus de 10% des inscrits à l’Union de défense du commerce et de l’artisanat (UDCA, 9,2% France entière) mais Poujade présentait -en même temps- des listes de "défense des intérêts agricoles".

    Le Pen fut élu député UDCA : cela connote le mouvement poujadiste et a laissé des traces, inévitablement.

 

La place du CNIP

    Le Centre National des Indépendants & Paysans (I&P) est une création d’Antoine Pinay, "modéré" selon la classification de F. Goguel, alors que Pinay, membre du Conseil national de Vichy, est le parangon du patronat -il fabriquait des chapeaux- traditionaliste.

    Extraits du chapitre 18 de Traditionalisme & Révolution :

    « On trouve des accents de la Révolution nationale de Philippe Pétain dans les textes qui suivent, adoptés lors du congrès des I&P. en 1954. La défense de la civilisation chrétienne : "le Congrès des Indépendants affirme la valeur éminente de la civilisation chrétienne, parce qu'elle est fondée sur les idées de liberté, de responsabilité et de dignité de la personne humaine. Cette affirmation implique le respect par les citoyens de l'ordre et de l'autorité, le respect par l’État des libertés individuelles et de l'autonomie de la famille. Elle implique aussi qu'à l'idéologie bolchevique doit s'opposer l'unité spirituelle de l'Europe. Les indépendants n'accepteront de s'associer qu'à ceux dont les efforts sont animés par les mêmes principes". Cette catholicité militante est l'avers de la médaille dont le revers est un anticommunisme tout aussi guerrier : "le communisme constitue un péril mortel pour la civilisation, pour la démocratie, pour la patrie. Il doit être combattu sans merci. La lutte contre la misère est un devoir d'humanité et de justice. Elle doit être un de nos objectifs essentiels. Mais elle ne saurait servir d'alibi à ceux qui se refuseraient à prendre contre le communisme les mesures qui s'imposent. Le congrès n'admettra pas que les communistes échappent aux lois républicaines qui sanctionnent la diffamation, l'apologie du crime ou de la trahison. Il réclame que soient mises à l'abri de la propagande et de l'action communiste les fonctions qui assurent notamment l'ordre public et la sécurité de la nation. Le congrès refusera, quelles que soient les circonstances, d'avoir pour alliés ceux qui accepteraient de composer avec les communistes, leurs auxiliaires et leurs complices"[6]. Ce texte est évidemment marqué par l'atmosphère de l'époque : on est en pleine Guerre froide et les Communistes appliquent aussi quant à eux une ligne politique sans nuances et sans esprit de doute. De là à leur interdire certains professions, à en faire des citoyens diminués, à frapper d'anathème ceux qui "composent" avec eux, il y a un pas vite franchi par les I&P. lesquels avaient d'ailleurs envisagé d'interdire le P.C.F., en 1952, sous la présidence du Conseil Pinay, après les manifestations qui avaient marqué l'arrivée du général américain Ridgway en France ».

    Les I&P sont la matrice qui enfantera les Républicains indépendants, puis le PR (parti républicain). J.-M. Le Pen sera député I&P de 1958 à 1962.

    En 1978, l’Yonne élit un député C.N.I.P. : Michel Delprat. Cela dans la circonscription de l’est du département, la moins déchristianisée et à la faveur d’une primaire qui opposa au premier tour les trois tendances de la droite : gaulliste, centriste et indépendant. Delprat, symbole de la France qui se lève tôt -il est quincailler- sera président de la C.C.I.. Type même du notable qui a la faveur des I&P..

    Ces quelques considérations permettent d’approcher le "tempérament politique" de l’Yonne dont F. Goguel nous dit que son attachement à la droite ne s’est pas démenti depuis 1946. Tant en 1973 qu’en 1978, elle donne tous ses députés à la droite. Son Conseil général est massivement à droite : 30 sièges sur 42 au jour d’aujourd’hui. Après le 1er tour de la présidentielle 2007, l’Yonne républicaine pouvait titrer : « l’Yonne toujours très à droite »[7].

A suivre

lien : II. Le F.N., les ouvriers : le cas de l'Yonne


[1] En 2007, 39% des ouvriers seulement ont déclaré « savoir depuis toujours pour qui ils voteraient », sondage "sorti des urnes" CSA Fr3-Fr info-Fr inter- Le Parisien. Et 15% des ouvriers se sont décidés le jour même de l’élection.

[2] Et lorsque, en 1958, le général De Gaulle obtient plus de 80% de oui à son plébiscite, s’est-on interrogé sur le pourcentage d’ouvriers qui ont voté "OUI" ? Ce fut certainement plus de la majorité absolue de ces catégories.

[3] Seuls deux autres départements ont eu le même "tempérament politique" : l’Ain et les Pyrénées orientales.

[4] Géographie des élections françaises sous le III° et la IV° république.

[5] Lire le chapitre "Sortez les sortants !", volume 2.

[6] Motion sur "les Indépendants devant le communisme et ses alliés" adoptée par le Congrès du Centre national des Indépendants en 1954. Citée par R. REMOND, pp. 464-465.

[7] Numéro du 23 avril 2007.


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