Aspects historiques du canal de Suez + article de P. Barbancey

publié le 30 mars 2021, 03:10 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 31 mars 2021, 09:42 ]

        En ce mois de mars 2021, le blocage du canal de Suez par un mastodonte de 22.000 evp a fait la "une" de presque tous les journaux du monde. Pleins feux étaient mis sur un phénomène pourtant vieux d'un demi-siècle : le "révolution maritime", aspect visible et concret de la mondialisation. J'ai consacré au moins deux chapitres sur cet aspect des choses

VIE ÉCONOMIQUE DU MONDE : la "révolution nautique" du dernier quart du XX° siècle ainsi que Routes de la soie : ouvertures et barrages

    La catastrophe de l'EVERGIVEN - tous les navires propriété de la compagnie taïwanaise EVERGREEN commencent par "ever" - a montré, tout à la fois, l'aspect du gigantisme maritime (400m de long, 22.000 "boites, etc...), le rôle névralgique du canal égyptien (par où passent 13% du commerce mondial), le rôle mondial de l'Asie du Sud-est, le rôle des pavillons de complaisance (le navire taïwanais est immatriculé au Panama). L'idée de faire passer les navires ailleurs est revenue au premier plan "Routes de la soie" : La route maritime du nord-est, Chine - Europe via l'Océan arctique. Tout cela a montré que le 'toujours plus gros" n'était pas forcément le meilleur.  Il y a gros à parier que cet accident va faire revoir à la baisse les ambitions des productivistes.
    à l' IEP de Lyon, j'avais professé un cours sur la vie maritime mondiale et, donc, un paragraphe sur l'isthme de Suez. Il n'a aujourd'hui qu'un intérêt historique. Mais cela offre une mise en perspective.



Le canal a d'abord été construit pour raccourcir la route des Indes et il est devenu ultérieurement une voie primordiale du transport du pétrole moyen-oriental (1ère partie). Ce rôle crucial l'a en un sens désavantagé et un tube de contournement a pris l'essentiel de son trafic au point qu'aujourd'hui, le pétrole n'est plus qu'un appoint dans les recettes qui financent l'activité de la société gestionnaire du canal (2ème partie).

I. LE CANAL PÉTROLIER

A. Sur la route des Indes

Ouvert à la navigation maritime le 17 novembre 1869, le canal réduisait de 50% la distance entre Londres et Colombo.

Le canal de Suez est aujourd'hui une voie d'eau de 190,3 km, sans écluse, d'une profondeur de 19,5m, capable de recevoir des navires de 250.000 tpl à pleine charge et des porte-conteneurs de plus de 4.000 Evp et même des over-panamax.

A l'origine, les besoins en transport de pétrole sont inexistants, ce sont les intérêts des négociants anglais de marchandises générales (thé en particulier) qui ont poussé à sa réalisation. Très tôt, les Anglais ont remplacé les Français à la tête de la Compagnie internationale (1878) laquelle fut nationalisée par le colonel Nasser en 1956.26 juillet 1956, nationalisation du canal de Suez par Nasser

B. Une voie primordiale

En 1956, le canal est la route de transit normal du pétrole du Moyen-Orient vers l'Europe occidentale et les Etats-Unis (le pavillon britannique représentait 38% du trafic et les pavillons américain et panaméen 11,5 et 11%, autres pavillons européens 38%). En 1959, son trafic était de 163 Mt dont 114 pour les seuls produits pétroliers et le trafic nord-sud (produits industriels) comptait pour moins de 20% du total.

Le trafic du canal a été interrompu du 29.X.56 au 15.IV.57 et, une seconde fois, du 7.VI.67 au 5.VI.75. C'est dire qu'il a connu trois des guerres qui ont eu pour théâtre le Proche-Orient. Mais les acteurs régionaux n'ont pas attendu l'état de guerre pour comprendre que le canal était un passage stratégique assez facile à barrer et qu'il était dangereux de ne compter que sur lui pour le transit des flux pétroliers. Cette situation a donc fait rechercher des solutions de remplacement.

La première fut l'ouverture d'oléoducs de contournement :

- l'oléoduc transirakien construit en 1935 entre le Golfe et les échelles du Levant : Sidon au Liban et Haïfa aujourd'hui en Israël (fermé), le Tapline, le pipe de Bassorah .

- l'oléoduc en territoire israélien : Eilat - Ashdad

La seconde fut l'ouverture de la route du Cap pour les liaisons pétrolières entre le Golfe et l'Europe avec mise au point et construction des V.L.C.C.. (NB. VLCC est l'acronyme de Very Large Crude Carrier, soit en anglais « très grand pétrolier transporteur de brut ». Il s'agit d'une classe de pétroliers géants dont le port en lourd est compris entre 150 000 tonnes (fin de la taille Suezmax) et 320 000 tonnes (début de la taille ULCC) (source wikipaedia).

Ces raisons expliquent la baisse du rôle du canal dans le trafic mondial du pétrole mais la relève est prise par l'oléoduc SUMED et les lignes maritimes porte-conteneurs lui donne un intérêt nouveau.

II. AUJOURD'HUI : LE CANAL ET LE TUBE

A. Le sumed

Le canal ne laisse plus passer que 53 Mt de produits pétroliers (au lieu de 176 Mt en 1966) ce qui ne représente plus que 14,4% de son trafic total. La raison principale est la concurrence exercée par l'oléoduc Suez-Méditerranée. Le Sumed a été construit en 1967 après l'occupation israélienne du Sinaï et la fermeture du canal. Les capitaux avaient pour origine l’Égypte et l'Arabie Saoudite. Sidi Kerir (https://www.pinterest.fr/pin/311522499198279923/) est le terminal de chargement des navires sur la Méditerranée, à l'ouest d'Alexandrie. Aïn Sukhna, terminal de déchargement des navires en provenance du détroit d'Ormuz, est situé au fond du golfe de Suez. Le tube passe au niveau de la ville du Caire. Un autre poste de déchargement a été construit plus au sud, c'est-à-dire plus loin du canal, à Ras Sukheir.

Le flux du Proche-Orient vers l'Europe Occidentale qui est le 3° mondial par ordre d'importance emprunte donc des voies diverses et variées : le canal et Sumed d'une part, la route du Cap, d'autre part.

B. Une voie pour les marchandises générales

Le transport total de marchandises (du pétrole brut aux conteneurs) a porté sur 368 Mt en 2000, équilibré dans les deux sens pour ce qui concerne les marchandises autres que les produits pétroliers. Selon les Images Économiques du Monde, le nombre de navires porte-conteneurs aurait pour la première fois dépassé celui des pétroliers en 1995. Le canal est emprunté aujourd'hui par la ligne "Suez Express" de SEA-LAND (21 escales par semaine) qui va de la côte ouest à la côte est des Etats-Unis en évitant le canal de Panama. Le gouvernement égyptien a permis à la Chine d'établir une zone franche à Port Saïd servant de centre de tri pour l'exportation vers l'Europe et l'Afrique.

Les droits de passage rapportent plus de 2 milliards de dollars par an à la Suez Canal Authority et représentent la seconde source de devises de l’Égypte (ou la troisième, selon la conjoncture). Selon Les Échos, C'est la troisième source de devises du pays derrière le tourisme et les transferts opérés par les émigrés. Cette source a connu une baisse à cause de la diminution du nombre de passages des navires (tous types confondus) : de 21.266 en 1978 à 14.141 en 2000. Les causes sont multiples : préférence des européens pour le gaz, réorientation des exportations russes vers l'Europe et, surtout, profondeur limitée du canal qui empêche l'accès aux plus gros navires pétroliers. Pour ce qui concerne les porte-conteneurs, l'augmentation de leur taille en réduit le nombre. C'est pourquoi le creusement du tirant d'eau de 58 à 72 pieds est prévue mais pas encore réalisée (à actualiser, évidemment). Pour les armateurs pétroliers, d'ailleurs, il y a là un dilemme : d'une part, il faut mettre en ligne des navires au gabarit de Suez pour garder l'avantage du raccourcissement des distances, d'autre part, en cas de nouvelle fermeture du canal, les navires actuels ne seraient pas suffisamment gros pour la route du Cap.

Aujourd'hui, le trafic pétrolier concerne pour moitié les produits raffinés : 28,691 Mt de brut et 24,291 Mt de produits finis (ces derniers surtout dans le sens sud-nord). Il est envisagé d'associer le tube et le supertanker : les très gros pétroliers déchargeraient une partie de leur cargaison dans le Sumed et pourraient traverser le canal avec un tirant d'eau diminué grâce à ce délestage. Cela augmenterait les recettes de la Suez Canal Authority.


Comment le blocage du canal de Suez a fait tanguer le commerce mondial

Mercredi 31 Mars 2021

Son obstruction, pendant près d'une semaine, par un porte-conteneurs géant a affolé les marchés. Inauguré en 1869, en Égypte, cet axe est d’une importance capitale pour le fret maritime.

La fameuse sardine qui a bloqué le port de Marseille peut retourner dans l’imaginaire des Phocéens. Elle a été détrônée par l’ Ever Given, un porte-conteneurs géant qui obstruait depuis près d’une semaine le canal de Suez, une voie cruciale pour le commerce maritime mondial. Il se murmure que même les cigares du pharaon y auraient transité. Peut-être une fake news.

La véritable nouvelle, c’est la façon dont ce navire de plus de 220 000 tonnes et d’une longueur équivalente à quatre terrains de football a réussi à se trouver coincé dans le sud du canal, à quelques kilomètres de la ville de Suez. Un incident provoqué par des vents violents combinés à une tempête de sable, et voilà le mastodonte balayé comme un vulgaire fétu de paille. Mais on évoque la possibilité d’ « erreurs, humaines ou techniques », à l’origine de l’échouement. La bataille juridique et judiciaire ne fait que commencer. Les limiers des grandes compagnies d’assurances sont déjà sur les dents.

« Épicerie portuaire »

« Nous l’avons dégagé ! » s’est félicitée, lundi soir, Royal Boskalis Westminster, la maison mère de la société néerlandaise mandatée pour le sauvetage de l’ Ever Given, comme si l’on venait de retrouver des survivants sous les décombres à la suite d’un tremblement de terre. Le matin, le navire avait commencé à bouger après la libération de sa poupe. 30 000 mètres cubes de sable ont été dragués et 13 remorqueurs déployés.

Le président égyptien Sissi y est allé lui aussi de son tweet vainqueur en se félicitant d’une opération « réussie ». Il est vrai que la nouvelle a levé les inquiétudes qui pesaient depuis la semaine dernière sur le commerce international, dont 10 % transitent par le canal. Chaque jour d’immobilisation entraînait des milliards de dollars de pertes avec plus de 400 navires bloqués, chargés de marchandises, de pétrole ou encore de bétail vivant. Paul Tourret, directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime (Isemar), a trouvé le mot juste, sur France 24. Le canal de Suez, a-t-il expliqué, « c’est l’épicerie portuaire par excellence. C’est toute la variété qu’on trouve sur le transport maritime ».

Un embouteillage de 425 navires

Selon la revue spécialisée britannique Lloyd’s List, le blocage du canal a créé un embouteillage (seulement en voie de résorption) de 425 navires qui attendaient de pouvoir franchir cette voie longue de quelque 190 kilomètres reliant la mer Rouge à la Méditerranée. Et l’assureur Allianz a estimé que chaque journée de blocage pourrait coûter entre 6 et 10 milliards de dollars (5 à 8,5 milliards d’euros). La valeur totale des biens bloqués ou devant emprunter une autre route a différé selon les estimations, oscillant entre 3 et plus de 9 milliards de dollars (2,5 à 7,7 milliards d’euros).

Quant à l’Égypte, elle perdait entre 12 et 14 millions de dollars (10 à 12 millions d’euros) par jour de fermeture du canal, emprunté par près de 19 000 navires en 2020. Les recettes dégagées par le canal de Suez représentent pour Le Caire la deuxième source de richesse du pays, derrière le tourisme, avec 5,5 milliards de dollars par an (4,7 milliards d’euros).

Un péage à 500 000 dollars

Ferdinand de Lesseps, le constructeur de ce canal inauguré en 1869 dont toute la France était si fière, oubliant ainsi l’exploitation esclavagiste des ouvriers qui l’ont creusé, n’en croirait pas ses yeux. Chaque année, près de 15 millions de conteneurs – pleins de tout, il n’y a pas que des pétroliers – franchissent le canal, dont 75 % proviendraient de Chine.

Pékin, qui est directement présent avec un contrat d’exploitation de 7,3 km2 dans cette zone économique du canal de Suez. Personne ne doute de l’importance de cette voie maritime qui permet d’éviter de contourner l’Afrique par le cap de Bonne-­Espérance, économiser du temps – une à deux semaines de navigation – et du carburant. L’économie financière, en revanche, n’est pas si évidente lorsqu’on sait que pour certains tonnages, le péage du canal de Suez avoisine les 500 000 dollars !

Les cours de l'or noir bondissent

L’impossibilité de franchissement du canal a entraîné d’importants retards de livraison de pétrole et d’autres produits. La nouvelle a évidemment fait bondir les cours de l’or noir jusqu’à 6 %, mercredi dernier, avant de retomber le lendemain. Si certaines compagnies avaient envisagé, au bout de trois jours de blocage, de faire faire marche arrière à leur navire, une autre question, tel un iceberg, a émergé publiquement mais très certainement déjà en boucle dans ces milieux : faut-il absolument toujours passer par Suez ?

« Le blocage de Suez accélérera le changement de la chaîne d’approvisionnement mondiale », a ainsi souligné Soren Skou, le directeur général du transporteur danois Maersk, dans un entretien au Financial Times. Il y a bien évidemment le canal de Panama (où Lesseps s’était aussi fait remarquer pour des détournements de fonds).

Vers la route maritime septentrionale ?

Mais les regards commencent également à se tourner vers la route maritime septentrionale, au nord de la Russie. Un transit plus court de près de 40 % lorsqu’il est envisagé de la Chine ou de la Corée du Sud vers les ports d’Europe du Nord, note ainsi le site Arctictoday. Un designer finlandais, Aker Arctic, a même présenté la semaine dernière un porte-conteneurs brise-glace pour des routes arctiques plus courtes. Pas de la science-fiction, mais pas encore une réalité tant les problèmes sont légion par cette route polaire.

Reste le fret ferroviaire, que la Chine, toujours elle, aime particulièrement. Mais, pour l’heure, le train ne représente que 1,6 % des flux de conteneurs entre l’Europe et l’Asie. Par le canal de Suez « passe une diagonale de la Terre qui joint idéalement et matériellement la Grande-Bretagne et l’Inde et l’Europe industrielle au monde investi », écrivait l’anthropologue Jacques Berque. Une diagonale fragilisée mais toujours là.


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