suite de : 500 ans de Luthéranisme : 1ère partie, la Guerre des Paysans Comme je l’ai écrit par ailleurs, et pas seul, les révolutions enclenchent un phénomène qui se nourrit lui-même, des acteurs découvrent que l’on peut aller plus loin, que l’on doit aller plus loin. Nous avons vu des pays de Bundschuh réclamer la disparition des hiérarchies et la fraternité des hommes, l'égalité, la fin des impôts, la rémunération de tous par leur seul travail. D’autres la désignation de tribunaux à jury populaire ou bien réclamer la confiscation des biens ecclésiastiques et leur partage entre les gens du peuple. En Allemagne, c’est Thomas Münzer qui illustre ce processus, il va bien plus loin que Luther –que d’ailleurs, les problèmes sociaux n’intéressent pas - . Voici l’analyse des "thèses de Thomas Münzer" que Friedrich Engels produit dans "La guerre des paysans". "Cette anticipation de l'histoire ultérieure, violente, mais cependant très compréhensible étant donné les conditions d'existence de la fraction plébéienne, nous la rencontrons tout d'abord en Allemagne, chez Thomas Münzer et ses partisans. (…). Ce n'est que chez Münzer que ces résonances communistes deviennent l'expression des aspirations d'une fraction réelle de la société. C'est chez lui seulement qu'elles sont formulées avec une certaine netteté, et après lui nous les retrouvons dans chaque grand soulèvement populaire, jusqu'à ce qu'elles se fondent peu à peu avec le mouvement prolétarien moderne" "Sa doctrine théologique et philosophique attaquait, somme toute, tous les points fondamentaux non seulement du catholicisme, mais aussi du christianisme. Il enseignait sous des formes chrétiennes, un panthéisme qui présente une ressemblance curieuse avec les conditions spéculatives modernes et frise même par moments l'athéisme. Il rejetait la Bible comme révélation tant unique qu'infaillible. La véritable révélation vivante c'est, disait Münzer, la raison (c’est moi qui souligne, JPR)[1] révélation qui a existé de tous temps et chez tous les peuples et qui existe encore. Opposer la Bible à la raison, c'est tuer l'esprit par la lettre. Car le Saint-Esprit dont parle la Bible n'existe pas en dehors de nous. Le Saint-Esprit, c'est précisément la raison. La foi n'est pas autre chose que l'incarnation de la raison dans l'homme et c'est pourquoi les païens peuvent aussi avoir la foi. C'est cette foi, c'est la raison devenue vivante qui divinise l'homme et le rend bienheureux. C'est pourquoi le ciel n'est pas quelque chose de l'au-delà, c'est dans cette vie même qu'il faut le chercher et la vocation des croyants est précisément d'établir ce ciel, le royaume de Dieu, sur la terre. De même qu'il n'existe pas de ciel dans l'au-delà, de même il n'y existe pas d'enfer ou de damnation. De même, il n'y a d'autre diable que les désirs et les appétits mauvais des hommes…». "Sa doctrine politique se rattachait exactement à cette conception religieuse révolutionnaire et dépassait tout autant les rapports sociaux et politiques existants que sa théologie dépassait les conceptions religieuses de l'époque. De même que la philosophie religieuse de Münzer frisait l'athéisme, son programme politique frisait le communisme, et plus d'une secte communiste moderne, encore à la veille de la révolution de mars (1848 en Allemagne, JPR), ne disposait pas d'un arsenal théorique plus riche que celui des sectes "münzériennes" du XVIe siècle. Ce programme (…) exigeait l'instauration immédiate sur terre du royaume de Dieu, du millénium des prophètes (…). Pour Münzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d'État autonome, étranger aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d'adhérer à la révolution, devaient être renversées, tous les travaux et les biens devaient être mis en commun et l'égalité la plus complète régner". La violence répond à cette radicalité révolutionnaire Luther, au lendemain même de la diète de Worms et de la captivité de la Wartburg, s'est donc trouvé confronté à un mouvement radical dont les chefs, s'inspirant de son propre enseignement mais y ajoutant des vues illuministes ou apocalyptiques, ont préconisé la rupture avec l'ordre temporel et la construction sur terre du royaume du Christ [2]. Après avoir fait leur apparition chez les "prophètes de Zwickau", ces tendances se développèrent à Wittenberg même dès 1521 sous l'influence d'André Carlstad [3] et de Thomas Münzer. Münzer avait formulé l'idéal d'une "communauté de saints", d'élus réalisant la parfaite vie de l'esprit et supprimant entre eux toutes les barrières sociales. Ces manifestations de spiritualité intérieure devinrent inquiétantes lorsque les Seigneurs et autres conservateurs trouvèrent aux côtés de Münzer les adeptes d’une nouvelle secte : les Anabaptistes. Voici ce qu'écrit F. Engels sur les Anabaptistes : "Entre temps, l'agitation croissante parmi les plébéiens et les paysans avait considérablement facilité la propagande de Münzer, pour laquelle il avait trouvé de très précieux agents chez les Anabaptistes. Cette secte, sans dogmes positifs bien définis, dont l'hostilité commune à toutes les classes dominantes et le symbole commun du second baptême maintenaient seuls la cohésion, d'une rigueur ascétique dans ses mœurs, inlassable, fanatique, menant sans crainte l'agitation, s'était de plus en plus groupée autour de Münzer. Exclus par les persécutions de toute résidence fixe, les Anabaptistes parcouraient toute l'Allemagne et proclamaient partout la nouvelle doctrine, avec laquelle Münzer leur avait donné conscience de leurs besoins et de leurs aspirations, le succès de leur activité, étant donné l'agitation croissante du peuple, fut immense. C’est ce qui explique qu'au moment de sa fuite de Thuringe, Münzer trouva partout le terrain préparé "[4] C’est que les Anabaptistes étaient les plus déterminés des partisans de l’égalité sociale et du communisme primitif et ils exprimaient un mysticisme qui pouvait les conduire à la recherche d'un christianisme purement intérieur qui refuse tout ce qui peut du dehors limiter la liberté du chrétien (les autorités instituées, donc, JPR) : "Là où est l'esprit de Dieu, là est la liberté" noble devise qui ruine l’autorité de la hiérarchie. Les Anabaptistes reprochent aux réformateurs d'avoir substitué à la papauté une nouvelle idole, la Bible, "un pape de papier" (papieren Papst) et se veulent fidèles aux enseignements de l’Église primitive, ils souhaitent une universelle tolérance et au contraire de Luther refusent au Magistrat (i.e. = le pouvoir politique municipal) toute autorité pour s'immiscer dans les affaires de l'esprit. Ce spiritualisme mystique peut conduire certains adversaires des positions luthériennes à un anticléricalisme radical : certains ne verront dans le luthéranisme qu'un nouvel esclavage pour l'esprit (Droz). Les Anabaptistes furent donc au premier rang des victimes de la sauvagerie répressive : "On ne saurait compter ceux qui furent torturés, brûlés ou exécutés, mais leur courage et la ténacité de ces émissaires restèrent inébranlables" écrit Engels et Henri Pirenne confirme cette sentence : "Nulle confession n’a fourni autant de victimes à la répression de l’hérésie".[5]. La grande figure de Luther n’a rien fait, bien au contraire, pour calmer l’ardeur des bourreaux des paysans. AUX PAYS-BAS Il est légitime de passer d’Allemagne aux Pays-Bas – lesquels formaient une seule confédération impériale jusqu’en 1648 -. La mobilité des gens et des idées était bien plus grande qu’on n’a pu le penser et l’écrire. Les thèses de Luther, de Münzer, des Anabaptistes arrivent en Hollande où au demeurant, les mêmes causes donnant les mêmes effets, des autochtones prenant appui sur leur expérience formulaient des utopies qui seront le berceau des idées allemandes. Dans les régions orientales des Pays-Bas, peu urbanisées, les paysans pauvres profitent beaucoup moins de la vie maritime synonyme de commercialisation. Ils sont sensibles à des discours qui annoncent une libération. Il y eut ainsi un hérétique qui posa quelques jalons. Geert Groote[6] (1340-1384) -contemporain des Lollards anglais et de John Ball- se rebelle contre les abus de l’Église, "exalte les vertus de pauvreté et de simplicité", prône "le partage des richesses et la prédication en langue vulgaire" et non plus en latin. Il fonda la communauté des "Frères de la vie commune" (De Voogd). Communauté enseignante dont Érasme fut l’élève. La Frise, qui s’était proclamée "immédiate d’Empire" [7] avait des velléités d’indépendance autant que ses paysans mutins qui luttaient contre l’injustice (révolte du "pain et du fromage"1491-1492). Les États de Frise -l’assemblée provinciale- sont élus par les propriétaires terriens au suffrage indirect, cas unique dans les 17 provinces. Mais un adage frison ne dit-il pas "every Frisian is a nobleman" ? Ces éléments expliquent le succès de l’anabaptisme au sein de son petit peuple. "True evangelical faith cannot lie dormant. It clothes the
naked, it feeds the hungry, it comforts the sorrowful, it shelters the
destitute, it serves those that harm it, it binds up that which is wounded, and
it has become all things to all people". « Celui qui a la vraie foi dans l’Évangile ne peut rester inactif : il habille ceux qui sont nus, il
nourrit ceux qui ont faim, il réconforte celui qui souffre, il abrite le
sans-logis, il rend service même à ceux qui lui nuisent, il soigne celui qui
est blessé, et ainsi, toute chose est à tout le monde ». Texte de Menno Simons, anabaptiste frison (1496-1561). Anabaptisme hérétique et pourchassé. Mais la Réforme arrive. Le calvinisme séduit. Charles réprime et envoie la Sainte Inquisition.
L’arrivée de la Réforme La Réforme aura prise sur ces Pays-Bas en ébullition. Le luthéranisme ouvre une brèche dans le monopole étouffant de l’Église romaine corrompue. "L’anabaptisme se déverse presque aussitôt" écrit H. Pirenne. Dans les masses paysannes des provinces de l’Est, dans les ouvriers des villes et des campagnes, l’anabaptisme et son discours égalitaire, mystique et révolutionnaire - qui fait écho à celui de Geert Groote- déclenche un fol espoir. Le terrain était préparé nous l’avons vu. Après l’Allemagne et la Suisse, on constate à nouveau qu’une situation révolutionnaire fait éclore l’idéal communiste, comme autrefois John Ball en Angleterre, comme en France, plus tard, avec les Égaux de Babeuf. Fruste, sommaire, tout ce que l’on voudra, mais idéal moral qui semble, au fond, être l’essence de l’homme. Melchior Hoffmann (1495-1543) illustre ce passage du luthéranisme à l’anabaptisme. Ses pérégrinations l’amènent en Frise (1529) où les esprits étaient prêts à recevoir ses prêches. Il condamne l’organisation sociale comme l’œuvre du mal, il faut donc l’anéantir, il faut refonder une cité céleste où s’effaceront toutes les injustices, où toutes les classes auront fusionné dans l’amour et la charité. Melchior ne prônait pas la violence mais pour d’autres que lui le besoin de changement immédiat, hic et nunc, est trop fort car la misère est trop grande [8]. "Il ne suffit plus d’attendre le règne de Dieu : il faut l’établir par l’épée, anéantir les méchants, cimenter dans leur sang les remparts de la nouvelle Jérusalem. Plus de prêtres ! Plus de propriété ! Plus d’armée ! Plus de tribunaux ! Plus de maître ! "(cité par Pirenne). Ainsi s’exprimait le boulanger Jan Matthijs (1500-1534), de Haarlem (comté de Hollande). Langage terrifiant. Aussi les Anabaptistes seront-ils pourchassés "avec l’impitoyable férocité qu’inspire la terreur" (Pirenne). Fuyant la persécution avec nombre de fidèles, Matthijs rejoint la ville de Munster où sera fondée la Nouvelle Jérusalem. Laquelle, on le sait, disparaîtra par le feu et dans le sang. En 1535, on proclame que les Anabaptistes seront condamnés à mort, même s’ils abjurent leur foi (souligné par moi, JPR). On ne fait pas confiance à une éventuelle abjuration : le "porteur" peut sans cesse rechuter dans sa maladie, il est incapable de rédemption, il faut donc l’exterminer. "Nulle confession n’a fourni autant de victimes à la répression de l’hérésie". C’est un génocide. Le calvinisme aussi veut une nouvelle Jérusalem. Mais on y arrivera, non pas en supprimant la propriété, mais en changeant d’Église. L’Évangile doit s’imposer aux princes. La diffusion du calvinisme est donc transversale, elle touche les milieux les plus divers : noblesse, bourgeoisie capitaliste, jusqu’à la petite bourgeoisie et les salariés industriels. "Il faut reconnaître pourtant » écrit H. Pirenne « que c’est parmi ces derniers qu’elle fit les progrès les plus rapides". Il faut dire que le calvinisme a bénéficié du travail de l’anabaptisme sur les consciences : ce dernier avait détaché les masses de l’Église catholique (il faudrait nuancer fortement selon les provinces) et le calvinisme est apparu comme une nouvelle espérance. Particulièrement touchés aussi sont les ports de Zélande, de Hollande et Anvers. Et des ports, tout passe en Angleterre. à suivre : 500 ans de luthéranisme (3° partie) : anabaptisme et lollards en Angleterre
Bibliographie : Thomas Mûnzer et la guerre des paysans, par Maurice Pianzola. Éditions L'Insomniaque (Ludd), 288 pages, [1] Münzer annonce les thèses de l’anglais Winstanley. [2] Jacques DROZ, Histoire des doctrines politiques en Allemagne. [3] Orthographié souvent CARLSTADT ou Carlostad. Éminent réformateur qui fréquenta Thomas Münzer et les Anabaptistes et que Luther poursuivit de ses foudres, après avoir, quelque temps, collaboré avec lui. [4] F. ENGELS, la guerre des paysans allemands. [5] H. PIRENNE, « Les anciennes démocraties aux Pays-Bas », Flammarion, 1928. [6] Gérard le Grand, né à Deventer, Province de l’ Overijssel, Est des Pays-Bas. [7] C’est-à-dire immédiatement sous l’autorité de l’Empereur, ce qui, compte tenu des distances et des préoccupations de l’Empereur, correspondait à une indépendance de fait. [8] L’exemple leur en avait été donné - nous l’avons vu - par les Taborites et les Picards. |