500 ans de Luthéranisme : 1ère partie, la Guerre des Paysans (carte générale)

publié le 4 nov. 2016, 08:20 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 5 oct. 2017, 11:37 ]

"Une des internées de la Tour de Constance[1], lors de la persécution, avait gravé sur le mur ce seul mot : «résister». Nous sommes bien loin ici de la docilité politique de tels disciples allemands de Luther, et l'on sait du reste combien notre maquis méridional a contenu de «résistants » huguenots".

André Siegfried (1951).

 

    Je mets en exergue ce texte d’A. Siegfried, qui était de confession protestante, et qui a surtout une immense légitimité universitaire et intellectuelle, texte écrit après le seconde guerre mondiale durant laquelle on a vu les régions à majorité luthérienne soutenir le führer sans trop sourciller, loin de là, je le mets en exergue pour mettre l’accent sur l’héritage le plus lourd du luthéranisme, héritage qui risque fort, en ces période de rapprochement œcuménique, d’être occulté.

Je vais commémorer cette réforme luthérienne (qui démarre en 1517) en la replaçant dans son contexte le plus large.

1.      La Guerre des Paysans en Alsace et ailleurs.

2.      Une étape du communisme primitif : Münzer, les Anabaptistes.

3.     Lollards et anabaptistes en Angleterre.

4.      Martin Luther.

5.      La philosophie sociale de Luther. (déjà publié, ce texte prend sa place dans la commémoration).

 

    Le Saint empire romain germanique est le lieu d’éclosion des guerres révolutionnaires des paysans qui précédèrent puis accompagnèrent la Réforme luthérienne. Sans Luther pas de Zwingli à Zurich, de Bucer à Strasbourg ; sans doute aussi pas de Calvin à Genève. Le succès de Luther - outre le fait qu’il s’effectue par le massacre des bandes paysannes - présente un aspect contradictoire : plusieurs États allemands échappent définitivement à l’autorité papale (c’est le second grand affaiblissement du système catholique romain après le schisme orthodoxe) et le pluralisme religieux affaiblit le pouvoir de l’empereur Habsbourg catholique. Il y a donc bel et bien sortie du Moyen-âge. Mais les Princes territoriaux[2] sont les grands vainqueurs de cette crise tellurique et le luthéranisme leur donne toute liberté pour asseoir leur autorité sur le principe d’obéissance, très proche du droit divin. Autrement dit, si l’hétéronomie est affaiblie, on ne peut pas dire que l’autonomie sorte très renforcée.

 

LA GUERRE DES PAYSANS : EN ALSACE ET AILLEURS…

 

   Guerre des Paysans Freyheit 1525.jpg Le processus révolutionnaire en Allemagne débute avec la Guerre des paysans et la réforme luthérienne (1517). Si le caractère révolutionnaire de cette dernière est discutable et nous en parlerons, la remise en cause de la féodalité par les paysans et – dans certaines limites – par la bourgeoisie des villes est, en revanche indiscutable. On peut l'évoquer en présentant le cas alsacien, l'Alsace étant, à cette époque, partie intégrante du Saint Empire romain germanique[3] et aujourd’hui, une de nos belles provinces françaises où, malheureusement, le Front National prospère.Sur le drapeau porté par ce paysan, on peut lire Freiheit = liberté !

 

Les institutions médiévales en Alsace au début du XVI° siècle.

    L'Empereur allemand est représenté par deux baillis (à Haguenau et à Ribeaupierre). Le duc de Lorraine est un grand seigneur territorial, il a des possessions en Alsace comme, par exemple, les mines de Sainte-Marie-aux-Mines. La maison des Habsbourg – héritage de Charles Quint - est possessionnée en Haute-Alsace avec un gouverneur installé à Ensisheim, en Sundgau.

    L’Église catholique est omniprésente. Il y a d'abord l'évêque de Strasbourg qui réside non pas dans sa ville éponyme mais à Saverne depuis la révolution communaliste qui fit de la capitale alsacienne une république (XIII° siècle). Il y a ensuite les ordres monastiques qui sont présents partout et en grand nombre. Sélestat (5 à 6.000 habitants), par exemple, ne compte rien moins que cinq couvents. L’Église possède des richesses enviées dans le vignoble, grande richesse alsacienne à tous les points de vue, "moteur" de l'économie régionale et rhénane dès le Moyen Age selon le géographe J. Julliard. "La plus grande partie du vignoble et les plus belles vignes sont entre les mains de l’Église romaine. L'évêché de Strasbourg, un des plus riches de l'empire d'après les relevés de la Curie papale, et les grandes abbayes alsaciennes, l'abbaye de Fulda et le chapitre de la cathédrale de Constance, onze abbayes suisses et six abbayes d'outre-Vosges, etc., s'en partagent l'essentiel. Le reste du vignoble appartient à des seigneuries laïques ou à de riches bourgeois qui ont racheté des propriétés aux nobles démunis"[4].

    Un peu partout, l’Église est un "État dans l’État". Ainsi, pour ce qui concerne les conflits entre le bailleur-propriétaire (elle-même) et les preneurs (vignerons), ce sont des tribunaux ecclésiastiques qui sont compétents. L’Église, dans les limites de la ville de Strasbourg pour prendre cet exemple, comprend sept paroisses et quatre chapitres dont les personnels dépendent de la chancellerie épiscopale de Saverne. Ses membres ne paient ni impôts, ni taxes à la ville, ne participent pas aux corvées et ne sont pas justiciables devant les tribunaux laïcs. Les nombreux couvents quant à eux relèvent de leur ordre respectif et point du Magistrat[5] municipal. Institution coûteuse, l’Église prive la ville de rentrées d'argent qui lui sont dues, taxe la population sous les prétextes les plus divers (outre la très substantielle dîme) et transfère à Rome des sommes fabuleuses. "Ainsi il fallut, dit-on, au cardinal Peraudi 60 chariots pour transporter à Rome en l'an 1500 les sacs d'argent provenant de la vente des indulgences à Strasbourg"[6].

    Ces flux financiers qui vident l'Allemagne de sa substance ont été dénoncés, à l'échelle nationale, par Luther lui-même. "J'estime que l'Allemagne donne maintenant bien plus au Pape que jadis aux Empereurs. Certains prétendent même qu'annuellement plus de trois fois cent mille florins quittent l'Allemagne pour Rome en pure perte et pour rien, en échange nous ne recueillons que railleries et affronts (…)". Luther dénonce la prolifération d'une bureaucratie inutile à Rome, pire une bureaucratie exploiteuse, oisive, raffinée, débauchée, vivant des prélèvements sur la laborieuse Allemagne. "Tous guettent les prébendes et les bénéfices d'Allemagne comme le loup guette les brebis. (…) C'est maintenant un tel foisonnement ! et un tel fourmillement — tout à Rome et ailleurs se vantant d'appartenir au Pape — qu'on n'a jamais rien vu de pareil, même à Babylone. A eux seuls, les secrétaires du Pape sont plus de trois mille"[7]. On aura relevé la référence à Babylone, la grande prostituée (sic) : il faut libérer l'Allemagne élue de Dieu de cette captivité romaine.  

 Les forces révolutionnaires.

    Elles sont dans le sein de la paysannerie et au cœur des villes.

 Les paysans.

    Les paysans, par leur labeur, sont les principaux contributeurs à la richesse créée et par conséquent aux prélèvements qui appauvrissent l'Allemagne et, ici, l'Alsace et les pays mosellans. Les tentatives révolutionnaires n'ont pas manqué au XV° siècle, bien avant l'irruption luthérienne. Jean le joueur de fifre, leader d'une révolution (1476), est venu prêcher en Alsace. Il appelle à l'ascétisme et au pèlerinage de la Vierge à Niklashausen. Il prône la disparition des hiérarchies et la fraternité des hommes, l'égalité, la fin des impôts, la rémunération de tous par leur seul travail. En 1493, il y eut création, en Alsace, d'une ligue secrète de paysans et de plébéiens. Cette ligue demande la fin de l'usure (taux d’intérêt trop élevés) et de ceux qui en profitent (juifs, couvents), la fin des impôts existants et le droit par le peuple commun de voter les nouveaux, la fin des tribunaux ecclésiastiques et impériaux et la désignation de tribunaux à jury populaire. La fin de la confession auriculaire. La ligue prend un drapeau : ce sera une étoffe portant le soulier à lacets des paysans, d'où son nom : bundschuh. C'est moins prestigieux que l'aigle impérial mais c'est moins prédateur et plus pacifique. La Ligue prend contact avec les Suisses dont le prestige est grand après leur lutte victorieuse contre les Habsbourg et leur démocratie communale. En 1502 et en 1517, avant la Guerre des Paysans de 1525, il y eut deux autres bundschuh (c'est désormais le nom que les contemporains attribuent aux révolutions paysannes). En 1502, on réclame la confiscation des biens ecclésiastiques et leur partage entre les gens du peuple ainsi que l'immédiateté entre les paysans devenus libres et l'Empereur[8].

    Un évêque catholique allemand du XIX° siècle, historien de la Réforme, admet :"les paysans mécontents, insoumis ("les gens à gros souliers lacés de Souabe et d'Alsace", prolonge l’historien H. Hauser) n'eussent pas tardé à se soulever, même si Luther et ses disciples ne fussent jamais entrés en scène (c’est moi qui souligne, JPR)"[9].

 

Les villes.

    Les villes comme Strasbourg sont déjà des républiques bourgeoises à la veille de la révolution paysanne. Elles n'en désirent pas moins expulser/amoindrir les forces ecclésiastiques qu’elles accueillent derrière leur enceinte. On sait que les idées nouvelles s'expriment dans les cadres de la religion pratiquée et sont qualifiées d'hérésies par la hiérarchie. Dès le XIV° siècle, Strasbourg prête l'oreille au prédicateur Tauler (1300-1361) qui s'exprime en langue "vulgaire" et chez lequel on trouve des thèmes que reprendront et Luther et Thomas Müntzer. Strasbourg, par sa vie intellectuelle féconde, sera surnommée le "nid des hérétiques"[10]. Le prédicateur de sa Cathédrale, Geiler de Kaysersberg, par ses critiques des abus de l’Église alsacienne, la "chasse aux bénéfices" qu'il stigmatise, sa critique de la vie monastique, aurait pu écrire "l'éloge de la folie". Enfin Strasbourg est la capitale du réformateur Bucer (1491-1551). Bucer remplace la hiérarchie épiscopale par un conseil des Anciens – presbyterium – ce qui va dans le sens des souhaits de la bourgeoisie de s'approprier la direction du culte.

    Ainsi, la Réforme religieuse de Luther apparaît davantage comme une conséquence d’une situation de crise - tant à la ville qu’à la campagne - que la cause des bouleversements du XVI° siècle.

    F. Engels résume de cette manière la situation politique dans les années 1520’. Il distingue trois "partis":

"Tandis que le premier des trois grands camps entre lesquels se divisait la nation, le camp conservateur-catholique, groupait tous les éléments intéressés au maintien de l'ordre existant : pouvoir d'Empire, clergé et une partie des princes séculiers, noblesse riche, prélats et patriciat des villes, sous la bannière de la Réforme luthérienne bourgeoise-modérée se rassemblent les éléments possédants de l'opposition, la masse de la petite noblesse, la bourgeoisie, et même une partie des princes séculiers, qui espéraient s'enrichir par la confiscation des biens de l'Église et voulaient profiter de l'occasion pour conquérir une indépendance plus grande à l'égard de l'Empire. Enfin, les paysans et les plébéiens constituaient le parti révolutionnaire, dont les revendications et les doctrines furent exprimées avec le plus d'acuité par Thomas Münzer "[11].

    Nous aurons à reparler de Thomas Münzer, révolutionnaire authentique.

 

La révolution en Alsace

    Historien du protestantisme alsacien, Strohl parle de l’ancien régime pour la période antérieure à la Réforme.[12] C’est sans doute exagéré et cela vaut surtout pour la vie religieuse. Néanmoins, le mot dit bien l’ampleur des changements quand on sait la place que tenaient la foi et l’Église catholique dans la vie de chacun ou dans celle des collectivités.

    C'est dès 1524 que la bourgeoisie strasbourgeoise s'attaque à l’Église romaine, après une émeute visant un prédicateur anti-luthérien et les prieurs des couvents, ses amis. Les clercs fuient Strasbourg. Le magistrat annonce alors qu'il nommera lui-même les prêtres communaux. L’Église de Rome devient donc "l’Église de Strasbourg"[13]. Les biens des couvents sont municipalisés et les fonds disponibles financeront l'assistance publique et l'enseignement (h. Le clergé est soumis aux mêmes impositions et charges que les autres citoyens. Notons que pour les paysans qui travaillent sur les terres des anciens couvents rien ne change : ils ont simplement un autre propriétaire. Ce qui agrandit le domaine de la république strasbourgeoise qui possédait déjà, hors les murs, plusieurs villages dont elle était le seigneur.

    A la campagne, c'est une traînée de poudre qui s'enflamme (avril 1525). Les hommes adultes prennent les armes dans (presque) chaque village. Ils se réunissent par "bandes" regroupant chacune des milliers d'hommes. L'une d'elles se dénommera "l'assemblée commune des frères en Jésus-Christ du Royaume de Bitche et Hanau à Neubourg dans le couvent". Dans le couvent ? On devine pourquoi : "Vous avez longtemps mangé à notre table" disent les paysans, "maintenant nous mangeons à la vôtre". Insolence révolutionnaire, toujours bienvenue. Il y aura cinq "bandes" en Alsace et une en Moselle. Elles élisent des régents qui se regrouperont pour constituer une sorte d'état-major général qui confie le commandement suprême à un leader d'envergure : Erasmus Gerber. L'armée paysanne est donc remarquablement structurée.

    Elle a une idéologie. Au "droit de l'Anti-Christ" (l'ordre seigneurial laïc ou ecclésiastique), elle oppose le "droit divin" basé sur l’Évangile et affirmant "l'égalité des enfants de Dieu". L'armée révolutionnaire alsacienne a un programme à l'exemple des paysans du reste de l'Allemagne. Ces derniers avaient établi un code en 14 articles, les Alsaciens optent pour 6 articles. Mais l'esprit est le même ; tous s'inspirant des revendications avancées lors des précédents bundschuh. Retenons cependant un des 14 articles qui demande "la réduction à cinq pour cent du taux maximum de l'intérêt", article qui montre des préoccupations monétaires à fleur de peau (et qui concernent toutes les Réformes de l’époque). Cette foi religieuse, cette discipline, l'élection des lieutenants par la troupe annoncent, plus d'un siècle avant, l'armée Nouveau modèle de Cromwell. E. Gerber innove fort intelligemment :

"Moi, Erasmus Gerber, capitaine général de l'assemblée chrétienne faisons savoir à tous et à chacun, qu'il soit haut placé ou humble, pauvre ou riche, que nous voulons et devons encore rester ensemble, en l'honneur de Dieu, ainsi que pour la consolation et l'aide aux pauvres et aux hommes du commun... Nous demandons amicalement et instamment que chaque bourg et village nous envoie des hommes, afin que ceux qui sont actuellement chez nous dans la bande puissent rentrer chez eux et s'occuper de leurs femmes, enfants et biens. Ceux-là resteront aussi chez nous huit jours, puis seront remplacés ainsi tous les huit jours, afin qu'à chacun il arrive la même chose qu'à l'autre... De même s'il devait y avoir de l'agitation dans le pays ou (qu'une armée ennemie) y vienne contre nous, les cloches doivent sonner partout, pour que nous gardions notre pays, si Dieu le veut. Nous vous demandons une réponse écrite".

    Par cette rotation hebdomadaire du service dans les bandes armées -cette noria dira-t-on plus tard -, le capitaine général assure la solidarité des hommes en armes et de leurs villages et crée les conditions d'une mobilisation générale de toute la population (G. Heumann dixit). Tout cela montre une population paysanne organisée, consciente, déterminée. Et pourtant en 1950, Strohl - doyen honoraire de la faculté protestante de l’université de Strasbourg - dans son ouvrage sur le protestantisme en Alsace, évoque "quelques bandes d’excités à commettre des actes de pillage et de destruction"[14]. La haine de classe survole les siècles.

 La répression

    II est vrai que les paysans alsaciens et mosellans avaient affaire à forte partie. Étaient coalisés contre eux (liste non limitative) les princes-électeurs du Palatinat et de Trêves, le duc de Lorraine, le Margrave de Bade, les comtes de Bitche et de Hanau, l’Église romaine, la ville de Strasbourg et dix autres villes impériales... Un des grands faits de la Guerre des paysans d’Alsace et de Lorraine a été le siège de Saverne - résidence épiscopale - que les insurgés avaient occupée. La répression fut organisée par la coalition dirigée par le bailli de Basse-Alsace (représentant de l’Empereur), secondée par le chapitre de la cathédrale et le Conseil de Strasbourg qui appellent à l’aide le duc de Lorraine (17 mai 1525, 20.000 assassinés). Cet exemple alsacien peut être, là encore, généralisé à toute l'Allemagne méridionale et moyenne. On relèvera le double jeu des bourgeoisies urbaines qui, révolutionnaires au départ - pour s'emparer des fortunes ecclésiastiques - rejoignent le combat contre-révolutionnaire pour anéantir le mouvement paysan : Strasbourg est le cas le plus net.

    Dans la chronique pour l'année 1525 des dominicains de Guebwiller - Peu suspects de sympathie pour la cause paysanne (Gautier Heumann)-, on peut lire : "les nobles d’Ensisheim ont été bien tyranniques. Ils firent enlever les pauvres gens dans les villages ; Amenés à Ensisheim, (capitale du Sundgau autrichien), on leur tranchait la tête, (…). Beaucoup de prêtres furent pendus aux arbres. (...). En vérité, on a érigé un sanglant abattoir (...)". Le bailli de Basse-Alsace peut écrire "grâce à Dieu et à l'aide fidèle du duc de Lorraine, trente mille paysans, rebelles ont été tués". La répression sauvage des paysans après leur défaite de Saverne est restée longtemps célèbre. Mais il en fut de même dans toute l'Allemagne. "Les seigneurs, dit l'un d'eux, jouaient aux boules, à leur tour, avec des têtes de paysans" (Lucien Febvre).

    La position de Luther face aux paysans révoltés ne cesse d’évoluer. Pour terminer par le plus abominable des comportements :

"Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés ! (…) C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte ! "

Nous y reviendrons.

     Quel fut l’avenir politique de la Guerre des paysans ? Nos paysans n’ont pas donné suite à leurs luttes révolutionnaires. L’Alsace, la Lorraine, tout le sud de l’Allemagne sont devenus des régions sages, conservatrices.

« Les paysans du pays de Hanau » nous dit Strohl « devaient prouver qu'ils avaient été sincères en déclarant, en 1525, qu'ils resteraient volontiers soumis à des autorités qui se préoccuperaient de leur faire prêcher l’Évangile comme l'avaient fait celles de Strasbourg » et ce théologien de nous fournir une explication quasi ethnique, aux relents pétainistes, « mais il s'agissait d'une solide race paysanne, réservée, mais fidèle une fois qu'elle s'est donnée à une cause ».

    La terre ne ment pas, c’est bien connu. Toujours est-il qu’en effet, cette fidélité va se confirmer de siècle en siècle, avec des conséquences politiques non dénuées d’ambigüité.

addendum : textes

     Je vais citer de courts extraits de la proclamation des paysans de Souabe, pour en montrer la modération d’abord, pour mieux comprendre la contradiction de Luther ensuite.

Les douze articles des paysans de la Souabe (20 mars 1525)

    « (…). Il résulte clairement de là que les paysans qui, dans leurs articles, demandent un tel Évangile pour leur doctrine et pour leur vie ne peuvent être appelés désobéissants ni révoltés. Si Dieu nous appelle et nous presse de vivre selon sa parole, s'il veut nous écouter, qui blâmera la volonté de Dieu, qui pourra s'attaquer à son jugement, et lutter contre ce qu'il lui plaît de faire? II a bien entendu les enfants d'Israël qui criaient à lui, il les a délivrés de la main de Pharaon (Exode, 3 verset 7 [13], JPR). Ne peut-il pas encore aujourd'hui sauver les siens ? Oui, il les sauvera, et bientôt ! Lis donc les articles suivants, lecteur chrétien; lis-les avec soin, et juge.».

    Suivent les articles :

    « I. En premier lieu, c'est notre humble demande et prière à nous tous, c'est notre volonté unanime, que désormais nous ayons le pouvoir et le droit d'élire et choisir nous-mêmes un pasteur; que nous ayons aussi le pouvoir de le déposer s’il se conduit comme il ne convient point. (…)…

    « II. Puisque la dîme légitime est établie dans l'Ancien-Testament (que le Nouveau a confirmé en tout), nous voulons payer la dîme légitime du grain, toutefois de la manière convenable... Nous sommes désormais dans la volonté que les prud'hommes établis par une commune reçoivent et rassemblent cette dîme ; qu'ils fournissent au pasteur élu par toute une commune de quoi l'entretenir lui et les siens suffisamment et convenablement, après que la commune en aura connu, et ce qui restera, on doit en user pour soulager les pauvres qui se trouvent dans le même village. (…). Pour ce qui est de la petite dîme et de la dîme du sang (du bétail), nous ne l'acquitterons en aucune façon : car Dieu le Seigneur a créé les animaux pour être librement à l'usage de l'homme. Nous estimons cette dîme une dîme illégitime, inventée par les hommes; c'est pourquoi nous cesserons la payer ».

    Dans leur IIIe article, les paysans déclarent ne pas vouloir être traités comme la propriété de leurs Seigneurs, « car Jésus-Christ, par son sang précieux, a rachetés tous sans exception, le pâtre à l'égal l'Empereur.» Ils veulent être libres, mais seulement selon l'Écriture, c'est-à-dire sans licence aucune et en reconnaissant l'autorité : car l'Evangile leur enseigne à être humbles et à obéir aux puissances «en toutes choses convenables et chrétiennes».

    « IV. Il est contraire à la justice et à la charité que les pauvres gens n'aient aucun droit au gibier, aux oiseaux et aux poissons des eaux courantes ; de même : qu'ils soient obligés de souffrir, sans rien dire, l'énorme dommage que font à leurs champs les bêtes des forêts ; (…), etc…

 Réponse de Luther, le Grand Réformateur

    Il s’agit, ici, de son Exhortation à la paix à propos des douze articles de la paysannerie souabe, Luther répond à la fois aux seigneurs à qui il recommande la sagesse et la mesure et aux paysans.

« (…) n’oubliez pas avant tout que Dieu punit celui qui invoque son nom en vain. Craignez sa colère. Qu'êtes-vous, et qu'est-ce que le monde ? Oubliez-vous qu'il est le Dieu tout-puissant et terrible, le Dieu du déluge, celui qui a foudroyé Sodome ? Or il est facile de voir que vous ne faites pas honneur à son nom. Dieu ne dit-il pas : Qui prend l'épée périra par l'épée ?[14] Et saint Paul : Que toute âme soit soumise à l'autorité en tout respect et honneur ? Comment pouvez-vous, après ces enseignements, prétendre encore que vous agissez d'après l'Évangile ? Prenez-y garde, un jugement terrible vous attend.

« Mais, dites-vous, l'autorité est mauvaise, intolérable, elle ne veut pas nous laisser l'Évangile, elle nous accable de charges hors de toute mesure, elle nous perd de corps et d'âme. A cela je réponds que la méchanceté et l'injustice de l'autorité n'excusent pas la révolte car il ne convient pas à tout homme de punir les méchants. En outre, le droit naturel dit que nul ne doit être juge en sa propre cause, ni se venger lui-même, car le proverbe dit vrai : Frapper qui frappe, ne vaut. Le droit divin nous enseigne même chose : La vengeance m'appartient, dit le Seigneur, c'est moi qui veux juger. Votre entreprise est donc contraire non seulement au droit selon la Bible et l'Évangile, mais aussi au droit naturel et à la simple équité. (…).

« Vous voyez la paille dans l'œil de l'autorité, mais vous ne voyez pas la poutre qui est dans le vôtre. L'autorité est injuste en ce qu'elle interdit l'Évangile et qu'elle vous accable de charges; mais combien êtes-vous plus injustes, vous qui … foulez aux pieds (la parole de Dieu) ?

« Et comment ne voyez-vous donc pas, mes amis que si votre doctrine était vraie, il n'y aurait plus sur la terre ni autorité, ni ordre, ni justice d'aucune espèce ? Chacun serait son juge à soi ; l'on ne verrait que meurtre, désolation et brigandage.

« Que feriez-vous, si dans votre troupe, chacun voulait également être indépendant, se faire justice se venger lui-même ? Le souffririez-vous ? Ne diriez-vous pas que c'est aux supérieurs de juger ?

NB. On se demande si le Grand réformateur a bien lu le texte des paysans. Ceux-ci sont pour la démocratie représentative - revoyez leur article I - avec un pasteur élu détenteur de l’autorité communale mais, en plus, les paysans expriment, in fine, une soumission totale aux puissances (article III résumé par J. Michelet). Ils sont aussi pour le referendum révocatoire : droit de déposer le pasteur si celui-ci faillit. C’est la révolution citoyenne de Evo Morales en Bolivie, mais c’est une autre histoire, quoique…

 Retour à la diatribe de Luther.

«Mais passons maintenant au droit évangélique. Jésus-Christ ne dit-il pas (saint Mathieu V) : Ne résistez pas à celui qui vous fait du mal; si quelqu'un te frappe à la joue droite, présente aussi l'autre... L'entendez-vous, chrétiens rassemblés ? Comment faites-vous rimer votre conduite avec ce précepte ? Si vous ne savez pas souffrir, comme le demande notre Seigneur, dépouillez vite son nom vous n'en êtes pas dignes ; souffrir, la croix, la croix, voilà la loi qu'enseigne le Christ, il n'y en a point d'autres...

« Autre exemple : Jésus-Christ lui-même attaché à la croix, que fait-il ? Ne prie-t-il pas pour ses persécuteurs, ne dit-il pas : O mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ? Et Jésus-Christ ne fut-il pas cependant glorifié après avoir souffert, son royaume n'a-t-il pas prévalu et triomphé ? De même Dieu vous aiderait, si vous saviez souffrir comme il le demande.

«  J’ai toujours prêché l'obéissance à l'autorité, même à celle qui me persécutait ;

« Quelque justes que puissent être vos demandes, il ne convient pas au chrétien de combattre ni d'employer la violence : nous devons souffrir l'injustice, telle est notre loi (I Corinth. VI).

«  Les chrétiens ne combattent pas avec les épées ni les arquebuses, mais avec la croix et la patience, de même que leur général Jésus-Christ ne manie pas l’épée, mais se laisse attacher à la croix. Leur triomphe ne consiste pas dans la domination et le pouvoir, mais dans la soumission et l'humilité. Les armes de notre chevalerie n'ont pas d'efficacité corporelle, leur force est dans le Très-Haut.

 Et Luther tranche :

« Si vous persistiez à garder et prononcer sans cesse (le nom) de Christ, je ne pourrai que vous regarder, comme les ennemis et comme ceux de l'Évangile, à l'égal du pape et de l'Empereur. Or, sachez que dans ce cas je suis décidé à m'en remettre entièrement à Dieu, et l'implorer pour qu'il vous éclaire, qu'il soit contre vous et vous fasse échouer. ».

 Le Grand Réformateur revient sur les articles des paysans qui parlent de choses triviales :

« Il n'est pas vrai non plus que vos articles, comme vous l'annoncez dans votre préface, enseignent l’Évangile et lui soient conformes. Y en a-t-il un seul, entre les douze, qui renferme quelque point de doctrine évangélique? N'ont-ils pas tous uniquement pour objet d'affranchir vos personnes et vos biens ? Ne traitent-ils pas tous de choses temporelles ? (sic) Vous, vous convoitez le pouvoir et les biens de la terre, vous ne voulez souffrir aucun tort ; l'Évangile, au contraire, n’a nul souci de ces choses (on peut peut-être le lui reprocher, JPR), et place la vie extérieure dans la souffrance, l'injustice, la croix, la patience, le mépris de la vie, comme de toute affaire de ce monde. (…) Quant à vos articles sur le gibier, le bois, les services, le cens, etc., je les renvoie aux hommes de loi; il ne me convient pas d'en juger, mais je vous répète que le chrétien est un martyr, et qu'il n'a nul souci de toutes ces choses ».

    Cuistres de paysans qui osent parler de dîme, de droit de chasse et de pêche, de cens, de biens communaux... Quant à la question de la liberté du serf, Luther lance une réponse fondamentaliste :

« Réponse à l'article III. - Vous voulez appliquer à la chair la liberté chrétienne enseignée par l'Évangile. Abraham et les autres patriarches, ainsi que les prophètes, n'ont-ils pas aussi eu des serfs? Lisez saint Paul, l'empire de ce monde ne peut subsister sans l'inégalité des personnes ».

    La Bible justifie donc l’esclavage. Fermez le ban !

à suivre : 500 ans de Luthéranisme : (2°partie) Le communisme primitif de Münzer et des Anabaptistes

P.S. : source de la carte : Maurice PIANZOLA, "Thomas MUNZER ou la guerre des Paysans", Club français du livre, 1958.


[1] Marie Durand, (1711-1776), protestante persécutée après la révocation de l’édit de Nantes, emprisonnée 38 ans dans cette tour d’ Aigues-Mortes. Citation extraite de Géographie électorale de l’Ardèche sous la III° république.

[2] Appelés ainsi parce qu’ils possèdent de vastes superficies (Prusse, Saxe, Hanovre, Bavière…) par opposition aux Cités-États comme Cologne, Brême, Francfort, Strasbourg… Villes qui étaient de micro-États comme Singapour aujourd’hui. L’Empire a compté plus de 360 États et n’était qu’une lâche confédération.

[3] C'est en 1648 que l'Alsace sera intégrée au royaume de France (traités de Westphalie) et – pour la ville de Strasbourg - en 1681.

[4] Gautier HEUMANN, "La guerre des paysans d'Alsace et de Moselle, avril-mai 1525".

[5] En Europe centrale, c’est ainsi que l’on dénomme la municipalité des villes-États.

[6] G. HEUMANN, op. cité.

[7] Martin LUTHER, "A la noblesse chrétienne de la nation allemande".

[8] "Immédiateté", c’est-à-dire disparition de l’échelon, de l’écran seigneurial.

[9] Cité par Henri HAUSER, "La naissance du protestantisme", 1962.

[10] Ketsernest en allemand. Cf. G. HEUMANN, op. cité.

[11] F. ENGELS, La guerre des paysans allemands.

[12] "La réforme que les tenants de l’ancien régime rendaient responsables de tous les excès des paysans" (p. 102, reprise p.131, etc.…) Henri STROHL, "le protestantisme en Alsace", Éditions Oberlin, Strasbourg, 1950.

[13] Voir H. Hauser, op. cité.

[14] STROHL, "le protestantisme en Alsace", Éditions Oberlin, Strasbourg, 1950, page 102.


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