3ème partie : Le Tiers-Monde dans l'abîme : 1973-1985

publié le 5 août 2011, 04:23 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 3 nov. 2014, 06:23 ]

    Dans sa lancée des années 60', le Tiers Monde se bat pour un N.O.E.I.. Mais cette revendication n'aboutira pas à cause de l’opposition des pays riches occidentaux. Le choc pétrolier donne des apparences de puissance aux pays pauvres -la hausse du cours des matières premières et sources d’énergie[1] leur donne une apparente solvabilité- qui croient pouvoir s'endetter pour rattraper leur retard mais 1982 est une année charnière qui voit éclater "la crise de la dette"[2].

 

I. L'ÉCHEC DU DIALOGUE NORD-SUD

 

    Forts de leurs positions après le premier choc pétrolier, les P.V.D. exigent un N.O.E.I., mais l'opposition des pays riches conduit à un échec qui n'ose pas dire son nom.

A.    L'exigence du N.O.E.I.

Le document ci-contre donne les grandes lignes de ce qu’aurait pu être un nouvel ordre économique mondial. Une critique : ce document ne parle pas de la souveraineté permanente intégrale de chaque Etat sur ses ressources naturelles et sur toutes les activités économiques. Souveraineté qui eût été un barrage à l’influence des firmes multi-nationales[3].

L'idée d'une charte solennelle des "droits et des devoirs des États" avait germé lors de la 3° C.N.U.C.E.D.[4] tenue en 1972, où le président mexicain avait déclaré : "un ordre juste et un monde stable ne sont possibles que si l'on crée des obligations et des droits qui protègent les faibles". Reprise par la conférence des Non-alignés à Alger de 1973, cette idée s'impose en 1974 à l'ONU où règne, selon le point de vue américain, "la majorité automatique".

Les Américains, auteurs de "l’idée O.N.U.", où -grâce à leurs alliés et vassaux- ils disposaient de la majorité statutaire des deux-tiers des votes à l’Assemblée générale, voient leur outil se retourner contre eux : la décolonisation et le mouvement tiers-mondiste font que les nouveaux États sont maintenant majoritaires à l’Assemblée générale où ils bénéficient du vote des pays "socialistes" du bloc soviétique. C’est une majorité qui vote -selon les dires des Américains - automatiquement contre le point de vue de Washington et des Occidentaux.[5]

L'ONU approuve par consensus la déclaration et le programme d'action relatifs à l'instauration d'un NOEI qui prône, notamment, "la souveraineté permanente intégrale de chaque Etat sur ses ressources naturelles et sur toutes les activités économiques". La charte est votée plus tard le 12 décembre 1974.

La 4° CNUCED de Nairobi (1976), sous l'influence du groupe des 77, prône, elle, une autre idée majeure : le programme intégré. Le principe est le suivant : pour chaque produit de base (coton, café, minerai métallique, etc.), un accord serait passé entre les pays producteurs et pays consommateurs pour réguler le marché. Pour chaque produit, serait créé un stock régulateur, avec prix plafond et prix plancher, avec stockage -quand on atteint le prix plancher- et déstockage -quand on atteint le prix plafond- selon l'état du marché. Tous ces accords seraient ensuite rendus solidaires par le moyen d'un fonds commun central qui assurerait le financement des accords par produit. 

B.     L'opposition des Pays riches

    La charte de l'ONU de 1974 a été refusée par les E.-U., le R.U. et la R.F.A. avec abstention de la France et du Japon, de plus, ce ne sera pas un texte contraignant.

    De même, à Nairobi (1976), E.-U., R.U., RFA et Japon s'opposent au programme intégré comme "contraire aux règles de l'économie libérale".

    En 1975, face au problème pétrolier et, plus généralement, face au problème du prix et de la commercialisation des matières premières et sources d’énergie, le président V. Giscard d’Estaing avait proposé une "conférence pour la coopération économique internationale" (C.C.E.I.), rapidement appelée par les journalistes "conférence nord-sud". La conférence réunit, à Paris, 27 pays, hors du cadre de l'ONU. Pour préparer cette réunion les Américains exigent une concertation des pays industrialisés : c'est la naissance du G7 mais aussi le début du déclin de l'ONU[6]. La conférence dure deux ans. L'opposition est nette sur les points fondamentaux. Elle s'achève sur une liste d'accords et de désaccords. L'idée d'un fonds commun est acceptée mais on achoppe sur son financement. Les suivantes CNUCED confirment cet échec mais les P.V.D. sont alors endettés et ne sont plus en position de force.

 


II. LES PROBLÈMES CROISSANTS DU TIERS MONDE

 

    Avec la crise de l'énergie, le "front" des pays du Tiers Monde se disloque et la fuite en avant dans l'endettement aboutit à la crise financière de 1982.

A.    Le "piège" de l'endettement

    Les pays pétroliers à faible population (style monarchies du Golfe) recyclent leur argent dans le circuit bancaire international. Les banques occidentales ont un excès d'épargne. Il y a conjonction d'intérêts : les pays développés à économie de marché (P.D.E.M.) peuvent financer leurs opérations de redéploiement -qui prennent souvent la forme d’une délocalisation de leurs industries de main d’œuvre- et les P.V.D. exploitent la conjoncture (hausse du prix des M.P. et S.E.) qui les rend solvables et s’endettent. C'est l'époque des projets grandioses ("éléphants blancs") : barrages hydroélectriques, voies ferrées d'exportation, usines-clés en main, aciéries, etc…) qui désarticulent toujours plus l'espace économique des ces pays en les intégrant dans l'espace mondial.

    Le "piège" se referme avec trois éléments :

- en 1979, les E.U. adoptent une politique de libéralisation des taux d'intérêt qui montent jusqu'à 20% (or, les dettes ont été contractées à taux variables)

- en 1980, le dollar -qui est devenu monnaie mondiale déconnectée de l’or, en 1976- monte jusqu'à 10 FF (les dettes sont libellées en dollars US) (la parité habituelle est de 5 FF).

- la récession mondiale (1982), la politique de diversification énergétique des P.D.E.M. et la lutte contre le gaspillage provoquent une baisse de la demande donc une baisse du cours des matières premières donc des recettes d'exportation des P.V.D. (On va vers le "contre-choc" de 1985).

    Les P.V.D. doivent rembourser leurs dettes avec des dollars surévalués, des taux d’intérêt excessifs alors que leurs recettes d’exportation diminuent.

    En 1982, le Mexique se déclare insolvable, il sera suivi par de nombreux pays. Les banques créancières redoutent la faillite. C'est l'époque de "l'ajustement structurel" qui commence voulu par le F.M.I..

Exploitation du document de l’O.C.D.E sur l’endettement extérieur des P.V.D..


Il faut s’appliquer pour exploiter ce document.

La première colonne dispache les pays en quatre groupes (numérotés de 1 à 4). Les PFR -pays à faibles revenus- sont appelés PMA -pays les moins avancés- à l’ONU[7]. Les PRI sont les pays à revenus intermédiaires (type = Côte d’Ivoire, Algérie, pays d’Amérique centrale, etc.). Les NPI sont les nouveaux pays industrialisés, surtout asiatiques : Hong-Kong ; Taïwan, Singapour, Corée du Sud…Vous remarquerez le sous-total Non OPEP. L’OPEP regroupe les pays exportateurs de pétrole. Le "total PVD" est la somme de la dette de ces quatre groupes de pays. Le service de la dette, c’est le remboursement annuel des emprunts (intérêts et principal) en milliards de dollars américains.

La seconde colonne indique la dette totale pour chaque groupe de pays à quatre années de référence, avec pour chacun, le service de la dette (en $ US.).

Les quatre colonnes suivantes indiquent des pourcentages : la somme horizontale est égale à 100. Chaque colonne correspond à un type d’endettement : 

L’ APD, c’est l’aide publique au développement ; "publique" c’est-à-dire accordée par un gouvernement à un autre. A un pays "ami", bien sûr.

Le Multilatéral non libéral indique aussi des prêts publics, de plusieurs gouvernements (type Europe de Bruxelles à l’égard des anciennes colonies des pays-membres), en dehors des banques commerciales, la concurrence ne joue pas.

    Les "marchés privés" correspondent à des prêts effectués par des banques privées mastodontes, là joue la concurrence entre elles.Total crédits exports : ce sont les prêts consentis aux PVD pour qu’ils puissent acheter les exportations des pays riches.   

    Que constate-t-on ?

    D’abord, la hausse rapide de l’endettement total en une seule décennie : on passe de 90 milliards en 1971 à 626 milliards en 1982. Cette année-là, $131,3 milliards devaient retourner dans les caisses des pays riches, au titre des intérêts dus et du capital à rembourser annuellement, flux du Sud vers le Nord.

    Les banques privées négligent totalement les PFR - PMA. Ces derniers pays bénéficient surtout de l’ APD (presque les ¾ de l’endettement, 69% en 1982) : en fait, c’est une aide politique. Par exemple, la France à l’égard du Mali, du Tchad, etc... La Françafrique se régale.

    A l’opposé, les banques privées se nourrissent grassement des prêts aux N.P.I. : les 2/3 de la dette de ces pays viennent des banques occidentales ou japonaises. Peu d’aides publiques pour ces NPI asiatiques, en revanche. Les N.P.I. sont ceux qui ont accumulés le plus de dettes : 266 milliards en 1982.

    Les pays de l’OPEP sont relativement peu endettés. Leurs dettes concernent surtout leurs achats de technologie occidentale notamment militaire (colonne Crédits export). 

B.     Du singulier au pluriel

    Les pays du Tiers Monde n'ont plus d'unité économique. Au cours des années 70' apparaissent quatre types de pays.

- les pays à hauts revenus pétroliers et à faible population qui bénéficient d'une véritable rente mais qui ne sont pas pour autant "développés". Ils achètent des bons du Trésor américains, investissent les sociétés anonymes occidentales en achetant des actions. Achètent le PSG, mais ne nous égarons pas.

- les N.P.I. : ce sont les quatre dragons d'Asie, qui ont "décollés" mais qui conservent de nombreux stigmates du sous-développement. Parmi ces pays, on classe parfois, le Mexique, le Brésil, l'Inde et la Malaisie[8]. Ces pays ont bénéficié de prêts massifs car ils apparaissent "porteurs" avec leurs ressources naturelles et leur main-d’œuvre peu chère et docile. Les investissements des FMN y sont extrêmement élevés et les productions viennent concurrencer celles des P.D.E.M. (textile, sidérurgie, chantier naval, électronique...).

- à l'autre bout de l'échelle : les P.M.A., ils gardent tous les critères traditionnels du sous-développement. Pour eux, l'aide internationale est une question de survie.

- le groupe intermédiaire des P.R.I. comme l'Algérie, la Côte d'Ivoire...

    Ces pays n'ont pas le même point de vue sur la situation économique, de surcroît, les clivages politiques Est-Ouest, capitalisme-socialisme mettent en jeu la notion de "pays non-alignés".

    Les années quatre-vingt voient l’entrée en scène tonitruante du F.M.I. qui existe certes depuis les accords de Bretton Woods (1944) mais qui multiplie ses interventions à partir des années 80’ contribuant largement à la mondialisation de l’économie.  

En quoi le F.M.I. a-t-il accéléré la mondialisation ?

    Un Etat demande de l’argent -généralement des US dollars- pour pouvoir honorer ses dettes. Un créancier n’accepte comme remboursement que de la monnaie internationalement reconnue. Le F.M.I. a été créé pour cela. Les Etats-Unis y règnent en maîtres.

    Mais à chaque prêt, le F.M.I. pose ses conditions : "vous êtes en déficit" dit-il au débiteur "parce que vos structures économiques sont mal ajustées à la situation contemporaine". Il faut augmenter ses recettes, réduire ses dépenses. D’où l’expression "ajustement structurel".

- augmenter ses recettes : privatiser les entreprises publiques (qui peut les acheter à cette date, sinon les pays riches d’Occident ?), augmenter les recettes d’exportation : passer à l’agriculture commerciale, fût-ce aux détriments de l’agriculture vivrière, développer des industries d’exportation.

- baisser les dépenses : bloquer les salaires, ce qui réduira les importations et donc les sorties de devises, accepter les investissements étrangers en lieu et place des investissements nationaux (qui s’effectuaient par des emprunts à l’étranger à des taux d’intérêts élevés).

Au total, outre le F.M.I., l’État dépensier doit entrer dans le GATT devenu aujourd’hui l’OMC : organisation mondiale du commerce.

Sur le rôle du F.M.I., exceptionnellement, je vous renvoie à des articles de ce site :

STRAUSS-KAHN, la Tunisie et le F.M.I.,...

Ou STRAUSS-KAHN, LE F.M.I., BELPHEGOR REBORN

Dans lesquels vous verrez que le F.M.I. n’est pas qu’un truc de classes terminales mais une réalité bien concrète pour des millions de gens sur la planète.

 



[1] Tous les "produits de base" -et pas seulement le pétrole- sont devenus plus chers après le premier (1973) et le second (1979) chocs pétroliers. Se souvenir du doc. 3 de la leçon précédente.

[2] A ne pas confondre avec celle d’aujourd’hui, qui concerne les "Pays riches" ("O tempora, ô Mores").

[3] Or la mondialisation se développe : après le "kennedy round" des années 60’, il y eut le "Tokyo round" des années 70’. Les "rounds" sont les conférences du GATT pour l’ouverture des frontières et le libre-échange généralisé.

[4] Je rappelle qu’une C.N.U.C.E.D. est une institution de l’O.N.U., universelle, où les pays riches sont représentés. Avant chaque conférence, les pays PVD du "groupe des 77" se réunissent pour harmoniser leurs discours. La conférence des Non-alignés, on s’en souvient, ne concernent que des pays du Tiers-Monde.

[5] C’est la raison qui fait que les Américains s’éloigneront progressivement de l’O.N.U. qui deviendra, dans les années 80’, selon le mot de Reagan, "la maison des morts" : les décisions stratégiques étant prises au G7 (ancêtre du G8) et actuellement le G20. Quid des autres pays ? trop pauvres…(lire l’article un G8 inédit au sommet du Mont Rose).  

[6] Pourquoi ne réunir que 27 pays à Paris alors que l’O.N.U. est la structure d’accueil du dialogue mondial ?

[7] L’ O.C.D.E. (organisation de coopération et de développent économique) est l’héritière de l’O.E.C.E. (voir le cours sur la formation des blocs), donc "occidentale". L’ O.C.DE. intègre des pays riches comme le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et ne peut plus, dès lors, se dire "européenne" (O.E.C.E. = organisation européenne). L’O.C.D.E., c’est le club des pays riches, l’influence des Américains y est dominante, la lecture de ses documents est intéressante à ce titre.

[8] Nous sommes, ici, au début des années 80’. Le renversement de politique économique en Chine-Pékin n’a pas encore produit ses effets.

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