La chute de la maison Habsbourg (François Fejtö)

publié le 5 sept. 2013, 07:32 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 28 déc. 2018, 11:18 ]
   

    A l’attention des nombreux lecteurs intéressés par l‘histoire de l’empire austro-hongrois, je sors de mes archives cet article du Monde qui est un compte rendu d’ouvrage, celui de François Fejtö[1]. Comme le signale la fiche de cet universitaire, encyclopédie Wiki, à laquelle je vous renvoie, il s’agit d’un "tableau géopolitique et nostalgique de l'Autriche-Hongrie de sa jeunesse" (Fejtö est né en 1909). Il est essentiel de savoir que cet article date de 1988, c’est-à-dire d’avant la chute du Mur - et visiblement, Fejtö ne s’y attendait pas ! - et ce livre est un plaidoyer pour la réunification de l’Europe -alors coupée en deux par le rideau de fer - et, par conséquent, l’auteur insiste sur les éléments d’unité de l’empire austro-hongrois. A l’encontre de la thèse de la « prison des peuples », il montre que personne ou presque ne souhaitait la rupture, l’éclatement, - qui, il est vrai, a fait beaucoup de mal, durant l’entre-deux-guerres -, il montre aussi la responsabilité des Alliés dans ce démembrement.

    Rétrospectivement, Fejtö donne raison à l’archiduc François-Ferdinand qui souhaitait, une fois devenu empereur, créer des États-Unis d’Autriche-Hongrie. Sarajevo a brisé ce rêve en juin 1914.   

    J.-P. R.

 

 

    La culture de l'Europe centrale, vestige d'un empire défunt et vecteur de sa mémoire, resurgit aujourd'hui avec une force qui surprend, comme pour alimenter la mauvaise conscience de ses fossoyeurs. Dans son dernier ouvrage, l'historien François Fejtö analyse les motivations réelles qui poussèrent, en 1918, les Alliés à rayer de la carte l'Autriche-Hongrie, pays aux formes de gouvernement imparfaites mais, pour paraphraser Churchill, beaucoup moins détestables que celles d'autres États nationaux de l'époque, la Turquie et la Russie notamment.

    Si nous ne partageons pas les thèses de Fejtö relatives au caractère annexionniste de la Roumanie et de la Tchécoslovaquie, force nous est de constater que la destruction de l' "Empire du milieu" a porté à l'unité européenne un coup fatal dont encore aujourd'hui nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences (écrit avant la chute du mur de Berlin, JPR).

    En 1917, les États-Unis s'engagent dans la guerre à côté des Alliés alors que Charles 1er de Habsbourg, empereur d'Autriche et roi de Hongrie, multiplie ses efforts pour conclure une paix séparée. Le président Wilson et ses conseillers avaient élaboré un plan qui, tenant compte des tensions qui menaçaient de faire éclater l'Autriche-Hongrie, prévoyait sa fédéralisation. Mais, très vite, le 3 novembre 1918, après l’effondrement du front italien, l'Autriche-Hongrie doit demander l’armistice sans conditions.

    Les pressions des dirigeants français et britannique, Clemenceau et Lloyd George, inspirés par les conceptions indépendantistes, de Benes et de Masaryk (deux futurs dirigeants de la nouvelle république tchécoslovaque créée par Versailles, JPR), infléchissent les intentions du président américain qui rêve surtout d'une puissante Société des nations. Malgré l'opposition des sociaux-démocrates autrichiens et hongrois au démantèlement du pays, malgré l'action de la diplomatie austro-hongroise dans ce sens, en dépit de l'appel de Lénine, de Sverdlov et de Kamenev qui invitaient tous les peuples de l'ancienne monarchie à une "union fraternelle contre la bourgeoisie", la Mitteleuropa des Habsbourg cessa d'exister, en tant qu’État multinational, en novembre 1918.

Un cordon sanitaire autour de la Russie

    Selon Fejtö, les puissances occidentales, la France surtout, obéissaient à des objectifs idéologiques, il fallait morceler cette Europe, plurinationale des Habsbourg, la « républicaniser» au terme d'une victoire que personne ne pouvait contester.

    Mais ne nous méprenons pas : bien que François Fejtö le mentionne à peine, les puissances alliées, en démembrant l'Autriche-Hongrie, étaient également poussées par des intérêts stratégiques à court terme. En favorisant la création d'un groupe d’États qu'elles souhaitaient démocratiques et indépendants, elles imaginaient établir au centre de l'Europe une sorte de cordon sanitaire autour de la Russie communiste et, en même temps, faire face à l'éventuelle renaissance du militarisme allemand. Hélas, l'Histoire en a décidé autrement.

    La montée du nazisme, le laxisme de l'Occident dans les années 30, ont sonné le glas de ces pays trop petits et trop faibles pour s'opposer seuls à la folie meurtrière de la soldatesque d'Hitler et aux manigances des nazillons locaux ( https://sites.google.com/site/jeanpierrerissoan/le-coin-du-bachotage/les-relations-internationales/h-entre-deux-guerres/lesride1936a1939clesgrandesmanoeuvres ). Après le second grand carnage, ils furent tous, à l'exception de l'Autriche et de la Yougoslavie, incorporés dans le bloc mis en place par Staline, l'autre utopiste assassin (sic, pour LeMonde, Hitler égale Staline, ne l’oubliez pas, JPR). L'importance des minorités nationales vivant en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Roumanie et en Yougoslavie conférait à ces États un caractère multinational générateur, à long terme, de ces conflits ethniques ravageurs auxquels nous assistons actuellement en Yougoslavie et en Roumanie.

    Ainsi, selon la réflexion pertinente de Fejtö, il ne s'agissait pas d'un éclatement naturel consécutif à l'affaiblissement économique de l'Empire austro-hongrois et aux conflits entre les peuples qui le composaient, comme l'affirment encore de nombreux historiens. Ce sont les vainqueurs de la Grande Guerre qui l'ont, en quelque sorte, "suicidé". NB. : c'est , ici, la reprise de la thèse de Jean BERANGER dans son livre "Histoire de l'empire des Habsbourg", Fayard, 1990. Note de moi-même, JPR.

    L'auteur montre, preuves à l'appui, que la monarchie bicéphale participait pleinement au miracle économique européen de la fin du siècle dernier; et, dans les années 1900-1913, le produit brut par habitant passait de 0,5 % à 1,4 %, plaçant l'Autriche- Hongrie au niveau de l'Allemagne, de la Suède et du Danemark. Certes, à l'époque du réveil national, des affrontements opposaient les ethnies qui vivaient sous la domination des Habsbourg mais, violents ou feutrés, ils étaient dus surtout à la distribution inégale des richesses entre le nord-ouest industrialisé de la monarchie (Bohème-Moravie, Teschen, JPR) et le sud-est sous-développé et frustré.

Scènes de ménage

    Une "prison des peuples", l’Empire des Habsbourg ? Plutôt une grande famille qui, sans songer au divorce, se trouvait déchirée par des scènes de ménage dont les petits faisaient les frais. Paternaliste, l'Autriche de François-Joseph, prisonnière d'un système bureaucratique sclérosé, tentait d imposer sa volonté aux Tchèques, aux Croates et aux Polonais sous le regard goguenard du grand frère hongrois qui distribuait des taloches (sic) à ses cadets slovènes, slovaques et roumains alors que les Ruthènes, Ukrainiens, Macédoniens, Serbes et Bosniaques, trépignaient en attendant d'être conviés au repas.

    Personne, sauf peut-être les Roumains de Transylvanie et les Italiens du Trentin, ne songeait à quitter définitivement cette maison, mais déjà à la fin du siècle dernier ces peuples souhaitaient vivre, maîtres d'eux-mêmes, au sein d'un grand État fédéral (c’était également l’idée de l’archiduc François-Ferdinand assassiné à Sarajevo en juin 1914, JPR). Malheureusement, au lieu d'être attentifs à ces revendications autonomistes et de mettre en place une politique sociale pour corriger les inégalités, les champions de l’État bureaucratique et centralisé concentraient leurs énergies contre les particularismes nationaux, ce qui exacerbait les passions et radicalisait les positions d'un Benes ou d'un Masaryk dont les idées indépendantistes provoquent la colère de Fejtö.

    Selon un préjugé communément répandu, l'extraordinaire bouillonnement intellectuel de l'Empire, avant la Grande Guerre, avait reflété son déclin. Fejtö démontre avec beaucoup de justesse que la musique d'un Berg, d'un Mahler, d'un Richard Strauss, les œuvres de Musil, Schnitzler, Hofmannsthal, Zweig et Kafka bien sûr, la pensée des Wittgenstein, Popper et Freud, n'illustraient pas une "culture crépusculaire" mais plutôt les affres d'une société en pleine mutation aussi bien à Prague qu'a Vienne, Budapest, Cracovie et Zagreb.

    L'auteur rappelle également ces architectes et ces peintres qui ont donné à l'Europe son style qui demeure celui d'une identité métanationale (c-a-d au-dessus, au-delà, des nations concrètes, JPR) durable. A cette époque. Vienne, cosmopolite, impériale, cléricale et libérale à la fois, préfigurait un avenir incertain où l'individu ne serait plus jugé en fonction de sa religion, de son engagement politique et de sa nationalité mais seulement selon sa valeur.

    S'inspirant de sources souvent inédites, François Fejtö démolit ainsi allègrement quelques mythes relatifs à "l’éclatement" de cette Mittel europa dont la nostalgie harcèle toujours l'âme de ses anciens habitants et de leurs descendants éparpillés dans le monde entier.

    EDGAR REICHMANN.

 voir aussi ; La fin des Habsbourg ? « Colonel Redl », film de István Szabó

    biblio : Histoire de l'empire des Habsbourg : 1273-1918 de Jean Bérenger, Fayard éditeur, 1990. 



[1] * REQUIEM POUR UN EMPIRE DÉFUNT, Histoire de !a destruction de l'Autriche-Hongrie, de François Fejtö. Lieu commun, 440 pages. (Réédité en 1993, JPR).

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