LA REFORME INTELLECTUELLE ET MORALE

publié le 27 juin 2011, 07:47 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 23 févr. 2017, 04:04 ]
  16/05/2010  

    Alors qu’il était candidat, Nicolas Sarkozy déclara lors d'un rassemblement : «L'idéologie de mai 68 sera morte le jour où, dans la politique française, on osera proclamer que dans la République les devoirs sont la contrepartie des droits. Ce jour-là sera enfin accomplie la grande réforme intellectuelle et morale dont la France a une nouvelle fois besoin». Ce serait faire injure aux experts qui entourèrent Mr Sarkozy et au candidat lui-même que de penser qu'ils ignorent le sens de l'expression "une nouvelle fois". Mr Sarkozy se pose donc en successeur. De qui ? D'abord, évidemment d'Ernest Renan qui publia en 1871 sa célèbre "réforme intellectuelle et morale de la France". La France sort alors d'une défaite militaire, elle est occupée par l'ennemi, elle a connu la Commune de Paris, "effroyable syncope morale" nous dit Renan. "Toute défaite" nous dit-il aussi "est l'expiation d'une gloire passée. (…). La France expie aujourd'hui la Révolution". E. Renan s'inscrit en effet dans un courant politique nouveau, celui des Libéraux qui opèrent après 1870-1871 une relecture de la Révolution de 1789 pour la condamner et la rejeter. Il sera suivi par Hippolyte Taine, son contemporain. Faut-il comprendre que pour N. Sarkozy et ses amis, la crise actuelle de notre pays est l'expiation de Mai68 ? Sans doute.

    Le livre de Renan est enraciné dans son actualité, mais il est aussi porteur de principes généraux repris par tous les conservateurs. Notre pays doit son histoire glorieuse à ses Rois qui ont fait la France (l'Action française reprendra ce thème) avec l'aide de sa noblesse et d'un peuple qui, délaissant ses revendications sociales, était tout imbibé des valeurs de sacrifice, de gloire, un peuple qui "pour exposer sa vie (avait) la foi à quelque chose d'immatériel. Or, cette foi disparaît de jour en jour". Après la Révolution et la destruction de l'Ancien Régime, "la masse de la Nation ne songe plus qu'à gagner de l'Argent et à jouir". A propos de jouissance, déesse de Mai68 selon ses contempteurs, voici une autre référence, un autre partisan d'une réforme intellectuelle et morale : Adolphe Thiers. Thiers est effrayé par les barricades de juin 1848, comme Renan par celles de 1871 et N. Sarkozy par celles de Mai. S'il n'emploie pas le mot, Thiers –le voltairien adepte des principes de 1789- veut une réforme radicale. Et, adorant ce qu'il a brûlé, brûlant ce qu'il a adoré, il proclame haut et fort, "Je veux rendre toute puissante l'influence du clergé. (…). je demande que l'action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu'elle ne l'est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme : jouis...".

    Renan aussi se prononce pour une promotion des curés comme maîtres d'école, à condition que l’Église sorte de "son catholicisme étroit". Le peuple a besoin d'une formation religieuse qui seule peut lui barrer les impasses où il peut s'engouffrer. Car, quel est l'avenir ? Aux solutions d'Ancien Régime, il y a une alternative qui est la solution "américaine. (…). Mais le parti démocratique (la démocratie est responsable de tous les maux, selon Renan qui se prononce pour une aristocratie nouvelle) a des tendances socialistes qui sont l'inverse des idées américaines sur la liberté et la propriété. La liberté du travail, la libre concurrence, le libre usage de la propriété, la faculté laissée à chacun de s'enrichir selon ses pouvoirs, sont justement ce dont ne veut pas la démocratie européenne". Et Renan s'enfonce dans la désespérance en imaginant "un troisième type social, où l’État interviendrait dans les contrats, dans les relations industrielles et commerciales, dans les questions de propriété". L'horreur économique, pour lui. Renan veut une élite, une nouvelle noblesse locale qui encadrerait les Français, une élite intellectuelle dans les provinces "fière de (sa) science et peu disposée à laisser périr son privilège au profit d'une foule ignorante", le tout couronné par une Cour – sise non à Versailles mais à Paris - Paris "capitale brillante" où "l'éclat d'un esprit aristocratique (…)" n'empêche point "de raviver les facultés un peu affaiblies du peuple", d'inspirer à ce dernier, "avec l'aide d'un bon clergé dévoué à la patrie, l'acceptation d'une société supérieure, le respect de la science et de la vertu, l'esprit de sacrifice et de dévouement".

Philippe Pétain

    Ce projet d' E. Renan, dans lequel Zeev Sternhell voit le coup de pistolet du starter qui lance la course à la déconstruction de la France révolutionnaire, de la France républicaine, à la mise en place des arguments intellectuels du fascisme dans la période qui précède 1914, ce projet sera repris par Philippe Pétain en 1940. En 1940, la France doit expier le Front Populaire et ses jouissances corrélatives. Le célébrissime "Français, vous avez la mémoire courte" est repris directement de chez Renan qui parle "d'une conscience française courte (…)" et plus loin d"une France "très oublieuse". Déjà, le 3 décembre 1934, dans son discours sur l’Éducation Nationale au banquet de la Revue des Deux Mondes, Pétain cite des extraits de La Réforme intellectuelle et morale de la France d' E. Renan. Il y évoque le "matérialisme politique" des Français, c'est-à-dire ce comportement qui consiste à accepter n'importe quel régime pourvu "qu'on les laisse tranquillement faire fortune". On constate que la référence à ce texte fondateur est à double tranchant.

Jean-Marie Le Pen

    Toujours dans le cadre de la pensée traditionaliste et contre-révolutionnaire, on trouve la position de Jean-Marie Le Pen, formé à l'école de Charles Maurras et donc d'Ernest Renan. Le 8 juin 1984, à quelques jours du scrutin relatif aux élections européennes, scrutin qui marqua son entrée fracassante dans la vie politique française, J.-M. Le Pen est interrogé par Le Progrès de Lyon. In fine, le journaliste lui soumet la proposition suivante : "Vous avez trois phrases pour convaincre des mérites de la liste que vous conduisez". Moment parfait pour rassembler sa pensée, dire l'essentiel, aller au fond des choses. Réponse du leader frontiste : "J'aime les Français plus que tous autres : voilà pourquoi je défends leurs intérêts en priorité dans une France qui, actuellement pour sortir de l'impasse doit tourner le dos à l'étatisme, au socialisme et au communisme. Je crois que cet effort doit être réalisé par les Français, et pour cela il faut qu'ils réalisent leur propre réforme intellectuelle et morale, car il n'y a pas de politique sans morale comme il n'y a pas de loi sans sanction. Le désordre, c'est le malheur des pauvres, des humbles et des faibles. L'ordre préserve, à condition que ce soit celui de la loi républicaine et qu'elle soit fermement appliquée. Un pays a besoin d'être dirigé. C'est de ne pas l'avoir été qui l'a amené sans doute dans l'état de faiblesse et d'impuissance où il se trouve aujourd'hui".

    En affirmant qu'un pays a besoin d'être dirigéJ.-M. Le Pen fait référence à Louis de Bonald, mentor de la Contre-Révolution. Mais le peuple est un éternel mineur – E. Renan dixit - et il a besoin d'un maître. Autre référence classique, le leader frontiste, formé à la bonne école de l'Action française, répondit à la question précédente : " «Les Français d'abord», cela veut dire que chez eux les Français ont des devoirs mais aussi des droits que leur donne leur qualité d'héritiers du patrimoine national créé, conquis et défendu par leurs ancêtres spécialement au moment où on leur dit que leur pays est un pays où chacun peut s'installer librement". Là, c'est H. Taine que Le Pen ressuscite, Taine qui disait "chaque génération n’est que la gérante temporaire et le dépositaire responsable d’un patrimoine précieux et glorieux qu’elle a reçu de la précédente à charge de la transmettre à la suivante". Taine ou la contre-révolution absolue. Pensée traditionaliste – déjà présente chez E. Renan - qui refuse toute innovation, tout enrichissement du-dit patrimoine. Voila la lignée d'où sont issus N. Sarkozy et ses conseillers. Tourner la page de Mai68, c'est retrouver notre bonne vieille France d'autrefois.

    Je renvoie au chapitre X  (vol. I), « Au nom du Sacré-Cœur » ainsi qu’aux chapitre XVII "Divine surprise !" et XXI  "Coup de pouce du patronat" (vol. II) de mon livre « traditionalisme et révolution » (cf. onglet ci-dessus).

Biblio complémentaire : « De quoi Sarkozy est-il le nom ?» du philosophe Alain Badiou.

Commentaires


Commentaires