Film-évènement devenu film-monument, Le nom de la rose appartient maintenant à la vidéothèque et à la bibliothèque de tout individu un peu dégrossi. je ne vais pas analyser de fond en comble ce film et la pensée d'Umberto Eco, d'autres l'ont fait avant moi et mieux que je ne saurais le faire. Je suis assez fier toutefois de constater que la grille d'analyse offerte dans mon livre "Traditionalisme & Révolution" convient parfaitement au Nom de la Rose. De quoi s'agit-il ? Toute "l'enquête policière" -mot parfaitement mal venu - tourne autour d'un livre mystérieux dont on apprend progressivement l'identité : "je veux voir" dit Guillaume de Baskerville/Sean Connery "le deuxième livre de la Poétique d'Aristote, celui que tout le monde croyait perdu ou jamais écrit, et dont tu conserves peut-être l'unique exemplaire". "tu", c'est le père Jorge, un vieillard effrayant et assassin, gardien de l'ordre moral pour toute l'abbaye et le reste du monde. Mais que possède donc ce livre de particulier ? et bien, "il attribue la création du monde au rire divin..." Ce ne peut être qu'une intention du Démon, car le rire est démoniaque. "le rire est la faiblesse, la corruption, la fadeur de notre chair. (...). le rire libère le vilain de la peur du diable, ..., alors que la loi s'impose à travers la peur, dont le vrai nom est la crainte de Dieu (...) Que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus sage et le plus affectueux des dons divins ? (...) Summum : "le rire est source de doute". Le père Jorge parle ainsi pendant des heures contre le rire. Il a d'ailleurs mis au point une invention efficace : les pages du livre sont imbibées d'une potion mortelle et le lecteur, mû par le démon, qui lit ce livre page par page en se mouillant l’extrémité de l'index droit, si bien qu' "à chaque contact de la salive, les pages perdent de leur vigueur, des moisissures apparaissent", le lecteur donc absorbe la substance destinée à le tuer. Accessoirement, le bout de l'index et sa langue deviennent noirs : indice précieux pour le très rationnel détective Guillaume de Baskerville. ci-contre : Guillaume de Baskerville, moine franciscain, ancien de l'Inquisition, avec son jeune novice de l'ordre des bénédictins Adso de Melk (Christian Slater alors âgé de 16/17 ans). Après un très long réquisitoire contre les partisans du rire, contre les curieux, contre les chercheurs, Jorge apparaît comme le vrai Antéchrist, tellement il pue la haine du genre humain et Guillaume lui déclare carrément "Je te hais, Jorge, tu est le diable, si je pouvais je te mènerais avec des plumes de volatiles enfilées dans le trou du cul (sic)" (1). Jorge incarne la Tradition dans ce qu'elle a de plus figé. D'ailleurs la bibliothèque de l'abbaye, une des plus belles de la chrétienté est, pratiquement, interdite d'accès. Sous la férule de Jorge pour qui le savoir est "immobile".
Pour lui, "la recherche de quelque nouvelle" est un
péché d'orgueil. Après la connaissance des Évangiles et de l'apport des Pères
de l’Église, "il n'y a plus rien à dire ! " assène-t-il.
Le père Jorge, c'est la chrétienté incarnée. A l'inverse, le scriptorium, là où s'effectue l'entretien des livres, où est assurée la permanence du savoir, le scriptorium "resplendit, dans les coulées de lumière physique qui faisaient rayonner l'atmosphère, (du) principe spirituel même que la lumière incarne, la claritas, source de toute beauté et sapience (...). Claritas pour ne pas dire les Lumières. Guillaume de Baskerville est l'homme de la raison "le rire est le signe de la rationalité de l'homme", il est pré-kantien quand il répète à son novice dont il a la charge de la construction/éducation "Cher Adso apprends à raisonner avec ta tête".. Pas de surprise quand dans une dispute d'intellectuels, Jorge prend le parti de Bernard de Cîteaux et Guillaume celui d 'Abélard (voir mon livre). Guillaume est féru des thèses de Roger Bacon, moine franciscain comme lui, cité 6 fois dans le livre (2). Dans son enquête sur les morts mystérieuses qui endeuillent l'abbaye, Guillaume démontre à la perfection la logique de son intelligence hypothético-déductive. Et le développement logique de sa pensée l'amène à imaginer l'hypothèse de l'inexistence de Dieu. Bref, il incarne l'esprit de révolution. Ces considérations cardinales étant faites, je vais présenter trois aspects fondamentaux de l'histoire du Moyen-âge qui percent au travers du livre et du film. - Le cadre du film est celui d'une vaste abbaye bénédictine. Elle relèverait de l'ordre de Cluny et hormis le cadre géographique elle pourrait être cette abbaye dont elle a la richesse (cf. la description des bijoux de l'église abbatiale). Le portail d'entrée de l'église est munificent (c'est celui de Moissac). L'abbaye a été construite à partir des restes d'un château-fort, lui-même bâti sur un éperon rocheux c'est au pied de ces rochers, au nord, de l'abbaye (cf. croquis ci-dessous) que l'on trouvera le corps d'un malheureux moine. Cette sorte de donjon abrite l’Édifice dans lequel se trouve la bibliothèque, une des plus dotées de la chrétienté. Les trois piliers de la règle monastique sont respectés. Comme dit Paul VI (en 1964) : "saint Benoît a apporté le progrès chrétien à l'Europe par la croix, le livre et la charrue". C'est le livre qui est omniprésent dans l’œuvre d'Eco. La prière est devinée mais la charrue est peu présente. On ne voit pas trop le travail manuel des moines. Comme à Cluny, ceux de "l'abbaye à la Rose" semblent avoir pris leur distance avec les activités par trop manuelles. Plan de l'abbaye (soues = porcheries), censé aidé le lecteur. En réalité c'est moi qui ai ajouté les lettres rouges et l'auteur est fort avare de détails relatifs aux autres bâtiments. Il n'y a pas d'échelle. Rien à voir avec le plan de Saint-Gall Abbaye de Saint-Gall : plan et commentaires de M. Pacaut. l'emplacement du scriptorium n'est pas indiqué. La bibliothèque se trouve dans "l'édifice". Ce qui est typiquement bénédictin est l'emplacement de l'hôpital (K) pour l’hébergement des visiteurs reçus par le moine-portier (l’hôtelier des pauvres) qui vit dans la maison immédiatement à droite après le porche d'entrée. Dans le film on a deux séquences montrant les paysans à la queue-leu-leu apportant leurs impôts en nature (légumes, volailles, etc) l'abbaye est un seigneur collectif (une "personne morale" dirions-nous aujourd'hui) percevant des droits féodaux. Une seule fois -dans le livre- il est fait allusion à des vignerons qui doivent probablement travailler les vignes de l'abbaye en-bas dans la vallée. On sait qu'il faut du vin pour dire la messe, c'est une nécessité absolue ; or les abbayes sont construites dans des endroits isolés. Les dortoirs (F) donnent directement dans l'église (B & C), pour les messes de la nuit (Matines et Laudes). Cela aussi est très bénédictin. - L'abbaye est un nœud de communications. C'est contradictoire avec la nécessité de l'isolement, du silence, de l'auto-suffisance quasi autarcique imposée par la règle pour éviter les dangers des transports et de l'insécurité. Mais Jacques Le Goff relève ces contradictions et nous dit que les routes médiévales sont très fréquentées. L'horizon intellectuel des moines est construit à partir de l'origine des frères : si la notion de nationalité est inconnue au Moyen-âge, disons avec réserve que Jorge est espagnol, Guillaume, anglais ; Adso, allemand... beaucoup de frères sont italiens. Guillaume se moque des suffisances de l'Université de Paris qu'il semble bien connaître. On fait venir des moines spécialisés dans tel ou tel secteur de la fabrication des livres comme l'enluminerie avec Frère Venantius qui est de peau noire et fort beau. Les livres venant d'autres abbayes sont copiés et les originaux réexpédiés à leur abbaye d'origine. Les livres appartenant à l'abbaye sont eux-aussi recopiés car ils sont "mortels" : animaux rongeurs, incendies, humidité, etc...On ne dira jamais assez le rôle historique de ces moines-copistes grâce auxquels, par dessus les siècles, nous ont été transmis les trésors de l'Antiquité. L'abbaye reçoit une délégation papale d'Avignon et une délégation de l'ordre des Franciscains qui doivent débattre de la pauvreté de Christ. Guillaume de Baskerville étant le grand organisateur de la rencontre. There will be blood, comme dirait l'autre. L'Abbé a une correspondance épistolaire. - La sexualité est toujours bien présente. J. Le Goff écrit que "les textes monastiques laissent de temps en temps apercevoir que le milieu masculin clérical n'a pas dû être insensible à l'amour socratique" (qu'il ne faut pas confondre avec l'amour platonique...). Comment réprimer pendant toute une vie ses pulsions sexuelles ? Dans une abbaye cloitrée, les regards se portent forcément sur les frères... C'est le cas pour Bérenger, aide-bibliothécaire, qui sait où se trouve le "LIVRE" (cf. supra) et qui consent à le prêter à Adelme -chez qui "il y avait quelque chose de féminin et donc de diabolique (...) qui avait des yeux de fille qui cherche commerce avec un incube"- à condition que ce dernier lui donne son corps. Ce qui sera et sera le début de la catastrophe. Dans le film, c'est Ubertin de Casale qui, accueillant dans l'abbaye Guillaume et son novice, s'écrie devant la beauté adolescente d'Adso qu'il ne faut pas introduire le mal dans ces lieux ; ce qui ne l'empêche pas de caresser d'abondance la toison occipitale du jeune homme. On le retrouvera avec Adso. Bérenger est aussi très attiré par Venantius à qui il prête le livre... cela dit, l'amour hétérosexuel est présent - mais clandestinement - avec Remigio et Salvatore qui travaillent au cellier et qui évacuent les denrées alimentaires périmées par un orifice qui est une porte d'entrée pour une jeune fille qui obtient du surplus pour sa famille en échange de ses charmes. La sainte inquisition mettra bon ordre à tout cela. Par le bûcher. L'amour le plus pur est évidemment dans l’union charnelle entrer Adso et la jeune fille, étreinte qui marquera durablement Adso qui devra refréner ses tendances pourtant bien naturelles. Mais l'abstinence sexuelle des clercs est une castration volontaire qui n'est pas naturelle. Adso vivra avec ce souvenir perpétuel "de l'unique amour terrestre de ma vie,(dont) je ne savais, et ne sus jamais, le nom". C'est le nom de la rose, fleur bien connue pour représenter la femme et plus précisément le sexe de celle-ci. ci-dessous : une photo que j'avais en tête depuis fort longtemps et qui, dès que j’ai vu le film, a toujours représenté pour moi, un paysage du chef d’œuvre d'Umberto Eco. (photo supprimée à cause du manque de place sur le site)NB. prolonger par Abbaye de Saint-Gall : plan et commentaires de M. Pacaut (1) Ces citations sont extraites du livre (Grasset, 1986). je passe indifféremment du livre au film et inversement. L'esprit est rigoureusement le même et si le film est une adaptation, il n'y a aucune trahison, Umberto Eco a participé à cette adaptation et J.J. Annaud a choisi rien moins que Jacques le Goff, médiéviste connu dans le monde entier, comme conseiller historique. Belle équipe, n'est-ce pas ? (2) voici ce qu'en dit Jacques le Goff dans une notice : BACON (Roger) naît vers 1210 et, après des études à Paris qui l'ont
dégoûté des jeux de la dialectique, il est à Oxford le disciple de GROSSETESTE qui
le persuade que toute science requiert la mathématique. Il entre vers 1250 dans
l'ordre des Frères mineurs (franciscains), retourne à Paris où ses supérieurs
lui interdisent bientôt d'enseigner et de publier. Sous le pontificat de son
protecteur Clément IV (1265-1268) il compose son principal ouvrage l'Opus maius, où il étudie les causes de
l'ignorance humaine, les rapports des sciences profanes avec la théologie,
l'utilité de la grammaire et des mathématiques, la nature de la perspective, de
la science expérimentale (expression qu'il est le premier à employer) et de la
philosophie morale. Ses conceptions astrologiques furent englobées dans les
condamnations de 1277. Son Speculum
astronomiae lui valut d'être emprisonné. Il meurt vers 1292. Esprit
original, il allie des vues générales très traditionnelles (« la seule
science qui commande aux autres, c'est la théologie ») à des tendances scientifiques
très modernes : « Notre époque, friande de science-fiction, se trouve
naturellement en sympathie avec ce génie quasi prophétique» (E. Jeauneau). (P.
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