Ce titre quelque peu accrocheur veut introduire la problématique des rapports entre le recrutement des soldats du roi et la collecte d’argent, autrement dit la fiscalité, qui est selon une bien vieille expression « le nerf de la guerre ». Sans argent, pas d’armée. Et sans armée plus de roi. Observons que la fonction de roi a failli sinon disparaître du moins être fortement amoindrie précisément après les désastres de Crécy et Poitiers où il fallut trouver de l’argent, exigence essentielle qui failli mettre la bourgeoise au pouvoir. Ce ne fut pas et c’est une autre histoire. Comme l’a écrit un historien, la France ridiculisée au début et même pendant – avec Azincourt – a finalement gagné la guerre (en 1453) : c’est donc qu’elle a changé son outil et la façon de s’en servir. C’est aussi qu’elle en eut les moyens humains, matériels, financiers. L’histoire de la France pendant la guerre de Cents ans, c’est l’histoire de cette longue métamorphose. Pour la clarté de l’exposé, il faut subdiviser ce temps long. Je reprends les articulations trouvées par Philippe Contamine dans sa thèse qui fait toujours autorité : « Guerre, État et société à la fin du Moyen-âge »[1] L’historien distingue quatre grandes phases : 1ère partie : LES FORCES M1LITAIRES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE AU MILIEU DU XIVe siècle (1337[2]-1369[3]) 2ème partie : L’ARMÉE DE LA RECONQUÊTE (1369-1380) (il s’agit grosso modo du règne de Charles V successeur de Jean II le Bon le vaincu de Poitiers). 3ème partie : De la Survie à l'effondrement : LA DESTINÉE DES REF0RMES MILITAIRES DE CHARLES V (1380-1445) ; De l'apaisement à l'invasion (1380-1418) puis Désordres et mutations au temps du royaume de Bourges (1418-1445) 4ème partie : Les DÉBUTS DE L'ARMÉE D'ANCIEN RÉGIME (1445-1494) Cette première partie est donc consacrée aux règnes de Philippe de Valois (roi de 1328 à 1350) et de son fils Jean le Bon (roi de 1350 à 1364).
A. L’Armée L'armée doit être organisée pour le combat que l'on conçoit alors sous forme de charges et d'assauts de front, mais l'indiscipline y est grande à cause du maintien d'un recrutement féodal -par la haute noblesse au moins-, à cause du désir des nobles de conduire le combat pour faire des prisonniers personnels qu'ils pourront rançonner, à cause de la tentation du pillage et du brigandage. Au moment du siège de Calais, Philippe VI dispose de 32.000 h. répartis de la sorte : 5.000 hommes d'armes, 5.000 hommes de cheval, 15.000 gens à pied, 7.000 auxiliaires pour les services. - les "gens d'armes" – ou hommes d’armes - forment une troupe montée et fondamentalement noble, avec une hiérarchie qui est celle de la noblesse à savoir : prince, duc, comte, vicomte, baron, chevalier-banneret, écuyer-banneret, damoiseau banneret[4], chevaliers simples ou bacheliers écuyers. L'ensemble dispose du même armement lourd : l'épée, la lance de bois terminée par un fer, parfois la hache et la masse d'arme, le petit bouclier triangulaire, écu ou targe; le casque avec ou sans visière mobile (il n'y a plus de heaume) La chevalerie du roi de France (1ère partie) l'armure rigide avec plaques de fer aux jambes et aux bras et le haubert - cotte de mailles parfois renforcée de plaques, En revanche, chaque combattant n'a pas le même nombre de chevaux (la plupart en ont 2, les plus riches en ont 4). Les chevaux n'ont pas de protection, car ces hommes combattent souvent à pied (après la charge). - les "gens de cheval" se transportent à cheval mais combattent uniquement à pied (arbalétriers, archers, flêchiers) ; ils sont alors peu nombreux. - les "gens à pied" ou bideaux (sergents lanciers, pavesiers –archers qui combattent derrière des haies, autrefois le pavois -, arbalétriers), parmi lesquels on compte fort peu d'archers (à la différence de l’armée anglaise). Comme les précédents, ils portent le bassinet sur la tête et un camail en cotte de mailles. Le recrutement a trois origines : Le ban et l’arrière-ban, survivance féodale, qui s’exerce sur le domaine du Roi et dans les fiefs et apanages, sauf en Flandre, Bretagne et Guyenne, et en théorie pour un temps illimité. Le roi convoque aussi les "communes" -c'est-à-dire les milices urbaines en fonction du droit royal sur les villes-. Deuxième source d’effectifs : Le roi procède par semonce des nobles, soit avec l'arrière-ban, soit sans que celui-ci soit décrété. Mais il mobilise ainsi les nobles ou des nobles, mais non uniquement ceux qui lui doivent service vassalique (la noblesse devient ainsi le corps qui sert militairement le roi). Il solde les nobles qu'il mobilise ainsi, de même que ceux qu'il retient par l'arrière-ban. Enfin, le roi dispose de volontaires, en traitant avec des chefs de troupes qu'il "retient" à son service avec un certain nombre d'hommes, moyennant paiement d'une certaine somme. On appelle ces troupes des "retenues". Cette source est appelée à un grand développement. C'est le roi qui qui a le commandement suprême. Régionalement, il y a des lieutenants du roi assistés de capitaines généraux qui se chargent de l'application du recrutement et contrôlent les garnisons (commandées par un capitaine ou châtelain). En campagne, les troupes sont réparties en "batailles" (nous dirions corps d’armée) aux effectifs variables : -celles qui dépendent du roi sont commandées par des "gouverneurs" nommés par le monarque ; elles comprennent en leur sein les "montres", petites unités constituées à partir des troupes de volontaires (conduites par les chefs de route et les capitaines). -Mais les troupes menées par les Grands (seigneurs des grands fiefs) sont sous le commandement de ces princes et hauts nobles. la rançon : source de l'indiscipline des armées : Ce dernier point pose de gros problèmes. En effet, les nobles – a fortiori les plus hauts placés dans la hiérarchie – font la guerre suivant leur mentalité qui est de chercher « le profit, le butin, la rançon » (M. Pacaut) et non pas de suivre les commandements du Roi. Sur le champ de bataille chacun choisit son adversaire et l’affrontement ressemble à une juxtaposition de combats singuliers. Désarçonner le chevalier ennemi, éliminer ses gens, mais –essentiel- le préserver en vie afin de le ramener prisonnier et de fixer la rançon que paieront son épouse, ses enfants, son clan etc... La solde est l'élément permanent et stable du profit, mais il y a aussi ce que Froissart appelle les "grands prouffits de la guerre" : les rançons et les pillages. La rançon tient une place importante dans la société militaire (Code, fixation et partages). Cet aspect est commun à toute la chevalerie occidentale. Ph. Contamine publie le texte d’un traité passé entre le roi d’Angleterre et un de ses « capitaines » : Gains de guerre. Que tout homme paye le tiers de ses gains de guerre à son capitaine, seigneur ou maître. Prisonniers. Si un homme met un ennemi à terre, c'est à lui qu'il appartient ; mais si, une fois à terre, l'ennemi donne sa foi à un autre, celui qui l'a fait tomber l'aura pour moitié et celui qui a reçu la foi pour l'autre moitié ; ce dernier recevra en outre la garde du prisonnier. Si un homme fait un prisonnier, et si un autre arrive et en demande une part, menaçant, si elle lui est refusée, de tuer le prisonnier, le deuxième homme n'aura rien du tout, même si cette part lui est due ; s'il le tue, il sera arrêté par le maréchal et ne sera libéré qu'après payement de l'amende; que nul ne soit si hardi qu'il rançonne ou vende son prisonnier sans le congé de son capitaine; que nul ne fasse prisonniers un enfant de moins de 14 ans s'il n'est fils d'un seigneur, d'un gentilhomme honorable ou d'un capitaine.[5] Les rançons ne sont valables que pour les hommes de qualité. Les simples archers ne sont pas faits prisonniers, ils sont tués ou laissés libres. Le combat cherche à désarçonner l'adversaire ; les ennemis accourent pour se disputer le butin. La rançon va en partie au capitaine de l'homme qui a fait le prisonnier. Ces rançons sont fixées à un très haut prix. Elles sont débattues entre l'auteur de la capture et le prisonnier. La vainqueur demande le plus haut prix possible, mais le vaincu ne demande pas le plus bas : il faut montrer sa haute valeur sociale et ne pas avoir l'air chiche ; Du Guesclin a lui-même fixé très haut le prix de sa rançon. Film. Si le chevalier veut sa liberté conditionnelle, il doit donner des otages, mais aussi une caution (Il hypothèque ses terres). Des sommes considérables ne sont pas pleinement levées, les rançons ont toutes connu des défauts de paiement. L'attrait de ces paiements en espèces est très vif. Les rançons font l’objet de spéculations chez les Anglais ou les Français lors de leurs succès. Il existe un marché des rançons. L'auteur d'une capture ayant besoin d'argent fait cession de son prisonnier à un tiers qui ne sait pas s’il sera payé (gros bénéfice ou perte sèche) : on parie sur la solvabilité du prisonnier ! Ce marché financier comporte d'immenses transferts d'espèces. Au milieu du XIVème en Angleterre, l’afflux de rançons influe sur les prix qui tendent à la hausse. Au total, ces stratégies individuelles contrarient l’unité de commandement. Si commandement il y a.
B. L’Argent I. Le coût de la solde. Les combattants reçoivent une solde fixée par barème officiel et élevée ; les troupes sont payées selon un tarif qui se fixe vers 1360, et reste pratiquement inchangé jusqu'en 1515. - chevalier-banneret 40 sous tournoi (s.t.) par jour - chevalier-bachelier 20 s. t. – Écuyer 10 S. t. - Archer étoffé 10 s. t. - Archer non étoffé 5 s. t. / j Ce métier est lucratif, ainsi, sur une année pleine, le chevalier-banneret coûte 720 livres tournoi, l’écuyer et l’archer étoffé, à raison de 10 sous tournoi par jour, coûte 180 livres par an. L’archer non étoffé coûte 5 sous/jour soit 90 livres par an. On peut essayer d’évaluer le coût de l’armée de Philippe VI, un seul jour, lorsque’ Édouard III assiège Calais (cf. supra). 5000 hommes d’armes à 40 s.t. /j soit 10.000 livres tournois. 5.000 hommes de cheval à 10 sous soit 50.000 donc 2.500 livres tournois. 15.000 gens à pied à 5 sous/j. coûtent 3750 livres. On arrive à un total de 16.250 livres pour un seul jour sans compter les auxiliaires de service. A quoi il faut ajouter le coût des chevaux, des armements –pour ce qui relève des soldats du roi-. On atteint vite des sommes astronomiques. C’est pourquoi la guerre de Cent Ans est entrecoupée de trêves : les belligérants sont à court au même moment. Rappelons pour mémoire que la rançon du roi Jean fut fixée par traité à 3 millions de livres soit 12,5 tonnes d’or. Mais il s’agissait-là d’un prisonnier hors pair. Jean II sera libéré après un premier versement de 425.000 livres, le régent, le futur Charles V, étant incapable de rassembler les 600.000 prévues dans un premier temps, malgré toute sa bonne volonté (reconnue par Édouard III). II. Les impôts Évoquant le problème du financement de la guerre par les belligérants, Jean Favier écrit tout de go : « alors que commence une guerre dont l’enjeu est plus considérable que jamais, ni Philippe VI, ni Édouard III n’ont les moyens de la gagner durablement ». Les Français depuis déjà des siècles paient des sommes d’argent à leur seigneur. Mais ce sont des redevances. C’est-à-dire de l’argent que l’on doit en échange de la terre qu’il autorise à cultiver, en échange du droit de retrait dans son château en cas d’invasion, en échange de l’utilisation de son moulin ou de son four, la dîme est payé à l’Église en échange des services rendus par Mr le Curé, etc… Mais l’impôt pour payer la guerre du roi est difficile à faire accepter. Quel est sa légitimité ? C’est une contrainte, un viol, un arrachement obtenu par la soldatesque de l’officier royal… L’impôt régulier payé sans rechigner par le paysan français a une bien longue histoire. Les rois ont compris qu’il fallait l’assentiment de leurs sujets et, avant notre période, c’est Philippe IV le bel qui a convoqué les tout premiers États généraux. Philippe VI n’innove donc pas – l’innovation est toujours mal vue au Moyen-âge - en réunissant les États de 1343, les premiers de la guerre de Cent Ans, après le premier désastre naval de l’Écluse mais avant Crécy. Le roi signe et les États ratifient une ordonnance créant l’impôt sur le sel. Il est relativement facile à faire admettre : on achète le sel alimentaire et de conservation, produit-clé. De la même façon, les États de février 1346, toujours avant Crécy, acceptent l’établissement d’impôts indirects sur les biens de consommation et les marchandises. « Les États n’ont rien exigé » écrit Jean Favier « mais ils ont senti à quel point la politique royale dépendait de leur bon vouloir. Il tient à eux que le roi ait ou n’ait pas les moyens de son gouvernement »[6]. Cette lucidité des États deviendra vive contestation après Crécy et le départ-fuite de Philippe VI du champ de bataille La bataille de Crécy (26 août 1346), sa mort en 1350, la catastrophe de Poitiers en 1356 avec le roi de France fait prisonnier sur le champ de bataille. Si le roi Jean est très applaudi après son acte de courage, si les Français participent massivement au paiement de sa rançon, le rôle de la noblesse, en revanche, est vivement remis en cause : la chevalerie est la cause de tous nos maux. Les États généraux lors desquels une nouvelle forme de constitution est donnée au royaume ayant eu lieu lorsque le dauphin Charles supplée son père prisonnier à Londres seront abordés dans la partie suivante. [1] Philippe Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France (1337-1494), Paris – La Haye, Mouton éditeur, 1972, 757 pages.[2] Le 7 octobre de cette année-là, Édouard III, roi d'Angleterre, dénonce l'hommage prêté à Philippe VI de Valois et revendique la couronne de France (il est le petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle de France) et le 1er novembre, le roi de France Philippe VI de Valois reçoit les lettres de défi –soit une déclaration de guerre - écrites par le roi d'Angleterre : c'est le début de la guerre de Cent Ans entre la France et l'Angleterre. [3] Le 9 mai 1369, les États généraux de France réunis à Paris approuvent les hostilités contre l'Angleterre. C’est la reprise de la guerre de Cent Ans qui avait cessé après le traité de Brétigny de 1360. [4] Les bannerets sont accompagnés de quelques dizaines d'hommes sous leur « bannière ». [5] Philippe CONTAMINE, Azincourt, Julliard, 1964, page 175. [6] La guerre de Cent Ans, éditions FAYARD, 678 pages, 1980, page 144. |