J’ai montré dans les deux articles précédents de cette série le rôle moteur de la bourgeoisie dans la résistible ascension du vote LePen à partir des européennes 1984. Qu’en est-il en 2002, présidentielle caractérisée par le fait bien connu : Le Pen arrive second et participe au second tour ? L’extrême-droite (vote FN + Vote MNR) obtient 19,2 des votes exprimés et 13,3 des inscrits. Le vote F.N. des riches n’a pas disparu en 2002. Je rappelle que ces gens-là exigent une politique anti-fiscaliste et que J.-M. Le Pen la leur promet à chaque échéance. Voici un exemple pris en Haute-Savoie. Extrait d’un encart spécial de L’EXPRESS "Savoie, Haute-Savoie, où sont les riches, où sont les pauvres ?", dossier réalisé par Michel Feltin et Pierre Falga.
Tableau 1 Comportement électoral en Haute-Savoie (en % des électeurs INSCRITS)
Sources : ministère de l'Intérieur, INSEE 1999, enquêtes personnelles, L’EXPRESS.. B.P. = chefs d’exploit. agri, artisans, commerçants, chefs d'entreprise, cadres, prof. intellectuelles supérieures (dont libérales). * revenu médian en € 2002 par unité de consommation.
On voit donc que ces électeurs nantis confirment leur vote de 1984. Cela est d’autant plus significatif que les pourcentages d’inscrits portent sur des chiffres 2002 bien plus élevés qu’en 1984 : le ghetto s’est renforcé. Mais l’intérêt de 2002 est de montrer le vote stratégique de la B.P.. Le vote stratégique est une notion utilisée par les experts. André BLAIS, politologue (U. de Montréal) avance la définition suivante : "le vote stratégique est un vote pour un candidat autre que le candidat préféré, motivé par la volonté que son vote soit efficace"[1]. Le vote Le Pen est déjà -pour partie- un vote stratégique. Beaucoup d’électeurs aisés savent bien que ce candidat a peu de chance d’accéder à l'Élysée. D’autres candidats que J. Chirac -dont on sait bien que c’est lui qui sera élu ; c’est ce que disent les électeurs à la sortie des urnes - d’autres candidats permettent d'exprimer une efficacité comme dirait BLAIS. Il s’agit d’Alain Madelin et de Mme Boutin. En 2002, Mme Boutin voulait "une droite bien à droite", elle voulait réduire le rôle de l’Etat à ses fonctions régaliennes. Exit, l’Etat-Providence et les impôts qui vont avec, la charité sera le fait des associations de bienfaisance… Quant à Madelin, c’est l’extrême-droite économique et sociale, lui-aussi. D’ailleurs sa "pénétration" chez les patrons est équivalente -en 2002- à celles de Le Pen et Chirac. Le vote des villas en 2002Au nord de Lyon, se trouve la petite montagne des Monts d'Or. Très tôt, ces pentes ont été colonisées par la bourgeoisie lyonnaise. Villas cossues. Projection typique du fait urbain sur la campagne proche. A Couzon-au-Mont-d'Or, un dicton affirmait autrefois, "il n'est de bourgeois de Lyon qui n'ait une vigne à Couzon". Aujourd'hui, les vignes ont disparu, apportées qu'elles furent par les Romains qui auraient dénommé ainsi (d'Or) ces coteaux si prolixes. Et il est vrai qu'il y a là un adret, panoramique, où les résidences secondaires puis principales (les Mont d'Or sont inclus actuellement dans le périmètre de la Communauté urbaine de Lyon) ont remplacé les champs. Et le prix du mètre carré dissuade les travailleurs immigrés. Les Monts d'Or, mutatis mutandis, sont à Lyon ce que les Yvelines sont à Paris. En 1984, comment ont voté ces communes ? On trouve déjà le vote des villas. Couzon-au-Mont-d'Or : 19,2% au Front National, Saint-Romain-au-Mont-d'Or: 19,84, Saint-Cyr-au-Mont-d'Or : 20,9%, Poleymieux-au-Mont-d'Or : 23,3%, Curis-au-Mont-d'Or : 24,3%. Objection ! Saint-Germain-au-Mont-D’or ne "fait" que 11,74%. Objection rejetée. Saint-Germain-au-Mont-D’or est une enclave "prolétarienne" avec sa gare de triage et ses cités SNCF. Et en 2002 ? où se trouve le vote stratégique ?
Tableau 2 Les Monts d'Or, avant et après Tout calcul à partir des inscrits
SRU : taux de logements sociaux (devrait être égal à 20% pour les villes de plus de 3.500 hab.). B.P.* = sans les agriculteurs ** Dex (2002) : Mme Boutin + A. Madelin.(colonne 6)
Colonnes 4 et 5 : résultats FN par rapport aux
inscrits (1er tour). Col. 8 = résultats FN au second tour (inscrits) de 2002 On trouve à peu près, ici, tous les cas de figure. On relèvera le lien très fort avec le vote en faveur d'Alain Madelin : la colonne 6 du tableau nous donne le vote de Droite extrême-dans ces communes du Gotha. La colonne 7 est le total des inscrits de ces communes qui exigent la baisse des impôts et la politique qui va avec[2]. A comparer avec la moyenne nationale. Premier cas de figure : aggravation ou maintien du vote extrémiste comme à Couzon ou Curis. Deuxième cas : la chute importante du vote Le Pen qui montre que le "coup de gueule" de 1984 a été sans lendemain (pour ces électeurs mais pas pour la France) : Poleymieux, Saint-Cyr. Saint-Cyr, à la sociologie caricaturale, montre l'évolution vers le vote Madelin. L'enclave ouvrière de St Germain aux Monts d'Or montre les progrès du vote Le Pen dans une commune où toutefois le vote Alain Madelin est supérieur à la moyenne nationale. Ce qui montre que la sociologie change à St Germain avec la désindustrialisation et la pression foncière[3]. St-Germain est passé de 1310 hab. en 1984 à 1510 en 2002. Évolution sociologique qui est favorable à l'extrême-droite. Poleymieux offre aussi un dernier cas de figure. C'est une commune où l'extrême-droite, entre les deux tours de la présidentielle 2002, gagne en voix et en pourcentage (+2,6%), à contre-courant de la France entière. Mais le réservoir de voix était dans le vote Madelin : deux fois et demie plus élevé qu'en France. Cette évolution se retrouve à Saint-Cyr-au-Mont-D’or. Le vote stratégique consiste donc à voter Madelin - Boutin pour faire pression sur J. Chirac afin qu’il oriente toujours plus sa politique vers le moins d’État, l’ultralibéralisme, le « libérez les patrons », etc… Toutefois, le mal est suffisamment profond pour qu’on assiste à des votes Madelin - Boutin qui se confirment en vote Le Pen au second tour (col. 9).
Le vote 2002 est caractérisé par un fort vote ouvrier en faveur du F.N. ; certes, mais ce ne sont pas les ouvriers communistes qui ont forcé la note. A preuve les résultats dans les municipalités PCF de la banlieue parisienne. Sur ce tableau la colonne EXD représente le nombre de voix obtenu par FN+MNR et la colonne suivante, le pourcentage EXD par rapport aux INSCRITS. La colonne DEX est la somme des voix Madelin + Boutin et la colonne suivante le pourcentage par rapport aux inscrits obtenu par ces deux candidats ultra-libéraux. Tableau 3 A Résultats comparés après la présidentielle 2002. Région Ile-de-France D'abord un échantillon constitué par six communes de droite suivi par un échantillon de quatorze communes où le PCF obtenait traditionnellement des votes élevés. Par rapport aux inscrits. Votes FN+MNR (en rouge) et vote Droite extrême (Boutin - Madelin) en bleu (DEX).
DEX = droite extrême (Madelin + Boutin).
Tableau 3 B (suite) : TV= total des voix EXD + DEX ; T% = total des pourcentages EXD + DEX
TV= total des voix EXD + DEX ; T% = total des pourcentages EXD + DEX
Au premier tour de scrutin, dans ces communes communistes à fort pourcentage de salariat modeste (SM, dernière colonne du tableau 3), l’EXD (extrême-droite FN + MNR) n’obtient que 11,5% des inscrits (col. 5) au lieu de 13,3% en moyenne nationale (tableau 3A). Et au lieu de 19,5% des inscrits en Alsace-Moselle (presque le double !), trois départements de l’Est très ouvriers mais de droite et à forte pratique religieuse. Vote F.N. ouvrier, certes, mais pas n’importe lequel. L’ouvrier parisien, qualifié, à forte tradition révolutionnaire, avec un PCF encore actif, ne s’en est pas laissé conter par les sirènes frontistes. Le vote ultra-libéral (colonne DEX) est insignifiant dans ces villes ouvrières : 1,9% des inscrits (tableau 3A). Dans les communes de la B.P. dominante, en revanche, la moyenne de l’échantillon est plus du double de la moyenne nationale : 7,6% des inscrits pour Madelin-Boutin au lieu de 3,5 en France. C’est un vote stratégique : on vote Madelin en pensant Chirac. Cela a évidemment un sens politique. Le candidat Sarkozy, en 2007, saura le comprendre. LE VOTE EN 2007 Tout cela, toute cette "stratégie", a finalement bien fonctionné : le vote Sarkozy 2007 est massif dans ces communes de la bourgeoisie patronale, dans ces ghettos du Gotha où Le Pen s’effondre : il ne sert plus à rien.
Tableau 4 Comportement
électoral en Haute-Savoie en 2007 (ou la fin du patro-lepénisme )
Sources : ministère de l'Intérieur, INSEE 1999. B.P. = chefs d’exploit. agri, artisans, commerçants, chefs d'entreprise, cadres, prof. intellectuelles supérieures. par rapport aux suffrages exprimés.
Tableau 5 Les Monts d'Or, avant et après
SRU : taux de logements sociaux (devrait être égal à 20%. Pour les villes de plus de 3.500 hab.). B.P.* = sans les agriculteurs * Dex (2002) : Mme Boutin + A. Madelin.
pour rebondir et compléter : 1. Le F.N. ? c’est d’abord les riches… [1] Dans son article « y-a-t-il un vote stratégique en France » chapitre 12 du livre "le nouveau désordre électoral" coordonné par B. Cautrès et Nonna Meyer, Presses de Sciences Po, 2002. [2] Autrement dit c’est la somme des colonnes 5 et 6. [3] En 1984, St Germain-au-Mont-d’Or avait voté strictement comme le reste de la France. |